Chapitre VIII. Éduquer les mères
p. 241-265
Texte intégral
1Si l’impéritie maternelle était désignée par le rapport de 1919 comme la cause principale de la mortalité infantile à Accra (voir chapitre 1), c’est parce qu’il existait un continuum avec la métropole, où les décès d’enfants étaient très largement imputés aux mères et à leurs mauvaises pratiques. En d’autres termes, aux colonies comme en Europe, « la mortalité infantile était vue comme la conséquence de l’échec maternel1 », alors que les facteurs socio-économiques étaient largement minorés2. On se trouve là dans la continuité d’une idéologie de la maternité, datant de la fin du xixe siècle et analysée dans plusieurs publications, dont un article canonique sur la Grande-Bretagne impériale : Anna Davin y soulignait à la fois l’obligation morale de produire des enfants pour la grandeur de la nation et la nécessité de former les femmes (notamment celles des classes laborieuses) à leur rôle maternel3. À l’instar des milieux populaires européens, dont les femmes étaient perçues comme ignorantes et incapables de maintenir en vie et en bonne santé les enfants qu’elles mettaient au monde, la majorité des Africaines apparaissaient, à la fois aux yeux des autorités médicales et des élites locales, comme inaptes à faire de bonnes mères. La continuité entre métropole et colonies n’est évidemment pas fortuite, puisque « le colonialisme s’est formé autour de l’invention victorienne de la sphère domestique et de l’idée du foyer4 ».
2Ce chapitre se propose donc d’analyser les programmes de formation mis sur pied pour préparer les femmes à leur rôle maternel. Il s’agira dans un premier temps de comprendre à quel constat s’adossent ces programmes, c’est-à-dire comment les autorités coloniales et parfois les élites africaines perçoivent la masse des mères africaines, et comment s’exprime la conviction de leur incurie, combattue par une importante propagande exaltant la maternité dans ses différentes fonctions. On verra ensuite dans quels cadres et avec quels contenus se développe l’enseignement destiné aux mères ou futures mères : non seulement les modalités et lieux de cette formation constituent un aspect important de la vie des femmes colonisées mais encore ils renseignent sur l’idée que se font les responsables et concepteurs de ce qu’est une bonne mère. Cet idéal – car c’en est un – n’évolue que peu avec le temps, en dépit de certaines inflexions après la Seconde Guerre mondiale. Tout au long de la période, c’est très largement sur la fonction nourricière des mères qu’est mis l’accent, même si les injonctions faites aux femmes en la matière sont elles-mêmes sujettes à des changements.
L’impéritie des mères
3D’après les responsables médicaux et sociaux, l’impéritie des mères est sans limites et leur inaptitude est globale : elles s’y prennent mal pour manipuler les tout-petits, les exposent à diverses maladies, sont incapables de diagnostiquer leurs maux, négligent de leur administrer les remèdes appropriés, font empirer leur état par des traitements nocifs, ne savent rien des principes de l’hygiène corporelle, n’ont pas de principes d’éducation… Elles aggravent leur cas en étant mauvaises ménagères, ignorant tout de l’hygiène domestique et de la tenue d’une maison5. Mais le pire est encore qu’elles ne remplissent pas ce qui est considéré comme leur rôle primordial : celui de nourricières. Faisant totalement l’impasse sur les difficultés matérielles et sociales de l’accès à une nourriture riche et variée, et dans une approche purement culturaliste6, les médecins incriminent tout à la fois l’introduction trop précoce d’aliments solides, la pratique de l’allaitement prolongé7 et l’adoption d’un régime trop pauvre qualitativement.
4Cicely Williams, pourtant volontiers hétérodoxe dans son approche des cultures africaines, reste très représentative de son époque lorsqu’il s’agit, pour sa thèse de doctorat, de se pencher sur les mères africaines. Dans la première partie de son manuscrit, intitulée Environment, elle décrit à la fois les structures familiales, le contexte de la naissance et la façon dont les mères s’occupent de leurs bébés, puis de leurs enfants. Peu sensible aux aspects économiques, elle met, comme ses confrères, l’accent sur la culture : pour elle, les mères « manquent d’imagination », se désintéressent de leur enfant vers l’âge de deux ou trois ans, et commettent de nombreuses erreurs mettant en danger la santé ou la vie de l’enfant. Elle s’inscrit en faux contre l’idée, répandue en Grande-Bretagne, selon laquelle celles qui n’auraient pas été en contact avec la civilisation européenne feraient de meilleures mères8 :
The idea that the “simple savage” has instinctive knowledge in caring for her children is completely without foundation. She is just as foolish as the most sophisticated mondaine, and she is far less educible9.
5Pour autant, on ne dispose d’aucun autre texte aussi détaillé que le sien sur la vie quotidienne des mères et des enfants dans les années 1920, puisqu’elle décrit avec un certain nombre de détails l’organisation familiale, l’intérieur d’une concession, les gestes maternels, les méthodes d’éducation10… Elle est l’une des rares à être sensible au fait que « les mères » ne constituent pas une catégorie aux contours bien définis, puisqu’un bébé peut être pris en charge par une femme qui ne l’a pas mis au monde. Tout en soulignant l’amour et le respect dont sont entourés les enfants, elle fustige le fatalisme des adultes, et notamment des mères, en matière de morbidité et de mortalité infantiles :
It is taken for granted that a certain proportion of the children will die. It is taken for granted that the elder child will be sick when the mother again becomes pregnant. It is taken for granted that the children will have yaws; that they will get pot-bellied and spindle legged if they survive at all. That infuriating phrase “Of course” is never more deadly than when it is on the lips of parents of a sick child11.
6Dans un article qu’elle publie en 1938 dans The Lancet, elle fournit une photo de femme tenant deux enfants sur ses genoux. La légende précise :
Mother three months’ pregnant. 1st, 3rd, and 4th children died when they began to walk.2nd miscarriage, 5th (left) aged3 ½ years, weight 18 lb.; yaws, malnutrition, worms, scabies, and malaria. 6th (right) aged 1 ½ years, weight 17 lb.; beginning to show malnutrition. Mother considers them normal12.
7Ne nous y trompons pas : contrairement aux autres informations, cette dernière notation est moins un constat qu’une dénonciation – de même que l’exaspération affleurait déjà dans la citation précédente. Notons que Cicely Williams n’est, en l’espèce, pas un cas isolé : l’un de ses confrères déplore la « parfaite indifférence déployée à la mort d’un enfant ou devant un enfant mort-né13 » – avec une incompréhension évidente des codes d’expression du chagrin, qui, du moins au sud de la colonie, interdisent aux plus proches parents d’une personne décédée de manifester publiquement leur tristesse14. Ce qui est en cause, d’après les observateurs, n’est donc pas juste l’incapacité maternelle à guérir les enfants mais une sorte d’insensibilité coupable, pour ne pas dire d’abrutissement généralisé. Non seulement cette grille d’analyse ne tient aucun compte des lectures et représentations locales de la maladie ou de la mort, mais encore elle méconnaît un fait pourtant simple : si pour la population, il va de soi qu’une certaine proportion d’enfants mourra en bas âge, c’est moins le reflet d’une mentalité défaitiste que d’une stricte observation des faits. D’ailleurs, ces mêmes médecins qui stigmatisent l’apathie des Africains à l’égard de la mortalité infantile sont les premiers à affirmer que pour un enfant, les chances d’atteindre l’âge adulte n’excèdent guère une sur deux15. Cette donnée statistique est donc paradoxalement mise en avant par les médecins dans leurs constats mais délibérément écartée de leurs analyses. Ce paradoxe ne s’explique que par leur interprétation des causes de la mortalité infantile : pour eux, c’est la culture qui est responsable de ces chiffres et l’on incrimine tour à tour les superstitions, l’écartèlement entre plusieurs systèmes de valeurs, la culture locale ou sa désintégration, la résignation…
8C’est donc sur le plan des mentalités que les médecins et les autorités coloniales placent leurs analyses. En bref, comme l’écrit un fonctionnaire en 1932, la cause principale de la mortalité et de la morbidité infantiles tient à « l’ignorance des mères en matière de soins aux enfants16 ». Un médecin s’aventure même – sur des critères non explicités et certainement discutables – à estimer la proportion des mères qui auraient besoin d’un enseignement spécialisé :
In, I should say, approximately 80 % of the cases the mother requires special tuition particularly with regard to dietary, in addition to any treatment given to her child17.
9Cette citation montre très bien la logique à l’œuvre : si l’incurie maternelle est le problème, alors la solution réside dans la formation18. Les efforts en matière d’enseignement destiné aux mères vont donc consister à modifier leurs habitudes, plus qu’à agir sur leur cadre de vie par exemple – comme en Grande-Bretagne, où « le seul remède était d’inculquer l’autonomie et d’éradiquer l’ignorance19 ». C’est ainsi que l’on assiste, entre les années 1920 et 1950, à un foisonnement de réflexions et d’expériences vouées à enseigner aux femmes les savoirs, usages, gestes et pratiques qui feront d’elles des mères efficaces – c’est-à-dire aptes à faire grandir les (nombreux) enfants qu’elles ont fait naître. Car c’est bien là l’enjeu : à leur niveau, elles doivent lutter contre la mortalité infantile au lieu de la provoquer. Il s’agit donc d’introduire une véritable révolution copernicienne, faisant des mères les garantes de l’accroissement de l’espèce et non plus les instruments inconscients de son étiolement. Un fonctionnaire londonien fait part de sa conviction selon laquelle chaque Africaine a un rôle à jouer dans la lutte contre la mortalité infantile :
It is generally recognised that hygiene and child-welfare, housecraft in a form suitable for African conditions, should be essential elements in the education of African girls and women. […] This adult education is very important. The need to show the African woman such a way of living and to give her enough knowledge and ability to achieve it is essential if the very serious infant mortality is to be lessened and this is a first claim on every government in Africa20.
10Principales responsables de la mortalité infantile, les femmes « indigènes » sont donc désormais chargées du combat qui, à terme, doit contribuer à l’accroissement démographique. En effet, leur mission est double : non seulement elles doivent produire davantage d’enfants mais encore elles doivent faire en sorte qu’ils meurent en moins grand nombre, comme l’exprime sans ambages un fonctionnaire du Colonial Office en 1930 au sujet de l’Afrique britannique dans son ensemble :
Finally, we should draw attention to the question of the general status of women, and ask how it may be improved, with the object of raising their standard of health and intelligence so as to make them better mothers of more and healthier babies, and better qualified to rear their children afterwards21.
11On le voit, l’amélioration du statut des femmes, dont on sait qu’il constitue l’un des éléments de la vitrine morale de l’idéologie coloniale22, est moins un but en soi qu’un moyen d’augmenter la population, à la fois sur le plan quantitatif et sur le plan qualitatif. Cette amélioration s’adosse par ailleurs à une vigoureuse entreprise de glorification de la maternité, destin présenté comme aussi enviable qu’indiscutable pour toute femme.
Exaltation et déclinaisons de la maternité
12Si l’idéologie de la maternité développée au cours du xixe siècle en Europe se préoccupe certes du taux de fécondité, elle met davantage l’accent sur le rôle des mères comme responsables du devenir des enfants23. Le but y est moins de produire beaucoup d’enfants que de les garder en vie, en bonne santé, et d’en assurer l’éducation. C’est la mère biologique qui est alors proclamée comme seule à la hauteur de la tâche, ainsi que l’atteste le recul de la mise en nourrice, de même que les discours négatifs sur les grands-mères, tantes et autres voisines24. Cette fabrique des bonnes mères passe à la fois par le cantonnement des femmes à la sphère domestique et par l’exaltation de leur rôle de gardiennes du foyer. En contexte colonial, la « domestication » des femmes prend un tour spécifique, puisqu’elle doit s’adapter aux terrains locaux et qu’elle a souvent été comprise comme un élément de la « mission civilisatrice25 ». On y insiste en particulier sur le lien entre maternité biologique et maternité sociale, en mettant l’accent sur le devoir qu’a une femme ayant enfanté de s’occuper de ses (propres) enfants, dans des contextes où « en Afrique tropicale, il est largement accepté que l’on délègue à d’autres de s’occuper de ses enfants, et que leur éducation soit une responsabilité sociétale26 ». Au point que la notion même de « mère » inclut souvent les tantes, les co-épouses de la mère, et mêmes les cousines, reléguant la mère biologique au statut de mère parmi d’autres27.
13En Gold Coast, la presse anglophone joue un rôle essentiel dans la diffusion de cette idéologie. Tour à tour tribune de l’élite urbaine ou de l’idéologie coloniale, les journaux permettent d’observer la tournure que prend localement cette glorification de la figure maternelle. Dans les hebdomadaires anglophones, des Britanniques usent de l’argument universaliste, réduisant à un seul destin les femmes du monde entier. Ainsi, l’un des responsables anglais de l’Église méthodiste de la Gold Coast écrit que les jeunes filles de la colonie doivent se préparer « pour la place qui est la leur dans la vie domestique, qui est le lot – et la gloire – de la plupart des femmes, en Afrique ou en Europe28 ». « Le lot et la gloire » : ou l’art de rendre attractif l’unique horizon que l’on réserve aux femmes…
14Mais ce lyrisme domestique n’est pas l’apanage des colonisateurs : l’élite urbaine y participe aussi, comme le prouve le courrier des lecteurs. L’un d’eux développe une idée comparable à celle de l’auteur précédent – dans un esprit également chrétien – mais en insistant sur les besoins propres du continent africain, ce qui est caractéristique de la bourgeoisie citadine :
Africa wants more educated women with virtuous morals and aims […]. Missionary work, literature, research work on domestical [sic] science and many more are at their disposal, to say nothing of the true spirit of motherhood which is God’s own order. There is nothing like the love of children, a home with a virtuous mother is like the ‘Crystal of Society’—the nucleus of national character, and from that source be it pure or tainted issue the habits, principles and maxims which govern public as well as private life—the best philanthropy comes from the fireside29.
15Les aspirations de l’élite cultivée, qui ambitionne de prendre le leadership d’un continent régénéré, convergent donc avec l’impérialisme culturel européen et avec la volonté coloniale de transformer les valeurs morales et les structures sociales africaines. Et cette volonté de moraliser les femmes et de les « domestiquer » est encore renforcée par les autorités traditionnelles de certaines régions de la Gold Coast, qui trouvent dans l’Indirect Rule le moyen d’accroître leur contrôle sur les jeunes femmes30.
16Mais si les citations fournies ci-dessus montrent bien quel idéal maternel est magnifié, seule une analyse du lexique employé révèle les différentes acceptions de la maternité, déclinée dans ces panégyriques comme dans le programme de formation concocté par les autorités. Le terme le plus général est mothercraft31, communément mais imparfaitement traduit en français par « puériculture », et qui signifie, plus littéralement, « l’art d’être mère ». Le suffixe -craft (savoir-faire, art, mais aussi métier, profession) se rencontre également dans homecraft et housecraft, deux autres termes récurrents, dans lesquels l’accent est mis sur les soins du ménage plus que sur la maternité à proprement parler. Dans tous les cas, l’idée implicite est que le rôle de mère ne s’improvise pas : il s’apprend. De même que s’apprennent la tenue du ménage (housewifery, littéralement le fait d’être femme au foyer) ou l’économie domestique (domestic science32). Enfin, les termes qui achèvent de décliner les devoirs d’une mère sont infant care et child welfare, c’est-à-dire les soins aux nourrissons et le bien-être des enfants. Ainsi, à l’exception peut-être du terme housewifery, la fonction d’épouse se trouve reléguée à l’arrière-plan : l’épouse doit s’effacer devant la mère. Cependant, le rôle d’une (bonne) mère reste double, consistant à élever les enfants tout en s’occupant du foyer – la combinaison des deux étant censée participer à la lutte contre ce mal récemment identifié qu’est la mortalité infantile.
17Mais dans les années 1940 et 1950, le contexte politique aidant, on ajoute à ce double rôle des mères une nouvelle fonction : celle de responsables du destin national, sorte de prolongement de leur fonction d’éducatrices, sur laquelle les sources ont été peu prolixes dans l’entre-deux-guerres33. On remet à la mode, en particulier au sein de l’élite urbaine, une devise attribuée à James Kwegyir Aggrey, enseignant, pédagogue, panafricaniste et figure éminente du paysage intellectuel de la Gold Coast au début du xxe siècle : « Éduquer un garçon, c’est éduquer un individu ; éduquer une fille, c’est éduquer une famille et une nation34. » Cette idée selon laquelle les femmes doivent être éduquées non pas tant pour elles-mêmes que pour les autres était l’un des fondements de la mystique républicaine française à la même époque. Le classicisme bien trempé de cette conviction ne l’empêchait pas de comporter une véritable dimension progressiste, à une époque où l’instruction des femmes était encore contestée ou critiquée par un certain nombre de milieux en Grande-Bretagne et en Gold Coast. Mais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la phrase d’Aggrey est devenue très consensuelle : les autorités coloniales elles-mêmes ne récuseraient pas la formule. Puisque l’époque est à une plus grande autonomie locale pour les colonisé·e·s, leur statut de mère confère aux femmes une dignité qui les élève à la citoyenneté. C’est en tant que mères, et à ce titre responsables d’autres individus, qu’elles peuvent par exemple revendiquer un droit à l’éducation ou encore à la citoyenneté active. Rappelons que dans les métropoles, cet argument a été largement utilisé par les milieux féministes qui se battaient pour l’accès des femmes à l’éducation ou aux droits politiques. C’est ainsi que l’épouse du gouverneur britannique, faisant l’éloge du scoutisme féminin, déclarait :
Guiding is also an excellent instrument for teaching girls the elements of housecraft and mothercraft […]. I feel certain that guiding can help the girls of the Gold Coast to become better wives and mothers & more responsible citizens35.
18L’élément politique qu’est la citoyenneté est donc le dernier, chronologiquement, à s’ajouter à la panoplie de ce qui constitue une mère accomplie. Le guidisme, mouvement de jeunesse féminin, n’est d’ailleurs que l’un des dispositifs imaginés pour former les mères. Depuis les années 1920, la question qui agite à la fois les autorités coloniales du Département médical et du Département de l’Éducation est de savoir comment s’y prendre pour enseigner aux femmes africaines à devenir la bonne mère : nourricière, infirmière, ménagère, hygiéniste, éducatrice, épouse et, finalement, citoyenne. Comme en métropole, c’est l’école qui est identifiée comme l’un des dispositifs les plus appropriés pour cet enseignement36 – même si, comme on le verra, il demeure en fait marginal, en raison de conditions bien différentes en Gold Coast et en Grande-Bretagne.
L’école des mères
19L’école est ardemment défendue comme le lieu par excellence dans lequel doit être délivrée la formation à la maternité. Un rapport de 1931, intitulé The Education of African Women, insiste d’abord sur la nécessité d’une instruction scolaire qui ne soit pas seulement livresque mais comporte un contenu pratique :
As regards curriculum, we again would only ask that any impression of education as a matter mostly of booklearning be never allowed to grow as it has done in this country, and putting in an urgent plea that all women teachers should know something of infant welfare work37.
20Le contexte africain joue un rôle particulièrement important dans cette réflexion : le credo des autorités de l’époque est en effet qu’une éducation purement livresque est non seulement inadaptée aux conditions locales mais encore potentiellement dangereuse en ce qu’elle produit des intellectuel·le·s imbu·e·s de supériorité, coupé·e·s de leur communauté et toujours prompt·e·s à réclamer davantage de droits et de responsabilités dans le cadre colonial. Il importe donc, comme le soulignait un auteur cité ci-dessus, d’adapter l’enseignement au contexte africain38 : il ne faut surtout pas que cette instruction soit l’occasion d’une acculturation, toujours redoutée pour ses effets politiques. Sans que l’on sache bien quelle forme pratique prend cette constante préoccupation d’« africanité », on assiste dès les années 1930 à la mise en place de cours diversifiés, conçus pour former des mères accomplies. Alors qu’au xixe siècle, les rares écoles pour filles en Gold Coast n’enseignaient, comme matière spécifiquement féminine, que la couture39, on voit apparaître une formation scolaire très complète à la maternité. L’accent y est mis sur la pratique, puisque les cours de cuisine, de ménage ou de puériculture se contentent mal de la seule théorie. De nombreuses expériences pilotes sont élaborées pour placer les jeunes filles dans des conditions aussi proches que possible de la réalité, et les entraîner aux gestes et habitudes qui devront être les leurs – comme, à la même époque, dans les écoles ménagères en France, ou encore dans les internats d’AOF40.
21En 1930, l’école gouvernementale d’Accra s’enorgueillit d’avoir introduit des cours d’hygiène domestique et de soins aux nourrissons41. En 1943, le directeur de l’Instruction envisage de construire dans chaque école de filles une maison témoin dans laquelle les élèves pourraient apprendre comment tenir un foyer – proposition apparemment demeurée lettre morte42. La prestigieuse école secondaire d’Achimota se dote en revanche d’un atelier de cuisine, dans lequel les élèves exécutent des travaux pratiques, appliquant ce qu’elles ont appris dans les salles de classe43. Une photo des années 1930, prise dans cette grande pièce, révèle à merveille cette articulation entre théorie et pratique qui était le fondement de la « science domestique44 ». On y voit sept jeunes filles, debout, devant deux grands plans de travail et deux fourneaux. Leurs ustensiles de cuisine comprennent une balance, des cuillères et fouets, râpes et verres mesureurs, ainsi que des bols dans lesquels elles mélangent leurs préparations. Les matières premières sont contenues dans des boîtes métalliques, rondes ou carrées. Toutes les étudiantes, d’environ seize ans, portent la même tenue et semblent concentrées, ce qui n’empêche pas un sourire de paraître sur les lèvres de l’une d’entre elles, à l’arrière-plan.
22Tout est contenu dans cet exercice : l’aspect pratique (préparation d’un plat) ; les principes scientifiques de nutrition ; et la dimension économique. Cuisinière, nutritionniste et comptable, la nouvelle mère est tout cela à la fois. Or il faut rappeler que cette école, loin d’être l’équivalent des « écoles ménagères » instituées par exemple en France pour les jeunes femmes des classes laborieuses rurales, est l’institution la plus réputée de la Gold Coast. Mixte, elle accueille des jeunes femmes se destinant à des études supérieures, et d’où sortiront la plupart des cadres de la jeune nation indépendante (hommes ou femmes). La formation au rôle de mère de famille n’est donc pas particulièrement destinée aux femmes des milieux populaires, tant s’en faut. Elle serait même plutôt l’apanage de l’élite, ce qui est parfaitement paradoxal puisque rares sont les anciennes élèves d’Achimota qui deviennent femmes au foyer, la plupart s’engageant au contraire dans des carrières qualifiées et déléguant à d’autres les soins du ménage et des enfants.
23Pourtant, ce même modèle de formation domine dans toutes les écoles réputées, avec des spécificités propres à chaque établissement. À la Wesley Girls’ High School de Cape Coast, les élèves s’initient non seulement à la « science domestique », mais également au secourisme, comme le montre une brochure présentant l’école46. À Mmofraturo, l’internat méthodiste de Kumasi, on place les aînées des élèves (16 ans environ) à la tête de « maisons », séparées les unes des autres, et composées de plusieurs fillettes de tous âges. La responsable de la maison supervise les activités des petites ; dès l’âge de huit ans, chacune fait sa propre lessive une fois par semaine tandis que le ménage, collectif, est effectué à tour de rôle47.
24Mais nulle part, on ne règle durablement la question des soins aux nourrissons ou aux bébés, faute de structures adéquates. Certaines écoles prévoient des cours de puériculture où des poupées servent de simulacre, pour apprendre en particulier à baigner et à changer les bébés. Cependant, les poupons inertes ne convainquent pas plus les jeunes filles que les autorités, qui se penchent donc sur les possibilités d’un enseignement plus axé sur la pratique. Au titre des propositions fantaisistes vraisemblablement restées sans effet, citons le projet consistant à ouvrir des crèches dans les écoles de jeunes filles, afin qu’elles puissent se faire la main sur de vrais bébés48… Certes, en 1954, Lady Limerick, figure majeure de la Croix Rouge britannique, s’ébaudit, lors d’une tournée en Afrique de l’Ouest, d’avoir vu des écolières s’occuper d’un véritable nourrisson49 : mais il ne s’agit là que d’un événement très ponctuel. Moins anecdotique avait été la proposition d’accueillir des groupes d’écolières dans les centres de PMI ou à l’hôpital pour enfants : cette mesure est mise en place de façon expérimentale en 1943 à l’hôpital Princess Marie Louise (Accra), qui reçoit des petits groupes de six jeunes filles pour des démonstrations50. En 1944, les responsables de l’Instruction envisagent même de construire une salle de cours attenante, capable d’accueillir des groupes plus étoffés. Mais l’expérience tourne court pour deux raisons : la première est que la femme médecin qui dirige l’hôpital, déjà surchargée de travail, déclare n’avoir pas le temps de prendre en charge des écolières. La seconde est que, avec le succès grandissant de l’école, les filles atteignent de plus en plus tôt le niveau du certificat d’études : or au Département de l’Éducation, on estime qu’il n’est pas convenable d’instruire trop tôt les fillettes sur des sujets qui, par définition, concernent peu ou prou la reproduction humaine51…
25En effet, le cursus prévoit non seulement les exercices pratiques indiqués ci-dessus mais également des cours instruisant les jeunes filles sur les mécanismes de la reproduction. Vivien Donkor se rappelle ainsi avoir reçu à l’école des leçons d’obstétrique (midwifery) à la fin des années 1930, dans l’école secondaire méthodiste qu’elle fréquentait, la Wesley Girls High School :
We were taught e-ve-ry-thing. Laundry, cookery, and we call it midwifery. We go to class and they teach us how the babies were formed in the womb and so on52…
26On ne s’étonnera pas que ces leçons d’anatomie (pour ne pas dire d’éducation sexuelle) se soient doublées de leçons de morale, pour mettre en garde les jeunes filles contre les conséquences de toute inconduite :
Being a missionary’s school, they prepare you to marriage. They don’t want you to go and start walking about with boyfriend, boyfriend. No! No! […] And at school they will teach you what will happen to you when you have sex… at random. […] Yes, they taught us all this. At that time, the venereal disease was gonorrhoea. So we don’t think of that. When time comes and you should marry, you should marry53!
27L’institution scolaire semble donc bien être le milieu le plus adapté à une instruction très complète des futures mères : sans y négliger les aspects moraux, on y enseigne à la fois la théorie et la pratique de l’art d’être une bonne mère. Mais si l’idéologie à l’œuvre est remarquablement similaire à celle de la métropole, où l’école est le lieu par excellence de formation des jeunes filles à leur destin de mère, les conditions n’y sont guère comparables. En effet, sur le plan de la scolarisation, la situation en Gold Coast est sans commune mesure avec celle de la métropole, l’immense majorité des filles n’étant pas scolarisée : d’après Ward, en 1924, on compterait 50000 élèves des deux sexes et en 1935, 6300054 – les filles n’excédant pas le tiers des enfants fréquentant l’école. En 1950 encore, on ne compte que281000 élèves des deux sexes, ce qui permet de penser que les filles scolarisées ne sont guère plus de 100000 (pour une population totale de cinq millions d’habitants environ)55. Le nombre d’écolières est donc bien trop faible pour que la formation des mères soit efficacement dispensée dans les seuls établissements scolaires.
28En Gold Coast, la pierre d’achoppement est donc double : faiblesse des effectifs scolaires et difficultés d’accès aux femmes adultes – question qui s’était également posée en Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle pour les femmes des classes populaires. Il faut donc inventer de nouveaux moyens de toucher les femmes adultes, pour leur enseigner leur rôle : c’est dès lors toute une politique de formation qui est discutée, envisagée, débattue, entre les différents services administratifs de la colonie.
Les modalités de « formation continue » des mères
29Rappelons d’abord (voir chapitre 4) que pour former les mères, on fait feu de tout bois : médecins, sages-femmes, responsables des Autorités locales, infirmières-visiteuses, ingénieurs et inspecteurs sanitaires, missionnaires56, prêtres et pasteurs, enseignant·e·s, femmes bénévoles (européennes ou africaines), enfants des écoles, membres d’organisation de jeunesse, sont autant d’acteurs et d’actrices mobilisés sur ce front. Les modalités de cette formation ne sont pas moins variées : visites à domicile, conférences publiques, articles de journaux, événements festifs qui fournissent autant d’occasions, consignes données individuellement ou collectivement aux mères fréquentant l’hôpital ou le centre de PMI…
30Chronologiquement, il semble que l’une des premières mesures prises pour former les mères à leur nouveau rôle ait consisté en conférences publiques de médecins, venus porter la bonne parole sanitaire. En 1920, le Dr O’Brien prononce ainsi un discours dans la cour du palais de Nana Ofori Atta, chef d’Akyem Abuakwa (à environ 100 km dans l’arrière-pays d’Accra). Le texte de cette intervention a été intégralement retranscrit par J. B. Danquah, demi-frère d’Ofori Atta, futur intellectuel et homme politique, alors tout jeune homme57. Il s’agit d’un document très complet, et d’autant plus précieux que Danquah – en futur dramaturge, amateur de didascalies – a pris soin de noter entre parenthèses les réactions du public. La conférence a été annoncée avec quelques jours d’avance par un courrier adressé à Ofori Atta, prié d’inviter les principaux chefs. L’assemblée, essentiellement masculine, comprend donc des personnages influents. Quant au médecin, son propos est d’exposer les principales causes de la mortalité infantile et les moyens de la réduire.
31Le discours commence par l’énoncé de deux causes principales : la fièvre et la mauvaise alimentation. Or, à l’énoncé de cette seconde cause, Danquah note que l’assemblée se met à rire. Cette didascalie ne se comprend que dans le contexte culturel local, où le thème de la nourriture est volontiers un sujet de plaisanterie58, probablement parce que la nourriture sert couramment de métaphore pour la sexualité59. Les médecins, qui se veulent pédagogues, ne sont donc pas à l’abri d’un malentendu culturel – lequel ne leur est pas nécessairement défavorable, d’ailleurs, puisqu’il permet une connivence probablement involontaire mais plutôt avantageuse.
32Le docteur O’Brien s’attelle d’abord à expliquer comment reconnaître et combattre la fièvre – à savoir la malaria, dont il détaille les manifestations. De façon tout à fait symptomatique, il affirme qu’avec de la quinine, « une bonne mère peut guérir son enfant en un jour ou deux ».
33L’expression a good mother est caractéristique du nouveau rôle que l’on assigne aux mères ; la bonne mère est celle qui peut s’improviser infirmière familiale, en ayant recours à la (récente) pharmacopée occidentale. Qu’importe que la quinine soit alors très difficile à obtenir : l’orateur passe d’ailleurs rapidement sur cette question, affirmant qu’il fera son possible pour que les habitants de Kyebi aient accès à ce remède, mais sans préciser comment – et pour cause. La santé des enfants est donc clairement définie comme du ressort des mères, ainsi que le Dr O’Brien l’explique plus loin en leur reprochant d’être de mauvaises nourricières.
34En l’occurrence, la composition essentiellement masculine de l’assemblée n’est pas sans avantages pour O’Brien : il en profite pour instaurer avec le public une complicité virile qui se fait aux dépens des femmes. Affirmant que l’allaitement prolongé présente des dangers non pour l’enfant mais pour la femme (Danquah note la surprise de l’assistance à cette annonce), il exprime en ces termes le premier risque : « Elle vieillit avant l’heure et devient moins attirante aux yeux de son mari. » Le succès de cette allusion friponne est immédiat auprès du public, qui applaudit et en redemande, si l’on en croit les didascalies. On peut supposer que le conférencier ne se serait pas aventuré à ce genre de polissonneries si le public avait été composé, en majorité ou exclusivement, de femmes – et l’on peut se demander quel résumé auront fait aux femmes de leur entourage les auditeurs présents60. Quoi qu’il en soit, le Dr O’Brien fait d’une pierre deux coups : il parvient à établir une connivence avec un auditoire masculin dont il cherchait à gagner la confiance ; et il érige la mère en unique responsable du bien-être et de la santé des enfants, affirmant que « celle qui a eu six enfants, au lieu d’en perdre quatre, peut n’en perdre aucun ». Cette affirmation assimile quasiment la mortalité infantile à une question de choix maternel : si les mères continuent à voir mourir leurs enfants, c’est qu’elles l’ont bien cherché, puisqu’il pourrait en être autrement.
35Il semble néanmoins que ce type d’interventions orales, devant un parterre masculin, n’ait pas connu une grande pérennité. Peut-être le fait de s’adresser surtout à des hommes est-il apparu finalement comme une erreur stratégique, puisqu’au début des années 1930, le commissaire de district de Winneba écrivait, puisant une fois de plus son inspiration dans un autre territoire colonisé :
It is comparatively useless to try to educate a handful of old men in a village community in matters of hygiene. […] It was recognised in Egypt many years ago that the surest method of combating disease was to educate the women in such matters and I feel that this is an avenue approach which deserves further exploration in this Colony61.
36Certes, dans les années suivantes, le personnel médical et paramédical continue à tenir des conférences – mais devant des parterres mixtes et souvent privilégiés, dans le cadre d’associations très select, comme l’Optimism Club ou le Ga Youngpeople’s Literary Club62 de Sekondi, où se rassemblent les membres de l’élite lettrée et bourgeoise. D’ailleurs, ces discours sont souvent relayés par des journaux comme celui de Nanka-Bruce, qui ne touchent eux aussi que l’élite urbaine. Ainsi, en 1932, le Gold Coast Independent rapporte que Miss Maude Christian, sage-femme et fille de l’avocat caribéen George Christian, a fait un discours sur la mortalité infantile et les moyens de la réduire63, y expliquant les nouvelles tendances de la diététique appliquée aux nourrissons64.
37Mais en définitive, dès le milieu des années 1920, même le public mixte est plutôt délaissé. Les efforts sont alors principalement, pour ne pas dire exclusivement, dirigés vers les femmes, en particulier celles des milieux populaires. L’un des éléments principaux du dispositif destiné à former les mères à leur « métier » repose sur les sages-femmes censées diffuser le modèle hygiéniste au sein des foyers, en profitant de leur contact privilégié avec les mères (voir chapitre 6)65. Par ailleurs, comme dans la plupart des territoires colonisés66, le programme de formation fait la part belle aux bénévoles européennes (voir chapitre 4), qui, investies d’un statut d’expertes, sont a priori aptes à donner des conseils à leurs consœurs africaines, soit dans le cadre de la Gold Coast League for Maternal and Child Welfare, soit même à titre individuel67.
38Le personnel médical féminin, essentiellement enrôlé dans le cadre de la médecine préventive, est lui aussi fortement sollicité pour son rôle éducatif. À Kibbi au début des années 1930, le Dr Hendrie tient des sessions publiques de pesée des bébés dans le but principal de montrer aux femmes comment s’occuper de leurs enfants : à cet effet, elle demande à Nana Ofori-Atta de faire connaître autant que possible l’événement, pour s’assurer un public féminin nombreux68. Cicely Williams, pour sa part, est une fervente avocate de la formation des mères lors de l’hospitalisation des enfants. Alors que beaucoup de ses confrères rêvent d’hôpitaux dénués des Africaines qui sont à leurs yeux facteur de désordre et de tumulte, elle estime que c’est l’occasion rêvée pour former les mères, public captif, aux principes de diététique :
The mother is always admitted with the in-patients. Every effort is made to make her observe the food that does the child good. She is not discharged until she can at any rate give a clear account of how the child should be fed; obvious failure to follow instructions is always punished (or threatened) with the imposition of increased charges for medicine or for treatment69.
39Il faut dire que si le rôle de mère se décline en de nombreuses tâches, la fonction nourricière tient une place particulière dans l’esprit des médecins. Vers les années 1920, la question de l’alimentation devient pour eux cruciale, au moment où la profession déploie une énergie considérable à essayer de comprendre son incidence sur la santé (et la morbidité) des enfants.
La nutrition infantile, une science au service des mères ?
40Comme bien d’autres branches de la médecine, la science de la nutrition est encore toute récente dans l’entre-deux-guerres, période d’intenses recherches, notamment dans les régions tropicales70. Il est donc assez ironique que les mères africaines aient été rendues responsables de la malnutrition, puisque les experts eux-mêmes n’atteignaient guère de consensus sur les causes et les remèdes à apporter à ce phénomène récemment découvert. Rien de plus débattu, ni de plus évolutif, que la question du « bon » régime à fournir aux enfants – ce qui n’empêche nullement les médecins d’être extraordinairement péremptoires. Plus encore que pour d’autres branches de la pédiatrie71, la nutrition, loin d’être une science exacte, est un domaine disputé, dont les dogmes, tributaires des découvertes et recherches médicales, varient considérablement (et rapidement) dans le temps. Il n’est que de rappeler les difficultés de Cicely Williams pour faire admettre l’existence du kwashiorkor, nouvelle maladie « découverte » et décrite par elle, pour prendre la mesure des dissensions qui traversent le monde médical sur la question de la nutrition72.
41En outre, il faut rappeler la forte charge politique des recherches et débats sur la (mal) nutrition en contexte colonial. Ces travaux sont en effet marqués par une dimension fortement idéologique, qu’on peut résumer ainsi : la malnutrition est-elle un phénomène ancien, dont les conséquences viennent d’apparaître aux yeux de médecins désormais sensibilisés à cette question ? Ou s’agit-il au contraire d’un fait nouveau, dû notamment à l’augmentation de la population (elle-même attribuable en partie à l’introduction de techniques biomédicales modernes) ? Ou encore, est-ce un phénomène nouveau mais imputable à la colonisation, destructrice des systèmes précoloniaux – notamment des systèmes agricoles, en raison du développement des cultures de rente73 ?
42Si Cicely Williams penchait à l’évidence pour la première explication, son confrère le Dr Purcell a contrarié l’ensemble du Département médical en soutenant plutôt la troisième74. Pour lui, l’incidence – pour ne pas dire la responsabilité – de la colonisation dans la malnutrition ne faisait guère de doute. Cette conviction lui a valu l’interdiction de publier son travail de recherche, mené dans plusieurs régions de la colonie, sur « le régime alimentaire et la santé » : les photos prises dans les Territoires du Nord, montrant des Africains squelettiques en raison de rations caloriques très faibles (500 à 800 calories par jour), lui ont durablement aliéné ses supérieurs hiérarchiques et ont entravé son avancement en 194075. Tout en l’empêchant de publier ses travaux, ses supérieurs hiérarchiques approuvaient néanmoins une partie de ses conclusions : celles qui, précisément, pointaient du doigt la responsabilité des mères dans la malnutrition. Utilisant sélectivement une partie des conclusions du Dr Purcell – lequel a fini par démissionner – un comité réuni par le directeur du Département médical conclut :
Regarding the forest areas the Chairman stated that Dr Purcell’s report indicated that the principal dietetic fault found by him was in young children. This was a matter of education and propaganda amongst mothers in the villages; when staff and funds were available an extension of infant welfare services and health visitors in a selected area would provide a test of the advances which might be made in this direction76.
43Les mères sont donc la cible privilégiée de ce travail de propagande, dont la teneur varie selon les époques. Qu’il s’agisse de dire aux mères combien de temps elles doivent allaiter leurs bébés, à quel âge les habituer aux nourritures solides, ou encore quels aliments sélectionner, c’est à leur rôle nourricier qu’on fait le plus appel : une mère est d’abord définie par cette fonction. C’est d’autant plus remarquable que dans le même temps – celui de l’entre-deux-guerres – l’introduction de laits alternatifs (condensé ou maternisé) permettait à d’autres que les mères allaitantes de nourrir les enfants.
Allaitement versus lait condensé/maternisé : modernité ou pragmatisme ?
44Les années 1920 sont marquées à la fois par un accroissement des importations de lait en provenance d’Europe et par l’apparition d’un débat autour du lait maternel et de ses alternatives. C’est l’époque des premières recherches « scientifiques » en Afrique sur les bienfaits comparés du lait maternel et des autres laits : en témoigne par exemple un article médical de 1936, qui se veut un bilan des recherches récentes. Un certain Dr Cazanove, médecin français, y résume différentes publications portant soit sur les qualités nutritives des laits de vache, de chèvre ou de femme, soit encore sur les risques afférents au lait concentré « dans les colonies africaines » (d’ailleurs réduites aux colonies francophones, possessions belges comprises)77. Bien trop impressionniste pour avoir une véritable valeur scientifique, cet article montre surtout que l’on se préoccupe alors de la question de l’alimentation des bébés africains. En l’espèce, la Gold Coast ne fait pas exception et les débats y vont bon train sur la meilleure alimentation à donner aux nouveau-nés puis aux bébés.
45Notons d’abord que, à quelques exceptions près78, les médecins jugent que l’allaitement maternel – plus ou moins exclusif79 – est ce qu’il y a de plus adapté pour les nourrissons, et ceci tout au long de notre période80. En Gold Coast, à l’exception de quelques régions du Nord, la consommation « traditionnelle » de lait animal était nulle, l’économie paysanne faisant peu de place aux produits laitiers. Les laits de vache ou de chèvre n’y étaient donc pas utilisés comme alternative au lait maternel, et la colonisation n’y changera rien, en dépit de très ponctuelles tentatives et recherches concernant l’élevage caprin81.
46Cependant, la Gold Coast de l’entre-deux-guerres voit apparaître le lait en boîte, dont la consommation augmente de façon notable (plus de 10000 quintaux en 1929)82, puis le lait maternisé en poudre (spécifiquement destiné aux bébés). En effet, si le lait condensé a commencé à se répandre dans les années 1920, il n’est pas encore utilisé pour nourrir les bébés : d’après Cicely Williams, il serait réservé à une consommation d’adultes, et serait même assimilé à une friandise, voire à un aliment de luxe83. Ceci n’empêche pas les autorités de débattre de l’opportunité de légiférer sur les importations : certains fonctionnaires s’émeuvent du fait que les boîtes de lait n’indiquent pas clairement si le contenu consiste en lait entier ou demi-écrémé – un détail qui a son importance précisément dans le cas où il serait utilisé pour l’alimentation des bébés84. Or les médecins de l’époque promeuvent justement l’usage de lait concentré comme complément pour les bébés. Alors qu’elle vient d’expliquer dans sa thèse que le lait concentré sucré est avant tout consommé par les adultes, Cicely Williams ajoute ainsi :
It is the object of the Child Welfare workers to have it regarded as a necessary adjunct to the children’s diet85.
47Ainsi les agents de la PMI sont-ils encouragés à se faire les propagandistes du lait concentré, se transformant ainsi en publicistes de firmes telles que Nestlé – une tendance de longue durée, puisque des décennies plus tard, les sages-femmes ghanéennes sont en contact étroit avec des représentants de la même entreprise, comme l’atteste une photo privée de Mrs. Ayikpa86.
48On ne sait si c’est ce travail de propagande qui s’est révélé efficace mais on repère un véritable engouement à la fois pour le lait concentré et – surtout – pour les laits maternisés. Dans les années 1930, les journaux et les vitrines de magasins s’ornent de réclames pour différentes marques, comme Lactogen, SMA ou encore Glaxo. Les dessins accompagnant ces publicités mettent systématiquement en scène des bébés blancs – comme si le bébé rond, replet et en bonne santé ne pouvait être qu’européen. Il semble que cette mise en scène n’ait pas découragé les mères africaines d’acquérir les produits en question, comme l’ont prouvé maints entretiens.
49Mais si la consommation de ces préparations lactées pour nourrissons croît durant toute la période coloniale, ce n’est sans doute pas imputable à une propagande médicale clairement définie. En effet, le discours médical en la matière semble avoir brillé par son manque de cohérence : les entretiens obtenus auprès de sages-femmes, comme d’ailleurs les sources écrites dues à des médecins, se contredisent fréquemment, donnant tantôt l’impression que le recours à ces produits a été encouragé, tantôt qu’il était déconseillé. Certes, le sens de la chronologie n’était généralement pas le point fort des informatrices interrogées : il est très possible qu’elles aient confondu, durant les entretiens, plusieurs périodes de leur vie professionnelle, marquée par des changements de doctrine concernant l’usage des laits pour bébés. Mais il n’en demeure pas moins que les injonctions faites aux mères concernant les laits maternisés restaient apparemment contradictoires, selon les moments et les responsables médicaux, comme en témoigne le revirement spectaculaire de Cicely Williams au sujet du lait concentré (voir supra, note 84). Tout au plus peut-on conclure que les laits maternisés, lorsqu’ils étaient recommandés, intervenaient plutôt en complément de l’allaitement que comme substitut et que leur usage n’était préconisé qu’à partir de six, voire de neuf mois.
50Il ressort enfin des sources que les laits maternisés sont plutôt l’apanage de populations urbaines, faisant couramment usage de la monnaie coloniale. En effet, si beaucoup d’informatrices (souvent aisées) évoquent la modicité du prix de ces produits à l’époque coloniale87, il n’en reste pas moins que contrairement à l’allaitement, ils participent d’une économie marchande. D’ailleurs, Frederica Addo, qui se rappelle avoir dû payer un shilling et six pence par boîte, avoue que seuls les gens « qui pouvaient se le permettre » en achetaient. La dimension économique de cet achat est encore plus nettement soulignée par Mary Kani, pour qui il s’agissait, à l’époque coloniale, d’un véritable marqueur de standing social :
[It was] something that will let other people know that you are somebody. You see, […] even here in Accra, there is this ‘Hey, do you think you are… you are not my equal, I am feeding my baby on… ’ You know… They thought it was something to boast of.
51Que l’achat de lait maternisé ait servi de status symbol se comprend non seulement par son coût mais aussi par le mode d’acquisition : alors que les petites échoppes de villages vendaient couramment du lait concentré en boîte, les préparations pour nourrissons se trouvaient essentiellement dans des commerces que leur nature même faisait associer à la ville, à la modernité et/ou à la médecine occidentale, comme certains magasins de la chaîne Kingsway, de la compagnie UTC ou encore des pharmacies privées88. Ainsi, dans le fonds photographique de Harry Martin, agent de la compagnie commerciale Swanzy de 1902 aux années 1930, on trouve notamment deux clichés non datés, représentant l’extérieur et l’intérieur d’un Kingsway Drug Store. L’image de l’intérieur montre sur le comptoir un poupon blanc en plastique, faisant la réclame d’une marque de lait en poudre89. Ces magasins étaient certes largement fréquentés par une clientèle européenne mais également par des Africain·e·s, notamment par celles appartenant à l’élite, pour qui la fréquentation de ces commerces était le signe de la modernité90, concrétisée par leur participation à une économie globale, faite de produits importés et identifiés comme modernes.
52L’élite n’avait cependant pas le monopole de cette participation à la modernité. La dimension pratique des laits maternisés, qui permettaient aux mères d’être mobiles et de confier un bébé à une autre personne (et pas exclusivement à une mère allaitante), a assuré le succès de ce produit dans divers milieux. Rappelons que le modèle de la mère au foyer est très loin de s’être imposé dans la pratique : selon une étude menée à la toute fin des années 1940 à Sekondi-Takoradi, 90 % des femmes y exerçaient une activité rémunératrice en dehors de la maison91. Conformément à ce contexte socio-économique, les commerçantes en particulier appréciaient la liberté de mouvement autorisée par le recours au lait maternisé, comme l’explique une sage-femme retraitée :
We were advising them to breast-feed their children. But those who sell in the markets, they like the artificial milk. […] Because some leave their children at home92.
53L’une des mères interrogées, vendeuse sur les marchés, a également témoigné de son usage des laits en poudre ; durant les trois premiers mois de ses quatre enfants, elle les a exclusivement allaités, en restant à la maison. Après quoi, pour retourner travailler, elle a opté pour le biberon. Ainsi, et bien que les commerçantes ne fassent pas toutes partie de celles « qui peuvent se le permettre », on voit que l’usage des laits maternisés n’était pas limité à la toute petite frange de l’élite urbaine. Que les femmes de différents milieux aient adopté le lait maternisé montre que leur marge de manœuvre restait importante : c’est moins par réaction à un discours médical leur enjoignant de devenir de bonnes mères qu’en raison de son caractère pratique qu’elles adoptent ce nouveau produit, malgré son coût. D’ailleurs, le discours médical, sur ce point comme sur d’autres, se caractérise surtout par son caractère instable : il est l’un des éléments les plus fluctuants de la formation des mères, dont, malgré quelques constantes telles que les soins du ménage ou l’insistance sur l’hygiène, on voit bien la variabilité.
Une technique de pointe au service de la nutrition infantile : le film Amenu’s Child
54Que le programme de formation des mères-nourricières ait, à l’occasion, revêtu une dimension de bricolage un peu confus, voire d’improvisation, n’empêche pas que des moyens, parfois substantiels, lui aient été ponctuellement alloués. Ainsi, après 1945, dans un contexte de développement des services sociaux et d’éducation populaire, on met au profit de la formation des mères le fleuron des techniques modernes : le cinéma93. En effet, une branche locale de la Colonial Film Unit est créée sur place, sous l’égide du Public Relations Department94. Un jeune réalisateur britannique, Sean Graham, est envoyé en Gold Coast pour y réaliser des films d’actualité et des documentaires, en particulier des films éducatifs, qu’il souhaite, comme ses collaborateurs locaux, voir rompre avec le mépris infantilisant dans lequel étaient tenus les spectateurs africains95. Il occupe le poste de responsable de la Gold Coast Film Unit de 1949 à 1958. Le credo de l’époque est que le cinéma pouvait et devait contribuer puissamment à transformer les conditions de vie aux colonies. Comme l’affirmait un fonctionnaire britannique :
Films made in Africa for the Africans are going to prove the most potent factor in the present drive to eradicate ignorance, poverty and disease, and contribute to the prosperity and happiness of the people96.
55Cet optimisme remarquable, à la fois quant à l’éducation de masse et quant au pouvoir transformateur du cinéma, était caractéristique de cette époque, comme le rappelait a posteriori et non sans distance Sean Graham :
There was a fellow called John Grierson97 who was immensely influential with young men like me. He claimed that documentaries could change the course of history, which of course was nonsense. Even Goebbels, the day he fell, the thing fell away… But I believed it at the time because Grierson had great charisma. “Creative interpretation of reality” was what it was about, but it means fuck all [sic] when you think about it98!
56En 1950, convaincu de la puissance réformatrice du 7e art, Sean Graham réalise un film de 35 minutes, entièrement consacré à la formation des mères et à l’alimentation de leurs enfants : Amenu’s Child. Bien que ce film ne soit plus accessible actuellement, on peut avoir une idée assez précise de son contenu par diverses sources écrites de l’époque99. Ainsi le catalogue des films du Gold Coast Film Unit résume-t-il l’œuvre :
“How better ways of feeding children came to an African village”
A story told in the traditional idiom of an African folk-tale. Why so many babies die—and what to do if you want the babies to live. Foriwa has a baby. Like many women’s children in the village, her elder child becomes sickly after it is weaned, and is given starchy food. Foriwa ignores her educated sister’s advice to take the child to a clinic, for she believes the sickness is caused by the spirit of a dead child now haunting her daughter. She consults a medicine man, then a fetish priest, but the child dies. Only then will she listen to her sister’s advice100.
57Le scénario ne s’embarrasse donc pas de subtilités : la mère voit mourir son enfant faute d’avoir suivi les conseils de sa sœur, pourtant instruite – un gage de sérieux qui aurait dû donner du crédit à sa parole. On apprend par ailleurs qu’une autre mère, qui a accepté les conseils dispensés à la clinique, en dépit du persiflage de ses voisin·e·s, s’est au contraire épargné la mort de son enfant. Les mères sont ainsi explicitement présentées comme responsables de la santé de leur progéniture, comme le souligne cette phrase du film : « C’est à vous de faire des enfants robustes101. » Les villageois sont dépeints comme superstitieux et fatalement englués dans leurs croyances – à l’exception de quelques femmes, récompensées pour leur ouverture au changement, puisqu’elles échappent à la mort de leurs enfants102. On se situe donc clairement dans une dichotomie, non seulement assumée, mais encore démontrée par le scénario et la mise en scène, entre tradition mortifère et modernité salvatrice.
58Une fois filmé et monté, Amenu’s Child a immédiatement été considéré comme un bon instrument de propagande et d’éducation. Il a donc connu une certaine fortune, comme le raconte un fonctionnaire des services sociaux de l’époque103. Lors d’une réunion, trois officines gouvernementales (Département médical, de l’information et Département du développement social) décident de mettre sur pied une équipe destinée à instruire les masses rurales sur la nutrition infantile. Cette synergie débouche sur la création d’une équipe mobile, comprenant un camion doté de moyens de projection, fourni par le Département de l’information. À la sage-femme instructrice, qui dépend du Département médical, s’ajoutent des employés des services sociaux. La préoccupation didactique était telle qu’avant chaque séance, le film était d’abord raconté au public, à l’aide d’images fixes extraites de l’œuvre. Visionné dans une centaine de villages du Togoland, le film a également servi de base à une formation en puériculture, organisée sur une semaine entière dans la bourgade de Kpetoe, et destinée à deux cents femmes venues de cent villages de la région. Un cliché fourni par Prosser montre le camion de cinéma mobile, à l’arrière-plan mais très visible, avec son logo indiquant qu’il appartient au Département des relations publiques.
59Une assemblée d’une trentaine de femmes assises, certaines portant un enfant, ont les yeux tournés vers une affiche tenue par deux employés (masculins) de l’un des services publics impliqués dans cette entreprise. À gauche de l’affiche, on distingue le titre du film ; au centre, des images fixes qui en sont sans doute extraites ; et à droite, on voit un dessin représentant une femme au-dessus de laquelle on lit Wash your Hands Always. La dimension hygiéniste est donc le corollaire indispensable de l’instruction en matière de puériculture, laquelle est exclusivement destinée aux femmes, même si elle est dispensée entre autres par des hommes.
60Si ce film a connu une carrière transcoloniale et même internationale, ayant été montré au Nigeria et dans des festivals en Italie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, on n’en sait pas plus sur son destin en Gold Coast en dehors du Togoland. Il est probable que le film ait été utilisé dans d’autres régions, bien que rien ne l’atteste formellement. Quoi qu’il en soit, il témoigne d’une politique résolument réformatrice et progressiste, caractéristique des années 1950 : il s’agit là de toucher les « masses » (le terme est fréquemment employé par Prosser) et qui plus est, les masses rurales. Le média cinématographique est considéré comme particulièrement adapté à un public illettré, réputé sensible aux images – avec une réserve cependant : ces dernières doivent lui être familières pour rester « parlantes ». Ainsi le succès moindre du film au Nigeria s’expliquerait-il par le manque de familiarité du public avec la culture du Sud de la Gold Coast, au centre de l’œuvre105. Que les femmes soient les premières cibles visées par ce programme d’instruction n’étonnera pas, puisque les discours désignent presque systématiquement les femmes lorsqu’il s’agit de s’occuper des enfants. Prosser fait exception en évoquant les « parents », bien que le cliché fourni, pris en 1950 ou 1951, soit loin de corroborer cette mixité, puisqu’on n’y voit que des femmes.
Conclusion
61La formation des mères a donc été l’une des pierres angulaires de la politique des autorités coloniales, surtout des départements médicaux, sanitaires et de l’instruction – ainsi que, dans l’après Seconde Guerre mondiale, des services sociaux. Si elle a été plus ou moins répandue en fonction de la répartition des écoles, des centres urbains, des établissements médicaux, elle n’a épargné aucune région, pas même les Territoires du Nord, où des Européennes bénévoles s’en sont chargées – comme dans bien d’autres territoires colonisés106. Mais si les archives sont disertes sur le contenu et les modalités de cette formation, centrée sur l’hygiène et plus encore sur la nutrition, elles sont avares de détails sur la réception de ces programmes.
Notes de bas de page
1 “Infant mortality in particular was seen as a failure of motherhood.” Lewis, 1980, p. 19. Voir aussi Leguay & Barbizet, 1988.
2 “While many politicians and reformers acknowledged that such mortality could be attributed to socio-economic deprivation, others were quick to place the blame on the poor themselves. Ignorance, apathy, alcoholism and wilful neglect were often cited as the reasons for high infant mortality among the poor.” Marks, 1996, p. 168. Notons aussi que le rôle d’autres personnes, comme les pères, n’est jamais mentionné : dans les documents sur la petite enfance, la mère seule retient l’attention de tous. Enfin, imputer la faute aux mères est une tendance de longue durée, que l’on retrouve par exemple pour l’actuel Niger : voir Cooper, 2019, p. 3.
3 Davin, 1978. Voir aussi, parmi d’autres études, Dubesset & Zancarini, 1993, p. 168 : « La protection des mères se traduit d’abord par une aide matérielle ; mais c’est aussi la mise en œuvre d’une pédagogie souvent autoritaire : il faut éduquer les mères selon les principes de l’hygiène et de la puériculture modernes. »
4 “Colonialism took shape around the Victorian invention of domesticity and the idea of the home”, McClintock, 1995, p. 36.
5 Rien de très original à cela : la perception des mères est à peu de choses près la même d’une colonie à l’autre. Voir le cas du Congo belge : « Considérées alors comme profondément ignorantes, les mères africaines sont formées avec diligence. Elles auraient tout à apprendre : nourrir l’enfant, lui donner un bain, le porter correctement, etc. » Piette, dans Spensky (dir.), 2015, p. 176.
6 Là encore, le parallèle avec la Grande-Bretagne est saisissant puisque le ministère de la Santé en 1930 soutenait toujours les médecins qui proclamaient : “Bad feeding is due not so much to poverty as to ignorance.” Lewis, 1980, p. 95.
7 Dr O’Brien, Medical Officer, 29 August 1920. AASA 10/41.
8 Voir Lewis, 1980, p. 89.
9 Cicely Williams, “The Mortality and Morbidity of the Children in the Gold Coast”, 1935, p. 84. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW.
10 Ibid., p. 21-33.
11 Ibid., p. 73.
12 Cicely Williams, “Child Health in the Gold Coast”, The Lancet, janvier 1936, p. 97. Mss Afr s. 1872.
13 “Ga Youngpeople’s Literacy Club, Sekondi. Lecture on Antenatal and Postnatal treatment of Women and Causes of Infantile Mortality. By Dr Francisco Ribeiro”, Gold Coast Independent, 30 septembre 1933.
14 De Witte, 2001.
15 Cicely Williams, “Child Health in the Gold Coast”, The Lancet, janvier 1936, p. 97. Mss Afr s. 1872.
16 District Commissioner, Winneba to Central Province Commissioner, 25 July 1932. ADM 23/1/359.
17 Dr Howells to ag. Director of Sanitary Services, July 1931. CO 96/702/1.
18 En 1913, un rapport du ministère de la Santé, destiné au ministère de l’Éducation, indiquait, concernant la métropole : “The principal operating influence [in causing infant mortality] is the ignorance of the mother and the remedy is the education of the mother.” Lewis, 1980, p. 89.
19 “The only remedy was to inculcate self-help and eradicate ignorance. […] This emphasis often took precedence over providing actual medical treatment.” Marks, 1996, p. 168.
20 The Education of African Women (1931). CO 323/1127/14.
21 CO 323/1067/1. Document portant notamment sur le Kenya.
22 Spivak, 1988, p. 101. Levine, 2004, introduction, passim.
23 Davin, 1978.
24 “During the early 20th century the bête noire of those who sought to improve maternal and child welfare was the mother who claimed to know all about childbearing and childrearing because she has ‘born 12 and buried 8.’” Lewis, 1980, p. 13. Voir aussi Davin, 1978, p. 13.
25 Hansen, 1990.
26 “Whereas motherhood in the West is an individual responsibility, in Tropical Africa there is much more acceptance of delegation and of child rearing as a societal responsibility.” Ware, 1981, p. xvi.
27 Guillaume, dans Turshen (dir.), 1991, p. 169-186.
28 Wesleyan Synod notes, Kenneth Horn. Gold Coast Independent,24 janvier 1931.
29 Courrier des lecteurs. Gold Coast Independent, 5 mars 1932.
30 Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les femmes célibataires ashanti ont un temps été mises à l’amende par les chefs, jusqu’à ce qu’elles acceptent de se marier. Allman, 1996.
31 Sur la naissance, le développement et le sens idéologique de ce terme qui apparaît au début du xxe siècle (première occurrence en 1911), voir Davin, 1978, p. 13 et p. 38-39.
32 Expression qui érige le ménage au rang de discipline scientifique, au grand dam des féministes du début du xxe siècle (voir Lewis, 1980, p. 94).
33 À une exception près cependant : une certaine Efwa Kato, femme fanti par ailleurs restée inconnue, publiait en 1934 dans la revue de la West African Students’ Union un texte aux forts accents panafricanistes, intitulé What we women can do. Elle y insistait avant tout sur le rôle d’éducatrice des mères, qui leur conférait tout à la fois une responsabilité et un pouvoir particuliers. Le texte est reproduit dans l’anthologie Women Writing Africa, Sutherland-Addy & Diaw, 2005.
34 “Educate a boy and you educate an individual ; educate a girl and you educate a family and a nation.” Cité par exemple dans un article intitulé « Our Women and our country », Gold Coast Independent, 16 juillet 1948.
35 Lady Arden-Clarke, 24 April 1950. AD M/KD/29/6/604.
36 Ce modèle ne s’est pas arrêté avec l’indépendance. Voir Masemann, 1974.
37 The Education of African Women (1931). CO 323/1127/14.
38 “hygiene and child-welfare, housecraft in a form suitable for African conditions”, ibid.
39 Laquelle occupait environ 50 % de l’emploi du temps au milieu du xixe siècle ; voir Hugon, 1997.
40 Barthélémy, 2010.
41 Education Department, Provincial Inspector’s Office, 5 April 1930. ADM/KD 29/6/59.
42 “[…] Senior Girls should be given practical training on housewifery by having at their disposal a house of simple construction where housewifery can be taught under practical conditions.” Director of Instruction, 8 July 1943. ADM 23/1/1090. L’expérience a été tentée dans les « écoles de formation au mariage » en pays yoruba au Nigeria, expérience analysée par Denzer, 1992. Voir aussi la « case » qui devait être décorée par les élèves de l’école d’institutrices de Rufisque, Barthélémy,2010.
43 Mss Afr. s. 1563 (5).
44 Hugon, dans Hugon (dir.),2004.
45 Papiers du gouverneur Guggisberg, Mss. Afr. s. 1563.
46 Gold Coast Wives, File26 : Miss Turnbull. Mss. Afr. s. 1755.
47 Voir Kenneth Horn « Wesleyan Synod notes », Gold Coast Independent,24 janvier 1931. Voir aussi la collection de photographies de Miss Lince, enseignante à Mmofraturo. Lince’s Papers, Mss. Afr. s. 1530. Pour une étude très complète de Mmofraturo, voir Allman, 1994 ; Allman & Tashjian, 2000, p. 196-203.
48 “Establishing play centres at senior Girls Schools where children can be brought and can be cared for under adult supervision in order that girls may learn the essentials of housecraft with a better focus on living infants”, Director of Instruction, 8 July 1943. ADM 23/1/1090.
49 “Then there followed a really first-class Junior display of First Aid, Nursing, Mothercraft etc. (including the bathing of a real baby in the middle of the field !).” Acc 1594/19.
50 Notes from a Meeting of the Central Welfare Committee, October 1943. ADM 23/1/1090.
51 “The Lady Medical Officer had reported that this instruction had proved popular but that the difference in the ages of girls was a difficulty and that in the case of the younger ones attendance at the Clinic was regarded as definitely unsuitable. […] It was pointed out also that girls now reach the standard classes at a much earlier age than formerly and that it was not right that they should receive detailed instruction on antenatal care, child birth, etc.” Notes from a Meeting of the Central Welfare Committee, February 1944. ADM 23/1/1090.
52 Entretien avec Vivien Donkor.
53 Ibid.
54 Ward, manuscrit dactylographié de My Africa, p. 22. Mss. Afr. r. 127.
55 Foster, 1965, p. 117. L’auteur ne distingue hélas pas, dans les chiffres qu’il fournit, la proportion respective de filles et de garçons. La population totale estimée est un peu supérieure à quatre millions mais on peut être d’accord avec Foster, qui la dit très sous-estimée.
56 La fille de Jessie Beveridge, missionnaire presbytérienne, raconte que cette dernière avait rédigé, à l’intention des personnes alphabétisées en langue ga, un petit livret pédagogique sur la nutrition des enfants. Gold Coast Wives, File 12 : Mrs Elspeth Elder. Mss. Afr. s. 1985.
57 Okoampa-Ahoofe, 2005.
58 Dans les mêmes années, les troupes de théâtre ambulantes appelées Concert Parties donnaient fréquemment des comédies fondées sur cet argument à première vue très mince : ainsi un père qui avait consommé la nourriture destinée à ses enfants constituait-il un sujet de farce inépuisable. Voir Cole, 2001.
59 En twi, le même verbe, di, signifie à la fois manger et avoir un rapport sexuel.
60 Le fait que très peu de femmes assistent à cette intervention est à la fois souligné et déploré par l’auteur, qui conclut ainsi : “I am sorry that there are not a lot of women here today as well as men, so I hope that when these men go home they will tell their wives what I have said”. Dr O’Brien, Medical Officer, 20 August 1920. AASA 10/41.
61 District Commissioner Winneba, to Central Province Commissioner, 25 July 1932. ADM 23/1/359.
62 Gold Coast Independent, 30 septembre 1933.
63 Pour une biographie de Maude Christian, morte de fièvre bilieuse en 1933, voir le dossier sur l’Optimism Club aux Archives de Sekondi. WRG 44/24.
64 Gold Coast Independent, 14 mai 1932.
65 Voir Hugon, dans Bourdelais, 2005. Sur les parallèles avec le cas français où les sages-femmes sont aussi investies d’une mission visant à modifier les habitudes et gestes maternels, voir Dubesset & Zancarini-Fournel, 1993.
66 Pour le Congo belge, voir par exemple Piette, dans Spensky, 2015.
67 “I sometimes visited mothers and babies in the back streets of Accra, cases indicated by the medical authorities. Many mothers had very little knowledge of general health care, and although I had no children of my own, with the aid of an interpreter I was able to give helpful advice.” Gold Coast Wives, Mrs Sylvia Ward, File24, 1926-1940. Mss. Afr. s. 1985.
68 Helen Hendrie to Omanhene, 2 & 9 August 1932. AASA 10/162.
69 Cicely Williams, “The Mortality and Morbidity of the Children in the Gold Coast”, 1935, p. 101. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW.
70 Voir Krasnick Warsh & Strong-Boag, 2005, notamment la seconde partie, intitulée précisément Nutrition. Rappelons qu’en AOF, l’ORANA (Organisation de recherche pour l’alimentation et la nutrition africaine) n’a été fondée à Dakar que dans les années 1950. Knibiehler & Goutalier, 1985, p. 199.
71 Pour une étude, à la fois sérieuse et non dénuée d’humour (comme l’indique son titre, L’art d’accommoder les bébés), des variations et contradictions de la puériculture, voir Delaisi de Parseval & Lallemand, 2001.
72 Voir chapitre 4 ; et Stanton, 2001.
73 Ibid., p. 163.
74 Purcell, 1939.
75 Nutrition Research Survey Gold Coast. CO 859/68/1. Et Beinart, 1992.
76 Minutes of a meeting of the Nutrition Committee held in the Office of Director of Medical Services, Accra, on Friday, 30 May, 1941. CO 859/68/1.
77 Cazanove, 1936. Je remercie Xavier Crombé, chercheur à l’organisation Médecins sans frontières, de m’avoir signalé l’existence de cet article au cours d’un séminaire du Centre d’études des mondes africains en2005-2006.
78 Le Dr Purcell notamment estime que le lait des femmes africaines est trop pauvre et qu’il convient donc de lui préférer le lait condensé en boîte. Son modèle avoué est le Congo belge, où le lait concentré est promu par les autorités coloniales, ce qui témoigne une fois de plus de cette circulation inter-impériale de l’information. Purcell, 1939.
79 Plusieurs entretiens avec des sages-femmes ont révélé que dans l’entre-deux-guerres, elles conseillaient aux femmes de donner de l’eau aux bébés – pratique abandonnée par la suite, pour faire place à l’allaitement exclusif.
80 Sur l’histoire de l’allaitement, voir Lett et Morel, 2006 ; et Bonnet et al., 2002. Knibiehler et Fouquet ont rappelé comment, à la fin du xixe siècle, l’allaitement maternel était (re)devenu un devoir sacré. En France, la formule du Dr Pinard, selon laquelle « le lait de la mère appartient à son enfant », fait consensus. Knibiehler & Fouquet, 1983, p. 230.
81 Milk Goats, 1945. CSO 11/6/18.
82 Cette consommation baisse néanmoins au début des années 1930, la crise ayant un impact négatif manifeste sur les importations de produits manufacturés. Milk product, Gold Coast Questionnaire. ADM 1/2/204, no 81.
83 Cicely Williams, The Mortality and Morbidity of the Children in the Gold Coast, 1935, p. 29. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW.
84 Milk condensed regulations concerning the entry of. ADM 1/2/160, no 114, et ADM 1/2/204, no 81.
85 Cicely Williams, The Mortality and Morbidity of the Children in the Gold Coast, 1935, p. 29. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW. Le Dr Williams opérera un virage à 180 degrés quelques années plus tard, estimant que le lait condensé, mais aussi le lait en poudre, sont néfastes : en poste à Singapour dans les années 1930, elle donne même une conférence éloquemment intitulée Milk and Murder. Une fois en poste à l’OMS, elle fait partie des plus actifs propagandistes contre le lait maternisé. Voir Stanton,2001.
86 Voir chapitre 6.
87 Entretien avec Regina Bannerman.
88 Murillo,2012 et2017.
89 Mss. Afr. s. 611 (1-4).
90 Murillo, 2012 et 2017.
91 Busia, 1950.
92 Entretien avec Janet Plange.
93 Les séances de cinéma mais aussi de diapositives auraient eu un franc succès en AOF après 1945. Knibiehler et Goutalier, 1985, p. 198. Voir aussi Goerg, 2015.
94 Pour en savoir plus sur la Colonial Film Unit, voir http://www.colonialfilm.org.uk/production-company/colonial-film-unit.
95 Entretien avec Sean Graham. Voir aussi l’article de Odunton, “One Step Ahead”, dans la revue Colonial Cinema, 1950, vol. 8, no 2, p. 29-33. La revue est entièrement reproduite en format pdf, et consultable en ligne : http://cinemastandrews.org.uk/wp-content/uploads/2013/01/ColonialCinema2,45-54.pdf. Consulté le22 juillet2016.
96 Prosser, 1951, p. 52.
97 John Grierson dirigeait alors une officine gouvernementale à Londres, la Films Division of the Central Office of Information. Entretien avec Sean Graham.
98 Interview avec Sean Graham.
99 Le British Film Institute en conserve une copie, qui est en trop mauvais état pour être visionnée : elle n’a pas fait l’objet d’une restauration, contrairement à deux autres films du même réalisateur, The Boy Kumasenu et Mr. Mensah builds a House. Un seul exemplaire en bon état est aujourd’hui conservé par la bibliothèque de Nouvelle Galles du Sud (Australie), où je n’ai pas pu me rendre et qui n’était pas en mesure d’en dupliquer une copie.
100 Gold Coast Film Unit Catalogue, 1954-1955. Voir la page consacrée à ce film sur le site de la Colonial Film Unit : http://www.colonialfilm.org.uk/node/6730.
101 “It’s up to you to make your children strong.” Phrase citée par Tom Rice, dans son analyse publiée sur le site de la Colonial Film Unit en mars 2009 : http://www.colonialfilm.org.uk/node/6730.
102 Ibid.
103 Prosser, 1951.
104 Ibid. La légende indique : Gold Coast Mass Education Team showing pictures from “Amenu’s Child”.
105 Morton-Williams, 1952. Cité dans le blog de Jennifer Blaylock, ex-doctorante américaine en histoire du cinéma en Gold Coast/Ghana. L’auteure du blog analyse aussi les présupposés racistes concernant la capacité du public illettré à suivre des images mobiles. http://cinemaintransit.wordpress.com/. Consulté le 6 novembre 2013.
106 Voir Jacques et Piette, dans Hugon (dir.), 2004. Les auteures évoquent les « missionnaires laïques » de l’Union coloniale des femmes belges.
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