Chapitre 3. Combattre la pauvreté, façonner la société
p. 83-108
Texte intégral
1Le Bureau central de bienfaisance (BCB) a été fondé en 1867 par des philanthropes de l’ancienne élite afin de changer la pratique de la charité en combattant « les abus de la mendicité » et de travailler au « relèvement des indigents1 ». Il considère que, accordée « sans aucune condition, c’est-à-dire gratuitement et à titre d’aumône, l’assistance plonge celui qui la reçoit dans une indigence plus profonde encore, en affaiblissant chez lui les sentiments de dignité personnelle et de responsabilité qui sont les auxiliaires les plus puissants de l’homme dans sa lutte contre la pauvreté2 ». Ces deux « sentiments » doivent au contraire être renforcés par une action « morale » qui constitue le cœur de la réforme de la bienfaisance à l’origine de la fondation du Bureau. Cette vision repose sur l’idée que les sources de la misère se situent dans la « moralité » et le comportement des individus.
2Pour faire face à cette situation, le BCB tente de mettre en place une nouvelle conception scientifique de la philanthropie qui se traduit par une centralisation des dons par le Bureau afin de mettre fin au lien direct entre le donateur et le nécessiteux, par la constitution de dossiers sur les demandeurs d’aide afin de pouvoir différencier les bons des mauvais indigents et par la mise en place d’un réseau de visiteurs et visiteuses chargés de vérifier si, en échange de l’aide, les principes de moralité mis en avant par le BCB sont intégrés par les personnes dans le besoin.
3Une étude attentive des pratiques du BCB, en particulier des dossiers conservés, permet de mettre en évidence le lien social qui se construit dans un triptyque impliquant le Bureau, les personnes qui reçoivent son aide et les philanthropes qui la financent. Ce lien social se caractérise certes par la contrainte exercée sur les indigents, mais aussi, parfois, par les capacités d’adaptation de ces derniers.
4Le BCB n’est pas isolé. À Genève, il collabore avec d’autres organisations de secours, qu’elles relèvent de l’initiative privée ou publique. Les liens identifiés par l’analyse de réseau existent aussi dans la pratique quotidienne de la bienfaisance, laquelle implique différents acteurs qui combinent leurs efforts et échangent des informations.
5Cette ambition réformatrice n’est pas une exclusivité du Bureau genevois ; on la retrouve ailleurs en Europe ou aux États-Unis. Le BCB partage sa vocation avec d’autres œuvres qui participent à façonner des savoirs sur les pratiques de l’assistance. Il s’inspire d’organisations similaires et, en retour, sert de modèle à d’autres institutions.
6Le BCB a déjà son historien. En effet, Flavio Baumann, auteur d’un intéressant mémoire de licence (1983), en a retracé l’histoire et décrit le fonctionnement. Ce travail tout à fait novateur nous permet de pousser plus avant son analyse fondée sur des sources primaires. Notre propos est de comprendre la signification sociale de l’assistance, ce qu’elle implique pour les donateurs et les récipiendaires de l’aide et le lien social qui est créé dans son sillage, problématique que Baumann ne fait qu’effleurer. Nous nous intéressons aussi à la fonction de l’assistance en tant que levier pour imposer certaines normes sociales relatives par exemple à l’organisation de la famille. Enfin, Baumann ne donne pas tellement la parole aux personnes qui reçoivent l’aide, ce que nous tentons de faire par le biais des lettres qu’elles adressent aux philanthropes et au Bureau.
Origines locales et transnationales du Bureau central de bienfaisance
7L’ambition de l’élite genevoise d’organiser et de rationaliser la pratique de la bienfaisance se concrétise, comme nous l’avons vu plus haut, par la publication de l’Annuaire, mais il n’en est pas le seul produit. En effet, en 1867 un groupe de philanthropes fonde le Bureau central de bienfaisance3, dont le but est la suppression « des abus de la mendicité, et la transformation de cette charité qui se borne à faire l’aumône en une charité qui relève en même temps qu’elle soulage4 ». Ce double objectif répond à des préoccupations croissantes de l’élite de la cité : il est le sujet de nombreuses discussions, notamment au sein des diaconies de l’Église protestante et de la Société genevoise d’utilité publique. Plusieurs instances s’approprient le mérite de la fondation du Bureau, mais avant d’être l’œuvre d’une seule personne ou l’initiative d’une organisation, le BCB est d’abord le produit de la réflexion d’un milieu qui, à un moment donné, voit sa création comme une nécessité.
8Au cours d’une séance de la SGUP en décembre 1864, Louis Appia propose de publier un « guide pratique » à l’usage des philanthropes. L’idée est soutenue par plusieurs membres présents, mais le débat s’oriente rapidement vers la formation d’un bureau central qui est défini par Appia en janvier 1865 comme « une agence de consultation et de renseignements pour l’exercice de la bienfaisance ». En décembre 1865, Gustave Moynier suggère la création d’une commission pour étudier la question. Le projet est finalement enterré quelques mois plus tard lors d’une réunion des délégués des établissements de bienfaisance du canton, à savoir l’Hôpital général, les quatre diaconies, la Société de secours et la Société d’aumônes5. La SGUP a donc fourni un espace de discussion qui a permis à ses membres de se saisir de cette question, mais elle n’a pas été, comme dans les cas cités au chapitre 2, à l’initiative de la création du Bureau. Son rapport pour l’année de fondation du BCB n’en fait même pas mention, laissant son président conclure : « L’année qui s’achève n’a pas offert, au point de vue de nos travaux, des particularités saillantes dont le rappel puisse rehausser, d’une manière exceptionnelle, l’intérêt de ce rapport6. »
9Le premier secrétaire du Bureau, François Bruno-Gambini, un philanthrope impliqué dans les diaconies de l’Église protestante, considère pour sa part que l’idée de la création du BCB vient d’un ouvrage qu’il publie en 1865, consacré à l’action charitable de ces diaconies. Son livre attire l’attention d’autres philanthropes, Ernest Naville, Eugène de Morsier, qui sera le premier président du Bureau, Mlle Schaub et Mme Puerari-Mirabaud, qui contribuent à la réalisation du projet7. Naville et de Morsier sont membres de la SGUP et sont ainsi au fait des débats de la société sur l’organisation de la bienfaisance. Les noms de ces fondateurs ne laissent planer aucun doute sur leur appartenance aux familles de l’ancienne élite. Selon Flavio Baumann, le Bureau a rapidement connu un succès important, comptant quelque 951 membres après un an d’existence et presque 1300 pendant les trente années suivantes. L’approche est inédite puisqu’il s’agit de la première œuvre fondée à Genève dans le but avoué de réprimer la mendicité.
10Les préoccupations à l’origine de la fondation du BCB sont partagées par une série d’organisations philanthropiques en Europe et aux États-Unis. En effet, les thèmes de la « lutte contre la mendicité » et de la nécessité d’accompagner la bienfaisance d’une « action morale » ou de lutter contre les « mendiants professionnels8 » sont très présents dans les discussions des associations de philanthropes, en Suisse comme à l’étranger. À Genève, il n’est pas rare que d’autres organisations soient évoquées en tant qu’exemples. Ainsi, en 1867, deux sociétés, situées à Londres et à Lausanne, sont citées dans le premier rapport du BCB comme sources d’inspiration. La première est probablement la Society for the Suppression of Mendicity, fondée 1818, dont le BCB a retenu deux principes d’organisation : l’enregistrement des demandeurs et l’emploi de cartes, qui sont délivrées par les philanthropes à la place d’une aumône et doivent être présentées au Bureau afin d’obtenir un secours9.
11La seconde est sans doute le Bureau central de bienfaisance de Lausanne – fondé en 1854 par la Société vaudoise d’utilité publique – qui « [a] pour but de subvenir aux besoins des pauvres domiciliés dans la commune de Lausanne, d’après les principes du patronage10 ». Comme sa consœur genevoise, la Société vaudoise d’utilité publique a consacré depuis 1832 plusieurs discussions à la question de l’organisation de la bienfaisance. Les mêmes thèmes dominent les débats : comment lutter contre la mendicité et trouver les moyens d’accompagner la bienfaisance d’une action « morale » ? Le patronage, qui prévoit qu’un philanthrope encadre une famille demandeuse d’aide en examinant sa situation et en lui prodiguant ses conseils dans le but de la sortir de sa situation de précarité, se présente alors comme la solution qui résoudra les écueils de la bienfaisance. Comme l’écrit Françoise Nicod, aux yeux des philanthropes vaudois, « le patronage permet de tisser des liens entre les visiteurs et les assistés, et les premiers peuvent, en pénétrant dans les milieux misérables, y exercer une influence salutaire11 ».
12Si le BCB prend comme référence d’autres œuvres, il constitue aussi une source d’inspiration pour les milieux philanthropes en dehors de la Suisse dans un mouvement circulaire d’échanges et d’appropriations de savoirs et de pratiques relatives à la bienfaisance. Ainsi, dans les actes du congrès d’assistance tenu à Genève en 1896, on peut lire que : « M. le président Rilliet donne des explications sur le Bureau central de bienfaisance de Genève, qu’a copié la Société de Londres12. » Le rédacteur fait référence à la Charity Organisation Society (COS), connue à cette époque pour avoir mis en œuvre les principes de la « charité scientifique » (science of charity). La COS de Londres compte des offices répartis dans les districts de Londres13 et a inspiré plusieurs sociétés du même nom fondées aux États-Unis, à Buffalo en 1877, puis à New York en 1882. Ces organisations sont d’une taille bien plus importante que le Bureau genevois. Il ne s’agit pas d’influences bilatérales, mais plutôt d’un mouvement circulaire à l’intérieur d’un milieu philanthrope transnational, les expériences des uns fournissant aux autres des références pour leurs propres actions. Les acteurs entretiennent des relations au sein d’espaces où ils échangent et commentent leurs initiatives. Les Genevois sont ainsi présents dans les congrès internationaux d’assistance de la seconde moitié du xixe siècle. Gustave Moynier assiste aux sessions tenues à Bruxelles en 1856, Francfort-sur-le-Main en 1857 et Londres en 1862, où il présente les organisations d’assistance de son pays. Il appartient en outre à une « élite des congrès », un groupe de personnes participant régulièrement aux congrès internationaux, identifiée par Chris Leonards et Nico Randeraad14. En 1889 à Paris, une séance est consacrée à un « exposé des tentatives faites en divers temps et en divers pays pour organiser l’assistance d’après un plan méthodique », où la Suisse fait figure de précurseur, placée en deuxième position après l’Allemagne dans l’ordre d’apparition. Le paragraphe qui lui est consacré revient sur la fondation du BCB, représenté par son directeur15. En plus des sessions de congrès, les philanthropes maintiennent les liens entre eux en éditant des revues ou des bulletins qui sont diffusés auprès de leurs homologues à l’étranger. En outre, la plupart des sociétés, que ce soit la SGUP ou la Société vaudoise d’utilité publique en Suisse et d’autres à l’étranger, s’appuient sur un réseau de correspondants établis dans d’autres villes. Ces derniers constituent des relais à l’étranger ; ils suivent les travaux des sociétés, lisent leurs publications et leur envoient les imprimés de leurs homologues dans leur propre pays.
13Une des principales préoccupations de ce milieu transnational est la division du travail entre l’initiative privée et l’État. Cette question est discutée dans les sessions de congrès internationaux. Les milieux réformateurs réunis en congrès à Paris en 1889, puis à Genève en 1896, s’entendent sur un consensus minimal qui divise la population à secourir entre les « indigents valides » dont la responsabilité est attribuée aux organisations privées et les « indigents invalides » qui sont du ressort des institutions étatiques16. À Genève, on retrouve ces débats à l’époque de la fondation du BCB. En effet, en 1869 est créée l’Hospice général, qui dispense l’assistance publique à tous les Genevois quelle que soit leur confession. Jusqu’à cette date, la prise en charge publique des demandeurs d’aide porte les traces de la division confessionnelle et sociale héritée de la Restauration et de la création du nouveau canton, en 1814-1815. Les « anciens Genevois », c’est-à-dire les bourgeois protestants qui détenaient déjà cette qualité avant 1798, peuvent recourir à l’Hôpital général qui fait office de bureau d’assistance publique. En revanche, les catholiques des communes réunies, appelés les « nouveaux Genevois », sont renvoyés à une institution aux ressources moins importantes que l’Hôpital : la Fondation Tronchin. En 1869, l’Hôpital général est remplacé par l’Hôpital, dont la fonction est de soigner les malades, et l’Hospice général, qui dispense l’assistance publique. La loi par laquelle ce dernier est créé a été âprement débattue à plusieurs reprises17. D’une part, les opposants à la création de cette nouvelle institution publique insistent sur l’idée qu’elle ouvrirait la porte aux abus. Parmi eux, la SGUP18 et François Bruno-Gambini défendent une conception de la bienfaisance définie comme le devoir de charité chrétienne de personnes dévouées, consacrant leur temps à une assistance matérielle inséparable d’un relèvement moral19. D’autre part, les tenants de l’assistance publique considèrent que la charité est associée à l’aumône et qu’elle démoralise celui qui la reçoit, au contraire de l’assistance prise en charge par l’État, qui deviendrait un droit. Ils veulent aussi abolir les distinctions confessionnelles et historiques entre Genevois20. Ces oppositions recoupent le clivage politique entre les radicaux et l’ancienne élite libérale-conservatrice, les premiers ayant chassé la seconde du pouvoir au moment de la Révolution de 1846. Vingt ans plus tard, chacune de ces deux factions concrétise ses ambitions en matière d’assistance par la création d’une institution : les radicaux fondent l’Hospice général et l’ancienne élite se dote du BCB.
14Il semble, cependant, que les tensions soient beaucoup moins vives à la fin du siècle. En témoigne la collaboration entre les représentants du gouvernement radical et les philanthropes privés lors du congrès d’assistance de Genève en 1896. Les radicaux Alfred Didier et Adrien Lachenal siègent dans son comité et côtoient au cours des séances des philanthropes de l’ancienne élite, comme Alexis Lombard, promoteur des organisations d’assistance par le travail, ou Aloïs Rilliet, directeur du BCB. En marge du congrès, les espaces de sociabilité sont aussi animés par des acteurs des deux bords. Après l’invitation d’une philanthrope21 de l’ancienne élite dans sa propriété de Varembé où ils ont l’occasion d’admirer le Mont-Blanc, les congressistes prennent part à la « brillante » réception offerte par le Conseil d’État et le Conseil administratif de la Ville22. En outre, dans un domaine plus pratique, les tenants de la bienfaisance privée et publique entretiennent des rapports davantage caractérisés par la collaboration – voire la connivence – que par la concurrence, quand il s’agit d’échange d’informations au sujet d’une personne qui sollicite leur aide, nous y reviendrons.
Une bienfaisance aux ambitions scientifiques
15Dans le rapport annuel du BCB, le directeur souligne en 1902 que les sources de la misère doivent être recherchées dans le comportement des indigents : « Les mêmes causes, l’inconduite, la boisson, et cet atavisme de la mendicité qui est le triste apanage de tant d’êtres, amènent les indigents à nos réceptions quotidiennes23. » Pour remédier à ces maux, le Bureau décide d’imposer de nouvelles pratiques de la charité. Il demande aux philanthropes de renoncer à donner de l’argent directement. À la place, ces derniers sont censés offrir une carte que la personne demandant une aide peut présenter au BCB pour obtenir un secours. Au moment où elle sollicite le Bureau, celui-ci ouvre un dossier sur elle et sa famille et entreprend une enquête à son sujet. Comme le Bureau ambitionne d’agir contre « les abus de la mendicité », il centralise les renseignements sur chaque personne. Il prétend ainsi lutter contre les « quémandeurs de métier » qui abuseraient de la charité et préféreraient devenir des « mendiants professionnels » plutôt que de travailler. Grâce à la centralisation, les agents du Bureau ainsi que les représentants d’autres œuvres de bienfaisance peuvent identifier le profil d’une personne et se renseigner sur l’aide qui lui a déjà été accordée. Chaque dossier contient une fiche résumant la situation de la famille, ainsi qu’une comptabilité des dons reçus et de leur origine. Enfin, les secours doivent s’accompagner d’une action « morale » qui permettrait à la personne de se « réformer ». Les agents du BCB entrent dans les foyers et sont censés guider les personnes, afin de leur permettre de se défaire des comportements qui conduiraient à la précarité. L’enquête et le suivi constituent les éléments essentiels d’une méthode rationalisée du travail social, qui fonde l’action sur le « diagnostic social ». Cette méthode a été formalisée par la Britannique Octavia Hill à partir de sa pratique à la COS de Londres, puis théorisée par Mary Richmond dans son manuel intitulé Social Diagnosis publié en 1917 pour devenir le case work24.
16Le dépouillement des dossiers établis par le Bureau genevois sur les personnes qui demandent son aide permet de se faire une idée de la manière dont ce nouveau fonctionnement est mis en œuvre. La procédure est la suivante. Un premier document25 résume le « cas » : il contient le nom et le prénom de l’homme et de la femme ainsi que leur nationalité respective (même s’ils sont mariés26), leur confession et la date de création du dossier qui correspond au moment où l’attention du Bureau a été attirée sur la famille. À l’intérieur du dossier, le premier document dresse un bilan de la situation de la famille après une enquête menée auprès de personnes du voisinage, du pasteur, des employeurs, d’autres organisations de bienfaisance et des commerçants du quartier. L’analyse du « cas » prend en compte des éléments sanitaires (handicaps, maladie), économiques (revenus, loyers, capacité à travailler, dépenses), auxquels s’ajoutent des considérations d’ordre moral sur les comportements des membres de la famille.
17Prenons l’exemple de la famille K., qui sollicite l’aide du Bureau dès 1889 et dont le dossier se clôt en 1919. Mme K. se présente au BCB en juillet 1889 munie d’une carte donnée par le pasteur Henri Heyer. Celui-ci indique au dos de la carte qu’elle est sur le point de donner naissance à un enfant et qu’il lui a donc remis une « carte d’accouchement27 ». Il demande néanmoins que le Bureau aide cette famille à payer ses arriérés de loyer faute de quoi elle se retrouvera sans toit. Le comité vote un secours de 25 francs, alors que la dette des loyers s’élève à 45 francs. À intervalles plus ou moins réguliers, le « cas » de cette famille est à nouveau soumis au Bureau par différentes personnes qui sollicitent une aide en sa faveur. En juin 1896, Mlle L’Huillier, membre du Bureau, demande un secours pour cette famille qui est dans une « grande détresse ». Quelques considérations sur la famille suivent cette requête : Mme K. est sur le point d’accoucher de son sixième enfant, le père manque d’ouvrage à la suite d’un conflit avec son employeur. On apprend qu’il est « un excellent ouvrier » et que l’appartement de la famille est « toujours sombre et lugubre », éléments qui ressortent probablement de l’enquête accomplie sur la famille.
18De manière générale, l’enquête vise à restituer une vision d’ensemble de la famille ; elle peut conduire les agents du Bureau à formuler des appréciations d’ordre positif ou négatif. Par exemple sur la famille C. on peut lire :
Le mari est décédé le 25 décembre 1889. La femme a les mains contractées et ne peut faire que son petit service de maison, sa fille est mariée [à] Morat et ne peut rien faire ayant elle-même 3 enfants. […] Très brâve femme28.
19À l’inverse, la famille B. est moins bien jugée :
Le mari est chez R. chemin des Battoirs. Il jouit d’une bonne réputation il a repris son travail, il gagne plus de 4 frs par jour, il a été trois mois sans travail s’étant estropié le pied dans un engrenage. La femme n’est pas très économe, elle dépense très mal son argent et fait des dettes. Elle a dit que c’est sur les conseils de M.V. qu’elle a écrit au Directeur. Ce dernier modifie les renseignements en ce sens que la femme a essayé de le tromper. Elle boit volontiers du bon vin à l’insu de son mari29.
20La consommation de boissons alcoolisées est particulièrement stigmatisée ; certains dossiers portent des petits dessins de verres remplis de liquide rouge, qui semblent signifier le fait que quelqu’un dans la famille boit de l’alcool. Outre la consommation de boissons alcoolisées, l’enquête rend compte de comportements liés à la sexualité, à l’assiduité au travail, à la nourriture et à la préparation des repas, à l’ordre du foyer et sa propreté. Les hommes comme les femmes sont l’objet de ces appréciations. La question du travail se pose cependant différemment selon les sexes30. Si l’homme est valide, c’est lui qui en premier lieu doit pourvoir aux besoins de la famille. Le travail féminin est envisagé dans sa dimension productive quand le foyer ne peut compter sur un salaire masculin suffisant. En revanche, le travail domestique relève toujours très clairement de la responsabilité féminine. En outre, l’éducation et la propreté des enfants reflètent la moralité de la mère. Celle-ci doit être capable de gérer son budget, de nourrir convenablement la famille, de veiller à la propreté du foyer et des enfants. Cette vision rejoint celle que diffusent, à cette époque, les sociétés d’utilité publique féminines qui cherchent à généraliser l’enseignement ménager en Suisse31. Elles produisent un véritable savoir sur la gestion du foyer, en partant de l’idée que le bien-être de la famille repose sur l’habileté de la ménagère en dehors de toutes contraintes économiques : si la famille rencontre des problèmes de sous-alimentation, ce n’est pas faute d’argent, mais par manque de compétences de la maîtresse de maison.
21Par ailleurs, si la question des mœurs est mentionnée pour les hommes et les femmes, les pratiques sexuelles ne sont pas jugées de la même manière pour les deux sexes. Pour les femmes, l’accent est mis sur leurs relations hors mariage ou la fréquentation de « messieurs » qui est très mal considérée. En revanche, les hommes semblent plutôt être condamnés pour le tort qu’ils feraient aux femmes. À propos d’Émile D., on donne au Bureau le renseignement suivant : « […] on m’a communiqué qu’il a cherché d’entrer dans une très brave famille ouvrière et qu’il a déshonoré tout à fait une brave jeune fille32. » Le « déshonneur » est toujours pour les femmes.
22L’appréciation peut varier avec le temps. La famille C.-C. est d’abord jugée positivement par le Bureau : « Le mari a fait une chute il s’est estropié la jambe, ce qui l’empêche de travailler. La femme n’est pas mauvaise, mais il règne une saleté et misère indescriptible dans cet intérieur. » Nous avons ici une illustration de l’analyse livrée plus haut : le soin du foyer est l’affaire de la femme, qui mérite une appréciation nuancée même si elle ne remplit pas sa mission de ménagère. On considère qu’un « secours est nécessaire » et « on accorde 10 [francs] ». La famille reçoit encore de petites sommes les années suivantes. Toutefois, en 1893, le comité évoque de très mauvaises informations sur son compte : « Le mari est une brute qui roue de coups sa femme, il lui avait donné permission d’aller soigner ses parents à Avully. Il lui a reproché d’être enceinte de son propre père. Elle assure qu’il boit comme un trou les bons qu’on lui donne33. » Quelques mois plus tard, « le comité vu les très mauvais renseignements recueillis, sur ce chenapan et triple canaille de C., demande qu’on lui interdise la poste du bureau34 ». À ce moment, le comité décide de cesser l’aide à cette famille. Pourtant, entre 1894 et 1896, cette dernière reçoit encore de petites sommes d’argent35.
23De la même manière, Marie C., qualifiée de « très brâve femme » dans la citation plus haut, ne jouit plus quelques mois plus tard de la sympathie du directeur. Celui-ci écrit au pasteur du quartier de Marie C. :
La brâve veuve C. rue de la Halle no 1 couturière à adresser [sic] des requêtes rédigées par un écrivain qui est très expert dans la matière.
J’avoue que cette façon de quémander me répugne et lors même que la requérante est assez à plaindre, je n’aime pas appuyer sa demande36.
24Le pasteur abonde dans son sens et promet de lui faire savoir ce qu’il en pense et de lui suggérer de retourner dans sa commune à la première occasion37. Pourtant, Marie C. reçoit encore de petites sommes du BCB durant les années suivantes. Même si la tentative échoue en l’occurrence, puisque le Bureau et le pasteur accueillent très mal cette missive rédigée par un tiers, elle témoigne néanmoins d’une capacité d’adaptation de la part de Marie C., puisqu’elle emploie une stratégie vouée à augmenter les chances de succès de sa demande.
25L’appréciation négative n’empêche pas le Bureau d’accorder une aide, ce dont témoigne un autre exemple. Jean J. est très mal vu par le BCB. Dès sa première demande, son dossier porte la mention « Très mauvais renseignements, Rien faire ». Il a participé à la Commune de Paris en tant que franc-tireur et capitaine d’état-major, il a été membre de l’Internationale et il est suspecté d’avoir des rapports désapprouvés par le Bureau avec sa fille. Il est qualifié de « misérable individu » et de « drôle ». En plus, il est considéré comme un « quémandeur » parce qu’il écrit des lettres à des personnes fortunées pour solliciter leur aide. Pourtant, entre 1890 et 1908, il reçoit régulièrement des sommes allant de 5 à 30 francs. Finalement, Jean J. décide de quitter Genève pour s’expatrier à Casablanca38. Ainsi, même quand les comportements des membres de la famille sont lourdement condamnés sur une longue période, les secours ne sont pas exclus. Dans le même sens, la famille P. est très mal considérée par le Bureau : la femme « s’enivre », l’homme est un « quémandeur », « un flâneur et un paresseux ». Leur dossier porte les traces de plusieurs décisions de cesser les secours. Mais le directeur semble suivre l’avis du pasteur qui écrit : « Je suis du même avis : quémandeuse ! – Mais ce n’est pas là un de ces cas où toutes circonstances données l’aumône est inévitable (ces gens sont absolument misérables) et en même temps, l’aumône qui les soulage ne les empêche pas d’être toujours plus mendiants – au contraire39. » Le Bureau continue donc à accorder de petites sommes (entre 5 et 15 francs) à cette famille, malgré ce constat d’échec.
26Non seulement les appréciations négatives ne disqualifient pas les familles mal évaluées pour un secours, mais en plus les sommes distribuées ne varient pas en fonction des jugements, qu’ils soient positifs ou négatifs. Quelle que soit la réputation des bénéficiaires, il s’agit toujours de petites sommes qui ne couvrent pas les dettes (pour le loyer par exemple) ou les besoins.
27Les renseignements sur la tenue du foyer, la situation économique et sanitaire de la famille et les considérations sur les comportements de ses membres résultent d’une enquête menée par la visiteuse ou le visiteur. Les noms de quatre personnes, trois femmes, dont au moins deux célibataires et un homme, apparaissent dans les dossiers relativement à cette fonction. À ses débuts, quand le Bureau voyait dans le « patronage » une solution contre la pauvreté, il estimait que le patron pouvait aussi être la personne à l’origine des dons. Ce patron avait « pour mission de suivre la famille qu’il a acceptée, de la diriger, de chercher à la sortir de la misère ». Les autres philanthropes devaient lui remettre leurs dons qu’il se chargeait de transmettre à la famille s’il le jugeait pertinent. De plus, les patrons étaient eux-mêmes l’objet d’un contrôle de la part du Bureau qui leur imposait de rendre compte périodiquement de leur action auprès des familles40. Il semble qu’au cours des années, la fonction de visiteur se soit progressivement séparée de celle de donateur et que les femmes y aient occupé une place importante. Cependant l’idée de « diriger » la famille s’est probablement renforcée. Nous en avons un témoignage tout à fait intéressant dans une lettre rédigée par une visiteuse au directeur du BCB en 1907. Elle y rend compte de son action auprès de la famille que le Bureau lui a attribuée :
Le mari est sobre et rangé et tout irait bien si la femme avait conscience de son devoir. Mais c’est là que tout échoue : paresse et saleté, voilà sa vie. J’ai essayé de mille manières de lui faire comprendre à quel point la santé des enfants, le bien-être du mari, leur bonheur à tous, dépendraient de son travail, du soin qu’elle prendrait à son intérieur – tout est inutile. La pauvre femme, comme beaucoup de ses pareilles, se contente d’envier les riches, d’essayer de tirer parti de toutes les œuvres de bienfaisance, et n’a en elle aucun ressort moral.
28Elle explique ensuite que, même si elle quitte sa fonction de dame visiteuse, une autre doit prendre le relais « pour la conseiller et la stimuler, il me semble que cela l’empêcherait de se laisser sombrer davantage dans le désordre et la malpropreté41 ». Les détails qu’elle donne sur la tenue du ménage, la nourriture et la propreté des enfants, témoignent du temps passé à l’intérieur du foyer aux côtés de la femme. Son analyse des causes de la précarité de cette famille rejoint celle exposée plus haut : la faute incombe à la femme qui ne remplit pas son devoir.
Aider et réformer les pauvres
29L’action des visiteuses et visiteurs auprès des familles semble constituer la seule véritable mesure de nature « réformatrice », qui viserait à modifier leurs pratiques. Les autres solutions offertes par le BCB aux personnes qui sollicitent son aide répondent le plus souvent à un besoin urgent. La majorité consiste en dons en argent de petites sommes, entre 5 et 30 francs. Très souvent, les personnes demandent un secours pour payer des arriérés de loyers et éviter l’expulsion. Le directeur du Bureau a conscience de l’importance du problème du paiement du loyer pour les foyers modestes, constat qu’il formule dans le rapport d’activité de 1903 en proposant une solution pour y remédier : « Les propriétaires et les régisseurs devraient exiger le paiement par anticipation ; les ouvriers, les employés et les manœuvres s’en trouveraient bien et les retards ne s’accumuleraient pas dans des proportions effrayantes comme nous l’avons souvent constaté42. » À nouveau, les raisons de la précarité ainsi que les solutions à mettre en œuvre pour l’éliminer sont identifiées dans les pratiques individuelles ; on ne cherche pas de raison systémique à un problème pourtant très répandu de l’aveu même du directeur.
30Quand elles demandent de l’argent, les personnes précisent presque toujours son usage. Elles expliquent par exemple qu’un de leurs enfants a besoin de chaussures « pour aller à l’école43» ou, dans le cas d’un adulte, « pour pouvoir se présenter convenablement44 ». S’il semble que ce processus vise à légitimer le don d’argent, il assigne également une signification sociale à cet argent. Comme l’a analysé Viviana Zelizer, il s’agit là d’un « marquage des devises45 », car cet argent n’est pas neutre ; au moment où il est donné il devient l’« argent des chaussures » dans un contrat tacite entre le donateur qui a admis l’achat des chaussures comme une dépense légitime, et le récipiendaire qui s’engage informellement à dépenser l’argent conformément aux besoins qu’il a exprimés. Aucun document conservé dans les dossiers ne permet de savoir si le BCB vérifie que les sommes allouées ont été utilisées conformément à la demande. En outre, il lui arrive parfois d’échanger un don contre un autre, révélant ainsi l’existence d’une économie du don dans ses pratiques. Par exemple, Julie P. étant sur le point de donner naissance à son bébé, le comité du Bureau vote une carte d’accouchement, mais comme celle-ci n’a pas été utilisée, il la remplace par une paire de chaussures pour un de ses enfants. Cependant, le comité est la seule instance capable de transformer un don. En effet, ses membres considèrent comme une pratique illégitime l’échange des bons qu’il octroie aux demandeurs d’aide. Il en voit une preuve que ces derniers ne sont pas vraiment dans le besoin :
Le trafic de bons de subsistance et autres, que les particuliers délivrent, continue à prospérer dans une large proportion, souvent ces bons sont présentés chez l’épicier ou le boulanger plusieurs mois après qu’ils ont été donnés ; nous avons même su que celui qui le présente est parfois embarrassé dans le choix des denrées, étant déjà pourvu du nécessaire. Il résulte de cette constatation que plusieurs quémandeurs collectionnent ces bons et en usent à leur gré et à leur convenance46.
31Des œuvres actives dans d’autres villes identifient également l’existence d’un trafic des bons qu’elles distribuent47. Ce constat soulève la question du contrôle que les œuvres cherchent à exercer sur leurs dons qui se pose pour la plupart des organisations de bienfaisance de l’époque. Si les bons et les secours en nature permettent une forme de contrôle sur l’aide, ils ne garantissent toutefois pas qu’ils soient utilisés exactement comme le prévoit leur donateur.
32Par ailleurs, au tournant du siècle aux États-Unis, les secours en argent sont considérés comme dangereux, surtout auprès des migrants, car les philanthropes sont convaincus qu’ils ne peuvent pas faire confiance aux bénéficiaires qui dépensent leur argent à des fins immorales. Cependant, certaines œuvres de bienfaisance, notamment la Charity Organization Society de New York, constatent que, dans une société de consommation moderne, l’argent peut avoir une qualité éducative et que les personnes qui présentent les garanties morales minimales pourraient apprendre à dépenser à bon escient si on leur octroie des secours en argent48. À Genève, il n’y a pas de traces de réflexions de ce type dans les archives du BCB même si, comme on l’a vu plus haut, certaines personnes, en particulier les femmes, sont tenues pour socialement incompétentes dans la gestion de l’argent. Certains philanthropes se mobilisent toutefois pour inculquer auprès des classes populaires les principes de l’épargne et de la prévoyance. Ils ont conçu des œuvres dont c’est la mission, comme nous le verrons au chapitre 6. Édouard Fatio, président du comité du BCB en 1903, est aussi le promoteur d’une caisse d’épargne dont la vocation est de permettre aux personnes modestes d’effectuer de petits dépôts (à partir de 20 centimes) et surtout de les éduquer à la prévoyance par l’épargne.
33Le don sous forme de bons plutôt que d’argent, ainsi que le système de délégation de l’aide au Bureau, sont parfois remis en cause par les récipiendaires, qui se plaignent des contraintes ainsi engendrées. Frédéric E. écrit à son bienfaiteur en 1912 :
Comme vous préférez donner 5 francs au Bureau de Bienfaisance au lieu de me les donner directement a moi je dois vous dire que si j’avais l’argent je pourrais au moins payer les personnes qui me soignent lorsque je suis malade tandis que l’on me donne un bon pour une épicerie ou on ne veut me servir exclusivement que des macaronis ou des [illisible] qui ne me conviennent pas du tout.
D’un autre côté je suppose qu’à mon âge je n’ai pas besoin d’être sous la tutelle d’une épicière par conséquent je vous retourne le bon du bureau vous pourrez aller vous même faire prendre des macaronis a cette épicerie moi je ne veux plus y retourner ne voulant pas être commandé par Mlle C.49.
34Le bon se révèle ici comme une double stigmatisation : celui qui le reçoit n’est pas en mesure d’utiliser la ressource comme il le souhaite et, en plus, il est soumis à la surveillance de l’épicière qui n’ignore pas que ce document le désigne comme bénéficiaire d’une assistance.
35Mis à part les bons qui permettent d’acheter des biens de première nécessité comme de la nourriture ou du combustible, le Bureau délivre également des bons du travail qui donnent accès à quelques heures de labeur contre de l’argent. Cependant, comme pour les autres bons, le directeur critique volontiers leur usage et les œuvres auprès desquelles ils sont utilisés. D’après lui, celles-ci échouent à mettre au travail de manière durable leurs bénéficiaires50.
36Enfin, le Bureau propose parfois de placer certains membres de la famille dans un asile ou dans un autre foyer, mesures qui sont en général réservées aux enfants, aux personnes âgées, aux « anormaux » ou aux alcooliques. La plupart des établissements dont il est question pour le placement sont répertoriés par l’Annuaire philanthropique. Les femmes alcooliques sont envoyées à l’Asile pour buveuses de Béthesda à Lausanne qui est dirigé par un comité intercantonal romand. Le placement des enfants et des personnes âgées semble être privilégié en tant que solution peu coûteuse. Élisabeth K. a six enfants à sa charge alors que son mari se meurt de la tuberculose à l’hôpital. La famille est en contact depuis 1889 avec le BCB quand, en 1898, le comité propose le placement de deux des enfants dont la pension sera payée par l’Association pour la protection de l’enfance. Ainsi, Élisabeth K. est priée de choisir lesquels de ses enfants iront prendre pension dans une autre famille. Ils sont envoyés chez une femme à Genthod (localité près de Genève) où ils intègrent l’école publique. Les dames du comité de l’Association pour la protection de l’enfance envoient régulièrement des vêtements pour les enfants et un philanthrope paie la pension. Quatre ans plus tard, l’association s’occupe de placer un de ces deux enfants en apprentissage chez un confiseur genevois. Elle se substitue alors aux parents dans le contrat d’apprentissage conclu avec le maître51. Le placement des personnes âgées semble encore plus problématique. Le BCB propose aux demandeurs âgés d’entrer à l’Asile d’Anières qui est « ouvert gratuitement aux vieillards genevois, âgés de plus de soixante ans, des deux sexes, sans ressource » et administré par l’Hospice général52. Cependant, le plus souvent, les personnes en question préfèrent ne pas s’y installer, car la réputation de l’asile est très mauvaise, notamment à cause de deux scandales impliquant les conditions de vie des pensionnaires dans les années 1890, au point que l’Hospice envisage de le fermer. Le règlement impose « un régime quasi carcéral » et les pensionnaires sont astreints à des travaux qui visent à compenser la gratuité de leur séjour. Le directeur fait régner la discipline et les sorties sont rares. Depuis sa création, l’Asile d’Anières est régulièrement remis en question par l’Hospice pour son inefficacité à remplir sa mission. L’alcoolisme semble y constituer un problème récurent que la direction ne parvient pas à enrayer. Les pensionnaires et leurs familles se plaignent aussi de l’ennui. Le placement dans cet asile est souvent considéré comme une punition, ce qui explique le refus des personnes à qui on le propose53. En revanche, pour le Bureau, le placement à l’Asile d’Anières constitue une solution avantageuse puisqu’il n’est pas tenu de payer une pension, qui serait exigée par l’Asile du Petit-Saconnex, dont les conditions d’hébergement sont beaucoup plus attrayantes pour les personnes âgées54.
37Comme on le voit dans ces exemples, les pratiques des secours du BCB ne traduisent que partiellement ses ambitions de « relèvement ». Les solutions qu’il propose ne permettent pas aux individus de devenir indépendants et le suivi des visiteurs et des visiteuses intervient ponctuellement au moment des demandes de secours. Le plus souvent, son aide consiste en petites sommes d’argent, en dons en nature, en bons ou des propositions de placement pour les individus les plus vulnérables. La seule mesure susceptible d’aboutir à une forme d’indépendance financière est le placement des jeunes en apprentissage. Dans l’esprit du Bureau, les jeunes qui auront appris un métier seront capables de pourvoir à leurs propres besoins, d’où l’importance de conclure des contrats d’apprentissage pour les jeunes des familles qu’il assiste.
Créer du lien social
38Comme nous l’avons vu, le BCB ambitionne de changer les pratiques des personnes qui financent l’aide, en les encourageant à renoncer à donner de l’argent à celles et ceux qui les sollicitent et à déléguer au Bureau la gestion de leurs contributions charitables. À en croire le directeur du Bureau, en 1903 cet objectif n’est pas toujours atteint. Il écrit dans le rapport annuel : « J’ai la franchise d’affirmer que si nos concitoyens, et tout spécialement nos sociétaires, avaient le courage de remettre aux quémandeurs une de nos cartes au lieu d’une pièce de monnaie, la mendicité disparaîtrait de notre ville au bout de très peu de temps55. » Ces cartes représentent une délégation du pouvoir d’assistance des privés vers le Bureau. Elles constituent néanmoins un lien entre la personne qui sollicite l’aide et celle qui la finance. Celui ou celle qui reçoit une carte pour le BCB a d’abord demandé un don soit en se présentant au domicile d’une personne soit en lui écrivant une lettre pour solliciter sa générosité. Il arrive également (comme nous le verrons au chapitre 7) que l’interconnaissance entre ces individus tire son origine d’autres circonstances (famille des domestiques, paroisse, voisinage).
39D’autres liens sont établis par le Bureau et n’impliquent pas d’interaction à proprement parler. À l’origine, le Bureau concevait que les philanthropes pourraient jouer le rôle de patrons. Cependant, il semble qu’au cours du temps, les fonctions de donateurs et de visiteurs aient été progressivement dissociées. Toutefois, grâce aux instruments de contrôle mis en place par le Bureau, les donateurs sont toujours présents dans les dossiers des personnes qui sollicitent une aide. Ces derniers contiennent un bilan, qu’on pourrait qualifier de comptable, qui inventorie les dons consentis en faveur de la famille ou de la personne ainsi que le nom du bienfaiteur.
40Par ailleurs, dans les documents conservés dans les dossiers, il est impossible de confondre les acteurs : les donateurs sont le plus souvent désignés par leurs noms et leur titre de civilité, tandis qu’on nomme les personnes qui demandent l’aide « cette femme », « le mari », « la fille », « le fils » en utilisant parfois les prénoms quand il y a un risque de confusion entre plusieurs enfants du même sexe. Les dossiers donnent à voir une routine triangulaire, dans laquelle interviennent les donateurs, le Bureau et les personnes qui sollicitent de l’aide.
41Le lien social entre le bienfaiteur ou la bienfaitrice et la personne qui demande de l’aide est souvent établi en premier lieu par cette dernière, qui rédige une lettre dans laquelle elle décrit la précarité de sa situation et sollicite un secours. Jules D., dont le dossier s’ouvre en 1897 et se clôt en 1916 par son décès, écrit régulièrement à des personnes fortunées pour leur demander de l’aide en précisant que le BCB « pourra vous renseigner sur moi56 ». Ces lettres sont transmises au Bureau par leurs récipiendaires. Jules D. se dit « affligé d’une infirmité » et désireux d’obtenir des bons du travail pour l’Adress Office. Il se présente en des termes qui sont tout à fait conformes à la politique du Bureau : il ne demande pas de secours sans contrepartie et garantit qu’il ne peut travailler à cause de son « infirmité ». Il fait appel à la générosité d’une personne tout en précisant que celle-ci s’exprimera par l’intermédiaire du Bureau. Les destinataires de ses lettres portent les noms de famille de l’ancienne élite : van Berchem, Saladin, Martin, Bordier57.
42Une autre personne, Julie P., commence sa missive en expliquant :
Ne croyez pas que je sois une mendiante de profession non, Madame la Baronne, je suis une pauvre mère de famille de 4 petits enfants et étant sur le point d’en avoir un cinquième a la fin de ce mois, c’est pour cette position que je viens vous implorer la charité, je suis seule à gagner (voilà une année) la vie a tous mes petits enfants l’on dit que vous êtes bonne et charitable que vous prenez bien les pauvres commisération, une petite obole de votre parts me sortirais de la position ou je suis [… ]58.
43Notons qu’elle commence par établir le fait qu’elle n’est pas « une mendiante professionnelle » et qu’elle explique pourquoi elle n’est pas en mesure de gagner de l’argent par le travail et, partant, la légitimité de sa demande. Elle reproduit ainsi les attentes du Bureau en demandant une aide temporaire, justifiée par une incapacité de travail. Les lettres de ce type sont transmises par les destinataires au Bureau avec un commentaire indiquant s’ils souhaitent ou non accorder une aide. Ils précisent le montant mis à disposition, qui ne dépasse souvent pas une vingtaine de francs59.
44Les personnes qui demandent de l’aide marquent explicitement la distance sociale qui les sépare de leurs bienfaiteurs. Julie P. écrit : « Un rien Madame la Baronne me ferais plaisir, m’oterais de cette misère noire ou je suis et sur votre fortune immense cela ne se connaitras pas. » Parfois, elles justifient les rôles des philanthropes et des demandeurs d’aide par les inégalités sociales. Une autre femme écrit ainsi : « À quoi sert le riche pourquoi Dieu lui a t-il donné la richesse si ce n’est pour aider leur frère malheureux60. » Ces femmes s’expriment en ces termes sans doute pour appuyer leur demande de secours. Cependant, elles reconnaissent aussi un certain statut aux gens aisés à qui elles s’adressent. Ces lettres constituent un espace d’observation des rapports de classe entre les personnes qui sollicitent l’aide et celles qui sont en mesure de l’accorder. De plus, par rapport à une sollicitation directe à une œuvre, la démarche épistolaire offre quelques avantages : leurs auteurs contrôlent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes se présentant sous les traits des « pauvres méritants » (cherchant à travailler, faisant preuve de moralité, vivant une situation de précarité temporaire). Elle permet aussi de livrer les premiers renseignements sur la situation économique et sociale sans passer par le bureau de l’œuvre et donc d’éviter la stigmatisation liée à sa fréquentation61.
45L’aide aux plus démunis semble constituer une fonction sociale des nantis, idée dont on trouve aussi la trace dans le discours de la SGUP plus de vingt ans plus tôt : « Un penchant naturel aux riches de notre pays les porte à soulager, sous mille formes ingénieuses, les souffrances et les misères connues ou cachées62. » Cette conception des rapports sociaux entre des personnes très riches et très pauvres a été analysée par les historiens et les sociologues qui s’intéressent aux liens entre les élites et la philanthropie. En effet, les membres de l’élite se reconnaissent une forme de devoir social envers les plus démunis et cette responsabilité a des effets sur la représentation de leur place dans la société. Comme l’écrit Francie Ostrower concernant les activités philanthropiques des élites américaines dans une période récente : « Philanthropy is an integral and defining element of elite culture63. » L’engagement philanthropique permet à l’élite de s’affirmer comme telle. Pour l’élite genevoise, elle constitue un moyen de montrer que, même si elle n’est plus capable de monopoliser le pouvoir politique, elle continue d’exercer une influence sur la cité et conserve une partie de son pouvoir. La philanthropie sert de marqueur social. En outre, le don lui-même constitue une relation sociale asymétrique. Selon Nicolas Guilhot, dans son étude sur la philanthropie à la fin du xxe siècle, le don « définit les rapports de domination64 ». Ce qu’on observe dans les sources, c’est bien ce rapport de domination qui reflète la distribution des rôles des acteurs aux extrêmes de l’échelle sociale. Si le Bureau peine parfois à imposer des normes de comportement aux familles auxquelles il vient en aide, les lettres ci-dessus montrent que les personnes se conforment à certaines de ces normes : elles cherchent à prouver qu’elles font tout ce qu’elles peuvent pour survivre, elles justifient leur incapacité de travail et affirment ne pas être des « mendiants professionnels ».
Réseaux et collaborations
46L’action du Bureau ne se résume pas à répondre à des demandes et à servir de lien entre les donateurs et les récipiendaires. Alors même qu’il promeut une rationalisation de la bienfaisance et une centralisation des secours, il interagit, comme nous l’avons vu, avec divers acteurs et institutions pour aider les personnes qui le sollicitent. Dans les exemples cités, le Bureau collabore avec l’Association pour la protection de l’enfance pour la prise en charge des enfants, qu’il délègue volontiers à cette dernière. En outre, deux œuvres, dont l’objectif est de mettre au travail les personnes qui demandent une aide, le Chantier du travail et l’Adress Office, reçoivent les porteurs de bons fournis par le BCB qui leur permet de travailler et de toucher un gain de 25 centimes de l’heure.
47D’autres organisations répertoriées par l’Annuaire philanthropique collaborent avec le BCB. En ce qui concerne les demandeurs de secours étrangers au canton de Genève, un accord conclu entre le BCB et diverses sociétés de bienfaisance répartit entre ces dernières les demandeurs d’aide en fonction de leur nationalité. Le préambule de l’accord réitère les ambitions de rationalisation du Bureau en se présentant comme un moyen de « faire disparaître les doubles emplois » et « d’obtenir que chaque famille pauvre ne soit assistée que par une seule main65 ». Selon cet accord, les ressortissants italiens devraient être soutenus par la Société philanthropique italienne. Toutefois, les archives montrent une réalité plus complexe. Ainsi, dans le dossier d’une famille, à laquelle le directeur tente d’imposer sans succès un rapatriement, on trouve une trace d’un don de 2 francs de la part du consul (probablement d’Italie) et d’un autre provenant de la Société philanthropique italienne66. Toutefois, la plupart des sommes qui sont attribuées à cette famille proviennent du Bureau67. Deux autres ménages allemands reçoivent une aide du Deutscher Hülfsverein68 réservée, selon l’accord de 1880, aux ressortissants des empires d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie. Elle consiste en une pension de 10 francs par mois. À cette contribution s’ajoute un secours du pasteur Hoffmann (de l’Église luthérienne) et du BCB. En 1898, Alice Favre, présidente de la Société des dames de la Croix-Rouge genevoise, intervient pour demander que les secours faits à l’une de ces deux familles soient centralisés, pointant ainsi l’échec du dispositif mis en place par l’accord de 1880. Tant le Deutscher Hülfsverein que la Société italienne sont des œuvres de taille réduite dont le budget ne leur permet probablement pas de soutenir complètement une famille privée de revenus. C’est sans doute la raison de l’intervention du BCB.
48En outre, comme le reflète l’analyse de réseau présentée au premier chapitre, les pasteurs entretiennent des liens avec le Bureau et contribuent à son action, en fournissant des informations sur les familles et en apportant eux-mêmes des secours complémentaires à ceux du Bureau. Si les ministres protestants apparaissent plus régulièrement que leurs collègues catholiques, ceux-ci ne sont toutefois pas absents des dossiers. Cette présence révèle la cohabitation d’une bienfaisance aux prétentions de rationalisation qu’incarne le BCB avec une forme plus ancienne de secours prise en charge par les Églises. Dès 1880, au moins, le Bureau admet officiellement le rôle des ministres puisque l’accord cité plus haut prévoit que les « protestants genevois ou suisses de langue française [seront adressés] aux pasteurs et à leurs diaconies » alors que les catholiques sont renvoyés à la Société des dames de la charité catholiques et aux diaconies de la paroisse catholique nationale69. Il arrive que le Bureau remette les secours aux curés70 ou aux pasteurs qui servent d’intermédiaire avec les bénéficiaires. Les ministres du culte témoignent régulièrement avoir accordé un petit secours ou un bon d’épicerie. Les pasteurs fournissent fréquemment au Bureau des informations sur une personne ou une famille. Ils sont bien placés pour le faire car ils sont tenus de visiter leurs ouailles et de rendre un rapport quadriennal sur la situation confessionnelle, économique et sociale de leur quartier. D’après ces rapports, les pasteurs partagent avec le Bureau une vision de l’assistance et des origines de « l’indigence ». Le pasteur du quartier des Grottes et de Beaulacre71 écrit en 1897 :
Cependant, on peut dire que les familles qui sont misérables le sont presque toujours par leur faute c’est-à-dire qu’on trouve presque toujours chez elles de la mollesse, de la paresse, de l’inconduite, de l’immoralité. Les familles où règnent l’ordre, l’économie, l’amour du travail avec des principes religieux, réussissent le plus souvent à se tirer d’affaire par elles-mêmes ou n’ont besoin que d’un coup de main de temps en temps, par exceptions. Parmi les assistés, il y a toujours beaucoup d’étrangers et de catholiques, et quoique le pasteur ne soit pas tenu de les secourir, il arrive souvent qu’il est moralement obligé de le faire72.
49Sur la manière de pratiquer l’assistance aux « indigents », un autre pasteur écrit en 1895 :
L’état du paupérisme est le même. De mes familles assistées les unes le sont momentanément par le fait de maladie ou de chômage, les autres régulièrement p. c.q. elles sont sous le coup de circonstances durables. Mais à part les cas de vieillards et d’enfants sans ressource, je fais mon possible pour que les assistés ne se considèrent jamais que comme temporairement aidés et qu’ils ne cessent pas de compter sur eux-mêmes73.
50On retrouve dans ce commentaire l’idée d’une division entre des « indigents valides » qui doivent subvenir à leur besoin par leur propre travail et des « indigents invalides » qui méritent d’être soutenus. Dans ces rapports, on ne trouve guère qu’une seule voix légèrement discordante qui n’explique pas la précarité par les comportements individuels. Le pasteur du quartier populaire situé sous la gare explique :
La grande masse ne vit qu’à force de peines ou ne fait que végéter. Je ne connais pas un chef de maison industrielle ou commerciale qui soit réellement content, – et à côté de cela je connais nombre de familles où la misère a pris pied et où elle constitue l’héritage le plus certain qui se passe de père en fils.
51Il cite une forme de découragement chez certains de ses paroissiens qui ne parviennent pas à « se sortir de la misère » alors qu’ils travaillent. Il se lance même dans un plaidoyer contre les inégalités :
Avec l’application sérieuse et plus étendue des grands principes de la participation réelle aux bénéfices et surtout de la coopération loyale, le niveau de la situation économique ne tarderait pas à s’élever. Avec une sage réorganisation du travail, la formation des grosses fortunes serait compromise, ce qui serait un bien – et c’est cela qu’il faut viser, – et la porte serait ouverte beaucoup plus large à une aisance modeste beaucoup plus générale. – Avec cela nous serions plus forts pour lutter contre le vice et les débordements de tout genre74.
52Il inscrit cependant cette opinion dans son engagement de pasteur en faveur de la promotion d’une morale chrétienne, ce que traduit bien la dernière phrase de la citation. Il évoque longuement son action auprès des « pauvres » en insistant sur la faiblesse de ses moyens et l’ampleur de la tâche. Comme ses collègues, il soutient ses paroissiens (et parfois aussi les catholiques) par le biais des diaconies. Les pasteurs de la ville et des quartiers suburbains de Plainpalais, du Petit-Saconnex et des Eaux-Vives aident 4100 personnes dans les années 189075.
53À travers ses institutions, l’État apparaît également dans les dossiers du Bureau. À Genève, comme nous l’avons vu, le BCB est créé peu de temps avant l’Hospice général qui joue un rôle majeur dans l’assistance sociale par les ressources dont il dispose et les prérogatives que lui confère la loi76. Conformément à celle-ci, l’Hospice restreint son action aux Genevois. On pourrait donc imaginer que ceux-ci ne sollicitent pas le BCB et que les personnes qui font appel à ce dernier ne peuvent pas avoir recours à l’Hospice. Pourtant, les dossiers du BCB donnent à voir une réalité un peu divergente. La grande différence entre les secours consentis par ces deux institutions réside dans leur temporalité. L’Hospice octroie dans certaines situations une aide régulière sous forme de « pensions », alors que nous n’avons que rarement constaté cette pratique pour le BCB. Toutefois, les montants versés chaque mois par l’Hospice ne sont pas très élevés ; ils sont compris entre 10 et 25 francs, en nature ou en argent, parfois en une combinaison des deux. On en trouve la trace dans 10 des 35 dossiers du BCB conservés pour notre période. Marie-Suzanne D. s’adresse pour la première fois au Bureau en 1889 alors qu’elle sort d’un hospice pour convalescents. En 1917, chaque mois, elle reçoit un total de 110 francs octroyés par l’Hospice général, le Bureau des familles et quatre personnes différentes. À ce montant s’ajoutent des « secours extra » versés par l’intermédiaire du BCB77. Sa situation est un peu exceptionnelle, car elle résiste depuis de nombreuses années à son placement en asile. Dans son dossier on peut lire qu’elle a de la peine à rester dans une pension parce qu’elle est assez « méchante » et que ses logeuses ne la gardent pas très longtemps. En 1926, elle est internée à l’Asile de Bel-Air réservé aux « aliénés », situation contre laquelle s’insurge le pasteur Regamey. Il écrit : « Je considère comme une indignité de placer dans un Asile de fous une malheureuse femme qui raisonne parfaitement et qui n’a qu’un défaut, celui d’être impatiente et de ne pas supporter facilement ses douleurs78. » Est-ce qu’elle a été placée là faute d’autres solutions ? Le dossier ne permet pas de le savoir. Cependant, comme elle est déjà âgée de 82 ans (en 1917) et qu’elle semble être handicapée par ses douleurs, qui s’ajoutent à sa cécité visuelle, elle ne peut clairement pas trouver seule une source de revenus. Elle n’a pas non plus d’enfant qui pourrait la soutenir. Elle doit donc compter sur une assistance externe pour survivre. Or, aucune des institutions ou des personnes qui lui viennent en aide ne semble souhaiter une forme d’exclusivité. Elle n’est pas la seule dans cette situation.
54Il arrive que le Bureau renvoie une personne à l’Hospice même s’il a déjà consenti des secours ponctuels en sa faveur et qu’il continue à la soutenir79. En outre, les directeurs des deux institutions échangent régulièrement des informations et même des opinions concernant des personnes qui sollicitent une aide. Il arrive qu’ils s’expriment avec une certaine familiarité. Par exemple, en 1903, en réponse à une demande d’informations, le directeur de l’Hospice écrit à son homologue du Bureau :
Les deux sœurs D. […] sont également pendues à nos pates [sic].
L’ainée Amélie, a un secours mensuel de 20 frs de pain ; c’est celle-là qui a une fille naturelle dont la conduite laisse bcp à désirer. L’autre, Julie, reçoit de temps à autre des secours « extra » c’est à notre avis, une détroquée [sic]80.
55Une note du directeur du BCB mentionne que le courrier a été transmis à Mlle de Butzow, probablement sollicitée pour un secours. D’autres indices laissent penser que l’Hospice procède de la même manière que le Bureau en envoyant des personnes visiter les foyers et prodiguer des conseils sur leur tenue. Dans la même lettre, on peut lire encore : « Leur intérieur est sordide de saleté et de désordre et toutes les remontrances que nous leur faisons à cet égard demeurent sans aucun résultat. » Ce jugement rappelle les commentaires des visiteuses du BCB à propos des foyers qu’elles suivent. Il renvoie à l’idée que le désordre et la saleté du foyer conduiraient ses occupants à la précarité.
56Aucun indice ne laisse penser qu’il y aurait une forme de concurrence dans les rapports entre l’Hospice et le Bureau ; au contraire, les sources donnent plutôt à voir une forme de collaboration dans l’échange d’informations et l’octroi de l’aide, voire de connivence (on pourrait dire que les deux directeurs sont sur la même longueur d’ondes)81. Par ailleurs, l’Hospice est géré par une commission82 dans laquelle siègent plusieurs philanthropes de l’ancienne élite et membres des comités d’autres œuvres, parmi eux, Alexis Lombard, frère de Frank.
57Une autre institution de l’État collabore avec le Bureau : la police. Elle intervient auprès des personnes sans ressources de plusieurs manières. Dès 1875, la loi la rend compétente pour assurer les démarches auprès des communes des Confédérés et solliciter leur concours soit pour un secours soit pour un rapatriement83. La Caisse de police paie les frais médicaux des étrangers sans ressources84. La police est également dotée de pouvoirs spéciaux afin de réprimer la mendicité. Dès 1874, le Code pénal lui donne des prérogatives relatives aux « mendiants » et aux « vagabonds ». En 1885, une loi permet même de récompenser les agents de police qui ont arrêté des « vagabonds85 ». Comme nous verrons au chapitre 5, une très large part des expulsions d’étrangers du canton de Genève ont comme motifs « vagabondage », « sans moyen d’existence », « sans domicile fixe ». Nous touchons ici aux frontières entre philanthropie et contrainte : la police donne aux personnes sans ressources les moyens de se soigner, mais sa mission consiste à leur faire quitter le territoire genevois quand elles ne sont pas des ressortissantes du canton. Le BCB procède de la même manière et conjugue ses efforts avec ceux de la police pour que les étrangers et les Confédérés qui sollicitent son aide quittent le territoire. Chaque année, il publie dans son rapport d’activité le nombre de personnes dont il a soutenu le rapatriement. En 1903, il indique le chiffre de 948 individus renvoyés dans les cantons suisses ou à l’étranger. Il mentionne aussi la collaboration avec la police86.
58Dans notre échantillon de dossiers, aucun n’est relatif à une personne ou à une famille qui aurait été reconduite en dehors des frontières du canton immédiatement après avoir été signalée au Bureau. En revanche, il arrive que le rapatriement soit évoqué et que le BCB cherche même à l’imposer. Dans le cas d’une famille italienne, le directeur explique qu’il a payé les arriérés de loyer afin de l’obliger à se laisser rapatrier87. Par ailleurs, on trouve des traces de la collaboration avec la police qui accomplit des enquêtes sur certaines personnes sur demande du Bureau ou des démarches auprès des communes suisses pour le rapatriement. La police sollicite la commune d’origine d’une famille fribourgeoise pour faire admettre son enfant malade dans un hospice88. Pour les familles placées dans une telle situation, deux alternatives sont envisageables pour la police et la commune : d’une part le placement dans un hospice de cette dernière, d’autre part, quand il n’en existe pas, l’octroi d’un subside pour faire admettre l’enfant dans un établissement genevois. La police enquête sur le jeune garçon (9 ans) d’une autre famille confédérée. Elle constate qu’il « passe une partie de son temps à vagabonder, ne fréquente pas l’école, et a même échoué » et conclut : « [qu’il] se trouve abandonné à ses mauvais penchants, et deviendra un complet vaurien si l’on n’y met promptement ordre. Je vous prie d’examiner s’il ne serait pas possible de placer Aloïs S. quelque part, dans une bonne famille du canton de Vaud, afin de l’enlever à ses mauvaises connaissances ». La mère devenue récemment veuve est considérée comme « une brave femme », mais incapable de le surveiller puisqu’elle doit « sortir pour travailler ». D’entente entre le directeur de la police et celui du BCB, l’enfant est placé en pension dont la mère assume une partie des coûts89. Dans cet exemple, comme dans l’autre évoqué plus haut, la police et le BCB partagent les mêmes objectifs et collaborent pour mettre en œuvre des solutions considérées comme adéquates pour les deux parties. En revanche, l’accord des familles sur le devenir de ces enfants n’est pas du tout explicite ; les dossiers ne disent pas si elles agréent aux solutions qui sont mises en œuvre ou non.
Philanthropie et contrôle social
59Ces sociétés, ces acteurs et ces institutions sont, comme le BCB, inscrits dans un dispositif d’assistance destiné à aider les personnes en situation de précarité. Non seulement ces organisations collaborent avec le Bureau, mais la plupart d’entre elles partagent ses principes et ses analyses sur l’origine de la pauvreté. Le BCB n’est donc pas une organisation isolée. En effet, l’analyse plus qualitative des dossiers confirme les résultats quantitatifs de l’analyse des correspondances multiples présentée au premier chapitre : le monde de la charité genevoise est animé par différents groupes de philanthropes qui entretiennent des relations entre eux. En outre, les collaborations du Bureau avec d’autres institutions privées et publiques montrent que la « mixed economy of welfare » existe aussi à l’échelle de Genève. Aucune d’entre elles ne prétend, dans la pratique, pourvoir de façon exclusive aux besoins des personnes qui sollicitent son aide. Chacune contribue à la survie de ces dernières par de petits dons. Même l’Hospice général, dont la vocation était de faire de l’assistance un droit et ainsi de l’émanciper de ses oripeaux d’aumônes considérés comme démoralisants, ne dévie pas du modèle. Son aide, telle que nous avons pu l’observer dans les dossiers du BCB, ne suffit pas à assurer la survie, même quand elle est octroyée à des personnes âgées et incapables de travailler dont il est exclu qu’elles puissent trouver d’autres sources de revenus que ceux de l’assistance. Les relations entre le Bureau et l’Hospice sont cordiales et caractérisées par la collaboration. Ce constat vient confirmer l’hypothèse émise par Flavio Baumann qui considère que la diversité des instances d’assistance traduit en fait « l’insuffisance de l’aide octroyée, l’indigent se trouvant alors contraint à faire appel à un secours additionnel. […] Les doubles emplois ne seraient donc pas seulement synonymes d’abus, comme le prétendaient les responsables du Bureau, mais découleraient de la pauvreté des secours dont ils bénéficiaient90 ». Multiplier les secours revient à appliquer une « économie d’expédients », parce qu’aucune de ces instances ne souhaite ou ne peut payer la somme nécessaire à la survie91. Cela va à l’encontre de la philanthropie scientifique prônée par le BCB : il y a donc une différence entre le discours et la pratique.
60À une échelle qui dépasse Genève et la Suisse, le Bureau n’est pas non plus une institution isolée. Il est inscrit dans un dispositif bienfaisant transnational, dont on ne peut pas affirmer qu’il emploie systématiquement les mêmes normes et les mêmes codes dans leurs pratiques, mais dont on peut identifier à travers le vocabulaire déployé une communauté de pensées et surtout de préoccupations dont les leitmotivs sont la rationalisation de l’assistance, la distinction entre les « vrais » et les « faux pauvres », la lutte contre les « mendiants professionnels », ainsi que la nécessité d’accompagner l’aide de mesures de relèvement. À Londres ou à New York, comme à Lausanne ou à Genève, les réformateurs produisent une analyse similaire des « problèmes sociaux » engendrés par les changements économiques et démographiques que connaît le xixe siècle. Partout, les villes s’étendent grâce à l’apport d’une immigration massive. Corollaire de ces développements, la précarité est décrite comme une conséquence des comportements individuels. En partant de cette analyse, il apparaît comme logique de vouloir modifier ces comportements pour mettre fin à la précarité. L’assistance devient alors le vecteur d’imposition de certaines valeurs comme le travail, la tempérance, la cohésion de la famille et la division des rôles selon le genre : l’homme se consacrant au travail productif et la femme, à l’entretien du foyer et des enfants. La famille se situe au cœur des préoccupations ; elle est imaginée comme la base de la solidarité entre les individus et constitue l’unité prise en compte dans les dossiers du BCB. Elle doit correspondre à certaines normes sans quoi elle est considérée comme inapte à remplir son rôle de cellule de base de la société. Les appréciations sur les comportements sociaux des familles sont autant d’injonctions à se conformer à ces normes. Elles ne servent sans doute pas à déterminer si une aide est légitime ou si un programme de « relèvement » particulier doit être mis en œuvre. Leur rôle est de rappeler aux familles que leurs comportements dévient des normes que le Bureau et ses promoteurs souhaitent imposer et de leur faire croire que c’est en adoptant ces normes que leur situation s’améliorera.
Notes de bas de page
1 Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 7-10.
2 Association pour la répression des abus de la mendicité, Premier rapport du comité, [1867], Genève, 1868, p. 12.
3 Le BCB est d’abord fondé sous le nom d’Association pour la répression des abus de la mendicité. Il change de nom en 1869 à la disparition du Bureau cantonal de bienfaisance, pour devenir le Bureau central de bienfaisance. Flavio Baumann, La pauvreté apprivoisée ou l’assistance comme gestion de la détresse. Étude sur une société de bienfaisance genevoise à la fin du xixe siècle : le Bureau central de bienfaisance, 1867-1900, mémoire de maîtrise [direction non précisée sur le manuscrit], université de Genève, 1983, p. 6. Il existe de nos jours sous un autre nom, Bureau central d’action sociale, et relève toujours de l’initiative privée.
4 Association pour la répression des abus de la mendicité, Premier rapport du comité [1867], op. cit., page de couverture.
5 Senarclens, « Le cent-vingt-cinquième anniversaire… », art. cité.
6 Gustave Moynier, « Rapport sur ses travaux pendant l’année 1867 », Bulletin de la Société genevoise d’utilité publique, 4, 1864-1867, p. 654-667, ici p. 655.
7 Bruno-Gambini, Organisation de la charité particulière…, op. cit., p. iii-xi.
8 Les réformateurs sont véritablement obsédés par l’existence de faux pauvres qui seraient en fait des personnes réfractaires au travail. Les politiques sociales suivent une logique similaire en imposant le travail régulier comme condition d’accès. Voir Christian Topalov, Naissance du chômeur 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994, p. 16-18. Sur cet imaginaire social de la pauvreté et de la misère dans le monde occidental et surtout en France, voir Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.
9 Le rapport de 1867 mentionne un formulaire « presque identique par la nature des questions à celui de la Société de Londres » dans lequel sont consignées les informations sur la personne. Sur la Society for the Suppression of Mendicity, voir Helen Bosanquet, Social Work in London, 1869 to 1912. A History of the Charity Organisation Society, Londres, J. Murray, 1914, p. 10.
10 Victor-Louis Segond, Annuaire philanthropique vaudois, [s. l. s. n.], 1883, p. 46.
11 Françoise Nicod, « Le souci de l’utilité publique dans le canton de Vaud dans la première moitié du xixe siècle », Revue historique vaudoise, 90, 1982, p. 128. Dans le paysage romand, Neuchâtel compte aussi plusieurs œuvres du même type qui allient les principes de la lutte contre la mendicité et de l’action « morale ».
12 [Anon.], IIe Congrès international d’assistance et IIe Congrès international de la protection de l’enfance, Genève, Imprimerie Wyss et Duchêne, 1896, p. 158.
13 Topalov, « Langage de la réforme… », art. cité, p. 35-36.
14 Leonards, Randeraad, « Transnational Experts in Social Reform… », art. cité, p. 226.
15 Congrès international d’assistance tenu du 28 juillet au 4 août 1889, Paris, G. Rogier & Cie Éditeurs, 1889, t. 1, p. 47.
16 Topalov, « Langage de la réforme… », art. cité, p. 36-38.
17 Le projet est enterré lors de sa première présentation en 1864. Deux ans plus tard, il est à nouveau soumis au Grand Conseil par Moïse Vautier, député radical, industriel et philanthrope (voir chapitre 6, consacré à la prévoyance). Une partie des députés s’oppose à la création de l’Hospice général et à la centralisation de l’assistance (une seule institution assumant cette mission pour tout le canton) tout en exigeant que la contrepartie à l’abolition de la différence d’accès aux secours entre « anciens » et « nouveaux » Genevois s’accompagne d’une suppression des privilèges accordés aux catholiques par les traités de Vienne et Turin que Genève s’était engagée à respecter. Le projet est finalement accepté par le Grand Conseil et devient la loi constitutionnelle sur l’Hospice général du 27 septembre 1868, acceptée en votation populaire. Voir Marco Marcacci, « L’égalité des Genevois devant l’assistance : la création de l’Hospice général (1847-1869) », dans Bernard Lescaze (dir.), Sauver l’âme, nourrir le corps. De l’hôpital général à l’hospice général de Genève 1535-1985, Genève, Hospice général, 1985, p. 359-381 ; Mémorial des séances du Grand Conseil, Genève, 1866-1869.
18 Senarclens, « Le cent-vingt-cinquième anniversaire… », art. cité, p. 35.
19 Bruno-Gambini, Organisation de la charité particulière…, op. cit.
20 Marcacci, « L’égalité des Genevois devant l’assistance… », art. cité, p. 375-378.
21 Il s’agit d’Anne Germaine Achard Rigaud, fille d’un politicien genevois de l’ancienne élite. Elle est engagée dans l’Établissement des orphelines protestantes et dans la Société des dames du dispensaire, respectivement en tant que présidente et vice-présidente. Elle se situe dans la composante principale du réseau genevois.
22 [Anon.], IIe Congrès international d’assistance…, op. cit., p. 157.
23 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 36e rapport annuel [1902], op. cit., p. 3.
24 Matter, Der Armut auf den Leib rücken…, op. cit., p. 241-242. Hill et surtout Richmond produisent une littérature qui servira de bases théoriques au travail social. Après un détour par les États-Unis, dont 154 villes comptent une COS en 1912, le case work s’implante en France dans l’entre-deux-guerres, et en Suisse dans les années 1950.
25 C’est une sorte de papier cartonné dans lequel sont enserrés tous les documents relatifs à la famille, son dossier.
26 Le Bureau semble prendre en compte la nationalité des femmes mariées alors que, selon la loi suisse, elles ont adopté automatiquement celle de leur époux au moment du mariage.
27 Les cartes d’accouchement sont vendues au prix de 8 francs dans une pharmacie (Koelligs) et sont produites par le Dispensaire médical qui « fournit aux pauvres des consultations médicales gratuites ». Les cartes sont achetées par des personnes « qui les destinent aux pauvres ». Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 39-40.
28 Archives d’État de Genève (AEG), AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, carte de la famille C.-Sch., 1890.
29 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Comité du 7 avril 1891.
30 Joan Scott montre pour la France comment les discours réformateurs opposent dès les années 1860 le travail salarié et le travail maternel des femmes, le second excluant le premier. Joan W. Scott, « L’ouvrière, mot impie, sordide », Actes de la recherche en sciences sociales, 83, 1990, p. 11-12.
31 Voir Heller, « Propre en ordre »…, op. cit., p. 161-162.
32 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier d’Émile D. [réponse à une demande de renseignements], 22 novembre 1893.
33 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier de la famille C.-C., comité du 1er mai 1893.
34 Ibid., comité du 11 juillet 1893.
35 Ibid.
36 Ibid., Lettre d’A. Rilliet à pasteur Ferrière, Genève, 22 mai 1891.
37 Ibid., Lettre du pasteur Ferrière à A. Rilliet, Genève, 23 mai 1891.
38 Ibid., Dossier de Jean J.-C.
39 Ibid., Dossier de la famille P. C., Lettre du pasteur Balavoine à A. Rillet, novembre 1899.
40 Association pour la répression des abus de la mendicité, Premier rapport du comité [1867], op. cit., p. 11.
41 Bureau central d’aide sociale, carton d’archives non coté, Lettre de Mme M.-P. au directeur du BCB, 27 décembre 1907. Souligné dans le document.
42 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 37e rapport annuel [1903], op. cit., p. 6.
43 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Comité du 18 octobre 1892.
44 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Comité du 12 août 1890.
45 Viviana A. Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005, p. 53-56.
46 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 37e rapport annuel [1903], op. cit., p. 5-6.
47 À Paris par exemple, le Comité central des œuvres du travail déplore que les bons qu’il distribue donnent lieu à un trafic et seraient revendus par les bénéficiaires. Benjamin Jung, La bataille du placement et les sans-travail. Concurrences entre intermédiaires et synthèse républicaine dans la genèse du marché du travail en France (1880-1914), thèse de doctorat dirigée par André Gueslin, université Denis-Diderot Paris 7, 2012, p. 306.
48 Zelizer, La signification sociale de l’argent, op. cit., p. 204.
49 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Lettre de F. E. à Monsieur W., 27 juillet 1912.
50 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 37e rapport annuel [1903], op. cit., p. 4-5.
51 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier K. M., Contrat d’apprentissage entre M. Samuel H., maître confiseur, et l’Association pour la protection de l’enfance, Genève, 1902.
52 Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 28.
53 Nussbaum, Les asiles de vieillards genevois…, p. 69-72 et 110.
54 L’asile du Petit-Saconnex exige des frais de pension. Les futurs pensionnaires cotisent à la Société d’assurance mutuelle pour la vieillesse, qui est « une sorte de porte d’entrée à l’Asile », mais qui permet aussi à ceux qui préfèrent demeurer chez eux de jouir d’une retraite en faisant office de caisse de prévoyance. Les futurs pensionnaires de l’Asile du Petit-Saconnex peuvent aussi s’acquitter d’une somme à leur admission. Les conditions de vie dans cet asile n’ont rien à voir avec celles de son pendant d’Anières : les pensionnaires peuvent sortir de l’asile librement et jouissent d’une chambre individuelle ce qui n’est pas le cas à Anières où ils dorment en dortoirs. Ils ne sont pas non plus astreints au travail. Pour Nicolas Nussbaum, ces deux établissements constituent les deux facettes de la prise en charge de la vieillesse : « D’un côté nous avons une maison de retraite agréable, destinée aux anciens de la petite bourgeoisie et de l’artisanat aisé, respectables et qui méritent l’attention donnée. De l’autre un asile quasi répressif, où l’on recueille des vieillards dont on a l’impression qu’ils sont fautifs de se trouver là. » Voir ibid., p. 58, 68-69, et 79 pour la citation.
55 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 37e rapport annuel [1903], op. cit., p. 4.
56 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Lettre de Jules D. à Mme van Berchem, 10 novembre 1897.
57 Par ailleurs, on retrouve régulièrement dans les dossiers les noms de philanthropes cités dans l’Annuaire. Frank Lombard apparaît ainsi comme bienfaiteur de la famille P. J. dont un membre présente sa carte au Bureau en mai 1891. Mme P. J. fait savoir par ailleurs qu’elle a connu feue Mme Lombard-Forel. Il s’agit probablement de la mère de Frank, Cécile Forel, qui porte le même nom que l’épouse de Frank.
58 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Lettre de Julie P. à Madame la Baronne, 24 août.
59 Ce qui correspond aujourd’hui à environ 250 francs suisses. Toutefois, cette somme ne paraît pas très importante si nous la comparons au loyer annuel du logement du frère de Frank Lombard, Alexis, qui s’élève à 4000 francs par an (source : AEG, Recensement L, 1888-1902), ce qui correspond à plus de 49000 de nos francs actuels. Calcul d’après l’indice des prix des Statistiques historiques de la Suisse, tableau H.17. Indice total des prix à la consommation, de 1811 à 1920 (https://hsso.ch/2012/h/17, consulté le 18 décembre 2018).
60 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Lettre de Julie C. à Monsieur de Plantamour, le 8 juin 1889.
61 Voir Huyssens, Progressive Inequality…, op. cit., p. 107-116.
62 Elie Wartmann, « Rapport sur ses travaux pendant l’année 1865 », Bulletin de la Société genevoise d’utilité publique, 4, 1864-1867, p. 313-320, ici p. 315.
63 « La philanthropie constitue un élément déterminant et d’intégration de la culture d’élite », Ostrower, Why the Wealthy Give, op. cit., p. 6.
64 Guilhot, Financiers, philanthropes : sociologie de Wall Street, op. cit., p. 24.
65 En gras dans le texte. Accord entre les sociétés et administrations de bienfaisance [1880], dans Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 7-8. Voir le chapitre 1.
66 D’après Annuaire philanthropique genevois, elle existe depuis 1875 et compte 130 membres. Elle « [d]onne des secours (viatiques et rapatriements) aux Italiens indigents, et fonctionne aussi comme société de secours mutuels entre ses membres ». Il n’y a malheureusement pas plus d’information sur ses dépenses et le nombre de personnes qu’elle assiste. Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 18.
67 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier G. P.
68 D’après l’Annuaire philanthropique genevois, elle existe depuis 1864 et compte 204 membres. Elle « [a]ssiste et autant que possible rapatrie les Allemands, y compris les Autrichiens » (Lombard, Annuaire philanthropique genevois, op. cit., p. 17).
69 « Accord entre les société et administrations de bienfaisance (1880) », dans ibid., p. 7-8.
70 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier de la famille V. C., Comité du 2 juin 1891.
71 Ce quartier comprend, d’après le rapport, une population de 3560 habitants dont 410 « indigents assistés ».
72 AEG, Consistoire P. 74, Rapports des paroisses, 1895-1898, Ville de Genève, Paroisse de Genève dizaine no XVI, pasteur F. Bungener, 1893-1897.
73 Ibid., Paroisse dizaines nos XII et XIII, pasteur M. Doret, rapport 1891-1895.
74 Ibid., Paroisses dizaines nos XXI et XXII, pasteur H. Roehrich, 1894-1898.
75 Ce chiffre est calculé en additionnant les effectifs d’« indigents » assistés par chaque pasteur, tels que déclarés dans leurs rapports quadriennaux dont les dates varient dans la décennie 1890. Voir AEG, Consistoire P. 74, Rapports des paroisses, 1895-1898.
76 Recueil authentique des lois et actes du gouvernement de la République et canton de Genève, t. LIV, 1968, Loi constitutionnelle pour la création d’un Hospice général du 26 août 1868, p. 212-217.
77 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Dossier de Marie-Suzanne D., Bureau de Bienfaisance, [note d’inventaire des secours], 11 septembre 1917.
78 Ibid., Lettre de G. Regamey, pasteur, au directeur du BCB J. Jaques, 24 mai 1927.
79 Ibid., Dossier de la famille H. D.
80 Ibid., Dossier d’Amélie D., Lettre du directeur de l’Hospice général au directeur du BCB, 21 mars 1903.
81 Le BCB est le principal interlocuteur privé de l’Hospice général. Girardin, Une institution genevoise de bienfaisance…, op. cit., p. 23.
82 Celle-ci est composée de représentants désignés par les communes et par le gouvernement.
83 Voir la série de dossiers : AEG, Justice et police Ga, Dossiers administratifs (dossiers de police gris) (1873-1925). Nous avons cherché les personnes sur lesquelles le BCB a constitué un dossier dans cette série sans trouver d’occurrence.
84 La Caisse de police est citée dans l’Annuaire philanthropique genevois (p. 4). Elle paie aussi le rapatriement des étrangers sans ressources.
85 Baumann, La pauvreté apprivoisée…, op. cit., p. 9.
86 Association pour réprimer les abus de la mendicité, Bureau central de bienfaisance, 37e rapport annuel [1903], op. cit., p. 10-11.
87 AEG, AP 405.1, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Comité du 30 mai 1893.
88 AEG, AP 405.2, Bureau central de bienfaisance, Dossiers d’assistés du BCB, Comité du 22 septembre 1891.
89 Ibid., Dossier S. R.
90 Baumann, La pauvreté apprivoisée…, op. cit., p. 53.
91 C’est ce que Steven King désigne comme une economy of makeshifts. Steven King, « Making the Most of Opportunity : The Economy of Makeshifts in the Early Modern North », dans Steven King, Alannah Tomkins (dir.), The Poor in England 1700-1850, Manchester/New York, Manchester University Press, 2003, p. 235-242.
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