De l’histoire religieuse à l’histoire des relations internationales
L’apport décisif du détour de Jean-Baptiste Duroselle par les États-Unis
p. 103-113
Texte intégral
1En 1991, Jean-Baptiste Duroselle se posait la question de sa « mutation entre deux sous-espèces de l’histoire contemporaine » : « Par quel processus suis-je passé de l’histoire religieuse et sociale à celle des relations internationales ? »1. La réponse qu’il apportait alors était assez pragmatique. Ce serait un ensemble de raisons pécuniaires et d’opportunités de carrière qui auraient suscité l’évolution, que Duroselle date d’entre 1947 et 19552. On doit cependant envisager un faisceau de raisons complémentaires tenant à l’objet historique lui-même – le catholicisme social –, à l’identité catholique de Duroselle et aux réseaux qu’il fréquente au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’historien a été conduit à l’étude des relations internationales par son insertion dans les réseaux catholiques fortement marqués par un coefficient transnational3. L’analyse sera ordonnée autour de quatre temps : Duroselle reçut une éducation catholique ; il fut un historien du catholicisme social, en même temps qu’un intellectuel catholique engagé ; il s’inséra entre 1945 et 1951 dans un réseau catholique atlantique, qui lui ouvrit les portes vers les universités séculières et les grandes fondations philanthropiques nord-américaines.
Une éducation catholique
2L’enfance, l’adolescence et les premiers moments de la vie intellectuelle de Duroselle sont marqués par une sociabilité catholique4. Scolarisé au lycée Notre-Dame de Sainte-Croix de Neuilly, il y prépare ses baccalauréats. Adolescent et jeune adulte, il est membre, puis chef d’une troupe scoute. Étudiant, il est engagé dans le réseau des aumôneries de l’enseignement supérieur public. Sa triple appartenance à l’enseignement catholique, au scoutisme et aux aumôneries de l’enseignement supérieur est pour lui un fort marqueur d’identité et lui fournit un premier réseau relationnel, ainsi qu’un premier modèle de vertus humaines.
3De décembre 1938 à juillet 1939, Duroselle assure l’édition d’une chronique mensuelle dans le supplément intitulé « L’étoile filante » de la Revue des jeunes tenue par les Dominicains de la Province de France. « L’étoile filante » était d’abord le titre du cahier mensuel des scouts routiers polytechniciens du « Clan des Rois Mages » ; puis le « Cahier mensuel des Routiers des grandes écoles et facultés ». À ce titre, Duroselle est le porte-plume intellectuel de la branche aînée du scoutisme français. Les huit contributions qu’il donne témoignent des vingt ans du jeune homme5. Sa mobilisation en septembre 1939 interrompt la publication de « L’étoile filante ».
4Étudiant rue d’Ulm et en Sorbonne à partir de 1938, Duroselle est également engagé à la Paroisse universitaire, où il suit les enseignements théologiques du P. Jean Battifol (1907-1945), son cousin, mort en déportation, où il écoute les conférences de Gabriel Le Bras, professeur de droit, sur « l’état religieux de la France en 1943 » et où il lit des comptes rendus sur La France, pays de mission des abbés Godin et Daniel6. Il est intégré au « groupe tala », dont il loue la vitalité numérique et intellectuelle : « Le “groupe tala” a conquis le premier rang. Il est plus solide, plus massif, plus cohérent, plus actif que n’importe lequel des autres cercles. Il donne dans une large mesure le ton à la communauté des élèves7. » Duroselle exprime son désir de vivre avec un engagement chrétien marqué, c’est-à-dire, pour reprendre une distinction de l’époque, non seulement « en chrétien », mais aussi « en tant que chrétien »8.
5Marié à vingt-trois ans, agrégé à vingt-six ans, père de quatre enfants à trente ans, Duroselle est un digne représentant de la jeunesse catholique d’alors, avec le sens de la camaraderie, du réel, de la nature, des responsabilités collectives et familiales et de l’intelligence. Lecteur d’Henri Bergson qu’il cite volontiers9, sans avoir cependant une forma mentis philosophique, le jeune Duroselle évolue dans un milieu catholique éclairé. En un sens, à partir de 1945, Duroselle cherche à traduire au sein de l’université les valeurs transmises par le scoutisme : c’est dans ce but qu’il crée l’association Interfac pour nouer du lien entre les étudiants, les assistants et les professeurs, avec une filiation scoute marquée et soulignée par les premiers participants10.
Historien du catholicisme social
6Le 27 mai 1949, Duroselle soutient en Sorbonne sa thèse principale intitulée « Les débuts du catholicisme social en France jusqu’en 1870 », sous la direction de Charles-Hippolyte Pouthas, le titulaire de la chaire d’histoire de la France contemporaine, qui exerce alors, selon la formule de René Rémond, « un magistère incontesté sur tous les travaux relatifs au xixe siècle11 ». Sa thèse complémentaire, publiée sous forme d’article12, porte sur « Arnaud de l’Ariège », un ouvrier catholique démocrate de la IIe République qui chercha, en vain, à convaincre l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, de dénoncer le coup d’État du 2 décembre 1851. Parmi les membres de son jury de soutenance, on note la présence d’Henri Gouhier (1898-1994), historien de la philosophie, ainsi que celle de Jean Lhomme (1901-1987), directeur d’études à l’École pratique des hautes études et professeur d’économie politique. Pour la Revue historique, R. Rémond rédige un compte rendu très précis de la soutenance13. La thèse est publiée avec des corrections formelles en 195114.
7Remarquée par les réseaux démocrates-chrétiens, la soutenance de thèse vaut à Duroselle une lettre de Georges Bidault, qui s’excuse de n’avoir pas pu être présent le jour prévu15. Il importe de souligner que le volume, « engagé » sur le plan politique, lance aussi un appel à l’engagement : le catholicisme social du xixe siècle, écrit Duroselle, ne fut ni un succès, ni un échec, mais une « expérience », qui exige aujourd’hui des catholiques de prendre davantage la mesure de la « gravité » du « problème social »16. La thèse cherche – entre autres éléments – à montrer que pour les catholiques français et pour l’Église de France il y aurait « un intérêt prépondérant à regagner la classe ouvrière en participant à ses tentatives d’émancipation17 ».
8Après sa thèse, Duroselle poursuit ses recherches en histoire religieuse18. Il enseigne l’histoire religieuse en France et aux États-Unis. À la fin des années 1940, il est ainsi assistant à l’institut d’études politiques de Paris pour un cours donné par les grands noms du moment19. En 1951, il enseigne à l’université Notre-Dame un cours sur l’histoire religieuse de la France. En 1955-1956, aux étudiants américains reçus à Paris dans le cadre de la Commission franco-américaine, il donne une leçon sur « Religion et libre pensée » en France20. La direction de la collection « Augustin Fliche et Victor Martin » en histoire religieuse chez Bloud et Gay lui est confiée à partir de 1949. Duroselle publie également en 1949 la première édition de son Histoire du catholicisme ; l’ouvrage, auquel Jean-Marie Mayeur est associé à partir de 1974, connaît un grand succès avec neuf rééditions entre 1949 et 199821. Entre 1947 et 1958, Duroselle publie également maints articles et recensions d’histoire religieuse dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, la Revue d’histoire de l’Église de France, la Revue d’histoire ecclésiastique ou encore les Archives de sociologie des religions.
Du catholique intellectuel à l’universitaire chrétien
9Jeune universitaire, Duroselle est fortement impliqué dans les militances catholiques et apparaît alors comme un universitaire catholique de gauche. Sans reprendre ses activités au sein du scoutisme, il participe après la guerre aux Cahiers de notre jeunesse, revue à mi-chemin entre les Cahiers de la Quinzaine et la Revue des jeunes. Il apporte, en 1945-1946, une contribution majeure à la fondation du Centre catholique des intellectuels français (CCIF). Il intervient fréquemment dans les colloques organisés par les grandes organisations ecclésiales et devient une figure publique de premier plan, en même temps qu’un historien chrétien socialement utile pour son champ de recherche. À partir du tournant des années 1958-1963, on note toutefois un désengagement de Duroselle sur le terrain de la militance.
10Entre février et novembre 1945, Duroselle livre une contribution mensuelle aux Cahiers de notre jeunesse. L’ensemble des articles publiés dessine un tableau assez précis des lectures, des pièces de théâtre, des voyages et des positions sociales ou ecclésiales de Duroselle cette année-là22. On trouve là ses premières analyses à chaud, en histoire des relations internationales et en science politique. En septembre-octobre 1945, Duroselle publie deux articles pour rendre compte de son voyage en Angleterre à l’été 1945, lors du congrès de la Newman Association, qui a réuni plus de trois cents catholiques anglais dans les environs de Londres. Ce voyage joue un rôle important. C’est une première vision, non transposable en France, mais stimulante, d’une possible organisation des intellectuels catholiques. C’est une expérience internationale à l’intérieur du monde catholique et une expérience de la catholicité de l’Église :
Les catholiques anglais possèdent un sens remarquable de l’hospitalité et une générosité bien propres à établir des liens solides. Ils sont de bons artisans pour l’élaboration de cette fraternité chrétienne internationale sans laquelle le nom même de catholique est un non-sens23.
11La participation de Duroselle au lancement du CCIF a été analysée par Claire Toupin-Guyot24. Le CCIF, fondé en décembre 1945, est issu du Centre universitaire catholique, lui-même détaché et émancipé de la Paroisse universitaire, en lien avec Pax Romana, l’association internationale des intellectuels catholiques. Dirigé par Henri Bédarida, puis Olivier Lacombe et René Rémond, le CCIF est le carrefour de tous les écrivains, théologiens, juristes, philosophes, historiens, poètes chrétiens pendant plus d’un quart de siècle. Duroselle en rédige les statuts, surnommés les « Duroselle »25. Il en devient le « secrétaire adjoint sans en avoir le titre » et va « être l’une des principales chevilles ouvrières du nouveau foyer de réflexion »26, pensé « comme le diffuseur possible d’une culture de résistance face au marxisme27 ». La lettre que Duroselle envoie le 8 septembre 1945 à Roger Millot, le vice-président du futur centre, est très signifiante. Duroselle y brosse l’esquisse de la future organisation et conclut la lettre en insistant sur l’importance des relations internationales pour son futur rayonnement : « Nous avons déjà un puissant moyen de rayonnement constitué par les professeurs talas à l’étranger. Suisse, Angleterre, Espagne, Italie, Uruguay, États-Unis, Belgique, etc. Évidemment, il faudrait l’élargir28. »
12Duroselle prend une part active aux travaux du CCIF et publie une série d’articles dans les trois premiers numéros de la revue Recherches et débats sur le catholicisme social29. Il s’agit d’une diffusion engagée des résultats de sa recherche doctorale. Duroselle participe également à de nombreuses conférences organisées soit par le CCIF, soit par les membres du réseau du CCIF. Les 21-23 mars 1950, il donne à Paris, à la Maison de la Mutualité, une conférence de carême avec Roger Pons et le R. P. Daniélou sur la grandeur et la misère du chrétien30. Quelques semaines plus tard, il est avec Étienne Borne à Bordeaux pour une conférence des « universitaires catholiques31 ». En avril 1951, pour le CCIF, Duroselle donne un long texte intitulé « L’Église et la démocratie32 ». Début septembre 1955, il est à Rome, avec Renouvin, pour le Xe congrès international du Comité international des sciences historiques (CISH), accueilli par Pie XII qui, dans un discours apprécié par Duroselle, retrace les liens intimes unissant christianisme et sciences historiques33. Fin septembre 1955, il participe au Congrès national des aumôniers de l’enseignement public : « Refus et recherche de Dieu dans la pensée contemporaine34 ». En novembre 1955, à la Maison de la Mutualité, Duroselle est cette fois orateur lors de la « Semaine des intellectuels catholiques ». Le thème de sa conférence renvoie à la formule de Frédéric Ozanam : « L’Église se doit de passer aux Barbares. Les barbares aujourd’hui, ce sont les prolétaires et les habitants des pays sous-développés. »
Le catholicisme social est devenu un élément constitutif de l’apostolat […]. Pour nous, il n’y a aucun doute possible. L’Église, fait historique, trahirait sa mission si contrairement à ce qu’elle a toujours fait, elle essayait de s’évader de la réalité historique, quelles qu’en soient les formes35.
13En février 1956, Duroselle est cette fois à Lyon pour le troisième Congrès national de Pax Christi36. En 1963, il participe encore à un débat organisé par le CCIF sur l’encyclique de Jean XXIII, Pacem in Terris37.
14Après 1963, on ne trouve plus trace chez Duroselle de militantisme catholique sur le plan intellectuel. On ne repère plus de collaborations aux grands colloques catholiques du CCIF, de l’aumônerie de la Sorbonne ou de Pax Christi. Les obligations universitaires sont croissantes. Est-ce dû à un refroidissement de la ferveur de l’engagement ? Est-ce l’effet d’une forme de sécularisation de l’historien par son institution universitaire, ou par son nouvel objet d’étude, les relations internationales ? Est-ce dû à un éloignement du CCIF, dirigé par Rémond à partir de 1965 ? La fin du pontificat de Pie XII, la « crise catholique », ou la perspective de l’Aggiornamento de Jean XXIII et Paul VI l’ont-elles déconcerté ? Au seuil des années 1960, Duroselle n’intervient plus comme intellectuel catholique sur la scène publique, ni même, pour l’essentiel, comme historien du religieux, même s’il continue de diriger quelques travaux38. Catholique intelligent en sa jeunesse, il devient un intellectuel catholique aux lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale et poursuit sa route en devenant un universitaire chrétien, dont l’identité confessionnelle est certes connue du public, mais sans plus contribuer aux débats ecclésiaux de l’heure, ni même tenir en propre la religion pour l’une de ces « forces profondes » qui animent les relations internationales et qu’avec Renouvin il théorise.
Du catholicisme atlantique à l’étude des relations internationales
15L’intérêt de Duroselle pour les relations internationales et pour le monde anglophone précède – on l’a vu – son premier séjour à l’université Notre-Dame à l’automne 195139. Les contacts qu’il noue à Notre-Dame le qualifient cependant comme l’un des spécialistes français du champ et lui ouvrent les portes des centres de recherche nord-américains consacrés à l’étude des relations internationales.
16Au point de départ de l’ouverture atlantique de Duroselle, il y a un homme : Waldemar Gurian (1902-1954)40. « Duroselle ought to be invited by all means41 », insiste Gurian en avril 1951 auprès de l’un de ses collaborateurs du Committee on International Relations de Notre-Dame. Duroselle a lu les travaux de Gurian pour la préparation de sa thèse. Les deux hommes se rencontrent à Paris au printemps 1950 dans le cadre de la Semaine des intellectuels catholiques42. Allemand d’origine russe, juif converti au catholicisme, émigré à Paris, puis aux États-Unis dans la seconde moitié des années 1930, Gurian est alors professeur de science politique à l’université Notre-Dame ; il est le fondateur et le directeur de la Review of Politics et l’un des premiers théoriciens du totalitarisme. Il est aux États-Unis et en Allemagne l’une des autorités scientifiques de premier plan pour ce qui concerne le communisme et le nazisme. Par son itinéraire, Gurian est doublement inséré dans les milieux catholiques internationaux et dans ceux de l’émigration allemande aux États-Unis. Duroselle invite Gurian à donner des conférences sur le bolchevisme à l’université de la Sarre au printemps 195243.
17Duroselle, invité par Gurian à l’université Notre-Dame pour les semestres d’automne en 1951 et en 1953, fut lié à cette grande université catholique et entretint d’excellentes relations avec les religieux de la congrégation de Sainte-Croix : le P. James Norton, qui nomme Duroselle visiting professor pour la période septembre 1951-janvier 1952 ; le P. Thomas McAvoy, le grand historien de l’américanisme catholique44 ; le P. Philip Moore, ancien élève de l’École des chartes ou encore le P. Theodore Hesburgh45. En mai 1977, Duroselle reçoit à Notre-Dame, en présence du président Jimmy Carter, un doctorat honoris causa, reconnaissance d’une collaboration de plus d’un quart de siècle46. « Vous êtes plus que jamais un membre de la famille de Notre-Dame47 », lui écrit en mai 1977 le P. Hesburgh, alors président de l’université Notre-Dame. La recommandation pour le doctorat soulignait le rôle majeur joué par Duroselle, « un catholique fervent tout au long de sa carrière universitaire48 », pour une meilleure intelligence des relations franco-américaines.
18Par Gurian, Duroselle est également proche du milieu de la Review of Politics, où il publie dès juillet 1951 son premier article en anglais. Cette revue est déjà fameuse pour avoir publié Hannah Arendt, Jacques Maritain, Eric Voegelin, Kenneth Thompson ou Hans Morgenthau49. C’est sous les auspices du Notre Dame Committee on International Relations, « partiellement financé par la fondation Rockefeller », que Duroselle donne en octobre 1951 sa première conférence publique aux États-Unis sur le « catholicisme social » en France. Il y critique alors le catholicisme conservateur et les évêques vichystes, et loue l’expérience des prêtres ouvriers50.
19Très vite, Gurian permet à Duroselle d’élargir son réseau aux États-Unis. En 1953, il le met en contact avec Morgenthau51, du Center for the Study of American Foreign Policy de l’université de Chicago, où Duroselle donne une première conférence le 29 octobre 1953 sur la politique étrangère de la France. En juin 1954, Duroselle invite Morgenthau à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) pour un séminaire sur le « nouvel isolationnisme américain52 ».
Je suis particulièrement désireux, lui écrit-il, d’introduire en France les méthodes utilisées pour l’étude des relations internationales dans les principaux centres américains qui s’en occupent. Parmi ceux-ci, le vôtre est évidemment pour moi d’une importance capitale53.
20En 1954, afin d’obtenir des financements, Morgenthau recommande Duroselle à Thompson, assistant director pour les sciences sociales à la Rockefeller Foundation, que Duroselle connaissait déjà par Gurian54.
21Si l’on suit de près le cheminement de Duroselle, on comprend comment il a pu passer de l’étude du catholicisme social du xixe siècle à l’étude des relations internationales : le lien n’est pas de nécessité, naturellement, mais tient à un « effet réseau », à la culture et à la bonne fortune des rencontres et amitiés, à un moment donné : de Sainte-Croix de Neuilly à l’université Notre-Dame ; de la Revue des jeunes à la Review of Politics ; de la Sorbonne et du CCIF, via Gurian, à l’université de Chicago et à la fondation Rockefeller.
22Par-delà les explications fournies par Duroselle lorsqu’il retrace son cheminement – les jeux de la carrière et du hasard – afin de rendre compte de sa « mutation » vers l’histoire des relations internationales, l’ancrage durosellien dans les réseaux catholiques français et atlantiques est en conséquence un élément fondamental pour saisir la cohérence de l’itinéraire intellectuel du personnage. En se sécularisant en Sorbonne et outre-Atlantique, il dépasse son profil initial, et sans rien oublier de sa trajectoire, mène une double bataille à la fois interne à l’Église, où il s’agit de proposer une vision universitaire de l’histoire religieuse, et interne à l’université, où il faut tenir le religieux comme champ de recherche légitime au sein d’une histoire élargie du contemporain. Duroselle défend ainsi, jusqu’en 1980, « l’exceptionnelle valeur de l’histoire religieuse55 ».
23On retrouve des échos de l’appartenance religieuse et de la sensibilité politique de Duroselle dans sa manière de retenir et considérer les objets d’histoire. Son ouvrage Les relations entre la France et les États-Unis des origines à nos jours (Seuil, 1976) porte ainsi la trace visible de ce catholicisme atlantique. Il y évoque, en termes très positifs, la « question américaniste », « c’est-à-dire un catholicisme démocratique, libéral, social et comme on dit aujourd’hui œcuméniste »56. Catholique de gauche, au moins jusqu’à la fin des années 1950, et « américaniste » au sens religieux du terme, c’est-à-dire à la fois moderne, libéral et social, Duroselle n’est en aucun cas un « intellectuel de gauche », dont il critique volontiers « le pessimisme excessif »57. Il lui arrive souvent de rompre des lances avec le camp adverse : « L’hagiographie est en train de disparaître du côté catholique, pour passer du côté des marxistes-léninistes illuminés58. » Ces traits sociopolitiques dessinent un réseau d’amitiés, de lecteurs et d’influence, mais suscitent en creux un réseau d’hostilités instinctives. Ce que l’université a compté en France d’anticléricaux ou de philo-soviétiques a pu aussi prendre en grippe l’école de Renouvin et Duroselle pour de simples raisons idéologiques.
Notes de bas de page
1 Jean-Baptiste Duroselle, « Préface », Itinéraires. Idées, hommes et nations d’Occident (xixe-xxe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 9-10.
2 Ibid.
3 Florian Michel, « L’affirmation transnationale de la culture catholique française (années 1920-années 1960) », Revue historique, 679, juillet 2016, p. 605-627.
4 Les informations proviennent du fonds Duroselle, Institut für Zeitgeschichte (ci-après IfZ), ED 468/93.
5 Jean-Baptiste Duroselle, « Découverte de la nature », Revue des jeunes, 10 décembre 1938, supplément L’étoile filante. Cahiers mensuels des routiers des grandes écoles et facultés, p. 653- 664 ; id., « Le scoutisme et l’intelligence », Revue des jeunes, 10 janvier 1939, p. 113-128 ; id., « Psychoses », Revue des jeunes, 10 février 1939, p. 242-256 ; id., « Scoutisme et intelligence », Revue des jeunes, 10 mars 1939, p. 388-400 ; id., « Vocation et apostolat », Revue des jeunes, 10 avril 1939, p. 517-532 ; id., « Pour la cohésion de nos apostolats », Revue des jeunes, 10 mai 1939, p. 650-660 ; id., « Différentes opinions sur les examens », Revue des jeunes, 10 juin 1939, p. 782-792 ; id., « Scoutisme et JEC. Principes et éléments d’une collaboration réelle », Revue des jeunes, 10 juillet 1939, p. 109-120.
6 IfZ, ED 468/93.
7 Jean-Baptiste Duroselle, « De la nouvelle situation faite au “parti intellectuel” », Cahiers de notre jeunesse, 22, avril 1945, p. 58.
8 « Les conférences pascales par trois professeurs : deux laïques et un prêtre. Misère et grandeur du chrétien », Tala Sorbonne, mars 1950, p. 1.
9 Voir les notes sur Bergson (IfZ, ED 468/93) ; voir les articles publiés dans la revue Cahiers de notre jeunesse, 20, février 1945, p. 48 ; 22, avril 1945, p. 58-59, où Bergson est cité dans l’argumentation.
10 Claude Fohlen, « Jean-Baptiste Duroselle et l’histoire américaine », Relations internationales, 83, automne 1995, p. 367.
11 René Rémond, « Charles-Hippolyte Pouthas (1886-1974) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 22, janvier-mars 1975, p. 5.
12 Jean-Baptiste Duroselle, « Arnaud de l’Ariège et la démocratie chrétienne (1848-1851) », Paris, 1949, 204 pages dactylographiées ; « Victor Hugo, Arnaud de l’Ariège et l’épisode de “l’archevêque” », Annales de l’université de la Sarre, 1954.
13 René Rémond, « Compte rendu de la soutenance de thèse de Jean-Baptiste Duroselle », Revue historique, 203, 1950, p. 188-191.
14 Jean-Baptiste Duroselle, Les débuts du catholicisme social en France jusqu’en 1870, Paris, Puf, 1951, 787 p.
15 IfZ, ED 468/54, lettre de Georges Bidault à Jean-Baptiste Duroselle, 2 juin 1949.
16 Jean-Baptiste Duroselle, Les débuts du catholicisme, op. cit., p. 708.
17 Ibid., p. 702.
18 Pour une bibliographie exhaustive, voir à la fin de cet ouvrage.
19 Jean-Baptiste Duroselle, « Recension du volume d’André Latreille et André Siegfried, Les forces religieuses et la vie politique. Le catholicisme et le protestantisme », Revue d’histoire de l’Église de France, 130, 1951, p. 230-232.
20 Id., « Religion et libre pensée en France », Introduction à la vie française, Les grandes conférences Fulbright, Paris, 1955-1956, p. 23-38. Ce volume comprend les conférences d’Alfred Sauvy, Raymond Aron, Louis Armand et Jean-Baptiste Duroselle.
21 Id., Histoire du catholicisme, Paris, Puf, 1949 [puis 1962, 1967, 1974 (4e édition) avec Jean-Marie Mayeur, 1985, 1998].
22 Id., « La fédération des puissances occidentales », Cahiers de notre jeunesse, 20, février 1945, p. 45-48 ; id., « Cronin. Les clés du royaume », Cahiers de notre jeunesse, 21, mars 1945, p. 48-50 ; id., « De la nouvelle situation faite au “parti intellectuel” », Cahiers de notre jeunesse, 22, avril 1945, p. 57-61 ; id., « La poussée russe vers les mers », Cahiers de notre jeunesse, 23, mai 1945, p. 22-30 ; id., « Les élections municipales », Cahiers de notre jeunesse, 24, juin 1945, p. 32-35 ; id., « Vers un gouvernement stable », Cahiers de notre jeunesse, 25, juillet-août 1945, p. 34-42 ; id., « Les catholiques anglais », Cahiers de notre jeunesse, 26, septembre-octobre 1945, p. 40-44 ; id., « Henri V », ibid., p. 59-60 ; id., « Les élections du 21 octobre », Cahiers de notre jeunesse, 27, novembre 1945, p. 5-12.
23 Id., « Les catholiques anglais », Cahiers de notre jeunesse, 26, septembre-octobre 1945, p. 44.
24 Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels dans la société française. Le Centre catholique des intellectuels français (1941-1976), Rennes, PUR, 2002, p. 35-38.
25 Ibid., p. 37, n. 55.
26 Ibid., p. 33.
27 Ibid., p. 38 et 54.
28 IfZ, ED 468/94, lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Roger Millot (copie), 8 septembre 1945.
29 Jean-Baptiste Duroselle, « Les catholiques et la question sociale en 1848 », Recherches et débats, I, novembre-décembre 1948, p. 14-19 ; id., « Les catholiques et la question sociale en 1848. II. L’idylle de 1848 », janvier-février 1949, p. 16-20 ; id., « Les catholiques et la question sociale en 1848. III. Le triomphe de la réaction bourgeoise », mars-avril 1949, p. 25-29.
30 Voir la photo et le compte rendu publiés en première page, « Grandeur et misère du chrétien », Tala Sorbonne, mars 1950, p. 1.
31 « Les journées universitaires de Bordeaux (Pâques 1950) », Les Études, juin 1950, p. 375-380.
32 Jean-Baptiste Duroselle, « L’Église et la démocratie », Recherches et débats, avril 1951, p. 20-40.
33 Pie XII, « Discours du pape Pie XII aux participants au Xe Congrès international des sciences historiques (mercredi 7 septembre 1955) », Discours et messages-radio de S. S. Pie XII (2 mars 1955-1er mars 1956), Fribourg/Paris, éd. Saint-Paul, 1956, p. 211-222. Duroselle évoque l’importance de ce congrès dans la préface du volume Itinéraires (op. cit.). Il se réfère au discours de Pie XII dans son intervention intitulée « Refus de Dieu dans l’histoire », Le lien, bulletin trimestriel. Organe de l’association professionnelle des Aumôniers de l’enseignement public, 24/58, janvier 1956, p. 29-44.
34 Compte rendu dans Le Monde, 21 septembre 1955. Jean-Baptiste Duroselle, « Refus de Dieu dans l’histoire », art. cité, p. 29-44.
35 Jean-Baptiste Duroselle, « L’Église ne cesse de passer aux barbares », L’Église et les civilisations. Semaine des intellectuels catholiques (1955), Paris, Horay, 1956, p. 121-128.
36 Id., « Patrie et nation. Devoirs envers la nation », Essor ou déclin des patries ? Congrès national Pax Christi, Paris, Pax Christi, juin 1956, p. 15-46.
37 Id., « Intervention à la table ronde Pacem in terris », Recherches et débats, octobre 1963, p. 190.
38 Jeanne Caron, Lettres de Frédéric Ozanam. Premières années en Sorbonne, Paris, Celse, 1971 ; thèse de Paul Vigneron sur Les crises du clergé français, Paris, Téqui, 1976 ; thèse de Michel Launay sur La CFTC. Origines et développements (1919-1940), Paris, Publications de la Sorbonne, 1986.
39 Outre les articles des Cahiers de notre jeunesse (1945), voir la contribution de Jean-Baptiste Duroselle au volume collectif : Pierre Barjot (dir.), Le deuxième conflit mondial, Paris, G. P., 1947.
40 Voir Laurence Badel, « Jean-Baptiste Duroselle, l’Européen atlantique », dans Denis Crouzet (dir.), Historiens d’Europe, historiens de l’Europe, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017, p. 323-339. Sur Waldemar Gurian, lire « The Gurian Memorial Issue », The Review of Politics, 17/1, janvier 1955, avec des contributions de Jacques Maritain, Hannah Arendt, etc. Voir également Ellen Thümmler, Katholischer Publizist und amerikanischer Politikwissenschaftler : Eine intellektuelle Biografie Waldemar Gurians, Baden-Baden, Nomos, 2011, 278 p. Les Waldemar Gurian Papers [WGP] sont conservés à la Library of Congress, Manuscript Division, Washington DC.
41 WGP, lettre de Waldemar Gurian à M. Fitzsimons, 3 avril 1951, boîte 12, chemise 8.
42 Gurian était en contact étroit, depuis l’automne 1949, avec le CCIF. Voir lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Hubert Beuve-Méry, 5 mars 1951 (Centre d’histoire de Sciences Po, Paris, archives Hubert-Beuve-Méry : « M. Gurian a fait, avant et après la guerre, de nombreux séjours en France. Il est largement connu dans les milieux universitaires et catholiques. En mai 1950, il a pris la parole devant plusieurs milliers de personnes à la Semaine des intellectuels catholiques. ») Duroselle est présent à ces journées du CCIF en tant que co-organisateur, voir Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels dans la société française, op. cit., n. 58, p. 75. Voir aussi les lettres de Waldemar Gurian à Robert Barrat, boîte 2, WGP, et notamment la lettre du 19 janvier 1950 : « I will be in Paris on the 16th of February. […] I hope that I will have the opportunity to see you and your friends. »
43 WGP, lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Waldemar Gurian, 13 juin 1952, boîte 2 : « Vous avez remporté le plus vif des succès. Nous espérons que vous voudrez bien reprendre le chemin de Sarrebruck où votre place est désormais faite » ; lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Waldemar Gurian, 5 octobre 1952 : « Je vous remercie très chaleureusement de votre invitation à Notre-Dame. »
44 Voir les lettres de Thomas McAvoy à Jean-Baptiste Duroselle, 29 juillet 1954, 1er juillet 1958 (IfZ, ED 468/97).
45 Voir le dossier de correspondance IfZ, ED 468/97.
46 Sur le doctorat honoris causa, voir les Archives of the University of Notre Dame (ci-après AUND), GDIS 53/14 ; GDIS 53/02.
47 IfZ, ED 468/94, lettre de Theodore Hebsburgh à Jean-Baptiste Duroselle, 25 mai 1977 .
48 IfZ, ED 468/94, lettre de Frederick Crosson, Stephen Kertesz, Thomas Stritch, à Theodore Hebsburgh, 31 janvier 1977 : « Duroselle’s invitation to Notre Dame in the 1950’s has been quite significant from the point of view of Franco-American relations. He is one of the select Frenchmen who understands the Unites States and is able to interpret America to Frenchmen and vice versa. »
49 Jean-Baptiste Duroselle, « The Turning Point in French Politics (1947) », The Review of Politics, 13/3, juillet 1951, p. 302-328 ; id., « France : Decline or renaissance », The Review of Politics, 14/1, janvier 1952, p. 125-133 : il s’agit de la recension croisée de sept volumes publiés aux États-Unis ou en Angleterre sur l’histoire de la France contemporaine ; id., « German-Franco Relations since 1945 », The Review of Politics, 14/4, octobre 1952, p. 501-519 ; id., « The Crisis in French Foreign-Policy », The Review of Politics, 16/4, octobre 1954, p. 412-437 ; id., « French Elections and the West », The Review of Politics, 39/4, octobre 1977, p. 451-472 ; id., « Relations Between Two Peoples : The Singular Example of the USA and France », The Review of Politics, 41/4, octobre 1979, p. 483-500.
50 AUND, PNDP, PR 51/164, 11 octobre 1951.
51 IfZ, ED 468/13, lettre de Hans Morgenthau à Waldemar Gurian, 24 septembre 1953 : « Dear Gurian, I should be delighted to invite Professor Duroselle for a lecture ».
52 IfZ, ED 468/13.
53 Ibid., lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Hans Morgenthau, 1er février 1955.
54 Voir les échanges entre Duroselle et Morgenthau entre septembre et novembre 1954 (IfZ, ED 468/13). Voir également la lettre de Kenneth Thompson à Waldemar Gurian, 3 octobre 1953 (IfZ, ED 468/91).
55 Jean-Baptiste Duroselle, « L’historien et le caractère spécifique des archives religieuses », dans Les archives religieuses. Élément spécifique du patrimoine de l’humanité, Actes du 4econgrès national de l’Association des archivistes de l’Église de France, tenu à Paris, les 26-28 novembre 1979, Paris, 1980, p. 63.
56 Id., La France et les États-Unis. Des origines à nos jours, Paris, Seuil, 1976, p. 68-69.
57 IfZ, ED 468/91, lettre de Jean-Baptiste Duroselle à Kenneth Thompson, 24 février 1959.
58 Jean-Baptiste Duroselle, « L’historien et le caractère », art. cité, p. 70-71.
Auteur
Maître de conférences habilité à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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