Chapitre VII. L’économie morale de la maternité à l’époque coloniale
p. 213-240
Texte intégral
1Il existe un consensus sur l’importance de la maternité dans les sociétés africaines, selon lequel « les femmes d’Afrique sont partout définies essentiellement comme des mères, et cela de leur plein gré1 ». L’immense majorité des auteurs en sciences humaines et sociales s’accorde à dire que dans l’ensemble du continent africain, la fécondité des femmes et leur statut de mères sont extrêmement valorisés. Plus encore qu’ailleurs, leurs capacités reproductives détermineraient leur place dans la société et l’estime dont elles jouissent. Mettre au monde un enfant augmenterait immanquablement leur prestige et plus les naissances seraient nombreuses, plus grande serait la considération dont elles jouissent2. Pour expliquer cette « spécificité » africaine, on évoque tour à tour la nécessité de la réparation démographique (dans un environnement aux forts taux de mortalité, ou à cause d’un passé marqué par la ponction des traites esclavagistes3), des raisons religieuses (la nécessité de « devenir ancêtre4 »), matérielles (les enfants assurant les vieux jours de leurs parents) ou sociétales (la place dans le lignage étant déterminée à la fois par ses ascendant·e·s et par ses descendant·e·s). À l’inverse, la stérilité féminine serait objet de méfiance, de mépris ou encore d’exclusion – et à ce titre, constituerait un drame personnel et social pour les femmes concernées5. Les procédures compensatoires en cas d’impossibilité à enfanter témoigneraient encore de ce fait : elles sont d’ailleurs variées (adoption, circulation des enfants6), et parfois très sophistiquées, comme dans le cas décrit par Ifi Amadiume pour la société ibo précoloniale, consistant pour une femme à en épouser une autre afin de s’assurer une descendance grâce aux enfants de cette dernière7. En somme, en Afrique, partout et toujours, la maternité est un état enviable et envié, et seule son inaccessibilité poserait problème.
2La Gold Coast de l’époque coloniale semble ne pas déroger à cette règle : qu’elles soient dues à des Européen-ne-s ou à des Africain·e·s, les sources attestent tout à la fois l’aspiration à enfanter, le prestige attaché à la situation de mère, le désir d’enfants nombreux et le stigmate de l’infécondité8. Pour autant, il semble indispensable de ne pas en rester à ce constat, qu’il convient au contraire d’interroger et de contextualiser, afin de réexaminer ce que cache la vérité d’évidence selon laquelle pour une Africaine, hors la maternité, point de salut social9. En effet, à y regarder de plus près, on distingue aussi des sources qui amènent à douter de l’aspect univoquement désirable de la maternité. Doit-on les traiter comme des exceptions confirmant la règle, comme des cas singuliers, trop minoritaires pour remettre en cause la situation générale ? Ou amènent-ils à nuancer le postulat d’une maternité toujours enviable ? Ces sources dissonantes ne rappellent-elles pas que même dans les sociétés africaines, la maternité (et d’ailleurs, mutatis mutandis, la paternité) n’est pas juste une évidence ? Comme l’a fort bien montré Lynn Thomas pour les Meru du Kenya, toute grossesse n’est pas bonne en elle-même, toute maternité n’est pas valorisée en soi10. Il existe des conditions, des règles et des normes qui font de la grossesse, de l’accouchement et de l’état de mère d’« heureux événements » – sans le respect desquelles ces mêmes événements sont l’objet de honte ou de réprobation. Or ces conventions, loin d’être immuables, sont le produit d’un contexte historique et donc d’évolutions diverses.
3On le sait, la Gold Coast au xxe siècle est affectée par de profonds changements structurels sur les plans économique, social et culturel : dans quelle mesure ces changements affectent-ils l’importance accordée à la maternité ? Et comment cette préoccupation se manifeste-t-elle ? Dans quels termes s’exprime, pour les femmes en particulier, l’aspiration à avoir des enfants ? Il s’agira ici de comprendre dans quelle mesure la maternité est enviable dans la Gold Coast de l’époque coloniale et selon quelles modalités – modalités construites dans un aller-retour continu entre autorités coloniales et populations colonisées, qui ne constituent ni les unes ni les autres un ensemble homogène.
4Pour aborder ces questions, on convoquera la notion « d’économie morale de la maternité ». L’expression d’économie morale, d’abord forgée par l’historien britannique E. P. Thompson, a connu depuis des fortunes diverses, utilement résumées par Didier Fassin en200911. Retenons d’abord la mise au point que faisait Thompson lui-même :
J’aurais aussi bien pu parler d’ « économie sociologique », une économie prise dans sa signification originelle (œconomia) d’organisation de la maison, dans laquelle chaque part est reliée au tout et chaque membre reconnaît ses devoirs et ses obligations. Ce qui est, au fond, autant, voire plus « politique » que ne l’est l’ « économie politique »; mais les économistes classiques s’étaient déjà emparés de ce terme12.
5En d’autres termes, « l’économie morale » doit ici être entendue comme un ensemble organisé, composé de parties – politiques, économiques, culturelles – interagissant. Dans cet ensemble, la variable culturelle constitue un ensemble de valeurs qui, sans être affranchi du reste (et notamment des échanges de biens et de prestations entre personnes ou groupes), a cependant un poids particulier. Il s’agira donc d’explorer des normes, des idéaux, des aspirations, qui façonnent la maternité, c’est-à-dire la volonté ou le fait d’être mère, dans ses différentes modalités, vécues ou imaginées. Si l’expression « idéologie de la maternité », également envisageable, a en l’occurrence une moindre portée heuristique, c’est parce que l’expression « économie morale de la maternité » souligne l’importance des valeurs morales liées au fait d’être mère, sans pour autant faire l’impasse sur ses dimensions sociales, politiques ou matérielles.
La reproduction, passage obligé pour les femmes
6L’économie morale de la maternité en Gold Coast coloniale se caractérise d’abord par une survalorisation de la maternité. Une étude menée au Ghana dans les premières années de l’indépendance confirme cette affirmation. Dans le premier chapitre, consacré aux « attitudes vis-à-vis du fait d’avoir des enfants », on lit par exemple que le fait d’avoir des enfants (l’idéal étant la dizaine et les naissances gémellaires) est source de prestige, et que la stérilité est l’objet, au mieux de pitié, au pire de suspicion ou de mauvais traitements13. D’ailleurs, à première vue, les sources de l’époque coloniale ne disent pas autre chose. Toutes convergent pour attester la place fondamentale accordée aux capacités reproductrices des femmes, facteur aussi primaire qu’obligatoire dans la perpétuation du corps social. Dans l’entre-deux guerres, c’est d’abord par l’enfantement que toute femme remplit le contrat social qui lui est assigné. Les systèmes de valeurs en œuvre dans les différentes sociétés de la colonie, malgré des spécificités par peuple ou par catégorie sociale, ont au moins un point commun : ils promeuvent indubitablement la maternité comme obligation sociale et comme condition de reconnaissance d’une femme par son groupe. À cette reconnaissance s’ajoute d’ailleurs celle des autorités coloniales, qui jaugent l’apport social d’une femme essentiellement à l’aune de ses capacités reproductives. En témoigne cette anecdote, rapportée par un ancien fonctionnaire britannique : vers 1930, une femme comparaît devant le District Commissioner pour avoir contrevenu aux règles sur l’éradication des moustiques14. Comme elle porte des jumeaux dans les bras, l’administrateur lui lance : « Bon, je crois que vous avez fait votre devoir pour le pays : vous êtes dispensée d’amende15. » Dans ce cas, l’aura qui entoure dans la plupart des sociétés de la Gold Coast les jumeaux et leurs mères se redouble donc de l’approbation d’un administrateur colonial.
7Pour autant que les sources permettent d’en juger, les femmes souscrivent dans leur immense majorité à cette « obligation » de devenir mère. En fine observatrice des réalités sociales – et pas uniquement médicales – Cicely Williams affirmait dans sa thèse que « [la femme] aime avoir des enfants » et que « c’est une bonne chose d’être prolifique16 ». Elle poursuivait :
Pregnancy is looked upon as a highly desirable condition. […] Pregnancy is the obvious fulfilment of [a woman’s] life. An unfertile woman is a burden to herself and a disgrace to her family. She may be returned to her husband and her « head-money » claimed. Pseudocyesis17 is a common persuasion of the unfertile. Sterility is an almost incredible disaster. “I have been pregnant five months but I am menstruating regularly. Please see what you can do about it”, one frequently hears18.
8En quelques phrases, elle décline donc l’importance de la fertilité en plusieurs raisons :
- La fécondité représente l’accomplissement du rôle social prescrit aux femmes, norme parfaitement intégrée par les intéressées.
- Le but principal du mariage est incontestablement la reproduction – comme l’ont démontré Allman et Tashjian pour l’Ashanti à l’époque coloniale19.
- Par voie de conséquence, la stérilité est perçue comme une catastrophe, au point d’être fréquemment niée par les intéressées (cas de grossesses imaginaires).
9Loin d’être perçue d’abord comme un problème individuel, l’infécondité est surtout une préoccupation collective. Ainsi, lorsque, vers 1920, l’éminent Ofori Atta interroge publiquement un médecin sur les causes de stérilité chez les femmes, il la présente comme « le problème le plus grave du district d’Akim Abuakwa20 ». Que cette affirmation soit impossible à vérifier sur le plan médical ou statistique n’enlève rien au fait que par cette adresse, l’un des plus prestigieux chefs du système de l’Indirect Rule témoigne de l’angoisse qui travaille les communautés du Sud de la Gold Coast. En termes médicaux, on parlerait de problème de santé publique.
10Pourtant, si la stérilité féminine est une préoccupation éminemment communautaire, elle n’en est pas moins un problème individuel, que chaque femme se sent sommée de régler personnellement. C’est là qu’entrent en scène les médecins, consultés par des patientes cherchant des solutions adaptées à leur cas, ou encore par des représentants de communautés, soucieux de trouver des remèdes globaux.
Médecins et « féticheurs » au service de l’obsession génésique
11En effet, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les médecins apparaissent comme l’un des corps professionnels spécialisés dans la lutte pour la reproduction, comme l’attestait la question posée par Ofori Atta au Dr O’Brien en 1920 (supra). Trente ans plus tard, dans son rapport d’activité de la maternité en 1951, le Dr Goodman indique que sur les quatre-vingt-dix-huit cas admis dans l’établissement pour une raison autre que la grossesse, quatorze l’ont été pour une consultation liée à la stérilité – soit 14 %, ce qui représente la deuxième cause de consultations (la première étant la catégorie très vague « observation »)21. Les femmes de la Gold Coast, et plus généralement les habitants de la région, ont donc identifié les membres du corps médical comme des interlocuteurs valables en cas de stérilité : qu’il s’agisse de leur demander leur avis sur les causes de la stérilité ou de les consulter dans l’espoir d’un traitement, ils font désormais partie du marché thérapeutique, préventif ou curatif, destiné à cette priorité qu’est la lutte contre l’infécondité.
12On aurait tort pour autant de croire que leur arrivée sur ce marché ait pour effet de supplanter la concurrence : loin de se substituer aux thérapies « traditionnelles » et à leurs promoteurs, dont les sources attestent la vigueur dans l’entre-deux-guerres, ils ne font que s’y ajouter. Rien d’étonnant à cela, puisque l’efficacité de la médecine occidentale ne fait pas l’unanimité, comme l’atteste un document de 193022, dans lequel s’exprime la plus grande suspicion à l’égard des mesures médicales promues par le gouverneur Guggisberg. Finalement, les médecins sont loin d’être les seuls à lutter contre l’infécondité dans la colonie, où l’on assiste en fait à une multiplication des registres thérapeutiques convoqués. En effet, les thérapeutes africains sont aussi très présents sur ce terrain
13Dans un contexte où le système d’administration indirecte favorise la gestion d’affaires locales par les autorités « indigènes », on voit en effet, dans les années 1920 et 1930, une singulière prolifération des guérisseurs demandant à ces autorités une reconnaissance officielle de leur pratique, souvent située à la charnière entre la pharmacopée et les pratiques religieuses. L’aspect religieux leur fait craindre les tracas que pourrait leur infliger le gouvernement, qui a interdit plusieurs rites et cultes, tracas notamment liés à la détection des sorciers – et surtout des sorcières23. Or, la sorcellerie est particulièrement associée à la stérilité dans la culture akan24. Les thérapeutes espèrent donc qu’une reconnaissance de la part des autorités locales (d’ailleurs rémunérées à cet effet) leur serve de « protection » contre d’éventuelles poursuites. C’est dans cet espoir que sont rédigées les demandes de reconnaissance officielle, souvent écrites par des écrivains publics à la plume fleurie et à l’anglais hétérodoxe.
14Or ce qui est remarquable dans ces sources, c’est que les thérapeutes y sont très nombreux à proclamer une compétence particulière dans le domaine de la fertilité ou encore de la lutte contre la mortalité infantile. Tel thérapeute du district d’Offinsu (Ashanti), qui se déclare chrétien et à ce titre opposé aux « fétiches », fournit une impressionnante liste des affections qu’il sait guérir. Entre la consomption, le hoquet et les rhumatismes, on est frappé d’y trouver à la fois barrenness et sterility (deux termes synonymes en anglais), redondance encore renforcée par d’autres éléments relatifs à la reproduction. Ainsi, il garantit des accouchements faciles et évoque son efficacité concernant le placenta, sans plus de précision (probablement pour les cas de rétention de placenta)25. D’autres praticiens, un peu moins polyvalents, se présentent comme des spécialistes de la reproduction et affirment disposer de remèdes efficaces à la fois contre l’impuissance masculine, la stérilité féminine, les fausses couches, la mortalité maternelle et la mortalité infantile26.
15Le nombre de ces documents (plusieurs dizaines réparties dans différents centres d’archives du Ghana), et le fait que tous insistent sur leurs capacités à lutter contre l’infécondité, la mortalité infantile et la mortalité maternelle, prouvent que l’on est en présence d’une préoccupation collective de premier ordre que les médecins européens sont incapables à eux (et elles) seuls d’apaiser – non seulement parce qu’ils ne sont pas assez nombreux mais encore parce qu’ils sont loin d’avoir convaincu tout le monde.
16En outre, dans une rhétorique résolument modernisatrice et nationaliste27, certains de ces thérapeutes se regroupent au début des années 1930 pour faire reconnaître, à la fois administrativement et scientifiquement, la validité des pharmacopées africaines. C’est ainsi que naît la Société des Herboristes africains, fondée en décembre 1931. En 1943, elle propose de mettre sur pied une formation en trois ans, et de consacrer la dernière année d’études (entre autres) aux soins et traitements destinés aux femmes enceintes ou en couches28. Ceci atteste une fois encore l’importance attachée à la santé maternelle et infantile et le fait que les thérapeutes, bien que considérés comme « traditionnels », disputent âprement aux médecins le terrain de la modernité.
17Dans bon nombre de cas, les thérapeutes qui combinent recours à la pharmacopée et pratiques religieuses vantent les mérites de tel ou tel « fétiche », terme impropre et vague désignant un ensemble de produits et de rituels attachés à un culte dont le guérisseur est un intercesseur. On n’est pas étonné de trouver maintes références au culte de Nana Tongo, dont la principale spécialité en pays talensi était d’assurer la fertilité (à la fois des femmes et de la terre29) : en effet, Allman et Parker ont bien montré que malgré une évolution spectaculaire dans la migration entre le Nord et le Sud du pays, Nana Tongo avait conservé sa réputation en matière de fécondité30. Ainsi un gardien du culte de Nana Tongo explique-t-il en 1930 :
One important thing is this, if a woman who do not breed at all […] sooner she drinks this medicine she will brought forth. […] If a woman whom whenever she brought forth and dont get her child, then it may be witchcraft which is following her, and whenever she drinks the medicine, when she brought forth, he will never die again. The day that this woman will bring forth, the child have to drink the very medicine [sic]31.
18La polyvalence du culte de Nana Tongo est manifeste : non seulement il guérit de la stérilité mais encore des fausses couches et de la mortalité infantile. Cependant, même cette puissante divinité trouve des concurrents dans les années 1930 : d’autres thérapeutes se réclament qui de Sanya Kupo32, qui d’Atia33 ou du plus célèbre culte Tigari, « qui aide les femmes stériles à procréer34 ». Des témoins individuels sont parfois cités en appui à ces demandes, certifiant invariablement l’efficacité du culte en question :
On November29th last year my daughter Grace delivered a baby and on the 12th day of December, it was attacked by a serious and fearful sickness, which would have proved fatal. I was lucky enough to invite a certain man called Albert Mensah […] to assist me medically. He only charged two shillings and gave it medicine. He lost no time in paying around visits day and night to it; and on the 19th January this year, the baby resumed its health35.
19Certains chefs se félicitent même d’avoir importé un nouveau culte dans leur localité, pour le plus grand bénéfice de la population. Ainsi, à Enfiresi :
To prove the efficacy of this ‘Sanya Boppor’ as being good, I may say with certainty that since about the period of two years when this ‘Sanya Boppor’ was brought to and established in this our town [sic] of Enfiresi, the health of the community, men, women and children has been improved materially and the infantile mortality which used to occur often and often or at short intervals has disappeared considerably if not wholly36.
20Ainsi, nombreux sont les cultes nouvellement importés qui sont convoqués pour répondre à l’angoisse démographique générale et au besoin individuel de chaque femme de remplir son rôle social37. Certes, les thérapeutes prennent soin de préciser soit qu’ils se cantonnent à la pharmacopée, soit que leur culte n’a pas de lien avec la lutte contre la sorcellerie. Mais on constate que la distinction entre herboristerie et pratiques magico-religieuses d’une part, et entre culte de la fertilité et culte anti-sorcellerie, d’autre part, est assez artificielle – et due à l’interdiction administrative de ces cultes. En effet, tout ce qui contrevient au renouvellement des générations est largement conçu comme une conséquence de la sorcellerie, comme le constatait l’anthropologue Margaret Field, pour qui « les principaux méfaits attribués aux sorcier·e·s sont la mort des enfants, l’infliction de la stérilité » (et, ajoute-t-elle, la transformation en sorcier·e·s de personnes, à leur insu)38.
21On comprend mieux que les thérapeutes aient parfois eu quelque peine à (faire) rédiger leurs demandes de reconnaissance, puisque même s’ils se cantonnaient à l’usage raisonné d’une pharmacopée africaine, ils luttaient, en tout état de cause, contre la manifestation de puissances surnaturelles. Les médecins européens étaient d’ailleurs parfois assez lucides pour constater le caractère indissociable de la thérapie et de la magie, sinon pour l’accepter de bonne grâce :
Attendance at prenatal clinics is popular. Unfortunately many come just once or twice by way of propitiating our “mana”—in fact it is regarded as another fetish of the fertility cult39.
22Si l’utilisation du terme mana renvoie non pas à une réalité locale mais à un terme très général, emprunté à l’anthropologie de son temps40, cette citation confirme bien que l’on ne se trouve pas dans un schéma où la « modernité » s’opposerait à la « tradition ». Certes, Cicely Williams exagère sans doute en assimilant les visites au centre de PMI aux visites rendues à un culte de fertilité, puisque les « rituels » en cause (gestes, statut de la consultante, méthodes de consultation, mode de paiement) ne sont guère comparables. Mais elle a bien saisi deux éléments fondamentaux : d’une part, l’angoisse reproductive rend tout recours (y compris à la biomédecine) opportun ; et d’autre part, la dichotomie classique du discours colonial, opposant science et magie, ou encore modernité et tradition, rend mal compte de la plasticité de ces recours, qui s’ajoutent ou se superposent plus volontiers qu’ils ne s’excluent. Comme l’affirmait Terence Ranger, « la multiplication des structures médicales et l’enthousiasme croissant des Africains qui y avaient recours n’a pas entraîné un déclin correspondant des concepts thérapeutiques africains41 ».
23On ne peut donc que conclure, en s’appuyant sur les témoignages des médecins comme sur ceux des thérapeutes ou des patient·e·s, que la maternité est en effet un état et un statut fiévreusement recherchés, et que l’enfantement occupe tous les esprits – et pas seulement ceux des femmes. Il ne s’agit d’ailleurs pas de la simple angoisse démographique évoquée au chapitre 1, mais bien d’une obsession génésique, mobilisant à la fois l’ensemble des membres de la société et l’ensemble des thérapeutes disponibles pour lutter contre tout obstacle à la reproduction42. L’époque est en effet marquée par un puissant désarroi, peut-être dû à une augmentation effective de la mortalité infantile, dont les accoucheuses interrogées en 1917 étaient convaincues43. Cependant, en l’absence d’autres indicateurs, il est difficile de savoir si les obstacles à la reproduction s’étaient effectivement multipliés au début du xxe siècle – en d’autres termes, il est malaisé d’établir si l’obsession génésique était ou non fondée, et a fortiori d’en établir une chronologie précise. Ce que l’on sait en revanche, c’est que les principales sources qui l’attestent, notamment ces demandes de licence émises par des thérapeutes, sont dues au contexte administratif particulier de l’Indirect Rule de l’entre-deux-guerres. Apparaissant dans les années 1920, ces sources atteignent un maximum dans les années 1930, avant de disparaître progressivement dans les années 1940, déclin peut-être lié à la refondation des prérogatives des autorités locales plus qu’au recul de l’anxiété génésique. La multiplication de ces documents dans les années 1930 pourrait être imputable moins à une réelle crise démographique qu’à une particularité de l’organisation administrative – ce qui interdit de conclure formellement que cette angoisse ou cette crise seraient particulièrement aiguës dans les années en question, par rapport aux périodes antérieures ou ultérieures.
24Enfin, les sources analysées ci-dessus montrent que cette « obsession génésique » est différente de « l’angoisse démographique » évoquée au chapitre 1. Celle-ci concernait deux groupes restreints, quoique dominants : les autorités coloniales et les élites bourgeoises africaines. Ces deux groupes étaient tombés d’accord sur un diagnostic commun : la mortalité infantile était la principale cause de la stagnation démographique. Or, les documents qui laissent s’exprimer d’autres voix (celles des chefs de communautés locales, des thérapeutes africains ou de leurs patients) révèlent une autre conception du problème. La plupart de ces textes mettent d’abord l’accent sur la fertilité féminine : la fécondité des femmes, c’est-à-dire leur faculté à devenir mère, très rarement abordée par les sources d’origine coloniale, occupe donc particulièrement l’imaginaire collectif africain. Mais en même temps, nombre de ces mêmes sources évoquent pêle-mêle divers éléments relatifs à la reproduction : l’impuissance masculine, la stérilité féminine, les fausses couches, la mortalité maternelle et enfin la mortalité infantile. Il s’agit donc bien d’une façon globale – on pourrait dire holiste – d’appréhender la question. La reproduction est conçue comme un tout, comme un continuum. L’idéal est non seulement celui d’un homme sexuellement capable et d’une femme féconde (notons au passage la différence d’assignations de genre) mais encore, de grossesses menées à terme, puis d’une parturiente et d’enfants qui survivent (ou plutôt, vivent). Tout obstacle à cet idéal doit être combattu ; et à ce titre, les thérapeutes africains ont un avantage évident sur les médecins européens, qui eux, faisaient porter la plupart des efforts sur un seul aspect du problème : la mortalité infantile44.
25Pour autant, cette obsession génésique doit être nuancée. En effet, si le système de valeurs est très globalement celui d’une obligation à la maternité, le corpus contient néanmoins quelques sources discordantes, qui montrent que dès l’entre-deux-guerres – et peut-être bien avant – l’aspiration à devenir mère et/ ou à mettre au monde un enfant n’est pas inconditionnelle. L’économie morale de la maternité n’est donc pas aussi univoque qu’il y paraît au premier abord.
Avortements, infanticides et abandons : les limites de l’obsession génésique
26Dans un article déjà ancien, Bleek affirmait que les Akan à l’époque précoloniale n’avaient pas eu – ou seulement exceptionnellement – recours à l’avortement volontaire45. Il cherchait ce faisant à contrevenir à une idée prétendument répandue selon laquelle toutes les sociétés humaines, y compris préindustrielles, connaissaient et utilisaient des techniques abortives. D’après lui, le contexte précolonial, valorisant les naissances et le statut des mères au fur et à mesure des enfantements, aurait rendu inutile tout recours à des procédés abortifs. Certes, l’auteur avouait la fragilité de ses conclusions, et même de ses méthodes (puisque ses interlocuteurs étaient à peu près tous des hommes, parlant qui plus est d’une époque qu’ils n’avaient pas eux-mêmes connue). Et de fait, l’article en question tient moins de la démonstration que de l’extrapolation, à partir de sources au demeurant assez hasardeuses46. Quoi qu’il en soit, et bien qu’on ne puisse contester formellement les conclusions de Bleek à la lumière de sources coloniales, puisqu’il se penchait sur une période antérieure, tout indique que les femmes de la Gold Coast ont eu recours à des interruptions volontaires de grossesse dès l’entre-deux guerres – et que ce phénomène va s’amplifiant avec le temps.
27Si les sources restent vagues sur l’incidence du phénomène, notamment pour des raisons de vocabulaire (le terme abortion renvoyant aussi bien à une fausse couche qu’à une cessation de grossesse sciemment provoquée), la question revient périodiquement dès l’entre-deux-guerres dans les archives administratives et médicales. Mais contrairement par exemple au cas kenyan47, où les missionnaires et les autorités coloniales s’alarment de la prévalence des avortements, due au recul de l’âge de l’initiation, on ne relève en Gold Coast qu’une préoccupation assez intermittente et somme toute superficielle. Ainsi, dans un dossier consacré à la médecine qualifiée d’indigène, un administrateur rapportait en 1930, avec un ton remarquablement neutre :
There are two ways of killing a child in the womb, provided the action is taken before two months after conception. One method is to mix salt, lime juice and a herb called ‘nyenya’, and then to syringe the woman with it. Another way is to take the bark of the ‘takwadua’ tree and to crush it with eggs and then to fry the mixture and to give the woman to eat. This should also be mixed with pepper and used for syringing48.
28La même neutralité s’observe dans une note plus générale de la même époque, lorsque le commissaire par intérim de la Province centrale écrit au secrétaire aux Affaires indigènes : « Il ne fait guère de doute que des remèdes indigènes sont fréquemment employés en vue de retourner le bébé, et également pour provoquer des avortements49. » Le fait que soient associés dans la même phrase un remède destiné à retourner un fœtus pour faciliter l’accouchement et une interruption volontaire de grossesse montre bien que les autorités ne s’en inquiètent pas outre mesure. Pourtant, on perçoit déjà un changement d’attitude dès cette époque, qui voit vraisemblablement une augmentation des avortements volontaires. Ainsi, l’anthropologue Rattray expliquait que dans la société matrilinéaire ashanti, une grossesse de femme non mariée ne faisait pas l’objet d’une réprobation particulière parce que, bien que socialement moins valorisée qu’une grossesse « licite », elle avait pour avantage de faire la preuve de la fertilité de la femme50. Or, un entretien mené avec une femme âgée en2002 montre que dans les années 1930, sa grossesse hors mariage a fait l’objet d’une condamnation sévère, d’où sa tentative pour avorter :
Oh, for the first [child], I fell sick. I nearly died. […] I got pregnant with a young man in the village and my mother insulted me so much, so I wanted to get rid of the baby. So I went to drink medicine. Oh God, I am sorry, I didn’t know, I was a child […]. So when I went to the farm, I would jump on a branch of a tree and swing. Oh God, forgive me… And I take sugar cane […]. But those things made me sick. […] I collapsed so they took me to my daddy’s house and called the man who came to do medicine for me. I collapsed and a man in the village beat me for a long time with a broom and I felt it from very far, then I opened my eyes and said ‘Why are you beating me like that’ and people around said ‘Oh she is awake now! ’ I wasn’t married then. I wasn’t conscious when they beat me51.
29Ce témoignage indique bien à la fois la détresse et la détermination de la jeune femme, qui a recours à des moyens mécaniques aussi bien qu’à des remèdes oraux (y compris, confie-t-elle plus loin, à l’ingestion de bleu de linge52, réputé abortif) pour se défaire de cette encombrante grossesse. Bien que l’informatrice n’en ait pas dit davantage sur ses motivations (devenue chrétienne entre-temps, elle parle avec réticence de cet épisode), on ne peut qu’être frappé par son opiniâtreté : si elle est allée jusqu’à mettre sa vie en danger, c’est que la tolérance des grossesses « illicites » naguère décrite par Rattray est au moins en partie écornée quelques décennies plus tard. Il faut dire que le contexte a en effet évolué : l’informatrice souligne que dans le cadre de la nouvelle économie coloniale, la marge de manœuvre de ses parents, agriculteurs de subsistance dans la région de Kwahu, était assez réduite. Elle décrit une enfance pauvre et une famille dans laquelle l’arrivée d’un enfant qui devra être entièrement pris en charge par le matrilignage (puisqu’elle n’est pas mariée) n’est pas une bonne nouvelle53. D’autres facteurs peuvent également expliquer un changement d’attitude par rapport à un enfant issu d’une relation illégitime : ainsi, la scolarisation croissante des filles semble être un motif d’avortement, puisque toute écolière enceinte est systématiquement renvoyée et voit donc ses études interrompues54.
30D’ailleurs, si dans les années 1930, l’avortement était souvent décrit de façon neutre, on passe bien à une condamnation ouverte dans les années 1950. Le Dr Goodman, responsable de la maternité, s’inquiète :
It is a matter of great regret to have to report a considerable increase in the number of abortions seen in this unit. They occur mainly in the school girls and other young persons, and the majority of them cannot be considered otherwise than criminal in origin. Fortunately, modern therapeutics has enabled us to report only four deaths (1 %) from this cause this year, but the potential manpower loss to the Colony from this cause must be enormous55.
31Leonard Goodman estime donc que la majorité des presque quatre-cents cas d’avortement constatés à la maternité a une origine volontaire, tout en constatant la prévalence du phénomène chez les écolières et, plus généralement, les jeunes femmes. À vrai dire, il ne se contente pas de constater : au contraire, il déplore explicitement une supposée augmentation des interruptions de grossesse. Peut-être est-il particulièrement sensible à cette question : rappelons que c’est le même médecin qui était si vigilant lorsqu’il s’agissait de contrôler la sexualité des élèves sages-femmes dont il était le formateur principal. Mais il se pourrait aussi que la sensibilité à ce phénomène (et sa condamnation) soient en augmentation car dans le rapport médical rédigé deux ans auparavant, le nombre de cas d’avortements reçus à la maternité, certes sensiblement inférieur (trois-cent-trente) mais pas insignifiant, n’avait fait l’objet d’aucun commentaire particulier56. Le commentaire alarmiste de Goodman est donc peut-être moins fondé sur des chiffres que sur une nouvelle mentalité. Quoi qu’il en soit, les avortements s’ajoutent dès lors à la rhétorique médicale dans la liste des facteurs aggravant la dépopulation : et dans ce cas, l’obstacle n’est plus accidentel ou sanitaire mais bien sociologique.
32Le recours manifeste à l’avortement volontaire est en outre doublé d’autres signes montrant qu’un enfant n’est pas nécessairement bienvenu. Ainsi, quelques sources font état de questions posées soit aux médecins soit aux sages-femmes sur les techniques contraceptives. La biographe de Cicely Williams affirme que dès l’entre-deux-guerres, certaines familles souhaitent limiter les naissances, notamment encouragées en cela par la baisse de la mortalité infantile57. Des témoignages de sages-femmes confortent cette affirmation : Wilhelmina Ayikpa se souvient ainsi d’avoir donné des conseils pour espacer les naissances dès les années 1950, avant l’arrivée de contraceptifs oraux et d’associations de planning familial. Docia Kisseih évoque, en région manya-krobo, une façon d’enterrer le placenta du dernier-né qui est réputée prévenir une nouvelle grossesse58. Cependant, la population ne semble pas massivement concernée par la limitation des naissances avant l’indépendance, et les sources évoquent bien plus largement la question de l’avortement que celle de la contraception.
33Il existe enfin d’autres signes indiquant que la maternité n’est pas systématiquement désirée. Par exemple, on trouve quelques rares documents évoquant des cas d’infanticide : un nouveau-né retrouvé dans des latrines à Adabraka en 1933 meurt quelques heures après avoir été récupéré59 ; et Cicely Williams, étonnée de la rareté des enfants handicapés ou présentant un « défaut » tel que bec-de-lièvre ou pied-bot, estime que l’infanticide est un moyen courant de se débarrasser de nouveau-nés considérés comme « défectueux » et (donc) néfastes60. Si les sources médicales sur l’infanticide sont peu nombreuses, témoignant peut-être de la rareté du phénomène61 – contrairement au cas kenyan62 –, un peu plus fréquents sont les documents portant sur les abandons d’enfants. Plusieurs lettres adressées dans les années 1940 à des « chefs » d’Accra leur signalent que de très jeunes enfants ont été trouvés dans leur quartier. Dans l’un des cas, l’enfant a été confié au Ga Mantse (chef « traditionnel » de l’État ga) avant d’être donné pour adoption à un autre chef63. Dans un autre cas, la fillette, n’ayant été réclamée par personne, est finalement confiée à une institution ad hoc, la Society for Destitute Children fondée par une femme de l’élite, Miss Ruby Quartey-Papafio, enseignante à la Government Girls’ School d’Accra et connue pour son implication dans le domaine social64. Enfin, un certain nombre d’institutions dédiées aux mères et aux enfants sont parfois transformées en orphelinats temporaires : l’hôpital pédiatrique d’Accra ne sait que faire d’un enfant que personne n’est venu voir durant près d’un an, et recommande une adoption65 ; tandis que le centre de PMI de Kumasi déplore avoir à s’occuper de huit bébés, orphelins non réclamés après que leurs mères soient mortes en couches dans l’établissement66. Ces abandons, dus à la réputation funeste des bébés dont la mère est morte en couches (voir chapitre 3), se doublent pour la même raison d’une difficulté à trouver des nourrices67.
34Dans tous ces cas, ce qui est en cause est soit le refus, soit l’impossibilité de s’occuper d’un enfant. Certes, les manifestations de ce refus ou impossibilité ne sont pas identiques. Cependant, tous les documents indiquent les limites de la désirabilité du statut de mère, y compris dans le cas d’orphelins demeurés sans famille déclarée, donc sans mère adoptive ou de substitution68. Dans l’ensemble, on constate donc que l’obsession génésique analysée plus haut n’est donc pas sans limites. Si le statut de mère reste largement enviable et la fertilité très valorisée, le contexte impose cependant des restrictions, morales ou matérielles, qui font que toute grossesse n’est pas nécessairement désirable.
35Ce rappel amène à déplacer le regard sur les Territoires du Nord, où l’économie morale de la maternité présente (dans certains cas) une caractéristique : l’une des conditions posées à un grand nombre de femmes pour devenir mères est d’avoir été préalablement excisées (pratique inconnue dans les deux tiers Sud de la Gold Coast, sauf dans les cas de migrations en provenance du Nord). Un point de vocabulaire s’impose ici : l’excision consiste en l’ablation du clitoris (auquel cas on peut aussi parler de « clitoridectomie ») et parfois dans l’ablation supplémentaire des petites lèvres (ou d’une partie d’entre elles), voire aussi des grandes lèvres. Dans la mesure où cette opération se déploie donc diversement, on peut parler de mutilations génitales féminines pour rester dans une imprécision assumée. Bien que Lynn Thomas répugne à utiliser ce terme en raison de sa connotation péjorative [sic], il me paraît au contraire utile pour sa clarté69. L’expression qu’elle lui préfère, female genital cutting, soi-disant plus neutre mais à mon sens euphémistique, n’a pas d’équivalent en français. Enfin, je me garderai d’utiliser, sauf dans des citations, l’expression « circoncision féminine », pour l’équivalence qu’elle prétend établir entre l’ablation du prépuce chez les garçons et celle du clitoris chez les filles – alors même que les conséquences physiologiques n’en sont pas comparables.
36Cette pratique, comme partout où elle prévaut, est à la fois corporelle, culturelle, cultuelle et sociale. Or, elle se retrouve au centre d’un débat en Gold Coast au tout début des années 1930, sur la nature, le bien-fondé et l’avenir de cette opération. Ce débat sort provisoirement les Territoires du Nord de la marginalisation quasi systématique qui caractérisait la période coloniale, en les plaçant au cœur d’une controverse à la fois médicale et administrative dont on démêlera les jeux d’échelle, avant d’aborder la teneur et les enjeux du débat70.
Échelle impériale et échelle locale : l’imbrication des enjeux de l’excision
37Il faut dire que si l’excision fait l’objet de questionnements médicaux, démographiques, éthiques et politiques pour le gouvernement colonial, elle est aussi centrale pour l’économie morale de la maternité chez les peuples concernés. En effet, dans leurs diverses formes, les mutilations génitales sont liées entre autres à la définition de la féminité, aux conditions de la conjugalité et à la réalisation de la maternité. Parmi les populations qui la pratiquent, échapper à l’excision vaut aux femmes d’être raillées publiquement (surtout par les autres femmes, plus âgées), d’être considérées comme « sales » ou masculines, et/ou d’avoir du mal à trouver un mari. Plus cruciale encore pour notre propos est une conviction selon laquelle l’ablation du clitoris est un préalable indispensable pour devenir mère :
The prevalent idea seems to be that the presence of the clitoris is calculated to obstruct parturition and “circumcision” is carried out in order to facilitate labour and to obviate complications that are believed to be inevitable unless it has been performed71.
38Loin de partager cette conviction sur le bien-fondé de l’excision et son aspect bénéfique pour la parturition, les autorités coloniales se demandent au contraire si elle ne représente pas justement un obstacle au bon déroulement d’un accouchement. C’est l’une des raisons pour lesquelles elles se penchent sur le problème, au tout début des années 1930. Tout part en réalité du Kenya, où, en 1929, un décès est enregistré après des mutilations génitales sur une jeune femme. Un journal local s’empare de ce cas, encouragé par des missionnaires qui luttent contre cette pratique, lui assurant une publicité qui lui vaut d’atteindre Londres72. Au Parlement, se constitue alors une commission ad hoc pour enquêter sur ce phénomène, au-delà du Kenya : la parlementaire Eleanor Rathbone, connue pour ses prises de position féministes et son intérêt pour les questions sociales, était membre de cette commission73. C’est alors que l’affaire prend une tournure véritablement impériale, avec une circulation d’informations entre colonies mais aussi des effets réciproques d’un territoire sur l’autre74. Le Colonial Office se saisit de la question pour interroger les gouvernements des différentes colonies africaines, afin de connaître l’existence (ou non) de pratiques susceptibles d’être préjudiciables aux femmes et aux enfants. La justification civilisatrice est énoncée dans un document liminaire du secrétariat d’État aux Colonies : « Nous devons attirer l’attention sur le statut général des femmes, et nous interroger sur les façons de l’améliorer » –, la seconde proposition soulignant assez que par définition, le statut des femmes indigènes ne peut qu’être amélioré75. L’Afrique de l’Est demeure le point de référence par rapport auquel est jugée la situation locale, puisque les administrateurs ont sous les yeux une dépêche du Colonial Office destinée à l’administration de l’Afrique orientale, ainsi rédigée :
I refer in particular to the initiation rites which obtain among a large number of tribes, particularly as regards girls, but also, probably less injurious, as regards boys. It has been represented to me that in many cases the operations performed on girls in connection with these ceremonies amount practically to mutilation and are in any case the cause of intense physical suffering, increased difficulty and danger in motherhood, and an appallingly high rate of infant mortality76.
39En Gold Coast, la conséquence de l’enquête diligentée par Londres est l’apparition d’un débat impliquant différents acteurs : les administrateurs (eux-mêmes divisés entre fonctionnaires de terrain, tels que les District Commissioners et leurs supérieurs, plus volontiers cantonnés à leur bureau) ; les médecins (là encore, divisés entre praticiens et employés de l’administration médicale) ; et quelques outsiders, sollicités à titre d’experts, comme l’anthropologue Rattray77. Par ailleurs, non seulement le débat a été lancé en amont par un cas survenu au Kenya, mais encore la circulation inter-impériale du savoir fonctionne aussi en aval, avec des références à la Tanzanie78 ou au Soudan, exemples généralement convoqués pour montrer soit la singularité de la Gold Coast, soit la relative innocuité de la pratique dans ce territoire, soit enfin les risques d’une éventuelle action de la part du gouvernement contre ces « coutumes ».
40Les enjeux d’une telle enquête sont en effet multiples, quoique non mutuellement exclusifs : il s’agit de savoir si des mutilations génitales féminines ont cours et si oui, en quoi elles consistent exactement ; d’apprécier l’incidence de ces opérations sur la santé des filles, des mères et de leurs enfants (avec une insistance, résolument nataliste, sur les risques concernant la fertilité et les complications de la grossesse et de l’accouchement) ; de connaître les raisons invoquées par celles et ceux qui les pratiquent ; de juger de leur caractère moralement condamnable ou non, à l’aune des valeurs britanniques ; et enfin, de réfléchir le cas échéant aux moyens de limiter, voire d’interdire ces pratiques.
L’excision, une question ethnique ?
41En août 1930, le Colonial Secretary envoie une lettre au Chief Commissioner des Territoires du Nord, dans laquelle il indique souhaiter, dans de brefs délais, « un rapport sur la prévalence de la pratique de la circoncision féminine à l’âge de la puberté dans les Territoires du Nord, ses effets sur le taux de natalité », auquel devront s’ajouter des éléments sur le degré de « cruauté et de souffrances impliquées79 ».
42Les Commissaires de district sont donc sommés de se renseigner, ce dont ils s’acquittent avec plus ou moins de diligence : l’enquête dure près de trois ans, ce qui souligne les difficultés inhérentes à un tel travail, pour des fonctionnaires qui sont invariablement des hommes, de surcroît jeunes ou peu expérimentés80. Plusieurs médecins mettent également leur savoir ou leur expérience à profit pour rédiger de longs rapports qui atterrissent sur le bureau du Secrétaire colonial à Accra.
43Il ressort de ces documents un tableau complexe, qui souligne à la fois la diversité culturelle (et cultuelle) des peuples des Territoires du Nord, mosaïques de populations, sujettes, au moins depuis les années 1920, à d’intenses phénomènes de mobilité et de migrations ; et l’aspect dynamique de ces pratiques, dont tout indique que, loin d’être statiques, elles sont en évolution constante : ainsi, certaines populations semblent être influencées par d’autres dans leur adoption ou au contraire dans leur rejet de ces pratiques – ou encore dans les modalités de ces dernières81.
44Il faut d’abord noter certaines divergences d’appréciation selon les auteurs : ainsi, tel fonctionnaire affirme que les Nabdam (situés au nord-est du territoire) ne connaissent pas la clitoridectomie, alors qu’un de ses collègues est d’un avis contraire. S’il est impossible et sans grand intérêt de vouloir trancher ce différend, on doit noter cette marge d’incertitude pour ce qu’elle révèle du caractère insaisissable du sujet. Enfin, cet exemple montre bien, si besoin était, l’inanité d’une lecture « ethnique » des pratiques culturelles, lecture pourtant hégémonique dans la bibliothèque coloniale82.
45On peut malgré tout résumer à grands traits les conclusions des rédacteurs de ces documents, en signalant leur appréciation obstinément ethniciste. Un certain nombre de peuples, dont les Dagomba, Konkomba, Gonja, Kusasi, Mamprusi et Talensi, ne pratiquerait aucune forme d’excision. Pour les autres, l’opération varierait à la fois par son étendue et par l’âge auquel elle a lieu. La clitoridectomie « simple » (ablation du clitoris) prévaudrait, au plus jeune âge (7 à 15 jours), parmi les Wala (district de Wa, au nord-ouest), sans rituel particulier (et a fortiori sans rite initiatique, étant donné l’âge des bébés). Une forme bien plus extensive de mutilation existerait chez les Nankanni, Lobi, Mossi, Busanga, Yanga et Kassena, où elle s’accompagnerait de cérémonies ayant souvent lieu à la saison des récoltes. Quant au district de Zuarungu (bourgade située à quelques kilomètres de l’actuelle Bolgatanga, capitale de la région Nord-Est), il fait l’objet d’une attention particulière car un médecin, le Dr Reid, a pu y être témoin d’une cérémonie d’excision de plusieurs jeunes filles, décrite avec un luxe de détails.
46L’ensemble les documents sur l’excision dans les Territoires du Nord amène donc à conclure à des pratiques variées et mouvantes. Mais surtout, ces sources montrent le terrible embarras des autorités, qui ne savent quoi faire des résultats de cette enquête. Non seulement les administrateurs peinent à parvenir à un consensus concernant une éventuelle intervention pour limiter, voire interdire l’excision ; mais encore, on note des désaccords entre experts médicaux sur le caractère (in) offensif de l’opération.
L’excision, pratique barbare ou rituel inoffensif ?
47La plupart des praticiens s’accordent à décrire l’excision dans sa forme locale comme une mutilation mineure, utilisant les comparaisons avec le Kenya ou le Soudan comme de véritables repoussoirs. La principale différence semble consister à la fois dans la quantité de tissus enlevés et dans l’absence, en Gold Coast, d’infibulation84 (qui consiste à recoudre les tissus cicatriciels). En juillet 1930, dans une lettre au secrétaire aux Colonies, le gouverneur par intérim se félicitait ainsi : « Il ne semble pas exister en Gold Coast la forme brutale de circoncision féminine répandue en Afrique de l’Est, avec son cortège de mutilations et de difformités. » Il affirmait même :
Although certain tribes in the Gold Coast do practise a simple form of so-called female circumcision, a description of which is given below, it may be certified that nowhere in the Colony are girls subjected to any barbarous or harmful ceremonies on reaching the age of puberty85.
48Pourtant, dans sa description minutieuse de l’opération (certes, chronologiquement postérieure à la lettre du gouverneur intérimaire), le Dr. Reid n’euphémisait pas la mutilation :
The operator then took up his position in front of the girl, his feet placed in front of the girl’s thighs and, facing outwards, he bent forward and downwards and dusted the pudenda with dry road dust. He then seized the lower portion of the labia on the right side between his left forefinger and thumb and using his knife in his right hand he cut off the mucous membrane of the right labia minora and adjacent portion of the labia majora, working upwards to the clitoris; he repeated same dissection on the left side and finally completed the operation by removing the clitoris, labiae minorae and small portions of the labiae majorae in one piece of tissue.
He then washed the seat of operation with water from an earthenware pot (the water had been drawn from a nearby stream) and using his fingers as a swab he applied liberally a cream (BRUMA) prepared from shea butter. (The cream is prepared by grinding shea butter nuts in a pot, mixing it with water and boiling. The supernatent butter is removed, leaving a light reddish brown cream-like substance which is the preparation applied).
The amount of blood lost in the operation was about 1 to 2 fluid ounces. When the operator was satisfied that the bleeding had ceased he prepared a leaf (BITU) by rolling his fingers into a cylindrical mass measuring about 2 ins. in length and ½ in. in diameter, which he moistened in water and inserted antero-posteriorly between the raw surfaces of the labiae86.
49Or cette description a été lue par certains administrateurs comme une forme « mineure » d’excision – peut-être parce qu’elle n’est pas suivie d’une infibulation, ou encore parce que le Dr. Reid lui-même, sans se prononcer sur le caractère « mineur » ou « majeur » de l’opération, en minimise les suites, affirmant en conclusion qu’il est « difficile de juger de l’état général de la patiente juste après l’opération, mais qu’apparemment, elle ne se porte pas plus mal qu’une parturiente après un accouchement normal ». Quoiqu’il en soit, son supérieur, le Dr Inness, directeur des services médicaux, se sent obligé de mettre les points sur les i et d’affirmer son désaccord avec ses confrères :
To remove in one piece the mucous membrane from part of the labia majora, from the whole of the labia minora together with the clitoris can hardly be described as ‘minor’ – there is very little left to take away87.
50Le ton, un rien cynique, du Dr. Inness, montre qu’il n’existe donc pas de consensus médical sur la gravité de l’excision, puisqu’il conteste son caractère mineur, pourtant avancé par ses collègues. Cependant, il est au moins un point sur lequel tous les médecins (et, à leur suite, les administrateurs) semblent d’accord : quelles que soient sa forme et son extension, l’excision pratiquée par les peuples de la Gold Coast n’aurait pas de conséquence néfaste sur la démographie. En effet, non seulement l’opération elle-même ne serait que rarement, voire exceptionnellement cause de décès88 ; mais encore, elle n’occasionnerait pas de difficultés particulières durant l’accouchement, et par conséquent n’augmenterait ni la mortalité maternelle ni la mortalité infantile89. Cicely Williams pour sa part estimait que si la clitoridectomie pouvait « être décrite comme une mutilation », elle n’avait pour sa part « vu aucun cas de pathologie qui lui soit imputable90 ».
51Mais tout indique que cette conclusion est bien commode pour les autorités car elle leur permet un certain attentisme. Pour preuve, certains faits contredisant cette opportune conclusion sont passés sous silence. Ainsi, l’enquête menée auprès d’une centaine de femmes de l’hôpital de Zuarungu par le Dr Reid, qui montre, chez les femmes excisées, une incidence deux fois et demie plus élevée de fausses couches et de mort-nés que chez les femmes non excisées. Elle indique également que les naissances « normales » sont plus nombreuses chez les femmes non excisées (centre-trente-neuf naissances normales sur cent-quarante-sept accouchements) que chez les autres (cent-soixante-quatorze sur cent-quatre-vingt-treize)91. Mais curieusement, pour des autorités pourtant obsédées par la croissance démographique, cette statistique n’appelle ni commentaire ni conclusion. Elle demeure un fait brut, noyé parmi d’autres indicateurs moins inquiétants. À vrai dire, les autorités médicales insistent même davantage sur des éléments indiquant une tendance inverse : par exemple, le fait que la mortalité infantile semble plus élevée parmi les enfants de femmes non excisées est cité dans plusieurs rapports ultérieurs. Pourtant, s’il est facile d’établir une corrélation médicale entre excision et difficultés de l’accouchement, il est bien hasardeux d’en supputer une entre non-excision et mortalité infantile…
52Il faut donc s’interroger sur les mobiles qui ont poussé les autorités médicales et administratives, dans un contexte où la lutte contre la dépopulation est l’une des priorités affichées par le gouvernement, à minimiser les effets de l’excision sur la parturition. Les motivations du gouvernement paraissent à la fois pratiques et idéologiques, c’est-à-dire relatives à la politique à mener vis-à-vis des mutilations génitales92.
Les atermoiements du gouvernement face à l’excision
53En effet, le malaise des autorités face à l’excision est patent dans l’abondance des arguments avancés pour ne pas intervenir. En tout état de cause, si l’excision n’a pas de fâcheux effets sur la démographie, voilà une raison de moins d’interférer. Reste néanmoins l’épineuse question du caractère condamnable – ou non – de cette pratique à l’aune des valeurs britanniques, partie intégrante des interrogations sous-tendant l’enquête de 1930-1931. En effet, la politique britannique en matière de coutumes indigènes consistait à « maintenir les pratiques coutumières, sauf sans les cas rares où elles heurtaient, selon l’expression qui avait cours, “la justice naturelle et la moralité”93 ». Et de fait, un document qui synthétise les débats conclut : « Comme on le voit, la seule objection que l’on puisse adresser à l’opération dite clitoridectomie est sa brutalité et son inutilité94. » Il faut dire que de nombreux indicateurs convergeaient dans le sens d’une condamnation de cette pratique, pour des raisons éthiques et humanitaires : le Dr Reid, décrivant une seconde opération dont il a été le témoin, insiste sur sa brutalité95 ; le Dr Williams, dans sa thèse, parle de « mutilation » ; plusieurs documents évoquent une pratique « brutale et non nécessaire » ou encore « nocive et non nécessaire96 ». Les éléments à charge semblent donc suffisants pour justifier une politique concertée visant, sinon à l’élimination, du moins à la remise en cause de l’excision.
54Pourtant, les voix s’élevant pour cette remise en cause sont rares et finalement, mises en minorité par d’autres voix, lesquelles déploient deux arguments : l’impossibilité pratique d’une telle politique, d’une part ; et le respect des coutumes locales, selon un relativisme culturel soudain ragaillardi, d’autre part.
55Concernant le second point, les fonctionnaires de terrain comme les médecins rivalisent d’imagination pour trouver des comparaisons culturelles, destinées à minimiser la gravité de l’opération. Le Dr Mac Sweeney, directeur-adjoint par intérim des services médicaux, et farouche adversaire d’une politique anti-excision, n’hésite pas à affirmer :
I have read Dr Reid’s excellent description of the operation of clitoridectomy as practised in Zuarungu. From the description this operation appears to be in the nature of a religious rite similar to male circumcision as practised by the JEWS and Mohamedans97.
56La comparaison avec la pratique juive de la circoncision des garçons, qui se retrouve dans plusieurs documents, non sans fantasmes antisémites à la clé98, fait d’une pierre deux coups. Non seulement elle sert à minorer l’excision mais encore elle démontre l’inanité d’une éventuelle interdiction : « A-t-on imaginé ce qui se passerait si les Juifs se voyaient soudainement intimer l’ordre d’abandonner la circoncision ? », demande ainsi le Commissaire de Province du Nord99. La question, dont la valeur comparative est plus que contestable, est à l’évidence calculée pour couper court à toute discussion. Une autre façon de discréditer toute velléité de lutte contre l’excision consiste à la comparer avec d’autres pratiques africaines, présentées comme aussi choquantes (et même davantage), et pour autant non combattues par le gouvernement :
Are not tribal markings much more brutal and just as unnecessary as clitoridectomy? Dr Ramsay has told me of a case of freshly inflicted tribal marking wounds he has seen. The victim was aged ten days. His abdomen and face were full of “horrible nauseating” wounds. The words in inverted commas were the actual words used by Dr Ramsay when describing the case. Yet no attempt has ever been made to make this practice illegal100.
57L’argument semble imparable et il est encore renforcé par de longs développements au service d’un relativisme culturel de bon aloi, derrière lequel s’abritent plusieurs auteurs. Tandis qu’un commissaire de district affirme que « de nombreuses coutumes africaines pourraient être préjudiciables pour des Européens, mais ne le sont apparemment pas pour des Africains101 », le Dr Mac Sweeney pousse plus loin le raisonnement :
It is possible that some European customs appear brutal to the African e. g. the wearing of high heeled pointed toed shoes by European women. A visit to the Orthopaedic Department of a large European Hospital where one sees hammer toes, bunions, corns etc. would arouse the indignation of an African when he had learned that all these painful ailments were caused by the type of shoes described above. I think the African would use a stronger word than “brutal”102.
58L’auteur de cette comparaison trouve des accents presque féministes pour dénoncer les effets funestes de la mode sur les pieds des Européennes. Mais qu’on ne s’y trompe pas : son but est moins de dénoncer les supplices endurés par ces dernières que de relativiser celui de l’excision et d’obérer ainsi toute réflexion sur les moyens de lutter contre les mutilations génitales. Encore plus irréfutables sont les arguments concernant l’impossibilité pratique d’une politique anti-excision. Le seul à avoir sérieusement envisagé une interdiction était, semble-t-il, le capitaine Rattray, le célèbre anthropologue :
Captain Rattray was of opinion that although naturally the tribes would never at the present stage prohibit the practice on their own account they would welcome Government propaganda directed towards its suppression, or even if necessary the enactment of special legislation to deal with it103.
59Mais Rattray demeure une exception : la plupart des administrateurs de terrain estiment au mieux délicate, au pire inopérante, toute action, même strictement éducative, de leur part104. Quant à une interdiction, elle est redoutée à la fois pour ses effets politiques et sociaux. De fait, l’excision étant imbriquée – à des degrés variables – dans des systèmes religieux, matrimoniaux, dans la construction du genre féminin ou encore dans les relations entre classes d’âge, toute intervention du gouvernement est redoutée par ses propres agents pour la levée de boucliers qu’elle pourrait entraîner. Certains évoquent la confiance qui serait difficile à rétablir s’il s’avérait que la présence du Dr Reid à une cérémonie d’excision avait servi de prétexte à l’interdire. Tous craignent manifestement l’impopularité d’une telle interdiction, considérée par ailleurs comme inapplicable105.
60C’est donc un réalisme pragmatique qui l’emporte dans le débat portant sur la politique à adopter à l’égard de l’excision, comme l’exprime un fonctionnaire : « Ainsi, conformément à la maxime selon laquelle il ne faut pas faire une loi si l’on ne peut pas la faire appliquer, je suis d’accord avec vous : il est inutile de légiférer106. » Ce souci de réalisme s’adosse à une volonté de ne pas bousculer l’ordre social auquel tiennent les autorités coloniales, surtout lorsqu’il s’agit de la place des femmes, comme l’a montré Allman concernant l’autonomie des femmes non mariées107. Ainsi, défendant la non-intervention contre les mutilations génitales, le gouverneur intérimaire expliquait :
[…] certain initiatory customs are believed to fulfil a useful purpose in that girls, while undergoing them, are taught motherhood and compelled under penalty of dismissal from the convents to lead a virtuous life. Such customs cannot be entirely suppressed without completely dislocating the marriage laws of the people among whom they are practised, and Sir E. Mate Kole has even represented that Government’s refusal to recognise them has resulted in a lowering of the standard of morality among the young women of his tribe108.
61Par conséquent, le gouvernement colonial en Gold Coast, sommé par le Colonial Office de se pencher sur l’excision, a conclu qu’il était urgent de ne rien faire – ce qui n’est pas sans rappeler les cas kenyan ou soudanais, d’ailleurs109. Au Kenya en effet, ce n’est que dans les années 1950 que la pratique est rendue illégale dans certaines régions (et encore est-ce une mesure édictée par les autorités locales et non par le gouvernement). Mais si l’attentisme, en Gold Coast comme ailleurs, tient lieu de politique, il risque d’attirer sur les autorités les foudres de Londres, où, comme on l’a vu, des parlementaires se soucient à leur manière du bien-être des populations colonisées. En définitive, c’est donc à un compromis que se résolvent les autorités coloniales à Accra : pas de législation, mais un travail de « propagande » destiné à sensibiliser les populations sur le caractère « néfaste et inutile » de l’excision. Tandis que le commissaire principal des Territoires du Nord « estime qu’aucune législation n’est nécessaire mais qu’un travail de propagande de la part des commissaires sera aussi efficace110 », un médecin lui emboîte le pas : « La “circoncision féminine” ne devrait pas être interdite mais le gouvernement devrait orchestrer un travail de propagande en vue de sa suppression111. »
62Pour autant, aucun document ne précise en quoi consistera ce travail de propagande, ni par qui il sera mené. Quelques suggestions apparaissent, en même temps que quelques dissensions : alors que le gouverneur aurait (on ignore pour quelles raisons) une préférence pour une campagne de persuasion menée par des commissaires de district, le commissaire principal des Territoires du Nord estime que des femmes médecins seraient plus efficaces112. Quoi qu’il en soit, un début de « propagande » a bel et bien eu lieu au début des années 1930, comme l’atteste un document du gouverneur intérimaire en 1932, qui rend compte au Colonial Office :
With reference to your despatch no 977 of the24th September, 1932, I have the honour to inform you that for the past two years the Administrative and Medical Officers stationed in the Northern Territories have carried on a campaign of propaganda with the object of educating public opinion to regard female circumcision as not only useless but definitely harmful ceremony, which Government is anxious to see abolished113.
63Cependant, le manque de précisions sur les modalités de cette campagne, manifestement laissée au bon vouloir des administrateurs et des médecins, fait conclure que l’espoir de voir s’éteindre « en temps voulu » l’excision était plus un vœu pieux qu’une politique volontariste ou raisonnée.
Conclusion
64L’économie morale de la maternité à l’époque coloniale se caractérise donc non seulement (ce qui n’est pas très surprenant) par une forte injonction à la reproduction, d’origine endogène et renforcée par les autorités coloniales, mais encore par une véritable obsession génésique, particulièrement repérable dans les années 1930. Cette obsession, qui ne se limite pas à une angoisse démographique diffuse, est timidement tempérée par un nouveau contexte où le fait d’avoir des enfants n’est plus systématiquement, ni de façon univoque, une bonne nouvelle qui s’accompagnerait d’une promotion automatique du statut des femmes concernées. Les grossesses de jeunes filles scolarisées ou de femmes célibataires bénéficient de moins en moins de la tolérance encore repérable dans les années 1910-1920, tandis que se diffuse également une morale chrétienne qui condamne explicitement les pratiques abortives, également réprouvées par les tenants de la biomédecine. La voie est donc étroite pour les femmes qui dérogent à ce nouvel ensemble de valeurs.
65Quant au débat des années 1930 concernant l’excision dans certains Territoires du Nord, il est en fait suscité depuis Londres et témoigne d’une économie morale de la maternité à plusieurs échelles, qui tend à devenir de plus en plus « globale » et atteint la Gold Coast par ricochet. L’analyse de ce débat montre qu’on aurait tort d’opposer deux systèmes de valeurs, celui des peuples où prévaut l’excision et celui des colonisateurs. Car non seulement l’excision n’est pas une pratique fixe, mais encore les colonisateurs sont prêts à s’en accommoder. Ils déploient même d’importants efforts pour se persuader que l’excision n’est pas un problème médical, qu’elle est sans incidence sur la mortalité maternelle ou infantile, et qu’une lutte ouverte contre ce phénomène serait très mal venue, voire contre-productive. Dans ce domaine au moins, le régime colonial se montre bien peu coercitif.
Notes de bas de page
1 Knibiehler & Goutalier, 1985, p. 191. Voir aussi Paulme, 1960.
2 L’article de Bleek, 1990, en est une très bonne illustration.
3 C’est en particulier la thèse défendue par Iliffe, dans son ouvrage d’histoire générale du continent africain. Iliffe, 2016.
4 Voir par exemple Thomas, 2003 p. 15.
5 Retel-Laurentin, 1974. Pour le Ghana, une auteure écrit : “In many African societies, barrenness is a matter of fundamental social and theological significance. In Ghana, infertility, whether caused by ill health or not, is often abhorred. A woman incapable of reproducing is seen differently from one who is likely to do so. So great is the premium attached to children that barren women have been regarded as witches or evildoers. Such is the fear of infertility that women go to all lengths of spending their wealth in order to procure both traditional and modern treatment which can make them fertile.” Oheneba-Sakyi, 1999, p. 49.
6 Lallemand, 1993 ; Guillaume, dans Turshen, 1991, p. 169-186.
7 Amadiume, 1987.
8 Pour un bilan critique de la littérature anthropologique sur l’infertilité en Afrique, voir Hunt, 2005.
9 On pense au titre ironique et amer du roman de Buchi Emecheta, The Joys of Motherhood (1979), qui narre le destin tragique d’une femme, soumise (comme les autres) aux pressions de sa société pour avoir et élever des enfants.
10 Thomas, 2003. Voir aussi Cooper,2019, chapitre3 et p. 114.
11 Fassin, Didier, 2009.
12 Cité dans Fassin, 2009, p. 1237 ; traduction légèrement modifiée par mes soins.
13 Kaye, 1962, chapitre 1.
14 Pour un exemple des enjeux historiques des campagnes de lutte contre les moustiques (en l’occurrence en Sierra Leone), voir Goerg, 2015.
15 “Well, I think you have done your duty to the country, I will not fine you.” Russell, 1996, p. 11.
16 Williams, Cicely, The Mortality and Morbidity of the Children of the Gold Coast, 1935, p. 46. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW.
17 Terme médical, synonyme de l’expression populaire « grossesse nerveuse », qui est plus négativement connotée.
18 Williams, Cicely, The Mortality and Morbidity of the Children of the Gold Coast, 1935, p. 71. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW. Voir aussi : “[…] At the antenatal clinic, cases of pseudocyesis are common. ‘I have been pregnant for 3 years. Please give me medicine to make the abdomen enlarge’ — is a request frequently heard” (idem, p. 46).
19 Allman & Tashjian, 2000.
20 Proceedings of a meeting held at Ofori Panin Fie, Kibbi, on Sunday the29th of August, 1920. AASA 10/41.
21 Dr. Goodman, 1951, Twenty third Annual Report of the Maternity Hospital, Accra. Rhodes House, Mss. Afr. 709 (1).
22 Allman & Parker, 2005, p. 170-172.
23 Pour l’ensemble de ces développements, et pour en savoir plus sur cette « chasse aux sorcières » caractéristique des années 1923-1935, voir Allman & Parker, 2005, chapitre 4, passim.
24 Comme en témoigne l’étymologie du terme « sorcier·e », dérivé de deux termes : « enfant » et « ôter ». Allman & Parker, 2005, p. 117.
25 David K. Akuotem, to Nana Offinsuhene, 8 May 1941. ARG 6/1/27.
26 Voir en particulier le volumineux dossier intitulé Native medicines and Fetishes. Matters dealing with, archivé à Kyebi (AASA3/283), qui contient de très nombreux documents de ce type. Et dans le même centre d’archives, Fetishes and Jujus, 1944-53, AASA3/298.
27 Allman & Parker, 2005, chapitre 4. Last & Chavunduka, 1986, p. 260.
28 African Institute of Natural Medicines, 1943. AASA3/298.
29 “Anthropologists of the body have found, over and over again, that fertility — and not just procreative fertility — is at the heart of the ways Africans act upon their worlds, and at the basis of these symbolic repertories is the human body.” Hunt, 2005, p. 428.
30 Allman & Parker, 2005, chapitre 4.
31 Letter to Ofori Atta, 1 July 1930 [auteur illisible]. AASA 3/283. Le texte est reproduit ici avec toutes les fautes de syntaxe et d’orthographe de l’original.
32 “I have the honour […] to send this application through you and to the elders and to the DC Kibi, to grant me a permit on a Fetish Sanya Kupo I have obtained in my town here. The rules attaching to this Fetish Sanya Kupo are here as follows : 1) It gives chance to a woman to bring forth who has never born before.” Barima Oben Akese, Odanhene of Otwereso, 1 December 1930. AASA 3/283.
33 “I am in position to help barren women to become fruitful, by administering unto them a pure native medicine, which relieves them from the painful suffering connected with women who had been unfortunately attacked by such diseases which prevented them from enjoying happy live of motherhood. In the meantime I am able to give medicine to a pregnant woman to deliver freely, and have acted as midwife to many a woman during their delivery and was fortunate enough to be successful. I have a juju with me named Ἁtia’ which helped me in revealing every secret to me when I have been invited to attend a person.” Kofi Anyape, 4 March 1930. AASA3/283.
34 Joseph Sackeyfio to District Commissioner, Cape Coast, 13 July 1940. ADM23/1/622.
35 Appendix to a letter to Ofori Atta, 3 July 1930. AASA3/283.
36 Kwaku Hyia, Ohene of New Juaben, Affidasue, 12 April 1928. AASA 3/283.
37 Holly Ashford souligne aussi cette articulation entre niveau individuel et niveau collectif. Ashford, 2019, p. 42.
38 Mémorandum manuscrit de Margaret Field : Some new shrines of the Gold Coast and their significance. ADM23/1/622. Ce mémorandum est paru en 1940 dans la revue Africa (no 13), sous le même titre. Voir Allman & Parker, 2005, p. 115, qui citent le même passage.
39 Williams, Cicely, The Mortality and Morbidity of the Children of the Gold Coast, 1935, p. 72. Papiers de Cicely William, Box no 6 : Ghana period. PP/CDW.
40 Il s’agit d’un terme polynésien, passé dans le langage scientifique de l’anthropologie depuis la fin du xixe siècle et popularisé par Marcel Mauss, pour désigner une puissance spirituelle.
41 “The multiplication of medical facilities and the increasing enthusiasm of African recourse to them has not been paralleled by a corresponding decline in African concepts of healing.” Ranger, “Healing and Society in Colonial Africa”, article non publié, 1978 ; cité dans Fildes, Marks & Marland, 1992, introduction, p. 178.
42 Pour des réflexions inspirantes sur, notamment, la peur de l’infertilité au Niger, sur un long xxe siècle, voir Cooper, 2019.
43 Voir chapitre 1, et notamment les témoignages d’accoucheuses interrogées par le comité d’enquête. CO96/598.
44 C’est du moins le cas en Gold Coast : dans d’autres territoires colonisés, ce sont d’autres phénomènes qui sont désignés comme posant problème – ainsi, la faible fertilité des femmes en AEF. Headrick, 1994, p. 123-146.
45 Bleek, 1990.
46 À l’inverse, le cas sud-africain est bien documenté dans un article qui affirme l’ancienneté et la forte prévalence de ce phénomène. Bradford, 1991, p. 121, passim.
47 Thomas, 2003, p. 27-34, passim.
48 Edward Devaux, Assistant District Commissioner, to District Commissioner of Twifu, 16 October 1930. ADM23/1/441.
49 “There is little doubt that native medicine is used frequently in child-birth for the purpose of turning the child, also to produce abortions.” Acting Commissioner, Central Province, to Secretary for Native Affairs, 3 October 1930. ADM 23/1/441.
50 Voir aussi Allman & Tashjian, 2000, p. 46.
51 Entretien avec Akua Serwaa.
52 Il s’agit d’un pigment bleu utilisé pour renforcer l’éclat du linge blanc.
53 Sur l’évolution des devoirs respectifs des lignages paternel et maternel (ou des père et mère) à l’égard d’un enfant, voir Allman, 1997 : et Allman & Tashjian,2000, chapitre3.
54 Y compris à l’école de sages-femmes d’Accra ; voir chapitre 5 ; et Barthélémy,2010, p. 146.
55 Dr Goodman,28 January 1952. Twenty-third Annual Report of the Maternity Hospital. Mss. Afr. s. 709 (1).
56 Twenty-first Annual Report of the Maternity Hospital, Mss. Afr. s. 709 (1). Le nombre de cas d’avortements reçus à la maternité en 1949 est de trois-cent-trente, soit soixante-huit de moins que deux ans plus tard (soit une augmentation de20 %).
57 Baumslag, 1986, p. 14.
58 “On one occasion something very funny happened. After the baby was born, I was going to bury the placenta. The gentleman came to me and said : “You are mama’s granddaughter, so you know, after so many babies, you know how to bury the placenta so we don’t have any more babies.” Me, I’ve never heard family planning like this ! So I quickly told him he knew it better than me, and men are more responsible than women for this so he should bury it himself !” Entretien avec Docia Kisseih.
59 “Live Baby found in Latrine can”. Gold Coast Independent,28 October 1933.
60 “It is probable that defective children are destroyed at or soon after birth. One rarely sees a club foot or a cleft palate. Any abnormality is regarded as sinister.” Williams, Cicely, The Mortality and Morbidity of the Children of the Gold Coast, 1935, p. 50. Papiers de Cicely William, Box no 6. PP/CDW.
61 Il faudrait pour s’en assurer mener une enquête dans les archives judiciaires, ce qui n’a pu être fait dans le cadre de ce travail.
62 Voir Thomas, 2003, p. 35 ; p. 40 ; p. 109. Pour le Niger, voir Cooper,2019, chapitre3, notamment p. 91-99.
63 District Commissioner to Asere Manste, 19 December 1946 ; Letter from Asere Mantse, 28 December 1946. CSO 11/6/17.
64 District Commissioner to Tackie Tawiah II, Ga Mantse, 2 June 1947 ; Letter from Ga Mantse, 23 June 1947. CSO 11/6/17. L’interview avec Janet Plange a révélé que Miss Ruby Quartey-Papafio se voyait parfois confier des enfants à titre temporaire, lorsque leur famille rencontrait des difficultés économiques aiguës.
65 Director of Princess Marie Louise Hospital to Kweku Ababio, Chief of Takoradi, 21 June 1946. CSO 11/6/17.
66 Report of visiting committee held on the Infant Welfare Clinic, Kumasi, on 8 November, 1943. CSO 11/3/50.
67 Gold Coast Report for the Medical and Sanitary Department, 1929-1930, p. 212.
68 Dans le cas de ces huit orphelins, il faut noter que, selon la source, les mères décédées n’étaient pas ashanti : probablement migrantes, elles ne disposaient sans doute pas sur place du capital de parenté nécessaire pour recueillir l’enfant, difficulté qui pouvait s’ajouter à celle mentionnée ci-dessus. Report of visiting committee held on the Infant Welfare Clinic, Kumasi, on 8 November, 1943. CSO 11/3/50.
69 Thomas, 2003, p. 187.
70 Pour un bon résumé des débats et interprétations actuels de l’excision, voir Thomas, 1996 et2003. Ces deux publications démontrent par ailleurs magistralement la complexité de cette pratique.
71 Dr Gillespie, Medical Officer, African Hospital, Tamale, to Assistant Director of Medical Services, 7 June 1930. NRG 8/2/34.
72 Sur les dimensions historiques de l’excision au Kenya, voir Davison, 1996 ; Thomas, 2003.
73 Pedersen, 2004.
74 L’enquête devait porter plus largement sur les « coutumes indigènes » néfastes pour les femmes et les enfants des colonies, et inclure des pratiques telles que les mariages précoces, les scarifications, etc. En réalité, comme en témoigne le sous-titre des documents relatifs à cette enquête, intitulés à la fois Native women and children. Native customs affecting et Practice of female circumcision, l’essentiel des débats tournent bel et bien autour de la question des mutilations génitales féminines.
75 Spivak, 1988, p. 101.
76 Colonial Secretary’s Office to Chief Commissioner of the Northern Territories, 16 August 1930. NRG 8/2/34. La citation est précédée de la phrase : “I am directed by the Acting Governor to quote for your information an extract from a despatch from the Secretary of State to the East African Administration on the subject of female circumcision.”
77 L’essentiel des documents relatifs à cette question se trouvent rassemblés dans un gros dossier aux Archives de Tamale, au Ghana, sous la cote NRG 8/2/34, Voir aussi CO323/1067/5.
78 Voir Female circumcision and the Status of Women in Tanganyika Territory, 1931. Il s’agit d’un livret de sept pages, dû à un certain P.E. Mitchell, qui, ayant vécu dix-huit ans au Tanganyika, explique pourquoi l’on ne peut pas légiférer contre la clitoridectomie, trop imbriquée dans le système culturel, économique et social. Il affirme en outre que la colonisation n’a pas pour objet d’européaniser les Africains, entreprise qui serait aussi vaine que condamnable. NRG 8/2/34. Ce livret a été transmis au Chief Commissioner for Northern Territories par le Commissioner for Northern Province, en tant que « document très intéressant ».
79 “I am to ask you to submit a report on the prevalence of the practice of the circumcision of female on attaining the age of puberty in the Northern Territories, its effect on birth rate and whether it involves any cruelty and hardship to the girls.” Colonial Secretary’s Office to Chief Commissioner of the Northern Territories, 16 August 1930. NRG 8/2/34.
80 Cet aspect était d’ailleurs souligné en juin 1930 par Duncan Johnson, Commissaire de la province méridionale : “In reply to your letter dated 18th April, 1930, I am afraid the replies from the District Commissioners are not very helpful. This is not to be wondered at as two are in their first tour, one has just completed his second tour and another is in a District comparatively new to him.” Southern Provincial Commissioner’s Office to Assistant Director of Medical Services, 16 June 1930. NRG 8/2/34.
81 Voir par exemple l’avis d’un Commissaire de District, pour qui les Kusasi ne pratiquent pas l’excision, sauf dans le cas où ils ont été influencés par d’autres peuples, comme les Mossi, Busanga ou Yanga. District Commissioner, Kusasi District, to Acting Chief Commissioner for the Northern Territories, 18 March 1933. NRG 8/2/34.
82 Lentz, 2006, notamment chapitre3.
83 Basel Mission Archives online, http://www.bmarchives.org/items/show/100205892. La présentation de cette carte, ici, a pour fonction de montrer la répartition approximative des peuples mentionnés par les sources concernant l’excision, dans les Territoires du Nord. Une telle carte ne dit rien des mouvements et mélanges de populations, qui sont importants à l’époque concernée.
84 De Villeneuve, 1937.
85 Acting Governor to Lord Passfield, Accra, 23 July 1930. CO 323/1067/5.
86 Medical Officer, Zuarungu, Northern Territories to Director of Medical and Sanitary Services,30 October 1930. NRG 8/2/34.
87 Secretary for Native Affairs’ Office, to Chief Commissioner, Northern Territories, 23 July 1931. NRG 8/2/34.
88 “Deaths from the operation reported as rare.” Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner of the Northern Territories, 1 September 1930. NRG 8/2/34. “I am informed that deaths from this cause are very rare.” Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to the Assistant Director of Medical Services, 10 June 1930. NRG 8/2/34.
89 “It is said to have no effect on child birth, pregnancy or infant mortality.” Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner of the Northern Territories, 1 September 1930. NRG 8/2/34. “Dr Reid’s figures show that the operation does not cause mutilation or increased difficulty or danger in childbirth or a high infantile mortality rate.” Medical Department, Tamale, to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34.
90 “The operation of clitoridectomy is performed on some of the girls from the Northern Territories. It may be described as a mutilating operation but I have seen no case in which it could be held responsible for any pathological conditions”. Williams, Cicely, The Mortality and Morbidity of the Children of the Gold Coast, 1935, p. 44. Papiers de Cicely William, Box no 6. PP/CDW.
91 Dr Reid, Medical Officer, Zuarungu, to Director of Medical and Sanitary Services, 30 October 1930. NRG 8/2/34.
92 Comme au Soudan, où Bell a bien montré que les autorités avaient abordé l’excision (en l’occurrence l’infibulation) comme un problème politique – dans lequel il importait avant tout de ne pas se mettre à dos la population – et non comme un problème médical (Bell, 1998). Janice Boddy (2007) conteste cette analyse, car pour elle, la médecine fait partie intégrante de la politique coloniale. Mais c’est jouer sur les mots car si la médecine a une incontestable dimension politique, il n’en reste pas moins que les autorités ont le choix entre une approche plutôt technique/médicale et une approche plutôt politique de la question.
93 Kuklick, 1979, p. 43.
94 “It will thus be seen that the only objection to the operation of clitoridectomy are its brutality and its uselessness.” Medical Department to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34.
95 “[The man] performed the operation in most unskilled manner. He literally ‘hacked away’ the tissues and did an unnecessary amount of ‘triming’ [sic] while the raw surfaces were still bleeding.” Dr Reid, Medical Officer, Zuarungu, to Director of Medical and Sanitary Services, 30 October 1930. NRG 8/2/34.
96 Extract form Navrongo District Informal Diary, August 1931 ; Medical Department, 17 November 1930, to the Honourable Colonial Secretary ; Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner for the Northern Territories, 28 May 1931. NRG 8/2/34.
97 Medical Department to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34. La casse et l’orthographe du document original ont été respectées.
98 L’exemple le plus frappant provient précisément du Dr Mac Sweeney : “Dr Mac Pherson, Medical Officer in Yendi, has stated that he has been given to understand that the Rabbinical circumcision of boys is as dirty as the operation described by Dr Reid. The Rabbi even seizes the child’s foreskin between his teeth. Yet no government would think of making Rabbinical circumcision illegal.” Medical Department, Tamale, to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34. Sur l’antisémitisme de l’administration coloniale britannique dans les années 1930, voir Hugon, 2004.
99 “Has it been considered what would happen if the Jews were suddenly ordered to stop circumcision ?” Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner for the Northern Territories, 28 May 1931. NRG 8/2/34.
100 Medical Department to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34.
101 “I suggest many African customs would be detrimental to a European but are apparently not so to the African.” Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to the Assistant Director of Medical Services, 10 June 1930. NRG 8/2/34.
102 Medical Department, Tamale, to Chief Commissioner for the Northern Territories, 2 June 1931. NRG 8/2/34.
103 Colonial Secretary to Chief Commissioner for the Northern Territories, Tamale, 9 May 1931. NRG 8/2/34.
104 L’auteur d’une lettre très endommagée, dont la date est illisible mais postérieure au rapport du Dr Reid (mentionné dans la lettre), parle d’un « sujet très délicat pour de jeunes commissaires ». Chief Commissioner Tamale to Hon. (Illisible), 4 June 1931. NRG 8/2/34. Voir aussi Kuklick, 1979, chapitre3.
105 “I have consulted four out of my six district Commissioners and also certain natives and the unanimous opinion is that any legislation on the subject would be very unpopular and almost impossible to enforce.” Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner for the Northern Territories,28 May 1931. NRG 8/2/34.
106 “Therefore in view of the maxim that one should never issue an order one cannot enforce I agree with you that legislation is not needed.” Provincial Commissioner’s Office, Northern Province, Navrongo, to Chief Commissioner for the Northern Territories,28 May 1931. NRG 8/2/34.
107 Allman, 1996.
108 Acting Governor to Lord Passfield, 23rd July 1930. NRG 8/2/34. Emmanuel Mate Kole, mentionné dans cet extrait, fut le chef principal (paramount chief) des Manya Krobo de 1892 à 1939, année de sa mort ; ancien élève puis enseignant de la Mission de Bâle, il a également été le premier chef africain à être nommé au Conseil législatif de la Gold Coast, en 1911. Notons que l’excision n’est pas pratiquée par les Manya Krobo : l’argument du gouverneur intérimaire consiste donc simplement à rappeler qu’il ne faut pas trop interférer dans les coutumes matrimoniales locales, sous peine de pousser les femmes à la débauche.
109 Thomas, 2003, p. 26.
110 “I do not think legislation is needed and consider propaganda on the part of Commissioners would be quite as effective.” Chief Commissioner for the Northern Territories to Commissioner Northern Province, 15 May 1931. NRG 8/2/34.
111 “‘Female ‘Circumcision’ should not be made illegal but that [sic] Government should direct propaganda towards its suppression.” Dr Mac Sweeney, Medical Department to Chief Commissioner for the Northern Territories,2 June 1931. NRG 8/2/34.
112 Secretary for Native Affairs’ Office, to Chief Commissioner, Northern Territories, 23 July 1931. Et Chief Commissioner Tamale, to Hon. (Illisible), 4 June 1931. NRG 8/2/34.
113 Northcote, Acting Governor, to Secretary of State, 26 October 1932. ADM 1/2/199, no 831.
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