Introduction : pourquoi un nouvel ouvrage sur l’occupation de 1814 ?
p. 11-14
Texte intégral
1La campagne de France a, dès le xixe siècle, suscité un vif intérêt historiographique en France comme dans l’empire des tsars puis en Union soviétique et aujourd’hui en Russie.
2Côté français, les ouvrages fondateurs d’Adolphe Thiers1, d’Albert Sorel2 ou d’Henry Houssaye3, se sont attachés à en retracer minutieusement les péripéties militaires, contribuant à démontrer qu’elle avait constitué un chef-d’œuvre tactique napoléonien particulièrement brillant. Ces travaux ont ainsi souligné que, retrouvant la vivacité et le génie militaire qui lui avaient tant fait défaut durant la campagne de 1812, l’empereur des Français se montra, en février-mars 1814, en mesure de donner libre cours à ses talents et de remporter plusieurs de ses plus belles victoires ; mais ils ont également mis en avant le fait que le génie napoléonien s’était peu à peu heurté tant à la disproportion des effectifs mis en jeu de part et d’autre qu’à l’inexpérience des jeunes recrues engagées après la saignée de 1812, ce qui ne pouvait qu’inexorablement conduire à sa défaite. D’où, très tôt, une lecture héroïque, voire tragique, de cette campagne, que les exactions commises par les troupes coalisées durant l’invasion du territoire ont encore accentuée.
3Côté russe puis soviétique, l’intérêt a là aussi été très tôt présent mais avec un tout autre angle d’approche. Certes, l’historiographie russe puis soviétique a, elle aussi, privilégié la dimension militaire de la campagne, mais elle a rapidement intégré d’autres éléments plus géopolitiques, en s’interrogeant, en particulier, sur la signification de cette campagne pour l’Empire russe. Tout au long du xixe siècle, et de manière quasi unanime, l’historiographie tsariste a mis en avant le fait qu’en dépit de son coût élevé tant sur le plan humain que matériel, la victoire russe dans la campagne de France avait été bénéfique à l’empire en matière de prestige comme d’assise internationale et jusqu’en 1917 cette ligne a dominé les écrits consacrés à la guerre de 1814. Toutefois, dans ce chorus, une voix divergente se fait entendre en 1912 ; à cette date, dans la biographie qu’il consacre à la figure d’Alexandre Ier, le grand-duc Nikolaï Mikhaïlovitch commence à dénoncer le coût matériel et humain de la campagne et est ainsi le premier à s’interroger sur son utilité géopolitique4, ouvrant la voie à un débat qui ne cessera par la suite de gagner en ampleur.
4À l’heure soviétique, la campagne de 1814 n’a pas bonne presse. Participant d’une lecture marxiste-léniniste du conflit, l’historiographie, dominée par les ouvrages de Viktor Tarlé5, d’Alfred Manfred6 et de Lioubomir Beskrovnyj7, porte un jugement négatif sur la victoire russe de 1814 : désormais, assimilée au rétablissement de l’ordre ancien et au « retour au féodalisme », la campagne de France devient non seulement illégitime mais politiquement nocive. A contrario, la chute de l’URSS et surtout le tout début des années 2000 conduisent une nouvelle vague d’historiens russes, emmenée par Viktor Bezotosnyj8, à s’intéresser de nouveau à cette campagne d’un point de vue militaire et géopolitique, à s’interroger sur sa finalité et, ce faisant, à renouer avec la discussion ouverte par le grand-duc Nikolaï Mikhaïlovitch en 1912 sur les objectifs de la campagne, sa signification et sa légitimité…
5Plus récemment, le bicentenaire de 1814 a suscité un nouveau regain d’intérêt pour la campagne de France. En Russie, les éditions ROSSPEN ont été à l’origine d’une énorme encyclopédie collective sur le sujet, englobant d’ailleurs 1812, 1813 et 1814 dans une même trilogie9. En France, des ouvrages académiques10 ainsi que des ouvrages plus grand public ont vu le jour mais de nouveau, les dimensions militaire et politique s’y sont taillé la part du lion, tandis que les enjeux sociétaux et culturels du conflit ont été relativement peu présents dans les analyses produites. Plusieurs colloques et expositions ont été également organisés, la plupart en province, dans les régions, comme la Champagne, qui ont été le théâtre de l’invasion, des grandes batailles et de l’occupation alliée. Toutefois, dans nombre des ouvrages récemment publiés, la question de l’occupation et du traitement auquel elle a donné lieu semble avoir souffert de trois lacunes sinon de trois failles.
6La première lacune tient au fait qu’à l’exception des travaux pionniers de Jacques Hantraye11, l’occupation a généralement été abordée sous l’angle exclusif des violences de guerre liées à l’invasion ; si on a commencé à écrire sur les exactions commises et sur les souffrances infligées aux populations civiles, on s’est plus rarement intéressé à ce qui relevait des modalités de l’occupation proprement dite, qu’il se soit agi de son organisation administrative, de son déroulement au quotidien ou des pratiques sociales et culturelles auxquelles elle a pu donner lieu.
7Deuxième lacune, l’occupation de 1814 – comme la guerre de 1812, d’ailleurs – a souvent été traitée de manière unilatérale, les historiens russes travaillant sur le point de vue de l’occupant à partir de sources russes, les historiens français travaillant sur le point de vue de l’occupé avec des sources françaises, et plus rarement dans une perspective d’histoire comparée, ce qui n’a pu qu’aboutir à une représentation tronquée, et somme toute parcellaire, du phénomène.
8Enfin, l’occupation de 1814 a jusqu’à présent essentiellement retenu l’attention des historiens, alors même que cet objet a tout naturellement vocation à être abordé dans une perspective pluridisciplinaire. Côté français, l’introduction du mot bistro dans la langue française après l’occupation de 1814, l’engouement des Français pour les « montagnes russes », le succès de la collection d’estampes et de gravures de l’Autrichien Opiz diffusées en France, les chansons de Béranger, et côté russe, les poèmes évoquant l’entrée des troupes dans Paris, les témoignages littéraires dont les Lettres d’un officier russe de Glinka12, les objets de la vie quotidienne célébrant le séjour des troupes à Paris, comme les loubki13 qui dès les années 1820 s’emparent du thème et portent pour légendes : « La défaite de Napoléon près de Paris par l’empereur russe Alexandre Ier », « L’entrée cérémoniale dans Paris de notre souverain Alexandre Ier », tous ces éléments sont autant d’indices et de signes révélant à quel point cette occupation a mobilisé la culture et l’art et nourri l’imaginaire des Français comme celui des Russes.
9Mais elle a également nourri une mémoire collective durable, qui s’est s’inscrite jusque dans la toponymie, puisqu’aux confins de la Russie européenne, dans l’Oural, depuis 1842, deux gros bourgs – à l’origine, des établissements militaires fondés par des cosaques d’Orenbourg dont les régiments se sont précisément distingués pendant la campagne de France –, se nomment Paris et La Fère-Champenoise ! En France, la mémoire de 1814 a également été durablement présente au fil du xixe siècle et ce n’est pas par hasard si, lors de la guerre de Crimée, un certain nombre de clichés et de stéréotypes forgés en 1814 ont alors repris du service dans la presse et les écrits des contemporains. D’où la nécessité aussi de prendre en compte cette mémoire collective de longue durée dans le traitement de la campagne de 1814.
10Ce désir de suppléer aux lacunes historiographiques nous a conduits, dans le cadre de cet ouvrage, à traiter non pas de la campagne de France dans son ensemble, mais plutôt des modalités de l’occupation du territoire français par les troupes impériales russes. Il s’agira d’abord ici, archives diplomatiques et militaires à l’appui, de revenir brièvement sur le contexte et de comprendre pourquoi cette invasion a eu lieu et dans quel contexte elle s’est déroulée. On se penchera aussi sur les modalités concrètes de l’occupation et, en faisant la part belle à des sources publiques et privées (sources de police et de justice, journaux intimes, correspondances…), tant françaises que russes, on s’attachera à rendre compte du déroulement concret de cette occupation : qu’en fut-il du comportement des troupes d’occupation ? Des réactions des populations ? À quel vécu et à quel ressenti cette rencontre forcée donna-t-elle lieu ? Puis, dans un second temps, on s’intéressera aux perceptions et aux représentations nées de cette confrontation franco-russe, à l’imaginaire littéraire, artistique et politique qu’elle a nourri au fil du xixe siècle et, au-delà, à la mémoire française et russe à laquelle elle a donné lieu.
11La publication de ce volume a été rendue possible grâce au soutien d’un certain nombre d’institutions : au premier plan, le LabEx EHNE « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe », l’UMR Sirice et le Centre de recherches en histoire des Slaves de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je tiens aussi à remercier l’Observatoire, centre d’analyse de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe, la Fondation Napoléon et tout particulièrement son président, le Prince Victor-André Masséna, et son directeur, Thierry Lentz. J’exprime également notre gratitude aux services de coopération culturelle et scientifique de l’ambassade de France en Russie, à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie et à la Fondation Simone et Cino Del Duca. Enfin, je remercie très chaleureusement Virginie Durand du soin qu’elle a apporté à la préparation de cette édition, et Julie Grandhaye pour sa relecture attentive des translittérations du russe.
12Brigitte de Montclos, qui avait accueilli avec enthousiasme le projet de colloque, lui avait apporté sa brillante expertise de commissaire de l’exposition « Les Russes en France » au musée Carnavalet. Elle nous a quittés avant la publication de ce volume. Il lui est naturellement dédié.
Notes de bas de page
1 Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Paulin, 1845-1862, 21 vol.
2 Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1885-1904, 8 vol.
3 Henry Houssaye, 1814. Histoire de la campagne de France. L’ouvrage a fait l’objet d’une édition en 1888 aux éditions Perrin et de fréquentes rééditions par la suite.
4 Velikij knjaz’ Nikolaj Mihajlovich, Imperator Aleksandr I : opyt istoricheskogo issledovanija [L’empereur Alexandre Ier. Essai d’étude historique], Saint-Pétersbourg, Èkspedicija zagotovlenija gosudarstvennyh bumag, 1912, deux volumes ; l’ouvrage a ensuite été publié en français en un seul volume dans une version remaniée (Le tsar Alexandre Ier, Paris, Payot, 1931).
5 Voir son Napoléon, dont la première version a été publiée en russe en 1936 et traduite en français pour Payot, Paris, 1937.
6 Alfred Z. Manfred, Napoleon Bonapart [Napoléon Bonaparte], Moscou, Mysl’, 1973.
7 Ljubomir G. Beskrovnyj, Russkoe voennoe iskusstsvo XIX v. [L’art militaire russe du xixe s.], Moscou, Nauka, 1974.
8 On lui doit en particulier un ouvrage remarquable sobrement intitulé Napoleonovksie vojny [Les guerres napoléoniennes], publié en 2010 aux éditions Veche à Moscou.
9 Otečestvennaâ vojna 1812 goda i osvoboditelʹnyj pohod russkoj armii 1813-1814 godov : ènciklopediâ [La guerre patriotique de 1812 et la campagne de libération de l’armée russe, 1813-1814, encyclopédie] Moscou, ROSSPEN, 2012,3 vol.
10 Voir par exemple, Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et la campagne de France. 1814, Paris, Armand Colin, 2014 ; Marie-Pierre Rey, 1814. Un tsar à Paris, Paris, Flammarion, 2014 et 2015 pour une version de poche, Champs Flammarion publiée sous le titre Un tsar à Paris. 1814. Alexandre Ier et la chute de Napoléon.
11 Jacques Hantraye, Les cosaques aux Champs-Élysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon, Paris, Belin, 2005.
12 Fiodor N. Glinka, Pis’ma russkogo oficera o Pol’še, avstrijskih vladeniâh, Prussii i Francii s podrobnym opisaniem Otečestvennoj i zagraničnoj vojny s 1812 po 1815 god [Lettres d’un officier russe sur la Pologne, les possessions autrichiennes, la Prusse et la France avec la description détaillée de la guerre patriotique et des campagnes étrangères de 1812 à 1815], Moscou, Tipografiâ S. Selivanovskogo, 1815-1816, partie VII.
13 Il s’agit d’images populaires gravées sur des petites planches de bois de bouleau qui décoraient l’intérieur des maisons les plus simples.
Auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée d’histoire, licenciée de russe, professeure d’histoire russe et soviétique, directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et directrice de l’UMR Sirice. Elle a écrit de nombreux articles et ouvrages consacrés à l’histoire russe et soviétique des xixe-xxe siècles, parmi lesquels : Atlas historique de la Russie (avec François-Xavier Nérard, Autrement, 2017) ; La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine (Flammarion, 2016) ; 1814. Un tsar à Paris (Flammarion, 2014) ; L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie (Flammarion, 2012), prix Premier Empire de la Fondation Napoléon, et Alexandre Ier. Le tsar qui vainquit Napoléon (Flammarion, 2009 et 2013), primé par l’Académie des sciences morales et politiques.
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