Le « retour des morts »
La « place » des morts de guerre chez les chrétiens du Sud du Mont-Liban
p. 171-194
Texte intégral
1Le Sud du Mont-Liban, communément désigné en arabe par le terme al-jabal (la Montagne), englobe les districts du Chouf et de ‘Aley, ainsi qu’une partie du district de Baabda (le Haut-Matn)2. Région de cohabitation druzo-chrétienne3 depuis plusieurs siècles, elle fut le théâtre de nombreux affrontements intercommunautaires, au cours du xixe siècle mais aussi plus récemment, durant la guerre du Liban (1975-1990). La « guerre de la Montagne » (juin 1982-février 1984) éclate insidieusement dès les premières semaines de l’invasion israélienne du Liban. Des accrochages armés opposent les chrétiens des Forces libanaises (FL) aux druzes du Parti socialiste progressiste (PSP), sous l’œil vigilant de l’occupant israélien qui n’hésite pas à monter l’un contre l’autre les deux camps et à leur faciliter le transit d’armes. En septembre 1983, dans la foulée du retrait israélien du Chouf et de ‘Aley, une série de massacres prennent surtout pour cible des civils chrétiens, tandis que les combats font rage entre les druzes du PSP, aidés des forces palestiniennes dissidentes du Fath et de l’armée syrienne, et les chrétiens des Forces libanaises en déroute. Les chrétiens fuient précipitamment leurs villages de la Montagne. Ils sont plus de 163 0004 à se réfugier dans les banlieues nord et est de Beyrouth, à la fois mal équipées pour les accueillir et peu à même de recevoir leurs morts. Car, depuis leur déplacement forcé, les chrétiens, toutes confessions confondues, se sont trouvés dans l’impossibilité de retourner dans leurs villages ou d’y enterrer leurs morts, et ce jusqu’aux réconciliations druzo-chrétiennes postérieures à 1990, date officielle de la fin des conflits armés. On entend par « réconciliation » le processus politique de sortie de guerre, entamé dès 1993 par le gouvernement afin de rétablir les relations entre druzes et chrétiens : permettre le retour de ces derniers dans leurs villages et désamorcer toute éventualité de recours à la loi du talion. Créé le 7 juillet 1992, le ministère des Déplacés fut chargé de mettre en œuvre les modalités nécessaires au retour de tous les Libanais déplacés dans leurs régions d’origine. Il eut pour mission d’organiser les réconciliations entre druzes et chrétiens originaires des villages qui furent le théâtre de violences (massacres et/ou affrontements). Chaque village eut sa réconciliation à une date spécifique propre. Walid Joumblatt, principal leader druze et chef du Parti socialiste progressiste (PSP), a eu la main mise sur le ministère des Déplacés, dès sa création et jusqu’à ce jour. En 2010, les chrétiens originaires des villages mixtes de ‘Abay (district de ‘Aley) 5et de Brîh (Chouf), où la « réconciliation » n’a pas encore eu lieu, ne peuvent toujours pas y accéder ni enterrer leurs morts. Dans deux autres villages chrétiens, Kfar Silwân (district de Baabda) et ‘Ayn Drâfîl (‘Aley), les chrétiens enterrent leurs morts en l’absence de « réconciliation ».
2Cet article traite de la « place » des morts chrétiens du Sud du Mont-Liban en temps de guerre comme dans la période d’après-guerre. Il tente de restituer la place physique des morts mais aussi d’explorer la place symbolique que leur reconnaissent les vivants dans les registres du social, du religieux et du culturel, ainsi que dans la vie économique et politique. Il pose en un mot le rapport des vivants aux morts. Il se propose enfin de cerner la « place des vivants » dans la Montagne, dans leur souci de donner une place à leurs morts et donc de revisiter les relations entre vivants (celles que les chrétiens entretiennent entre eux et celles qu’ils entretiennent avec les druzes) à travers leurs rapports aux morts. Car c’est souvent le rapport des vivants à leurs morts qui détermine les relations entre les vivants eux-mêmes. Or, après l’expulsion des chrétiens, la plupart de leurs cimetières dans la Montagne, à l’instar de leurs églises et monastères, ont été dynamités ou saccagés, et les ossements des morts exhumés. De nombreuses fosses communes où sont déposés les ossements des morts « sans caveau », caractéristique commune à tous les cimetières chrétiens, ont été profanées et leurs contenus déterrés. La violence avait atteint le sacré6, ce qui rend aujourd’hui plus épineuses la question du retour chrétien et celle des réconciliations druzo-chrétiennes.
3Le propos de cet article s’articule autour de deux grands axes : d’une part, il traite des morts de guerre chrétiens (victimes ou non de massacres)comme enjeu de réconciliation et de leur « retour » sur la scène des réconciliations comme condition de retour des vivants ; d’autre part, il aborde, à un niveau plus anthropologique, la question des modifications que la guerre et le déplacement forcé prolongé ont apportées dans les pratiques funéraires et commémoratives des chrétiens de la Montagne, aussi bien que dans la configuration des cimetières et l’emplacement des caveaux. Ces évolutions dans les rituels et pratiques funéraires ont provoqué une mutation dans le rapport des chrétiens à l’origine (leur double inscription dans une lignée familiale ou généalogique et dans un espace villageois). A contrario, dans l’après-réconciliation, le maintien de ces nouvelles coutumes adoptées à cause des contraintes de guerre apparaît comme une conséquence de cette mutation dans le rapport à l’origine dont elle constitue toujours un indicateur fort. L’expulsion, que l’on a voulue définitive, a rendu irréversibles l’évolution de certaines pratiques ainsi que le sentiment porté au village d’origine. La forte inscription du vécu collectif de guerre sur les destins individuels, familiaux et communautaires villageois au sein de la communauté chrétienne de la Montagne est due au fait que ces chrétiens ont subi une épreuve commune en un temps réduit (de septembre à décembre 1983) et qu’ils ont été pris dans une interminable guerre à l’échelle nationale. Cette guerre longue de seize ans, avec ses enjeux politiques, économiques et sociaux, et ses contraintes territoriales, a modifié, de manière le plus souvent irréversible, les coutumes funéraires, leur sens et leur déroulement. Après l’expulsion, l’exil des chrétiens, que l’on imaginait provisoire, s’est prolongé au-delà de la fin de la guerre. Le recours aux « réconciliations » s’est avéré crucial pour étouffer les velléités de vengeance, tant demeuraient fortes les mémoires et les représentations conflictuelles au sein des communautés druze et chrétienne. Le commun destin de guerre a donc alourdi les mémoires des vivants du poids de leurs morts de guerre.
4Pour mener à bien cette enquête, des visites de cimetières et des entretiens individuels et collectifs ont été effectués entre 2008 et 2010 avec une quinzaine de chrétiens originaires de différents villages de la Montagne, dont un juge, un démographe, trois agents municipaux, deux représentants de paroisses, deux fossoyeurs et quatre curés – trois en « zone chrétienne »et un dans le district de ‘Aley. Pour appréhender la place allouée aux morts de la Montagne dans les cimetières de la « région chrétienne », les registres des morts du temps de guerre de deux églises ont été dépouillés, ainsi que les documents de la réconciliation du village de Salîmâ. Il convient de rendre compte des termes utilisés par mes interlocuteurs pour désigner les morts. Jathâmîn (pluriel de juthmân : corps) et rufât (dépouilles) sont les termes les plus courants dans la bouche des chrétiens de la Montagne. Pour désigner le contenu de charniers ou de sacs en nylon déplacés d’un caveau à un autre, on utilise également le mot ‘izâm (ossements) de façon finalement très rationnelle et objective. Le terme juthath (pluriel de juththa : cadavre) est peu employé. On peut avancer deux hypothèses pour expliquer cette réticence : d’abord le terme « cadavre » est difficile à prononcer, car il est vécu comme un manque de respect à l’égard du mort qu’il rend anonyme et déshumanise ; la seconde hypothèse pourrait tenir au fait qu’il ne peut s’agir que de restes (baqâya aljathâmîn), de dépouilles (rufât), ou d’ossements (‘izâm), puisque l’on parle de morts survenues dans les années 1980 et 1990. Lorsque la dépouille est désignée par le terme juthmân (corps), c’est en général dans le but de restituer symboliquement au défunt sa dimension humaine et son intégrité corporelle, indissociable de sa personnalité ; tout ce qui reste physiquement du mort désigne la personne entière du mort, la partie valant pour le tout. Il est toutefois important de préciser que le terme juthmân, qui se traduit par « corps » en français, n’est utilisé que pour les morts, et que le terme « corps » appliqué aux vivants se dit jism en arabe. La langue arabe permet donc cette distinction radicale entre le « cadavre » et le « corps » vivant. Le terme juthmân, qui signifie le « corps » du mort, lui confère respect et dignité.
5Avant d’entamer le propos, il convient d’établir une courte typologie croisant les formes et les lieux de mort des chrétiens originaires de la Montagne à partir de 1983, date à laquelle les morts chrétiens ne peuvent plus être enterrés dans leurs villages d’origine. On distinguera entre :
- La mort par actes de guerre dans la Montagne, avec disparition des corps. Il s’agit de civils morts massacrés dans leurs villages en 1982-1983 ou de miliciens tués au combat en 1983.
- La mort par actes de guerre en dehors des villages de la Montagne. Il s’agit de civils victimes d’explosions, de bombardements ou de liquidations, et de miliciens morts au combat.
- La mort accidentelle ou naturelle, non liée à la guerre mais survenue en temps de guerre, après 1983.
6Précisons que toutes les personnes mortes avant 1983, qu’elles soient décédées de mort naturelle ou par accident, qu’elles aient été tuées dans ou en dehors de la Montagne, qu’elles aient été victimes ou non des règlements de comptes entre druzes et chrétiens, ont été enterrées dans les villages d’origine, puisque les chrétiens y étaient toujours présents ou pouvaient encore y négocier leur accès.
7Nous illustrerons le premier type de mort par le cas du village de Ma‘âsir al-Chouf dont les chrétiens, « de retour » en 1995, ont réussi à obtenir l’exhumation des restes de certains de leurs proches, victimes du massacre de 1983 et ensevelis dans des charniers, afin de les réintégrer à la fois physiquement et socialement auprès des leurs. Nous traiterons ensuite de la tendance générale des chrétiens de la Montagne à enterrer – définitivement ou provisoirement – leurs morts durant la guerre, mais aussi dans l’après-guerre, hors du lieu d’origine. Les rares villages qui, tel Salîmâ, ont « remis » leurs morts (tués ou décédés durant la guerre) « à leur place », en déplaçant physiquement leurs dépouilles depuis leur lieu provisoire de sépulture jusqu’au cimetière du village après la réconciliation, conduisent à s’interroger a contrario sur la tendance des autres villages de la Montagne à ne pas « rendre » les morts à la terre d’origine. Nous tenterons par conséquent d’établir une corrélation entre le « retour » ou le non-retour des morts et les comportements de réintégration des chrétiens dans la Montagne, la perception qu’ils ont de ce « retour » constituant un indicateur des différents rapports qu’ils entretiennent avec leurs villages d’origine.
Les morts de guerre comme enjeu de réconciliation dans le Sud du Mont-Liban : le retour des morts comme condition du retour des vivants
8Dans le cas des morts comme enjeu politique et économique de réconciliation, deux éventualités se présentent : celle du « retour », physique et symbolique à la fois, des victimes de massacres locaux, et celle du « retour », comptable et mémoriel, des morts de guerre dont le décès n’est pas survenu dans le cadre des affrontements communautaires de la Montagne. Dans les deux cas, par souci de simplification, nous parlerons de « retour des morts » et nous y ajouterons ultérieurement ceux dont les restes ont été déplacés d’un lieu provisoire d’inhumation jusqu’au cimetière du village d’origine. Dans le premier cas, il s’agit de l’exhumation des morts victimes de massacres et enterrés dans des charniers. Il faut entendre par ce « retour », que l’on peut qualifier de social, un retour symbolique des morts au sein des cercles familiaux et communautaires auxquels ils appartiennent. Par exemple à Ma‘âsir al-Chouf, il permet leur inhumation dans l’église du village, ouvre la voie à la réconciliation druzo-chrétienne et la conditionne même. L’enjeu est donc surtout politique et symbolique. Les morts, victimes du massacre, vont prendre (physiquement) leur place dans l’église du village et (symboliquement) dans la conscience des vivants qui savent désormais où les situer.
9Dans le deuxième cas, il s’agit de l’intégration, dans la procédure administrative de réconciliation villageoise, des morts originaires de la Montagne mais victimes d’actes de guerre survenus hors de la Montagne et sans lien avec les conflits druzo-chrétiens. Leurs familles peuvent ainsi obtenir des indemnisations matérielles de la part du ministère des Déplacés, alors qu’elles ne devraient pas y avoir droit. Par exemple à Salîmâ, cette manœuvre a pour but d’encourager les chrétiens à retourner dans leur village pour des raisons économiques, de pousser les druzes à accepter le retour des chrétiens et donc d’accélérer la réconciliation. Ce « retour » des morts de guerre sur la scène des réconciliations tient également lieu de réparation morale des pertes subies chez les druzes comme chez les chrétiens.
Un retour social symbolique des morts de guerre : le cas de Ma‘âsir al-Chouf
Le massacre est sans doute celui des gens, des vivants réduits à la catégorie de la « viande », c’est-à-dire non pas seulement un assassinat en grand nombre […], mais la mise à mort de ce qui fonde symboliquement l’humanité. Ce massacre est aussi celui des morts à qui l’on supprime l’accès à la place de défunts. On a tué. On a aussi et surtout fait disparaître. Jusqu’à faire disparaître les traces de la disparition7.
10La majorité des 2 000 victimes civiles chrétiennes8 des massacres de la guerre de la Montagne tombées entre 1982 et 1984 n’ont jamais été retrouvées et ont été portées au compte des disparus, même si dans leurs familles elles sont classées comme juridiquement mortes pour des raisons pratiques. Ces morts qui n’ont en fait jamais quitté le sol de la Montagne reposent dans des charniers dont il est encore tabou, presque vingt ans après la fin de la guerre, de révéler les emplacements.
11Lors de la guerre du Liban, le village de Ma‘âsir al-Chouf a été le théâtre de deux massacres. Le premier a eu lieu le 16 mars 1977 dans le cadre des massacres de chrétiens qui ont suivi l’assassinat du leader druze Kamal Joumblatt. Une fusillade à l’issue des obsèques a fait vingt et une victimes civiles parmi les chrétiens, dont huit étaient originaires du village. Le deuxième massacre a eu lieu le 9 septembre 1983, en pleine bataille de la Montagne9. Il a fait soixante-trois victimes civiles : femmes, hommes, enfants. Ce sont les victimes de ce deuxième massacre dont les vivants célébreront le « retour social », puisqu’il s’agira de les réintégrer dans leurs familles et leur communauté, dans un espace social dont ils avaient été éloignés depuis 1983, puisque les chrétiens avaient alors déserté la Montagne.
12Pour retourner vivre avec les druzes et tourner la page du passé, les chrétiens, représentés par leur comité, ont imposé leurs conditions au ministère des Déplacés, au comité druze du village ainsi qu’au leader druze Walid Joumblatt, lors des pourparlers précédant les réconciliations :
- La reconstruction et la réfection de toutes les maisons des chrétiens.
- L’indemnisation des familles des victimes par le ministère à hauteur de20 000 dollars américains. Certaines familles la refuseront par principe et par respect pour leurs morts. Ma‘âsir al-Chouf fut le premier village à avoir négocié cette condition qui fut ensuite généralisée à tous les autres villages où le sang avait coulé.
- L’arrêt puis l’exil du village ou l’isolement sur place durant deux ou trois ans des tueurs druzes coupables du massacre. Les chrétiens tentaient d’éprouver par là la bonne volonté de leurs « anciens-nouveaux voisins » druzes, selon l’expression euphémisante mais non moins significative d’une rupture, utilisée par l’un de mes interlocuteurs chrétiens.
- L’installation de plaques commémoratives pour rendre hommage aux victimes des massacres.
- L’exil définitif au lieu de la peine de mort pour Chawkat Chakar, le chrétien qui avait vengé le 23 septembre 1991 les treize membres de sa famille tués (dont son père, sa mère, ses deux sœurs et sa grand-mère) en 1983 par des miliciens druzes du village, en assassinant sept druzes à Ma‘âsir al-Chouf (quatre soldats druzes de l’armée libanaise et trois civils). Son acte de vengeance avait eu lieu après le 28 mars 1991, date d’entrée en vigueur de la loi d’amnistie10, dont il ne pouvait en conséquence bénéficier. Il fut donc emprisonné et condamné à mort. La justice n’ayant pas pris de mesures punitives contre les auteurs des massacres de Ma‘âsir protégés par la loi d’amnistie, la peine de Chakar fut commuée en quinze ans de travaux forcés. Il fut ensuite convenu qu’il quitterait définitivement le Liban, en contrepartie du retour des chrétiens à Ma‘âsir.
- Le dévoilement par les druzes de l’emplacement des charniers où avaient été ensevelies les victimes du massacre de 1983.
13En partie grâce à Walid Joumblatt, les chrétiens « de retour » ont réussi à localiser un seul charnier, dans un champ, à l’entrée du village. À l’aide d’un bulldozer, ils ont déterré les ossements de leurs proches, brisant d’un couple tabou de l’exhumation des charniers et l’omerta imposée par l’amnistie-amnésie de l’après-guerre. Il était important pour les familles chrétiennes d’assurer à leurs morts une sépulture « décente », accompagnée des rituels funéraires propres au milieu chrétien, rituels qui « inaugureraient » le deuil ou y « mettraient fin », selon les dires de mes interlocuteurs. Car la mort rituelle prend en charge la mort réelle et permet d’amorcer un travail de deuil. Il leur fallait accomplir le « devoir de sépulture11 », au risque de raviver certaines inimitiés propres à remettre en cause le lien renoué avec les druzes. Les ossements retrouvés ont été « rapatriés » dans « leur communauté », depuis un lieu tabou et inconnu des familles, jusqu’au lieu d’inhumation officiel, connu et localisable, celui-là, le caveau prévu pour l’occasion à l’intérieur de l’église melchite du village12. Le 8 octobre 1995, douze ans après le massacre, une double cérémonie (funérailles et enterrement) a été organisée. Les restes des quinze cadavres – identifiés du reste et appartenant à une même famille – ont été déposés dans quatre cercueils blancs qui représentaient les soixante-trois disparus. Des obsèques collectives d’envergure ont eu lieu, comme si elles s’étaient tenues en temps et en heure, avec un respect scrupuleux du rituel à même de réguler les affects dans la communauté. « La ritualité qualifie aussi un temps, distingue une temporalité, […] [elle] fait vivre un temps spécifique comme détaché du temps historique13. » La foule et les officiels, y compris Walid Joumblatt, étaient venus de partout pour assister à l’événement placé sous haute sécurité. L’ordre avait été discrètement intimé aux druzes du village de rester chez eux afin d’éviter toute provocation. Célébrées selon le rite melchite, en présence d’officiels et en l’absence des druzes du village, ces obsèques dépassaient leur objectif premier, celui d’assurer aux victimes du massacre une sépulture décente, pour faire sens et signifier le retour, fût-il purement symbolique, des chrétiens dans leur village.
14En dépit de leur dispositif imposant et de leur décalage dans le temps, ces funérailles n’étaient pas pure théâtralité, mais ritualité porteuse de sens. Organisées au grand jour, elles sonnaient comme une revanche et une affirmation collective de l’identité religieuse des Grecs catholiques de Ma‘âsir. Ceci d’autant plus que le premier massacre (1977) avait eu lieu à la suite de funérailles de l’un des leurs dans l’église du village. Quant au massacre de1983, il avait, par ses soixante-trois morts, endeuillé l’ensemble des familles. Il fallait marquer une pause dans le temps, opérer un retour en arrière pour mieux accomplir le passage. Les funérailles rituelles et symboliques des restes de morts ont ainsi marqué un double passage : celui des victimes du massacre, du statut de « disparus » au statut stable et irréversible de « morts », de « défunts », mais aussi du statut d’« enterrés sans rituel » à celui d’« enterrés selon le rituel chrétien ». Les familles des victimes de massacres avaient besoin de s’assurer de la mort de leurs « disparus » et d’éliminer par là tout reste de confusion quant à leur statut. En exhumant les restes de leurs victimes, les vivants sont sortis de leur culpabilité, et la cérémonie a agi sur eux comme une catharsis. Il s’agissait d’une victoire symbolique sur le risque d’une mort définitive ou « eschatologique14 », qui serait à la fois mort sociale (lorsque la mémoire individuelle et la mémoire collective sont altérées, ce qui n’était pas encore le cas des chrétiens de la Montagne) et mort métaphysique (lorsqu’il n’y a plus de lien entre les vivants et les morts, et que les morts sont négligés par les vivants). Dans le cas d’espèce, ce sont les contraintes de la guerre, l’éloignement et l’ignorance de l’emplacement des charniers qui expliquent que les morts aient été négligés par les vivants.
15Mais le rituel a également scellé la fin de l’exil des vivants qui ont inauguré leur propre retour par le retour de leurs morts et signifié ainsi aux druzes qu’ils étaient de retour. Il a contribué à marquer le lieu : le village et sa place, le quartier chrétien, l’église, le cimetière, permettant aux chrétiens de retrouver leurs repères et de recouvrer leurs droits. La ritualité atemporelle de ces obsèques (procession, office, célébration, inhumation) pouvait s’accomplir à n’importe quel moment pour s’inscrire dans le temps et le marquer. Elle théâtralisait « dans les dimensions de la vie collective l’importance de l’événement commun15 » et en réactualisait l’importance dans le présent. Cet événement a de fait agi comme le ciment dont les Grecs catholiques de Ma‘âsir avaient besoin pour renouer des liens familiaux et de voisinage, après tant d’années de dispersion hors du village, des années vécues dans l’individualisme et l’anonymat de la vie beyrouthine. Transcendant sa fonction d’obsèques collectives, cette cérémonie a été celle des retrouvailles des vivants avec leurs morts et des vivants entre eux. Elle a aussi représenté la victoire des chrétiens sur l’exil, une « résurrection (qiyâma) de leur présence (wujûd) et de leur culture (hadâra) dans le Chouf », aux dires d’un témoin. À travers elle, symboliquement, les chrétiens de Ma‘âsir ont définitivement quitté le statut de muhajjarîn (expulsés), dépassé le statut officiel de ‘â’idûn (personnes qui retournent, « retournants »), voire celui de muqîmûn (résidents), pour accéder au statut de bâqûn (ceux qui restent). En effet, depuis les réconciliations, le terme muhajjarîn, qui était employé pour désigner les chrétiens, a été remplacé – dans la presse, les allocutions des politiques et les documents officiels –, par le terme ‘â’idûn, désignant un processus en cours inscrit dans le temps long. Or le terme muhajjarîn, forme passive du verbe hâjara qui veut dire émigrer, signifie que les chrétiens ont subi une expulsion, là où le terme ‘â’idûn suggère que les chrétiens seraient maîtres de leur retour dès lors qu’ils ont reçu des indemnités leur permettant d’effectuer ce retour. De fait, les chrétiens de la Montagne ne se reconnaissent pas dans cette catégorisation euphémisée qui gomme l’immédiateté et la violence de l’expulsion, et continuent de se considérer comme des muhajjarîn. Ajoutons que la dialectique officielle qui oppose le terme muqîmûn (résidents) à celui de ‘â’dûn (de retour) évite, non sans hypocrisie, de désigner les deux groupes humains par leur qualité communautaire de « druzes » et de « chrétiens », occultant par là la nature même du conflit qui les a opposés. Or, à cause de l’exode rural qui s’est accentué depuis la fin de la guerre, de nombreux druzes, au même titre que les chrétiens, ne regagnent leurs villages qu’en fin de semaine, ce qui n’empêche pas les autorités de les considérer comme des résidents (muqîmûn), qualité refusée de fait aux expulsés de la Montagne, en l’occurrence les chrétiens, cantonnés, dans le meilleur des cas, au statut de ‘â’idûn.
16Durant toute la guerre du Liban et bien au-delà, les obsèques des morts de guerre ont toujours été un instrument efficace de mobilisation sociopolitique sur une base émotionnelle, poussant les membres de la communauté éprouvée à rejoindre une cause, à adhérer à une idéologie, à un parti, à s’engager dans une action (venger le(s) mort(s), porter les armes, mener une attaque, défendre un village, une rue, etc.). Mais les obsèques collectives de Ma‘âsir ont permis aux chrétiens de sortir de la passivité à laquelle ils étaient réduits et de se donner un rôle alors qu’ils n’en avaient plus dans le village. Donner leur juste place à leurs morts leur permettait de retrouver la leur ou leur donnait le droit de la reprendre et de l’assumer. « C’est la limite de la vie et de la mort qu’il s’agit toujours de retracer, c’est la différenciation des vivants et des morts qu’il s’agit toujours de réinstituer16. » À Ma‘âsir, malgré l’omniprésence de la méfiance, les chrétiens sont revenus, forts des conditions mises à leur retour. Ils ont énoncé devant leurs morts, à la manière d’un serment, ce qu’ils voulaient et ce dont ils ne voulaient pas. Mais la question se pose de savoir à qui ils s’adressaient véritablement. Dans le cas de morts victimes de massacres commis par l’autre, c’est aussi une relation à cet autre, « le » druze du village, qui s’instaure dans les obsèques. Si sa présence n’est pas souhaitée, c’est bien à lui qu’elles se donnent à voir. Il lui revient de voir de loin, d’imaginer ce qui se passe sans avoir le droit d’y participer. L’autre est exclu, mais c’est paradoxalement à lui que l’on s’adresse. Présent par l’intermédiaire de ses leaders, il est le principal destinataire du message sans mots que constituent aussi ces obsèques. Un message très clair qui s’exprime dans l’absence même de l’autre : il n’est désormais plus question pour les druzes du village de porter le cercueil et d’accompagner le mort chrétien à sa dernière demeure, comme c’était jadis la coutume. Au contraire, les chrétiens exhibent avec ostentation la preuve du crime des druzes et de leur propre statut de victimes, se rendant par là même justice.
17Les chrétiens de Ma‘âsir ont rendu hommage à leurs « martyrs » et les ont sortis de l’oubli en posant deux plaques commémoratives en marbre, une pour chaque massacre, à l’entrée de l’église. Véritables monuments funéraires, selon la typologie développée par Antoine Prost17, ils comportent, gravés en arabe et marqués à l’encre noire, les noms et les âges des victimes. Si l’accent a été mis sur les âges, c’est que les enfants et les mineurs constituent un tiers des tués (l’âge des nourrissons est compté en mois) et les plus de 65 ans un deuxième tiers. Ils sont précédés de versets de l’Évangile selon Matthieu : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer l’âme. » « Vous êtes heureux lorsque les hommes […] vous persécuteront […] à cause de moi […] une grande récompense vous est réservée dans les cieux », mais aussi de la phrase : « Vous avez emprunté le chemin du Maître et vous avez atteint la gloire du martyre. »
18Dans le contexte de la guerre, les chrétiens de la Montagne ont été massacrés pour leur appartenance religieuse et non pour leur affiliation politique. Le sacrifice devenait alors martyre, témoignage, acte de foi18. Collectivement « ressuscités » par les vivants qui ont préservé leur mémoire, les « martyrs des massacres de Ma‘âsir » échappent à la mort eschatologique et à l’anonymat des disparus. Une place leur est assignée par les vivants. Plus que le cimetière, qui reste une destination où l’on ne se rend qu’occasionnellement, ce sont tous les visiteurs de l’église de Ma‘âsir qui peuvent remarquer les plaques commémoratives et honorer les « martyrs du village » par un moment de silence, une prière ou une offrande. Ces plaques devaient initialement être placées sur le mur extérieur de l’église, bien visibles depuis le parvis, mais elles ont finalement été fixées à l’intérieur de l’église, à la demande de Walid Joumblatt, sans doute pour éviter de provoquer les druzes, mais aussi parce que les chrétiens de Ma‘âsir redoutaient qu’on y dépose des ordures. L’hommage individuel qui a été rendu aux « martyrs de Ma‘âsir », en les énumérant un par un sur les plaques commémoratives, n’empêche pas de les évoquer collectivement en tant que « martyrs de Ma‘âsir » (shuhada al-Ma‘âsir). Une nouvelle génération de chrétiens de Ma‘âsir les désigne aujourd’hui comme un tout indissociable, un symbole qu’elle s’est approprié, dès lors que les obsèques collectives ont rendu les victimes à leur communauté symbolique, déculpabilisé les vivants, affirmé leur présence (wujûd) et leur survie (baqâ’), et garanti la permanence d’une chaîne intergénérationnelle ainsi que la transmission de la mémoire du groupe.
Retour des morts de guerre et enjeux de réconciliation
19Les processus officiels de « réconciliation » donnent lieu à des transactions complexes, propices aux surenchères. Les morts de guerre y sont traités comme des monnaies d’échange dont on use pour culpabiliser l’autre, pour le remettre à sa place, pour le « calmer » et pour s’affirmer comme victime. Ils peuvent aussi être brandis comme une couverture protectrice susceptible de prévenir le recours des uns ou des autres à la violence ou à la vengeance. En témoigne notamment l’exemple de Salîmâ, village mixte druzo-chrétien du Haut-Matn où une réconciliation a eu lieu en avril 2000. Cinquante-trois druzes y avaient été massacrés en septembre 1976 dans le cadre de la contre-offensive phalangiste qui répondait à la campagne lancée dans le Matn par le druze Kamal Joumblatt, chef du Mouvement national, et qui avait entraîné le massacre de nombreux chrétiens. À Salîmâ, la responsabilité du massacre des druzes incombait aux miliciens phalangistes de Bachir Gemayel ainsi qu’à de jeunes chrétiens originaires de Damour qui cherchaient à venger environ cinq cents des leurs, victimes d’un massacre au mois de janvier précédent dans ce village du littoral du Chouf censé être sous la protection de Kamal Joumblatt. Vingt ans plus tard, pour parvenir à une réconciliation à Salîmâ, il était important, pour les membres du comité chrétien de réconciliation, de replacer le massacre dans le contexte de l’époque et de rappeler aux druzes que Salîmâ était l’un des rares villages où des druzes avaient été massacrés, dans une région où c’étaient les chrétiens qui avaient surtout été pris pour cible. Mais le déséquilibre de cette comptabilité macabre nourrissait la frustration des druzes de Salîmâ, majoritairement hostiles au retour des chrétiens qui eux-mêmes craignaient d’être la cible d’éventuelles vengeances druzes. Pour les encourager au retour, on gonfla le nombre des morts chrétiens ouvrant droit à compensation, en rajoutant aux cinq morts tués par des druzes à Salîmâ entre 1975 et 1984 le nom de dix victimes de guerre chrétiennes originaires de Salîmâ, mais tuées hors de la Montagne entre 1975 et 1990, et donc sans lien avec les conflits druzo-chrétiens. Les morts chrétiens de Salîmâ étaient ainsi tirés de l’oubli qui a frappé le reste des morts de guerre du Liban, et leur « retour-remémoration » tenait lieu de réparation matérielle et morale de la perte. L’un d’entre eux fut toutefois exclu de la transaction : un général de l’armée libanaise tué en 1990 lors de la guerre qui opposa l’armée libanaise aux Forces libanaises de Samir Geagea. Selon le principal organisateur des réconciliations, c’était l’institution militaire qui était chargée d’indemniser la famille de l’officier martyr ; elle ne pouvait donc prétendre aux « indemnités de réconciliation » octroyées par le ministère des Déplacés. En revanche, une jeune femme tuée en 1994, après la fin de la guerre, dans l’attentat contre une église de Zouk imputé aux Forces libanaises de Samir Geagea, a été incluse dans la procédure administrative de réconciliation. Les droits reconnus aux morts de guerre étaient donc sélectifs. Les druzes de leur côté gonflèrent également le chiffre des victimes du massacre en y ajoutant une quinzaine de miliciens et autres personnes tués au combat ou dans des bombardements, dans et en dehors de la Montagne, ce qui porta à soixante-huit le nombre des morts druzes entrant dans la transaction. Dans un environnement considéré comme hostile par les chrétiens « de retour », les morts de guerre constituent une « dette de sang » brandie à la face des auteurs de meurtre ou de massacre, et les vivants se cachent derrière leurs morts pour retourner dans la Montagne. Plus ils ont de morts de guerre à leur actif, plus ils se sentent protégés et sûrs d’eux. C’est bien ce qui a posé problème dans les villages comme Salîmâ, où les druzes ont été tués en grand nombre et les chrétiens en nombre réduit.
20Les morts de guerre ne sont pas moins instrumentalisés par les partis dans les enjeux de réconciliation entre forces politiques. Un exemple récent en témoigne parfaitement. Dans le cadre du rapprochement entre le Courant patriotique libre (CPL) et le PSP, Michel Aoun, chef du CPL, s’est rendu dans le Chouf, au « cœur » de la Montagne, le 20 février 2010, pour y clore un cycle de rencontres déjà entamé avec le leader druze Walid Joumblatt. Avant de se rendre à Mukhtâra, fief des Joumblatt, Michel Aoun est passé par Deir al-Qamar, haut-lieu symbolique de la présence historique chrétienne. Il souhaitait y rendre hommage à l’ancien président de la république Camille Chamoun (1952-1958) et à son fils Dany, assassiné avec sa famille en 1990.Ce dernier avait été le compagnon de route de Michel Aoun dans ses luttes contre l’occupation syrienne et la milice des Forces libanaises, entre 1988 et1990. Michel Aoun devait ensuite déposer une couronne de fleurs sur l’unique mémorial dédié aux massacres des chrétiens de 1860 situé sur le parvis de l’église Sayyidat al-Talla de Deir al-Qamar, avant d’y assister à la messe prévue pour l’occasion. Or il s’est trouvé confronté à une fin de non-recevoir de la part du député du Chouf, Dory Chamoun, frère de Dany, qui a refusé sa visite à la tombe des Chamoun, jugeant qu’il s’agissait d’un hommage bien tardif pour quelqu’un qui était revenu d’exil depuis cinq ans déjà. De jeunes « chamounistes » brandirent des banderoles accusant Aoun d’exploiter les morts à des fins politiques. Il dut finalement se contenter de déposer les couronnes destinées aux Chamoun au pied des grands portraits des défunts installés in extremis auprès du mémorial. Interrogé sur les intentions de son allié dans le Chouf, Dory Chamoun, Walid Joumblatt déclara ne pas comprendre sa réaction en indiquant que tout le monde était libre de visiter le « mort » qui n’était la « propriété de personne ». À Mukhtâra, Aoun ne manqua pas de déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Kamal Joumblatt, passage obligé à résonance symbolique avant toute visite officielle au palais. Mais, en lui rendant hommage, Aoun occultait les « martyrs » chrétiens de 1977, pourtant évoqués plusieurs fois dans ses allocutions, ceux qui avaient payé de leurs vies celle de Kamal Joumblatt. La « paix durable » qu’il entreprenait de construire avec Walid Joumblatt passait par un changement du statut des morts. Il s’agissait pour lui de se réapproprier la mort de son ancien allié Dany Chamoun. Il investissait par ailleurs la mémoire des « martyrs » de 1860, l’année même du 150e anniversaire des massacres. C’était là un message adressé à sa base populaire chrétienne du Chouf, mais aussi à la communauté druze.
21Michel Aoun affirmait son pouvoir de réparation du passé tout en se posant implicitement en protecteur des chrétiens « de retour » dans la Montagne, puisqu’il rappelait aux druzes que les chrétiens n’avaient pas oublié les événements du xixe siècle et, par conséquent, moins encore la récente guerre du Liban. Ce geste hautement symbolique exprimait l’inexprimable. Dans un discours presque exclusivement consacré à la mémoire, Aoun invitait finalement chrétiens et druzes à dresser, dans chaque village de la Montagne, un monument aux morts qui porterait les noms de tous les « martyrs » druzes et chrétiens originaires du village, tombés « partout » durant la guerre.
Pratiques funéraires et commémoratives des chrétiens de la Montagne depuis 1983
22Contrairement à ceux de Ma‘âsir, de nombreux chrétiens de la Montagne refusent d’exhumer leurs morts ou même de connaître le lieu de leur sépulture. C’est le rapport construit et intériorisé à la mort, partie intégrante du processus de deuil, qui empêche Antoinette, pourtant retournée à Bhamdoun, son village d’origine, où elle a perdu toute sa famille, de chercher à savoir où se trouvent les charniers. « À quoi cela sert-il après vingt-cinq ans ? À part à remuer le couteau dans la plaie. Je suis fixée sur leur sort ; ça ne sert à rien de les retrouver. Qu’on les laisse là où ils sont, reposer en paix. Pourquoi les déterrer et les enterrer à nouveau ? » Même si elle ne sait pas où se trouvent les restes des membres de sa famille, elle est tout à fait certaine de leur sort. Pour elle, ils sont bel et bien morts (ce ne sont pas des « morts vivants »). Ils sont à leur place en terre et dans sa mémoire. Antoinette a donc refusé de recréer une relation de vivante à « disparus ». Elle n’a pas eu besoin du rituel de sépulture pour faire passer les disparus au statut de morts.
23Entouré de villages druzes ou mixtes, Bhamdoun est une bourgade entièrement grecque orthodoxe dans le district de ‘Aley. Le 6 septembre 1983, à la suite d’un affrontement qui fut significativement appelé la « bataille sans prisonniers », 334 chrétiens locaux y ont été massacrés. Dans l’après-guerre, Antoinette y est retournée définitivement ; elle y habite hiver comme été avec sa tante. La présence druze n’y est que symbolique et sans poids socio-économique majeur. Peut-être n’a-t-elle pas ressenti le besoin d’affirmer sa présence à Bhamdoun, face aux druzes tenus pour responsables du massacre de 1983, puisque tout simplement les druzes ne sont pas présents dans le village et qu’elle n’est en aucun cas tenue de les côtoyer. Elle n’a pas eu de message à adresser, car il n’y avait pas de destinataire dans le village. Contrairement aux chrétiens de Ma‘âsir qui connaissent l’identité des tueurs de leurs proches, ceux de Bhamdoun ignorent de surcroît l’identité des meurtriers, restés anonymes. À Bhamdoun, chaque année depuis que les chrétiens ont été autorisés à revenir, on célèbre la mémoire des 334 victimes dont la plupart des corps n’ont pas été retrouvés. Une messe est célébrée le dimanche le plus proche du 6 septembre sans discours ni cérémonial propre. Le même processus se déroule du reste à Ma‘âsir chaque année depuis la réconciliation, ainsi qu’à Damour où de nombreux chrétiens sont revenus.
24À l’exception de Ma‘âsir où la réconciliation s’est fondée sur le besoin de connaître la vérité, tous les villages de la réconciliation qui furent le théâtre de massacres se contentent de rendre un hommage à leurs morts « disparus », à la date du massacre ou le dimanche le plus proche de la date du massacre. Célébrer une messe en semaine revient à accepter d’avoir une église presque vide puisque les chrétiens ne montent dans leurs villages d’origine qu’en fin de semaine. Les prêtres qui célèbrent la messe s’en tiennent à l’évocation collective et anonyme des victimes par la formule les « victimes du massacre de Ra’s al-Matn » (dahâya majzarat Ra’s al-Matn) ou encore les « martyrs du massacre de Kfarnabrakh » (shuhadâ’ majzarat Kfarnabrakh). On ne désigne souvent plus les victimes par leurs noms, a fortiori lorsqu’elles sont nombreuses. Quand une famille désire honorer plus particulièrement une ou plusieurs de ses victimes, une messe peut être célébrée à leur mémoire ou leurs noms cités lors d’un office dominical, moyennant une donation à la paroisse. Pour affiner la question des lieux de commémoration qui peuvent être soit le lieu de la mort, soit l’église du village d’origine, soit une église située en « bastion chrétien » (lieu de résidence de la famille), il conviendrait de distinguer en fonction de la date du décès (avant ou après 1983), de l’existence ou non d’une réconciliation, de la présence ou de l’absence des corps enfin.
25Les commémorations des victimes chrétiennes de la Montagne ne sont le plus souvent pas l’objet de publicité ni de récupération politique et se déroulent dans la stricte intimité des églises. Les chrétiens de retour dans leurs villages continuent d’adopter dans l’ensemble un profil bas. « Nous sommes habitués à vivre comme ça dans cette partie de la Montagne, l’œil ne sort pas de son orbite, nous essayons de ne pas attirer trop l’attention sur nous », me déclara un interlocuteur en parlant des commémorations. Il existe cependant, dans certains villages, des cas de récupération politique et communautaire des morts-du-temps-de-guerre. Ainsi des membres actifs des Forces libanaises imposent-ils parfois leur patronage sur des messes de commémoration, ce qui empêche des familles de défunts, idéologiquement et politiquement opposées aux FL, d’y assister. Ces manifestations font partie d’un programme plus large de propagande qui exploite le religieux et le sacré : messes, cérémonies, hommages aux morts, y compris les morts victimes de leur propre milice durant la guerre. Ainsi le site Internet des Forces libanaises comporte-t-il, à la rubrique « Nos martyrs », des victimes civiles chrétiennes de guerre des années 1975-1977 qui n’ont jamais adhéré aux phalanges ni sympathisé avec leur cause, à une date où les FL n’existaient d’ailleurs pas encore. En outre, depuis la réconciliation, certaines obsèques peuvent prendre une tournure de meeting politico-religieux dont l’objectif, encouragé par certains partis politiques, est de consolider la présence communautaire chrétienne dans la Montagne.
Pratiques funéraires des chrétiens de la Montagne avant les réconciliations
26L’un des grands problèmes auxquels se trouvèrent confrontés plus de160 000 chrétiens après leur départ précipité de leurs villages fut celui de trouver une place pour leurs morts, même si l’urgence était d’installer les vivants. Pour la plupart des chrétiens, les conditions de l’exode furent dramatiques. Ce sont les plus jeunes qui partaient, laissant derrière eux les vieillards, les malades ou les handicapés, dont la plupart furent retrouvés massacrés parce qu’ils n’avaient pas pu fuir, ce qui explique le nombre élevé des plus de 70 ans tués à partir de la deuxième dizaine du mois de septembre 1983 (une fois l’effet de surprise devenu inopérant pour les assaillants). Il fallut aux chrétiens de la Montagne plus de quatre mois (jusqu’à la mi-décembre) pour être tous évacués des régions à majorité musulmane et se retrouver « en sécurité » dans le « bastion chrétien », la conurbation côtière qui s’étend de Beyrouth-Est à Jounieh, et au-delà jusqu’à Jbeil. Le Liban était alors divisé en bastions communautaires séparés par des lignes de démarcation dangereusement perméables. Du Nord au Sud, des chrétiens qui avaient quitté, par précaution ou par contrainte, les régions contrôlées par les « forces de gauche » « palestino-progressistes » et islamiques avaient afflué vers le « bastion chrétien ».
27Pour les chrétiens expulsés du Sud du Mont-Liban, comme pour l’ensemble des chrétiens qui ne pouvaient s’aventurer hors de la « zone chrétienne » pour rejoindre leurs villages d’origine, il fallait s’organiser pour enterrer les morts durant la guerre et même au-delà. Or c’est l’institution religieuse qui détient le contrôle physique des morts (via le cimetière) et leur contrôle symbolique (via le rituel). Si l’Église n’est plus en mesure de territorialiser l’au-delà, elle continue de territorialiser les cimetières, ce qui constitue un commerce florissant. Toute personne, même athée, a droit à des funérailles religieuses et prend nécessairement place dans un cimetière religieux. Durant la guerre, plusieurs types de sépulture ont pu être envisagés : les personnes tuées ou décédées après 1983, dont les familles n’avaient aucun espoir de retour dans le village d’origine et qui avaient des proches en « zone chrétienne », ont pu être inhumées définitivement dans les caveaux de ces villages, au plus près de leur nouveau lieu de résidence.
28Pour les autres défunts, l’inhumation était plus problématique. Des solutions provisoires ont été envisagées. Des comités de village se sont organisés par confession pour régler l’épineuse question du « rangement » du cadavre et ont entrepris de collecter les cotisations des familles soucieuses d’attribuer une place à leurs morts. Chaque communauté confessionnelle chrétienne originaire d’un village donné a ainsi constitué sa propre « caisse » dotée d’un trésorier pour en gérer les comptes. Lorsqu’une famille était numériquement importante, elle pouvait s’organiser indépendamment d’un comité de village. Dans la plupart des cas, les cotisations ont servi à louer rapidement des caveaux nommés « tiroirs » (jawârîr), préalablement construits dans les cimetières de la zone d’accueil. Ce sont en général les paroisses gestionnaires des waqf chrétiens (biens religieux de mainmorte), dont dépendaient les cimetières, qui construisaient et louaient les caveaux villageois ou familiaux aux personnes qui s’acquittaient du droit d’y enterrer leurs morts et en conservaient la location tant qu’elles avaient une descendance susceptible d’en faire usage (haqq thurriyya). Une fois la guerre finie et les réconciliations accomplies, les familles pouvaient décider de déplacer ou non vers la Montagne leurs morts du temps de guerre, de les inhumer dans les villages d’origine ou de les laisser dans les cimetières des paroisses d’accueil.
29Dans des cas plus rares, les cotisations ont servi à louer de minuscules parcelles de terrain à des waqf chrétiens pour y construire un « caveau du village » provisoire (madfan al-day`a) ou un caveau familial dans le cas de grandes familles, en attendant le retour au village d’origine. La location se faisait sur la base d’un bail annuel automatiquement renouvelé tant que la guerre se poursuivait et que les réconciliations n’étaient pas achevées. Ces caveaux villageois devaient être bâtis selon une architecture et un cahier des charges très stricts, imposés par les gestionnaires des waqf, en l’occurrence les confréries religieuses qui louaient le terrain. La guerre prolongée a transformé certaines cellules ou « tiroirs » en ossuaires. On déposait donc le cercueil du défunt à l’intérieur d’une cellule le temps de la thanatomorphose (un an en général), avant de retirer les ossements, de les placer dans un sac en nylon marqué du nom du défunt et de les déposer dans les cellules exclusivement destinées à cet usage. Ces cellules ossuaires devaient théoriquement être un lieu de transition destiné à attendre l’inhumation définitive dans le cimetière du village d’origine, soit dans les caveaux familiaux, si les restes des défunts pouvaient être identifiés, soit dans un caveau collectif commun à tous les morts de temps de guerre originaires du village, soit enfin dans la fosse commune du cimetière. Expression du provisoire, ces caveaux villageois ou familiaux, promis à la destruction, constituaient l’incarnation même de l’espoir du retour.
30Une famille qui ne disposait pas de caveau familial ou villageois avait recours au cimetière de son lieu d’installation. Elle pouvait y louer un « tiroir »le temps de la thanatomorphose et choisir au bout d’un an soit de déplacer la dépouille vers un caveau familial ou villageois construit ou loué au cours de l’année, soit de recourir à la solution la plus simple et la moins coûteuse : l’inhumation définitive dans la fosse commune du cimetière. Cette pratique courante est communément appelée dafn bi-l-’îdâ‘ (dépôt funèbre en consignation).
31Les paroisses chrétiennes des périphéries de Beyrouth ont ainsi accueilli dans leurs cimetières les défunts des nombreux villages inaccessibles en temps de guerre. Prenons à titre d’exemple l’église maronite Mar Girgis (Saint-Georges) al-Khraybeh à Hadath, grosse bourgade chrétienne du district de B‘abda. Outre les caveaux villageois de villages du Sud-Liban ou de la banlieue sud de Beyrouth que les chrétiens ne pouvaient atteindre pour inhumer leurs morts, le cimetière de Mar Girgis contient les caveaux villageois de nombreuses localités du Chouf. Les caveaux collectifs ou fosses communes relevant de Mar Girgis ont accueilli d’autres morts maronites de la Montagne, mais aussi, pour des raisons pratiques, des défunts grecs catholiques, voire les époux orthodoxes de défuntes maronites. C’est dire que, durant la guerre, la confession de la personne n’était pas un obstacle susceptible d’empêcher une inhumation dans un cimetière relevant d’une autre confession chrétienne. D’autres paroisses maronites, grecques catholiques ou orthodoxes de la périphérie de Beyrouth (Hazmiyyeh, Furn al-Chubbâk, Nab‘a, ‘Ayn Sa‘âdeh), accueillirent de même les défunts originaires d’autres villages de la Montagne ou du reste du Liban, inaccessibles pour les chrétiens. À Mansûrieh dans le Matn, où des réfugiés maronites venus de tout le pays s’installèrent en nombre, on construisit pour eux une église sur un terrain du waqf grec orthodoxe, et la paroisse orthodoxe céda une partie de son cimetière pour y enterrer les morts maronites.
32Durant la guerre et souvent l’après-guerre, les morts chrétiens originaires de la Montagne ont été ainsi inhumés à la périphérie de leur terre natale mais au cœur du « bastion chrétien », et ce jeu centre/périphérie a provoqué chez eux des sentiments contradictoires. Certains ont vécu la mort en exil de leurs proches comme un bannissement définitif de la terre mère et nourri des sentiments de frustration et de victimisation. D’autres, surtout parmi les jeunes générations, ont accepté plus facilement l’idée du non-retour au village d’origine, préférant que les morts soient enterrés en « lieu sûr » dans un endroit proche du lieu de résidence. Déni de l’origine ou deuil de la terre natale, le territoire père qu’est le « bastion chrétien », synonyme de sécurité, s’est ainsi substitué à la terre mère. Du reste, nombreux sont ceux qui, après la réconciliation, vivront sur un mode traumatique le déplacement des ossements de leurs proches d’un caveau accessible et sûr, au caveau familial du village natal, au cœur d’un environnement perçu comme hostile. De fait, en dépit des réconciliations, de nombreuses familles refusent toujours d’enterrer leurs morts dans les villages lointains de la Montagne. Certains expriment même leur refus d’être enterrés au village à leur mort, soit par crainte d’être oubliés de leurs proches, soit par peur d’un cycle éternel de violences et de profanations. Si les villages druzo-chrétiens sont aujourd’hui physiquement accessibles, les obstacles sont psychologiques et parfois logistiques. De nombreux cimetières ont été totalement démolis ou rasés, et ceux qui ont été restaurés sont en général protégés par des portails fermés et confiés à la vigilance d’un chrétien qu’il faut solliciter pour se rendre sur la tombe d’un proche. Le retour des morts au village peut être vécu par les familles comme une relégation plutôt qu’une réintégration, comme si les défunts étaient voués à une mort sociale après la mort physique. Car une guerre prolongée et un exil quasi définitif ont durablement bouleversé le rapport à l’origine des chrétiens de la Montagne.
Pratiques funéraires des chrétiens de la Montagne après les réconciliations
33Le rapport aux morts et l’évolution des pratiques funéraires permettent de cerner les deux tendances opposées qui divisent les chrétiens de la Montagne dans leur relation à l’origine : une volonté de rompre, observée à la fois dans les familles durement éprouvées et parmi les jeunes, et une volonté inverse de renouer avec l’origine, qui peut se fonder sur la nostalgie, notamment chez les personnes âgées peu éprouvées, ou sur une affirmation identitaire observée surtout chez des militants, qu’il s’agisse d’anciens combattants ou des jeunes désireux de prendre une revanche sur le passé, jugé peu glorieux, de leurs parents.
34Les familles chrétiennes désenchantées qui veulent se détacher complètement de leur région d’origine vendent leurs biens et refusent d’y enterrer leurs morts, même après les réconciliations, préférant acheter en plein « bastion chrétien » un lopin de terre dans un cimetière afin d’y faire construire un caveau, en dépit du coût élevé de l’opération (10 000 à 12 000 dollars américains en 2010 dans le Mont-Liban pour deux mètres carrés de caveau sans frais de construction, et jusqu’au quadruple pour Beyrouth). Elles ne sont toutefois pas prioritaires par rapport aux familles originaires du lieu et il existe de surcroît d’importantes restrictions liées à la rareté de la terre dans des régions devenues surpeuplées (Matn, Kesrouan, Beyrouth et ses banlieues). Mais il y a plus. Depuis la fin de la guerre en 1990, toute famille (surtout chrétienne) désireuse de transférer son registre d’état civil de son lieu d’origine à son lieu de résidence est confrontée à une fin de non-recevoir du ministère de l’Intérieur, ce qui rend plus difficile encore l’accès aux cimetières des lieux de résidence. L’État libanais empêche donc les chrétiens de transférer leurs états civils afin de satisfaire certaines autorités religieuses, qui redoutent de voir la Montagne vidée de ses chrétiens, et de ne pas modifier la composition démographique de la région pour des raisons électorales et communautaires. Les chrétiens y sont encore majoritaires sur les registres, même si ce n’est plus le cas sur le terrain. Certaines autorités religieuses conservent ainsi un semblant de contrôle politique sur la totalité du territoire libanais, sans pour autant investir pour encourager les chrétiens à retourner dans leur village.
35D’autres chrétiens en revanche cultivent le lien généalogique et le rapport à la terre des ancêtres, à la terre « maternisée19 ». Il s’agit surtout des anciennes générations qui ont la mémoire du village, de ceux qui ont été relativement peu éprouvés durant la guerre ou qui ont gardé des liens courtois avec la famille Joumblatt ; il peut s’agir aussi de jeunes sensibilisés à la terre, à la nature, au village et soucieux de se rapprocher des druzes. On note même des exemples d’hommes dont l’épouse seule est originaire de la Montagne, qui demandent à y être enterrés au nom des bons moments qu’ils y ont passés ou à cause de la beauté du lieu. Ceux-là montent au village pour y effectuer toutes sortes de rituels (baptêmes, mariages ou enterrements). Même s’ils n’ont pas les moyens de poursuivre la restauration de leurs propres demeures, ils vont d’abord reconstruire les cimetières pour y inhumer leurs morts, puis les églises et les monastères, car les lieux de culte, même peu fréquentés, sont sacrés aux yeux de beaucoup. Après les réconciliations, ou même avant dans les villages où le sang druze n’a pas coulé, les soldes des caisses communautaires villageoises ont servi à restaurer les cimetières avant même que le ministère des Déplacés n’ait indemnisé les villageois. C’est le cas pour la communauté maronite de Kfarmatta par exemple, qui a pu, quelques mois après la réconciliation de 2008, placer ses morts dans le cimetière maronite du village. Les orthodoxes de Kfarmatta quant à eux sont toujours enterrés hors du village en raison d’un obstacle cadastral qui empêche la communauté de reconstruire son cimetière détruit.
36Le « retour physique » des morts ne va pas toujours sans difficultés pourtant. S’il n’est pas motivé par un impératif tel que la destruction de caveaux bâtis sur des terrains waqf, le transfert n’est pas nécessairement vécu comme un besoin des chrétiens de marquer par là leur présence dans la Montagne. Ainsi à Salîmâ, le comité représentant les chrétiens maronites avait loué une parcelle à l’Ordre libanais maronite (OLM) du couvent de Mar Moussa (près de Broummana dans le Matn), gestionnaires du waqf dont dépend le terrain. Un caveau villageois financé par la caisse du village y avait été élevé en 1984 selon une architecture spécifique imposée par l’OLM. Construit en béton armé et revêtu de pierre, le caveau, dont l’accès était protégé par une porte en fer forgé, se composait de neuf cellules. C’est en 2005, soit cinq années après la réconciliation de Salîmâ, qu’il fut vidé de ses « occupants ».Les moines maronites de Mar Moussa avaient loué le terrain à des promoteurs immobiliers selon un arrangement plus avantageux. Le transfert des défunts de Salîmâ du caveau villageois de Mar Moussa au cimetière de leur village a été réalisé par le comité du village à l’insu des familles, ceci pour des raisons pratiques. Ce sont plus de soixante-dix sacs d’ossements individuels de morts de temps de guerre qui ont été déposés dans un caveau collectif du cimetière maronito-greco-catholique du village, sans tri ni identification des ossements, et non dans les caveaux familiaux où ils devraient légitimement reposer. Ces morts de guerre ont été tués hors de la Montagne et ne sont donc pas des victimes d’affrontements druzo-chrétiens, mais des porteurs d’idéologies politiques opposées cohabitent dans un même caveau collectif, ultime insulte insupportable pour les familles.
37Ce déplacement a surtout détruit le rapport à la mort que certaines familles s’étaient efforcées d’élaborer au cours des années : leurs morts étaient inhumés dans un endroit précis, proche d’eux, fixé, intériorisé. Cette deuxième inhumation a été vécue comme une deuxième mort, comme un retour du refoulé, comme si le repos du défunt n’était pas d’emblée éternel, mais aussi comme un châtiment pour le défunt et pour ses proches, car en dépit des réconciliations, rares sont les chrétiens qui résident en permanence dans leur village. Certains n’y possèdent même plus de pied-à-terre et n’y ont pas conservé de liens sociaux. Le village ne constitue plus une attache primordiale pour ces chrétiens de la Montagne qui se sont urbanisés et acculturés en moins d’une génération. Dès lors, c’est le défunt transféré qui devient la seule attache avec le village. Mais l’impossibilité de remplir ses obligations envers le mort, de lui rendre hommage, d’accomplir les rituels de visites – dépôt de fleurs, nettoyage, recueillement, médiation, prières, communication avec le mort (tawâsul) – rend le deuil plus difficile encore. L’inhumation des morts dans un village auquel on a désormais du mal à s’identifier accélère la perte du souvenir chez les jeunes générations que les adultes n’amènent plus se recueillir sur la tombe d’un grand-père ou d’un oncle et qui perdent ainsi le lien avec leurs ancêtres, avec leur terre et leur culture. Les rares initiatives individuelles ou collectives de transfert des morts sont un indicateur du relâchement des liens que les chrétiens de la Montagne entretiennent avec leur village d’origine.
38Pour d’autres chrétiens de la Montagne toutefois, le retour au village, même s’il ne se fait pas sans méfiance et sans prudence, est synonyme d’affirmation identitaire. Ce sont d’anciens miliciens, des militants appartenant à la génération de la guerre, ou des jeunes pleins de zèle qui cherchent à prendre une revanche sur un passé peu glorieux et à récupérer symboliquement les droits perdus de leurs parents. Pour des raisons politiques ou communautaires, l’enterrement au village et tout ce qui l’accompagne : obsèques, condoléances, sont primordiaux pour eux en ce qu’ils marquent le territoire et fondent des solidarités obligées. À cet égard, un nouveau concept qui a vu le jour pendant la guerre pour des raisons pratiques s’est répandu partout au Liban dans l’après-guerre : c’est le « salon de l’église » (sâlôn al-knîsseh), qui a ses équivalents dans les communautés druze et musulmane, mais qui revêt dans le cadre de la Montagne un rôle social déterminant de cristallisation du lien social et de l’identité communautaire. Le rituel qui s’y développe « actualise des expressions identitaires, renforce les sentiments d’appartenance, régénère les solidarités20 ». On s’y attarde, surtout lorsqu’on n’a pas de pied-à-terre dans le village. On y boit le café ensemble et, au moment du repas, on y mange les mêmes sandwichs. Le « salon de l’église » comprend une cuisine (à l’étage, dans un sous-sol ou dans une salle mitoyenne), des W.-C., un petit kiosque discret mais bien visible à l’entrée, où les visiteurs déposent de l’argent au lieu d’offrir une couronne de fleurs (badal ‘an iklîl), et enfin un parvis où l’on se libère des rites qu’impose le salon et surtout du regard des curieux, enthousiastes ou mondains, qui surveillent les entrées et sorties des visiteurs. Les voix s’y font plus fortes et les fumeurs s’y détendent.
39L’enterrement au village, mais aussi la fête du saint patron du village et la messe du dimanche – plus longue qu’à Beyrouth pour justifier le déplacement – sont aujourd’hui l’occasion de recréer la communauté émotionnelle, de revivifier le lien entre chrétiens d’un même village, lien qui avait disparu avec la dissémination des « déplacés » aux quatre coins du « bastion chrétien », voire de la planète, puisque 40 % des chrétiens expulsés de la Montagne ont définitivement émigré hors du pays. La ritualité remodelée dans la Montagne « tient son efficacité de la solidarisation qu’elle opère entre les survivants, de la dynamisation qui s’y réalise des échanges et du sentiment d’appartenance21 ». Le mort marque de sa présence physique mais aussi symbolique le territoire.
Conclusion
40Dans la Montagne druzo-chrétienne ensanglantée par une violence intime, la réconciliation comme processus politique de sortie de guerre était censée contribuer à alléger le poids des morts, à mettre les morts à leur place afin qu’ils cessent de hanter le retour des chrétiens et leurs relations avec les druzes. Or il a paradoxalement fallu le poids numérique et symbolique de ces morts pour permettre certaines réconciliations. Dans les villages où les druzes ont été victimes de massacres, la contribution de tous les morts de guerre chrétiens originaires du lieu a été nécessaire pour peser symboliquement face à tous les morts de guerre druzes. Dans ces villages en particulier, ce sont les chrétiens de retour qui portent le poids des morts druzes, puisque la plupart n’osent toujours pas s’y installer ni même s’y rendre, par peur d’hypothétiques vengeances. Dans les villages où des chrétiens ont été massacrés, ce sont aussi les chrétiens qui portent le poids de leurs propres morts, puisqu’ils craignent la répétition des cycles de violences dont ils gardent la mémoire. La violence de l’expulsion en 1983 s’est du reste accompagnée d’un acharnement sur les morts (profanation de nombreux cimetières chrétiens, exhumation de corps et disparition des cadavres de personnes massacrées), comme s’il fallait symboliquement extirper les morts chrétiens de la « Montagne des druzes ». Les chrétiens tentent aujourd’hui de faire porter aux druzes une part de ce poids en sortant du déni22 et en brandissant leurs morts comme un bouclier protecteur afin de négocier leur retour, leur place et leur permanence dans les villages sinistrés. Tout se passe comme si les personnes « de retour » sur leurs terres portaient à la fois le poids de leurs propres morts et celui des morts de l’autre. Que les chrétiens reviennent ou non, les druzes restés sur place conservent quant à eux leur terre, leur place, leurs droits et leur identité.
41Le « retour » ou l’absence de retour des morts et la perception qu’en ont les chrétiens sont un indicateur de leur rapport au village d’origine. L’existence de cas différents ne permet pas de généraliser, mais deux tendances se dégagent nettement : une tendance à la distanciation et une tendance inverse mais moins répandue à la revendication d’autochtonie, qui répond à cet attachement viscéral et irrédentiste des druzes à leur terre que l’exode rural n’a pas altéré. Dans l’ensemble toutefois, les morts chrétiens réinvestissent la terre de leurs ancêtres : « Il y a plus de morts chrétiens que de vivants chrétiens dans la Montagne », aux dires de l’un de mes interlocuteurs. De fait, en dépit des réconciliations, la Montagne est devenue pour les chrétiens un vaste cimetière, un lieu pour les morts, dans lequel la place des vivants n’est garantie que parce qu’ils jouissent en quelque sorte de la protection que leur confèrent leurs morts de guerre lorsqu’ils savent les exploiter. Aujourd’hui, dans la Montagne, les autochtones chrétiens permanents qui y résident hiver comme été, en semaine comme en week-end ne sont que des morts.
Notes de bas de page
2 D. de Clerck, « La Montagne : un espace de partage et de ruptures », F. Mermier (éd.), Liban. Espaces partagés et pratiques de rencontre, Beyrouth, Institut français du Proche-Orient, coll. « Les cahiers de l’IFPO », 1, 2008.
3 La communauté druze est l’une des cinq communautés « musulmanes » officiellement reconnues aujourd’hui au Liban. La doctrine druze, ou tawhîd, dérivée du chiisme ismaélien, est un « syncrétisme » religieux qui prône l’unicité avec « Dieu ». À la veille de 1975, les druzes, concentrés géographiquement dans le Mont-Liban-Sud et la Bekaa-Ouest, comptaient 6 % de la population libanaise. Les chrétiens du Liban sont divisés en douze communautés confessionnelles reconnues. Les trois principales : les maronites, les Grecs orthodoxes et les Grecs catholiques, représentaient respectivement, à la veille de la guerre du Liban, environ 25 %, 8 % et 6 % de la population. Ce sont les membres de ces trois communautés confessionnelles qui cohabitaient avec les druzes dans la Montagne.
4 B. Labaki, Kh. Abou Rjeily, Bilan des guerres du Liban, 1975-1990, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 59.
5 La réconciliation dans ces trois villages a eu lieu le 12 octobre 2010.
6 Sur ce point, voir L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1988.
7 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. 45.
8 Source inédite : Service de recherche du Front libanais (octobre 1985), « Les martyrs de la Montagne et les martyrs chrétiens tombés des conséquences d’agressions menées sur les villages chrétiens du 13 avril 1975 à septembre 1985 », 2 tomes.
9 La bataille de la Montagne (ma‘rakat al-jabal) désigne la période, dans la guerre de la Montagne, qui s’étend du retrait israélien précipité (fin août 1983) à la fin du siège de Deir al-Qamar (15 décembre 1983). Apogée de la guerre de la Montagne, elle se caractérise par une série de massacres de civils et de violents combats entre miliciens chrétiens des Forces libanaises et miliciens druzes du PSP (aidés des forces syriennes et palestiniennes dissidentes au Fath de Yasser Arafat).
10 Au lendemain de l’avènement de la deuxième république qui succéda aux accords de Taëf, une loi d’amnistie est promulguée le 26 août 1991, sous le mandat du président Elias Hraoui. Elle couvre des crimes politiques et des crimes contre la sécurité intérieure de l’État (instigation à la guerre civile, troubles interconfessionnels, armement des Libanais les uns contre les autres, insurrection, organisation des bandes armées, terrorisme…) commis avant le 28 mars 1991.
11 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. IV, préface.
12 Les druzes du village n’ont pas dévoilé l’emplacement de tous les corps. Leur connaissance des lieux des charniers résonnerait comme une preuve du crime commis par des membres de leur communauté et comme un aveu de leur culpabilité, ce qu’ils ne peuvent admettre. En 1997, un homme a retrouvé deux squelettes dans une cave qu’il nettoyait. Ils ont été inhumés dans l’église.
13 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. 63.
14 L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort, op. cit., p. 45.
15 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. 64.
16 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. IV, préface.
17 A. Prost, « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », P. Nora (éd.), Les lieux de mémoire, I, La république, Paris, Gallimard, 1984.
18 Ibid., p. 204.
19 E. Morin, L’homme et la mort dans l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 121.
20 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, op. cit., p. 59.
21 Ibid., p. 36.
22 Ils peuvent rappeler aux druzes ce qui s’est passé ou l’insinuer dans des conversations lorsqu’elles ont lieu.
Auteur
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L’Europe des Français, 1943-1959
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