La campagne de France et ses enjeux pour l’Empire russe, une mise en perspective
p. 17-26
Texte intégral
1En décembre 1812, alors que la Grande Armée, décimée et épuisée, quitte l’Empire russe et refranchit le Niémen après l’avoir traversé quelque six mois plus tôt1, nombre des généraux et des conseillers militaires d’Alexandre Ier considèrent que l’armée et le pays doivent être rendus à la paix. Mais le tsar2 est d’un tout autre avis : il veut, coûte que coûte, prolonger, au-delà des frontières, la dynamique victorieuse, de sorte d’en finir militairement avec Napoléon et d’imposer sa marque en Europe, tant sur le plan géopolitique que politique. Ses objectifs sont en effet aussi variés qu’ambitieux.
Des objectifs militaires et géopolitiques
2Pour Alexandre Ier, en décembre 1812, il ne suffit pas d’avoir chassé Napoléon de Russie pour assurer la sécurité de l’Empire russe et celle du continent européen car tôt ou tard, l’empereur des Français reviendra ; il faut donc une fois pour toutes, et c’est son premier objectif, le vaincre militairement pour l’abattre politiquement.
3Pour ce faire, Alexandre Ier est décidé à poursuivre l’offensive, à occuper le duché de Varsovie pour s’imposer en Pologne, libérer l’Allemagne de la tutelle du « tyran » français et, si nécessaire, aller jusqu’à Paris pour infliger à Napoléon une défaite définitive qui renverra la France « dans ses limites naturelles », et procurera ainsi à l’Europe un repos durable. « Si on veut une paix solide et sûre, alors il faut la signer à Paris ; cela j’en suis profondément convaincu3 », déclare-t-il dans son entourage privé, dès la fin de 1812. C’est là la signification de la campagne d’Allemagne de 1813 puis de celle de France qui, lancée au tout début janvier 1814, s’achève par la dure bataille de Paris du30 mars et la capitulation de la ville au petit matin du31 mars.
4Durant la campagne d’Allemagne et plus encore durant la campagne de France, peu confiant dans la solidité de la coalition antinapoléonienne – il se méfie de son allié autrichien dont la position, de fait, est inconfortable et ambiguë du fait du mariage de Napoléon et de l’archiduchesse Marie-Louise –, Alexandre Ier a été particulièrement actif.
5Sur le plan militaire, tandis qu’il tente de refréner le Prussien Blücher qui, à la tête de la seconde armée coalisée4, se montre parfois imprudent et impulsif, il pousse en permanence à l’action le prince Schwarzenberg, alors à la tête de la première armée5, et il sera à l’origine du pacte de Chaumont qui, conclu le 9 mars, vise à sceller la solidarité des coalisés et à les engager à rester unis jusqu’à la victoire. Parallèlement, sur le terrain diplomatique, il réaffirme en de multiples circonstances son intransigeance entêtée à l’égard de Napoléon, déclarant ainsi, le 13 février, lors des entretiens de Troyes avec ses alliés :
Toute paix conclue avec Napoléon n’est pas une paix, c’est un armistice, qui ne nous donnera que quelques jours de repos. Sachez une fois pour toutes que je ne serai pas toujours disposé à faire faire 400 lieues à mes troupes pour venir à votre secours. Je ne ferai pas la paix tant que Napoléon restera sur le trône6.
6Intransigeant à l’égard de Napoléon, Alexandre Ier s’avère au même moment soucieux d’épargner la France et de ne pas lui dicter des conditions de paix trop dures. Le souverain russe est en effet convaincu que pour sauvegarder l’équilibre entre les différents États d’Europe – seul gage pour lui d’une paix durable pour le vieux continent –, il faut que la France reste forte car, trop affaiblie et amputée territorialement, elle ne serait plus en mesure de faire contrepoids aux puissances autrichienne et britannique, et le principe d’équilibre s’en trouverait menacé. Aussi, le31 mars 1814, alors que les Parisiens s’attendent à des exactions de grande ampleur – les trois mois de campagne ont été marqués par des violences à l’égard des populations civiles, les régiments cosaques traînent dans leur sillage une sinistre réputation et il est à craindre que le tsar ne veuille faire payer à Paris l’incendie de Moscou –, Alexandre Ier exprime-t-il dès sa première déclaration publique ses intentions magnanimes. Il établit ainsi une distinction très nette entre la responsabilité pleine et entière de Napoléon et l’innocence du peuple français, à ses yeux victime lui aussi de la tyrannie napoléonienne, et déclare de manière significative aux nouvelles autorités parisiennes :
Votre empereur est venu jusque dans le cœur de mes États y apporter des maux, dont les traces dureront longtemps. Une juste défense m’a amené jusqu’ici, et je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j’en ai reçus. Je suis juste, je sais que ce n’est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi7.
7Pour autant, une fois Napoléon défait et son abdication prononcée, le tsar ne s’acharne pas sur l’empereur déchu : au contraire, puisque par l’intermédiaire de Caulaincourt, ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg et émissaire de Napoléon pour lequel il a beaucoup d’estime, Alexandre négocie le généreux traité de Fontainebleau et l’impose à ses alliés : signé le 11 avril 1814, le texte confirme l’abdication de Napoléon, lui accorde la principauté de l’île d’Elbe et prévoit que l’État français lui versera un revenu annuel de 2 millions de francs, tandis que des pensions avantageuses sont prévues pour les membres de sa famille.
8Cette clémence se repère aussi sur le plan international. Quelques semaines plus tard, en effet, le souverain russe prend une part directe aux négociations du premier traité de Paris et, en relation étroite avec Talleyrand alors en charge de la diplomatie française, il obtient pour la France vaincue des conditions relativement avantageuses. Certes, pour le tsar, la France doit payer pour les préjudices commis et elle doit en particulier perdre ses zones d’influence privilégiées : ainsi, au premier plan, de la Pologne et de l’Empire ottoman où les intérêts français et russes n’ont cessé de s’opposer sous l’Empire. Mais dès le31 mars, il affirme aussi, de manière bien symptomatique, que pour « le repos » de l’Europe – on dirait aujourd’hui pour sa sécurité –, la France doit rester « grande et forte8 » : on mesure ici la maturité politique dont fait alors preuve le souverain russe, moins de deux ans après le traumatisme de l’invasion de 1812 qui a coûté à son empire près de300000 vies humaines.
9Par le premier traité de Paris du30 mai 1814, la France conserve donc les frontières qui étaient les siennes au 1er janvier 1792 : elle garde Avignon et le Comtat Venaissin, Montbéliard, une large partie de la Savoie et Mulhouse, mais doit restituer la rive gauche du Rhin et les territoires annexés en Italie, aux Pays-Bas et en Suisse ; aucune indemnité ne lui est imposée ; en outre, l’Angleterre est contrainte de lui rendre toutes ses colonies, à l’exception de Tobago et de Sainte-Lucie aux Antilles, de l’île de France dans l’océan Indien et de Malte.
10La modération d’Alexandre Ier à l’égard de la France s’explique, on l’a dit, par son souci de promouvoir le principe d’équilibre entre les puissances européennes, dans lequel il voit un gage de paix durable. Ce principe, loin d’être isolé, s’inscrit en réalité dans un projet européen plus large.
11Au printemps 1814, Alexandre Ier aspire à une régénération du continent européen qui se ferait non par l’usage ou la menace de la force comme dans le projet napoléonien, mais par l’instauration de principes clefs, admis de tous, dont au premier plan ceux de fraternité et d’équilibre entre États. Ce projet qui, un an plus tard, donnera naissance à la Sainte Alliance et se teintera de religiosité à l’instar d’un tsar lui-même de plus en plus gagné au mysticisme, n’est pas conjoncturel : il renoue en effet avec le projet de constitution d’une « ligue des nations européennes9 », lequel, élaboré dix ans plus tôt, a été soumis à l’automne 180410 au Premier ministre anglais Pitt.
12C’est en août-septembre 1804, alors que le tsar vient de prendre la décision d’entrer dans la troisième coalition, qu’il prend conscience, avec son conseiller Adam Czartoryski à ses côtés, que pour triompher de Napoléon, les armes ne suffiront pas et qu’il faut, pour souder le continent contre l’empereur des Français, susciter un nouveau projet politique. Pour ce faire, en septembre 1804, il remet au comte Novossiltsev, sur le point de se rendre à Londres pour y négocier secrètement un rapprochement avec le Premier ministre Pitt, des « Instructions secrètes11 » où se trouvent énoncées un certain nombre d’idées clefs.
13Sur le plan politique, Alexandre Ier commence par évoquer le cas des pays soumis à la tutelle française : à propos de la Sardaigne, s’il se dit favorable au rétablissement du roi sur son trône, il souhaite que d’un commun accord, la Russie et l’Angleterre engagent le roi à « donner à ses peuples une constitution libre et sage » puis, traitant de la Suisse et de la Hollande, il précise qu’il s’agira d’en garantir l’existence et l’organisation politiques, dans le respect de la volonté nationale12. Dans la suite des instructions, il élargit son propos à l’ensemble des pays européens et se lance dans un véritable plaidoyer en faveur de régimes respectueux des « droits sacrés de l’humanité » :
Ce n’est pas la place ni le moment de tracer les différentes formes de gouvernement qu’il faudra établir dans ces divers pays. Je vous laisse une entière latitude pour traiter avec le ministre anglais sur cet objet important. Les principes sans doute devront être partout les mêmes, et c’est de quoi il faudrait avant tout convenir. Partout ils doivent être fondés sur les droits sacrés de l’humanité, produire l’ordre qui en est la suite nécessaire ; partout le même esprit de sagesse et de bienveillance doit diriger les institutions. Mais l’application de mêmes principes pourra varier selon les localités, et les deux puissances, pour s’entendre à cet égard, aviseront aux moyens de se procurer sur les lieux des données justes, impartiales et détaillées, auxquelles on puisse ajouter foi13.
14Très dense, ce passage illustre tant l’attachement profond du tsar aux idées des Lumières que son souci de se démarquer des pratiques napoléoniennes, car en proposant que les peuples soient associés au choix de leur gouvernement, c’est bien à un rejet d’un modèle napoléonien imposé aux États d’Europe, par l’usage des armes et le recours à la force, que le tsar aspire.
15Sur le plan plus proprement géopolitique, le projet s’avère encore plus neuf et plus ambitieux puisqu’il se prononce en faveur d’une « fédération européenne14 », laquelle devra se bâtir dans le respect du droit des gens et sur un certain nombre de principes formalisés dans « un traité qui devienne la base des relations réciproques des États européens ». Il écrit ainsi, non sans lyrisme :
Ce n’est point le rêve de la paix perpétuelle qu’il s’agit de réaliser15 ; cependant, on se rapprocherait sous plus d’un rapport des résultats qu’il annonce, si dans le traité qui terminerait la guerre générale on parvenait à fixer sur des principes clairs et précis les prescriptions du droit des gens. Pourquoi ne pourrait-on pas y soumettre le droit positif des nations, assurer le privilège de la neutralité, insérer l’obligation de ne jamais commencer la guerre qu’après avoir épuisé les moyens qu’une médiation tierce peut offrir, avoir de cette façon mis au jour les griefs respectifs, et tâché de les aplanir ? C’est sur de semblables principes que l’on pourrait procéder à la pacification générale, et donner naissance à une ligue dont les stipulations formeraient, pour ainsi dire, un nouveau code du droit des gens, qui, sanctionné par la plus grande partie des États de l’Europe, deviendrait sans peine la règle immuable des cabinets, d’autant que ceux qui prétendraient l’enfreindre risqueraient d’attirer sur eux les forces de la nouvelle union16.
16La modernité du projet européen d’Alexandre Ier est frappante : le concept d’une ligue pacifiste dans laquelle le recours à la médiation et à la négociation serait systématique et où l’on respecterait un certain nombre de valeurs politiques communes, l’idée que les décisions adoptées par cette ligue se substitueraient au droit national, préfigurant ainsi une construction supranationale, et l’allusion, même timide, à la constitution d’une force militaire qui réunirait les forces des différents États adhérant à la ligue, tous ces éléments de réflexion attestent en effet une approche radicalement nouvelle des relations internationales.
17De ces projets jugés utopiques, le pragmatisme britannique ne voudra pas et rien n’en sortira, hormis une alliance militaire de type classique signée entre Grande-Bretagne et Empire russe. Mais, de nature entêtée, Alexandre Ier ne renonce pas pour autant à son projet de refondation de l’Europe et en 1814, plus encore qu’en 1804, il y reste attaché, le prix payé par l’Europe pour se défaire de Napoléon devant précisément, à ses yeux, servir à bâtir un nouveau système de relations internationales. Cependant, à cette date, son projet de régénération de l’Europe revêt désormais une tonalité religieuse car, entretemps, Alexandre, confronté à la tragédie de 1812, est revenu à la foi. Totalement habité par l’idée de sa responsabilité divine, il rêve d’une ère nouvelle, fondée sur l’entente fraternelle et chrétienne des souverains d’Europe. Au printemps 1814, il fera ainsi célébrer le jour de Pâques, sur la place de la Concorde, par sept ministres du culte orthodoxe assistés des chantres de la chapelle impériale, un service solennel à la grâce de Dieu et un an plus tard, c’est à Paris qu’en septembre 1815, il se fera le chantre d’une « Sainte Alliance » pacifique, fondée sur la charité et la fraternité, entre les souverains et les peuples chrétiens d’Europe.
18Aux objectifs militaires et géopolitiques qui ponctuent la campagne de 1814 s’ajoutent des visées politiques concernant la France.
Un programme politique pour la France
19Dès 1804, dans ses instructions secrètes à Novossiltsev, Alexandre s’est déclaré favorable à l’instauration en France d’institutions libérales. En 1814, il reste sur cette même ligne, tout en hésitant sur la nature précise du régime politique dont le pays devra se doter.
20À son arrivée à Paris en mars 1814, Alexandre Ier n’a de cesse d’affirmer que le retour à la monarchie absolue constituerait une énorme faute politique et qu’« il est juste, il est sage de donner à la France des institutions libérales qui soient en rapport avec les lumières actuelles17 ».
21Ce choix fait alors directement écho à ses propres convictions : en 1814, le souverain russe, digne émule de son précepteur le Suisse républicain Frédéric-César de La Harpe, est un enfant des Lumières qui croit aux vertus du libéralisme. Mais là encore, cette prise de position n’est ni récente ni circonstancielle : dès 1804, dans ses instructions à Novossiltsev, il soulignait que les puissances coalisées « ne désirent rien d’autre que d’affranchir la France du despotisme sous lequel elle gémit, de lui laisser le libre choix du gouvernement qu’elle voudra se donner18 », et il se déclarait ouvert à l’institution en France d’une monarchie constitutionnelle19 si cette dernière avait la faveur des Français. Par la suite, la correspondance que le tsar a échangée tout au long de l’année 1813 avec le futur Louis XVIII insistait sur la nécessité de mettre en œuvre « des idées libérales » conformes à « la volonté générale20 ».
22Toutefois, si au début de l’année 1814, le tsar appelle de ses vœux l’instauration d’institutions libérales en France, il hésite encore quant à la nature précise du régime politique dont la France devra se doter.
23Alors que la campagne militaire de 1814 bat son plein, dans le mémorandum du 13 février 1814 adressé par Nesselrode à Metternich, Castlereagh et Hardenberg, le diplomate russe, reflétant en cela la pensée d’Alexandre Ier, défend l’idée que « les puissances ne se prononceront pas en faveur de Louis XVIII mais laisseront aux Français l’initiative sur cette question21 ». Quelques jours plus tard, les difficultés militaires et politiques rencontrées par la coalition obligent la diplomatie russe à se rallier au point de vue britannique exprimé par Castlereagh, à savoir que les coalisés ne pousseront pas à la restauration des Bourbons par crainte de susciter une guerre civile, mais que si une restauration monarchique devait prendre place, alors le seul candidat possible serait le comte de Provence, héritier des Bourbons.
24Ce ralliement imposé par les circonstances n’empêche pas Alexandre Ier de rester profondément hostile aux Bourbons ; il les juge rétrogrades et, craignant que leur retour ne soit synonyme de guerre civile en France, il échafaude d’autres hypothèses : à la fin de l’année 1812, il se met en tête de proposer le trône de France à Bernadotte qu’il juge plus ouvert. Début février 1814, dans une conversation avec Castlereagh, il propose de nouveau le nom de Bernadotte puis évoque la possibilité de recourir à un membre de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, s’il fallait vraiment revenir à un régime monarchique. C’est dire qu’au printemps 1814, le retour des Bourbons est encore loin d’être acquis et il faudra tout le savoir-faire et la finesse politique de Talleyrand pour convaincre le tsar, début avril, que le retour des Bourbons, tempéré par un texte constitutionnel qui prendra la forme de la charte, s’avère alors le meilleur choix possible pour la France.
25Au printemps 1814, le tsar a donc en tête de peser sur l’avenir géopolitique du continent européen comme sur l’avenir politique de la France. Mais il poursuit aussi des visées plus personnelles, en matière d’images et de représentations.
Un combat d’images et de représentations
26En plusieurs circonstances, Alexandre Ier a laissé sous-entendre dans son proche entourage que les poncifs de la propagande napoléonienne le dépeignant comme un « Barbare du Nord » à la tête d’un « empire asiatique » l’avaient profondément affecté. D’où sa volonté, en entrant dans Paris, de promouvoir l’idée d’une Russie civilisée, appartenant légitimement au continent européen.
27La propagande napoléonienne n’a pas été à l’origine de stéréotypes russophobes inédits. Elle s’est plutôt nourrie d’un substrat préexistant22, sur lequel elle a renchéri, ajoutant sa contribution à la thématique d’une Russie dangereuse, barbare et agressive. Dès 1804, Napoléon reprend l’idée que depuis le « testament » de Pierre le Grand – en fait un faux fabriqué par la diplomatie française à partir d’un texte polonais23 – les Russes auraient nourri un machiavélique plan d’expansion mondiale justifiant qu’on leur fasse la guerre ; en parallèle, l’empereur des Français n’hésite pas à jouer avec l’image effrayante d’un pays arriéré et primaire : en janvier 1807, il évoque ainsi, en parlant des Russes, une « nuée de fanatiques et de barbares » s’attaquant à « l’Europe civilisée24 ».
28L’alliance de Tilsit entre Napoléon et « son frère Alexandre » met pour un temps ces accusations en sourdine, mais, à la veille de la campagne de Russie de 1812, la production d’écrits russophobes est de nouveau encouragée par Napoléon. Dans cette veine, on peut rappeler la publication anonyme intitulée Des progrès de la puissance russe, depuis son origine jusqu’au commencement du xixe siècle25. Rédigé par l’historien et publiciste Charles-Louis Lesur, alors employé par Talleyrand au ministère des Relations extérieures, l’ouvrage sonne une charge violente contre la Russie. Dans son introduction, Lesur en appelle « au bon génie de l’Europe » pour arrêter « le dangereux essor » de la Russie ; il renoue avec la thématique d’une puissance menaçante dont il faut coûte que coûte enrayer le développement car « dès qu’elle se montre en Europe, c’est avec le dessein d’y dominer26 » ; enfin, à longueur de pages, il s’en prend à la barbarie du peuple russe. Destiné aux élites, le texte de Lesur n’aura qu’une modeste influence sur l’opinion, mais les thèses qu’il déploie et son argumentaire trouveront a contrario un large écho dans les bulletins de la Grande Armée qui, dès avant le conflit et durant toute la campagne de 1812, font de la Russie un État arriéré dont l’invasion relève d’une lutte légitime de la civilisation européenne contre la barbarie asiatique ; par la suite, au fil des trois mois de la campagne de France, la presse napoléonienne se fera l’écho indigné et passionné des exactions, meurtres et actes de barbarie commis par les cosaques, des « monstres mi-hommes mi-bêtes », y compris dans des régions où aucun n’a jamais mis les pieds, tandis que gravures et illustrations populaires leur assignent à l’envi des traits d’épouvante, comme le souligne un contemporain dans ses mémoires :
Des gravures coloriées au-dessous desquelles était écrit « Cosaques » et qui représentaient des monstres hideux, vêtus de la manière la plus bizarre et commettant toute sorte d’excès, furent mises en vente chez les marchands de gravures et chez les libraires. Il était évident, qu’en faisant ces dessins, les artistes n’avaient consulté que leur imagination27.
29Pour Alexandre Ier, désireux de gagner en influence sur la scène internationale, il est donc crucial de se débarrasser de ces représentations et images négatives qui ne peuvent que nuire à son prestige comme à celui de l’empire. D’où l’opération de séduction à laquelle il se livre durant les six semaines de son séjour à Paris.
30Dès son entrée dans Paris, le tsar donne des consignes très fermes à ses troupes qui devront se conduire de manière exemplaire. Seuls les régiments d’élite seront autorisés à occuper la capitale française et des châtiments très sévères, allant jusqu’à la peine de mort, sont prévus pour tout manquement aux règles.
31En parallèle, Alexandre Ier développe une stratégie de séduction à l’égard des élites et des nouvelles autorités françaises : logé en simple particulier chez le prince de Talleyrand car il n’a pas souhaité loger au château des Tuileries, Alexandre affecte une simplicité qui tranche sur le lustre napoléonien. Il s’affirme fervent chrétien – le jour de Pâques, il fait célébrer sur la place de la Concorde, à l’endroit même où Louis XVI a été guillotiné, un Te Deum en signe d’expiation collective – il se montre ouvert et accessible, acceptant de recevoir des dizaines de particuliers qui viennent le prier d’intercéder en leur faveur pour obtenir telle ou telle charge, telle ou telle fonction. Dans les salons de la capitale française, il peaufine son image d’homme cultivé, spirituel et modeste, se rend le soir au théâtre ou à l’Opéra. Courant mai, il visite les hauts lieux de la culture et de l’histoire françaises, dont Versailles et les Tuileries, rendant systématiquement hommage au génie français ; dans un souci d’apaisement, il refuse de débaptiser le pont d’Austerlitz alors que les royalistes français l’y poussaient, et il fait protéger la colonne Vendôme28 de la fureur de ces derniers. Il rencontre longuement les écrivains de son temps, Madame de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, la comtesse de Boigne, qui tous se pressent pour saluer le vainqueur magnanime ; il reçoit à sa table l’abbé Sicard, directeur de l’Institution des sourds-muets dont les travaux sont bien connus de l’impératrice mère Maria Fiodorovna ; enfin, et c’est sans doute la facette la plus étonnante de son séjour à Paris, il séjourne souvent à la Malmaison où il rend visite à Joséphine, l’impératrice déchue29, ou bien encore à l’hôtel Cerutti où vit la fille de Joséphine, la reine Hortense. Ces visites attestent que le tsar est un grand du monde, sensible aux hommages que tout Paris lui rend ; mais, plus fondamentalement, elles participent de son désir de forger de lui-même l’image d’un tsar et d’une Russie civilisés, appartenant de manière légitime et incontestable au continent européen.
32Le souverain russe parvint-il à remporter cette guerre d’images et de représentations qui constituait peut-être son plus grand objectif en entrant dans la capitale française ?
33Sans doute tout ne se déroula-t-il pas sans heurts dans cette occupation de Paris et des incidents ont été consignés dans les archives de la préfecture de Police ; mais alors que les Parisiens redoutaient le déferlement barbare des hordes cosaques, dès la fin d’avril 1814, ils changent d’avis : à cette date, en effet, un rapport de la police française précise qu’aux dires des habitants de Paris, « les cosaques ne sont méchants que dans les gazettes30 » ; quant à Victor Hugo, âgé de douze ans au moment de l’occupation de Paris, il écrira bien des années plus tard que :
les cosaques ne ressemblaient aucunement à leurs images, ils n’avaient pas de colliers d’oreilles humaines, ils ne volaient pas les montres et ils ne mettaient pas le feu aux maisons, ils étaient doux et polis, ils avaient un profond respect de Paris qui était pour eux une ville sainte31.
34Et peut-être faut-il voir dans ce constat le fruit de l’engagement personnel du tsar Alexandre Ier et toute la singularité de cette rencontre forcée franco-russe qui se joua au printemps 1814.
Notes de bas de page
1 Sur la campagne de 1812, voir, par exemple, Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et la campagne de Russie. 1812, Paris, Armand Colin, 2012, ainsi que Marie-Pierre Rey, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Paris, Flammarion, 2012 ou Champs Histoire, 2014 pour la version de poche.
2 Pour une vue d’ensemble du règne et de la personnalité d’Alexandre Ier, voir Marie-Pierre Rey, Alexandre Ier. Le tsar qui vainquit Napoléon, Paris, Flammarion, 2013 [2009].
3 Extrait des notes de Roxana Stourdza, Tajny carskogo dvorca [Les secrets du palais impérial], cité dans Viktor Bezotosnyj, Napoleonovskie vojny [Les guerres napoléoniennes], op. cit., p. 293.
4 Appelée aussi « armée de Silésie ».
5 Également appelée « armée de Bohême », c’est aussi la plus importante par ses effectifs.
6 Cité dans le collectif Istoriâ Russkoj armii [Histoire de l’armée russe] 1812-1864, Saint-Pétersbourg, Poligon, 2003, p. 153.
7 Cité dans Alexandrana, ou bons mots et paroles remarquables d’Alexandre Ier pendant son séjour dans Paris, brochure anonyme, Paris, Lemercier, 1815, p. 40.
8 Ibid.
9 L’expression figure bien dans les instructions secrètes qu’il adresse à son ami et émissaire secret Nikolaï Novossiltsev, chargé de négocier avec Pitt.
10 Sur ce projet de ligue des nations européennes, voir Marie-Pierre Rey, « Le projet européen du tsar Alexandre Ier », dans Thierry Lentz (dir.), Napoléon et l’Europe. Regards sur une politique, Paris, Fayard, 2005, p. 288-308.
11 Le texte des « Instructions secrètes » est reproduit in extenso dans Vnešnââ Politika Rossii xix i načala xx veka [La politique extérieure de la Russie au xixe siècle et au début du xxe siècle], série I, t. II, Moscou, 1961, p. 138-151 et dans Mémoires du prince Adam Czartoryski et correspondance avec l’empereur Alexandre Ier, Paris, Plon, t. II, 1887, p. 27-45.
12 Ibid., p. 30.
13 Ibid.
14 Le terme, souligné par nous, est utilisé par le tsar dans les « Instructions secrètes », texte cité, p. 34.
15 Allusion au « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe » de l’abbé de Saint-Pierre rédigé en 1713 et popularisé par Rousseau.
16 « Instructions secrètes », texte cité, p. 35.
17 Cité dans Alexandrana…, op. cit., p. 58.
18 « Instructions secrètes », texte cité, p. 31.
19 Ibid., p. 32 : « Posant comme décidé que pour le bien de l’Europe et de la France, il est nécessaire que la Constitution y soit monarchique, c’est de la part de la nation qu’on devra en attendre la proposition. »
20 Lettre d’Alexandre Ier à Louis XVIII, 5 avril 1814 (calendrier julien), citée dans F. F. Martens, Sobranie traktatov i konvencij, zaklûčennyh Rossiej s inostrannymi deržavami [Recueil des traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères], Saint-Pétersbourg, A. Böhnke, 1905, vol. 14, p. 237.
21 Mémorandum de Karl de Nesselrode à Metternich, Castlereagh et Hardenberg, Troyes, 13 février 1814, cité dans Vnešnââ Politika Rossii xix i načala xx veka, dokumenty rossijskogo MID. Seriâ pervaâ (1801-1815) [La politique extérieure de la Russie au xixe et début du xxe siècle, documents du ministère russe des Affaires étrangères, première série, 1801-1815], Moscou, Izdatel’stvo Političeskoj Literatury, t. 7 (janvier 1813-mai 1814), 1970, p. 568.
22 Sur cette thématique, voir par exemple : Galina Kabakova, « Mangeur de chandelles. L’image du Cosaque au xixe siècle », dans Katia Dmitrieva et Michel Espagne (dir.), Philologiques IV. Transferts culturels triangulaires. France-Allemagne-Russie, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 207-230.
23 Sur le « testament de Pierre le Grand », voir Simone Blanc, « Histoire d’une phobie : le Testament de Pierre le Grand », Cahiers du monde russe et soviétique, 9/3-4, juillet-décembre 1968, p. 265-293. Et Elena Jourdan, « Le Testament apocryphe de Pierre le Grand », Bulletin de l’institut Pierre-Renouvin, 18, printemps 2004.
24 Extrait du « Message de Napoléon rédigé le 29 janvier 1807 à Varsovie, pour la convocation exceptionnelle du Sénat le 17 février », dans Correspondance de Napoléon Ier, vol. 14, no 11722.
25 Charles-Louis Lesur, Des progrès de la puissance russe, depuis son origine jusqu’au commencement du xixe siècle, Paris, imprimerie Fantin, 1812.
26 Ibid.
27 « Journal de Thomas Richard Underwood, peintre, prisonnier sur parole, journal tenu durant les quatre premiers mois de 1814 », dans Journal inédit de Mme de Marigny, née comtesse de Chateaubriand, augmenté du journal de T. R. Underwood, publié avec introduction et notes de Jacques Ladreit de Lacharrière, Paris, Émile-Paul, 1907, p. 133.
28 Il s’agit de la statue de la place Vendôme qui, coulée dans le bronze des canons pris aux armées russes et autrichiennes à Austerlitz, représentait Napoléon en César. À la demande d’Alexandre Ier, la statue sera déboulonnée pour être mise à l’abri et temporairement remplacée par un drapeau blanc.
29 Ces visites auront une issue tragique : le 29 mai (calendrier occidental), Joséphine meurt après avoir attrapé froid au cours d’une promenade en compagnie d’Alexandre Ier dans le parc de la Malmaison.
30 Voir Jacques Hantraye, Les cosaques aux Champs-Élysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon, op. cit., p. 225.
31 Ibid.
Auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée d’histoire, licenciée de russe, professeure d’histoire russe et soviétique, directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et directrice de l’UMR Sirice. Elle a écrit de nombreux articles et ouvrages consacrés à l’histoire russe et soviétique des xixe-xxe siècles, parmi lesquels : Atlas historique de la Russie (avec François-Xavier Nérard, Autrement, 2017) ; La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine (Flammarion, 2016) ; 1814. Un tsar à Paris (Flammarion, 2014) ; L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie (Flammarion, 2012), prix Premier Empire de la Fondation Napoléon, et Alexandre Ier. Le tsar qui vainquit Napoléon (Flammarion, 2009 et 2013), primé par l’Académie des sciences morales et politiques.
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