Jacques Ellul technocritique. Une trajectoire intellectuelle dans les discordances des temps
p. 139-160
Texte intégral
1Pourfendeur inlassable de la modernité technologique, théoricien de son autonomisation, mais aussi théologien libéral, historien du droit et précoce militant écologiste, Ellul fut abondamment critiqué pour ses positions radicales, pour son pessimisme, son refus d’accepter l’imaginaire modernisateur et le récit évolutionniste triomphant au milieu du xxe siècle1. Aujourd’hui encore, certains continuent de réduire l’œuvre d’Ellul à une écologie conservatrice et « réactionnaire » qu’il faudrait repousser d’urgence car elle se contenterait de célébrer l’ordre social et religieux traditionnel2. D’autres ne voient en lui qu’un « technophobe » conservateur, un polygraphe ennuyeux, qui n’aurait rien compris au monde des techniques et n’aurait rien à nous dire de la modernité, sinon la rejeter à travers une déploration à la fois tragique et stérile3. À l’inverse, de plus en plus de militants et d’intellectuels insistent sur son importance à l’âge des crises écologiques globales du xxie siècle : en l’an 2000 est ainsi née à Bordeaux l’association internationale Jacques-Ellul (AIJE) à l’initiative d’anciens élèves, afin de stimuler l’étude et la diffusion de sa pensée4. Suivre la trajectoire intellectuelle de Jacques Ellul offre un chemin pour interroger les luttes autour des significations de la modernité qui n’ont cessé d’accompagner les changements de régimes d’historicité du xxe siècle.
2Depuis une dizaine d’années, la controverse autour de la figure intellectuelle d’Ellul, est relancée ; elle oppose de vifs détracteurs qui donnent souvent le sentiment de ne pas l’avoir lu – à d’ardents défenseurs qui le présentent comme un prophète incompris. Dès 1993, peu avant son décès, un colloque international était organisé à l’initiative du politiste Patrick Troude-Chastenet sur le thème « Technique et société dans l’œuvre de Jacques Ellul ». L’ouvrage publié dans la foulée en faisait « un penseur de notre temps5 ». Une dizaine d’années plus tard, le journaliste du Canard enchaîné Jean-Luc Porquet publiait un ouvrage grand public où Ellul était présenté comme « l’homme qui avait (presque) tout prévu6 ». Les inquiétudes et les thèmes qui furent au cœur de ses écrits et de ses engagements ne cessent en effet d’occuper le devant de la scène médiatique et politique. Les ouvrages consacrés à la pensée d’Ellul se multiplient, qu’il s’agisse de rééditions de ses écrits, d’essais introduisant à son œuvre et à sa pensée7 ou d’ouvrage collectif réunissant des intellectuels et des militants – comme Dominique Bourg, Gilbert Hottois et José Bové – qui disent leurs dettes comme leurs réserves à l’égard de celui qui fut sans doute le penseur technocritique par excellence du xxe siècle8. La question lancinante porte sur les façons d’hériter de l’œuvre d’Ellul aujourd’hui et ce que signifie être « ellulien9 ».
3En dépit de ces débats, l’œuvre et la figure de Jacques Ellul restent mal connus en dehors des cercles militants et ils n’occupent qu’une place mineure dans l’histoire des intellectuels en France au xxe siècle. Les synthèses sur le sujet l’ont longtemps ignoré10, même si les ouvrages plus récents lui font davantage de place, à commencer par La vie intellectuelle en France, codirigé par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, qui le mentionne à plusieurs reprises lorsqu’il s’agit d’envisager les débats sur les technosciences après 194511. Comme nous le verrons, beaucoup d’éléments ont pu œuvrer à la marginalisation de ses analyses : une œuvre écrite considérable et protéiforme (une soixantaine de livres publiés, plus d’un millier d’articles), une position marginale et périphérique dans le champ intellectuel dominant, la revendication d’une foi religieuse associée à une remise en cause sans concession de la modernité technique, alors que triomphent lesdites « Trente Glorieuses » et le déclin du religieux.
4Au-delà des relectures a posteriori, des célébrations comme des dénonciations, l’histoire sociale peut éclairer la position d’Ellul en la restituant dans les discordances des temps du xxe siècle telles que Christophe Charle les a périodisées. S’il n’évoque pas la figure d’Ellul dans son ouvrage, qui s’achève avec les crises des années 1930, l’étude des discordances des temps permet d’éclairer la trajectoire intellectuelle d’Ellul qui hérite des doutes et remises en cause de la modernité « classique » et forge une position assez unique de pessimiste et de pourfendeur de l’accélération modernisatrice d’après 1945. Ellul permet de tirer un fil entre les débats de la fin du xixe siècle et de l’entre-deux-guerres et la nouvelle modernité du second xxe siècle, qui s’étend dans « l’ivresse modernisatrice des “Trente Glorieuses”, dans l’exaltation de “la révolution scientifique et technique”, dans les multiples prédictions d’abondance des futurologues12 ». Ellul fut, après 1945, en France comme aux États-Unis, l’une des figures intellectuelles qui remit en cause ces promesses et prédictions modernistes. L’enjeu n’est ni de réhabiliter la figure d’Ellul comme intellectuel, ni de juger son œuvre et ses écrits, il s’agit d’interroger sa position singulière dans le champ intellectuel et les débats des années 1930 aux années 1980. Ellul fut en effet au centre des nombreuses controverses sur la modernité comme sur le rôle des intellectuels. Il n’a cessé en particulier d’interroger le statut des techniques, leur « sacralité » croissante, non parce qu’elles seraient mauvaises en soi mais parce qu’elles semblent désormais livrées à elles-mêmes, sans contrôle éthique ou politique possible. Au-delà des étiquettes qui doivent être interrogées – en premier lieu celles de « réactionnaire » et de « technophobe » –, suivre Ellul permet aussi d’interroger les recompositions du champ intellectuel, les circulations globales des livres et des idées, les jeux de pouvoir comme les logiques de marginalisation et de canonisation qui structurent en permanence le champ du débat intellectuel.
Naissance d’un intellectuel dans les crises de l’entre-deux-guerres
5Par son engagement dans de nombreux débats publics comme par son œuvre protéiforme afin d’alerter et d’éclairer l’opinion, Jacques Ellul correspond parfaitement à la définition de l’intellectuel associant un triple registre social, culturel et politique. Par ses origines, Jacques Ellul appartient au monde de la bourgeoisie cosmopolite paupérisée du début du xxe siècle. Son grand-père paternel était un riche armateur à Trieste qui fit faillite dans les années 1890 et se suicida. Son père, de nationalité britannique car né sur l’île de Malte, arrive à Bordeaux en 1902 où il trouve une place de fondé de pouvoir au sein d’une grande maison de négoce en vins. Selon Ellul, ce père était un mélange de libéral sceptique et voltairien, et d’aristocrate déchu cultivant un sens élevé de l’honneur, ce qui le fit souvent renvoyer de ses emplois. Sa mère était une artiste d’origine franco-portugaise, peintre et très croyante, elle gagnait sa vie comme professeur de dessin13.
6En 1929, le chômage paternel conduit la famille dans la pauvreté, ce qui serait à l’origine de son intérêt prolongé pour Marx, dont il enseigna la pensée pendant plusieurs décennies14. C’est également à cette époque que le jeune et brillant lycéen bordelais, renonce à son projet de devenir officier de marine pour faire son droit comme l’exige son père15. Ellul se pensait davantage comme un historien que comme un juriste, il n’a d’ailleurs pas voulu devenir magistrat ni entrer dans le commerce et les affaires comme beaucoup de ses condisciples. Après une agrégation de droit romain, il rédige d’ailleurs une thèse – publiée en 1936 – sur le Mancipium, c’est-à-dire le droit qu’avait le père de vendre son fils dans l’ancienne Rome. À l’époque, Bordeaux est une capitale régionale en cours de transformation, l’automobile envahit les rues alors que le maire Adrien Marquet (SFIO) engage une intense modernisation des équipements urbains. La Faculté de droit est marquée par les mouvements d’extrême droite, mais Ellul rejette les Jeunesses patriotes comme les royalistes de l’Action française et fait alors figure de chrétien de gauche marginal. C’est en effet durant ces années difficiles qu’il se convertit au protestantisme, après une révélation qu’il évoquera à la fin de sa vie16. Un protestantisme qui se veut toutefois très libre, à tel point qu’il élaborera sa propre théologie pour ne pas se laisser imposer les dogmes des institutions ecclésiales officielles.
7Selon Patrick Troude-Chastenet, l’un des meilleurs spécialistes d’Ellul qui fut aussi son élève, trois auteurs ont, à l’époque, marqué durablement de leur empreinte l’œuvre ellulienne. Tout d’abord le philosophe danois Kierkegaard et sa réflexion existentialiste sur le désespoir et le tragique ; en second lieu Karl Marx chez qui il trouvera une riche analyse des contradictions internes du capitalisme ; et enfin le théologien protestant Karl Barth qui lui offre des outils pour penser « dialectiquement l’obéissance de l’homme libre à l’égard du Dieu libre ». À cette époque, il rencontre également son ami Bernard Charbonneau (1910-1996) avec lequel il entame un long dialogue sur ce que Charbonneau nommera la « Grande Mue », c’est-à-dire le changement radical de la condition humaine provoqué par la montée des sciences et des techniques, et dont la grande crise des années 1930 révélait les apories. Charbonneau est longtemps resté méconnu, bien plus qu’Ellul, exerçant toute sa vie comme professeur d’histoire-géographie à l’école normale de Lescar dans le Sud-Ouest, mais Ellul n’a cessé de répéter sa dette à son égard17. Au début des années 1930, les deux hommes s’engagent en politique et militent activement au sein de la mouvance dite non conformiste, courant intellectuel longtemps mal connu et dont Jean-Louis Loubet del Bayle a montré le premier la complexité et le dynamisme18.
8Les deux amis animent pendant plusieurs années une composante régionale – « gasconne » – de ce mouvement personnaliste qui représente sans nul doute « la fraction la plus individualiste, libertaire, Girondine/régionaliste, fédéraliste et écologiste de ce mouvement19 ». Ils structurent des groupes à Bordeaux et dans le Sud-Ouest, donnent des conférences, publient leurs premiers textes tout en développant des contacts avec des intellectuels comme Denis de Rougemont et Alexandre Marc. Face aux crises sociales et à la montée des totalitarismes, ils font le constat de l’impuissance de la politique qu’ils relient à l’expansion de l’emprise technoscientifique sur le monde. Ils cherchent alors, comme beaucoup, une « troisième voie » entre l’Amérique du Nord libérale et l’Union soviétique communiste, perçues comme les deux visages d’un même projet modernisateur et destructeur. Cette quête d’une troisième voie participe à d’innombrables débats au sein du catholicisme et du protestantisme de l’entre-deux-guerres, dont de nombreux travaux récents ont montré le réveil intellectuel et le dynamisme20.
9Dans ce contexte marqué par le refus de se soumettre aux institutions dominantes et par de vives réactions à l’égard d’une modernité perçue comme aliénante, Ellul et Charbonneau publient une série de textes, récemment exhumés, qui témoignent d’une mise en question profonde de la modernité : « Directives pour un manifeste personnaliste » (1935), « Le progrès contre l’homme » (1936), ou encore « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » (1937)21. Dans ces écrits de jeunesse, ils expriment une révolte contre l’ordre établi, un refus de l’alternative abstraite entre les totalitarismes fascistes et staliniens, mais aussi une sensibilité poussée à l’égard du vivant et de la nature que le nouveau monde industriel fragilise, en même temps que la liberté. Ils rompent ensuite peu à peu avec le mouvement personnaliste incarné par la figure d’Emmanuel Mounier. Le conflit oppose de jeunes provinciaux marginaux à un intellectuel davantage installé dans la capitale ; des dissidents protestants contre le centralisme catholique ; mais il porte aussi plus fondamentalement sur la lecture de la « modernité » et ses promesses. Alors que Mounier tente de réconcilier le catholicisme avec le monde moderne et défend une pensée confiante dans le progrès technique, Ellul et Charbonneau choisissent au contraire de démystifier les « illusions du progrès » et le pouvoir oppressif de la technique. Ce profond désaccord contribue à faire d’eux des marginaux au sein d’un courant intellectuel lui-même très minoritaire dans la société française et le champ intellectuel de l’époque22.
10Contrairement aux associations paresseuses entre personnalisme et fascisme ou aux analyses rapides renvoyant toute critique des techniques au nazisme heideggérien, les premiers écrits et engagements d’Ellul témoignent plutôt d’un essai de refondation intellectuelle dans un contexte marqué par les prises de distance et les doutes à l’égard de la « modernité classique » héritée du xixe siècle23. Ellul développe ainsi une interrogation neuve sur le rôle des techniques, fondée sur une approche empirique et historique, à mille lieues de l’essentialisme heideggérien, comme des idéologies völkisch, qu’il condamne d’ailleurs dès les années 193024. Entré dans une carrière universitaire, en devenant chargé de cours à Montpellier en 1937 puis à Strasbourg en 1938, Ellul est contraint de rejoindre Clermont-Ferrand avec les autres enseignants de la Faculté de droit lorsque la guerre éclate en 1939. Dénoncé par un étudiant pour avoir tenu des propos contre le maréchal Pétain, il est révoqué par le gouvernement de Vichy en vertu de la loi de juillet 1940 « francisant » l’administration. À partir de l’été 1940, il se réfugie avec sa femme dans un petit village de Gironde où il devient paysan tout en participant activement à la Résistance en informant les maquis, en cachant des prisonniers évadés ou des Juifs auxquels il procure de faux papiers et des moyens de passer en zone libre.
La technique ou « l’enjeu du siècle »
11En 1945, alors que l’Europe est en ruine, Ellul voit dans les ravages de la Seconde Guerre mondiale une confirmation de ses diagnostics des années 1930 sur les contradictions et perversions de la modernité. Devenu professeur d’histoire du droit à la Faculté de droit de Bordeaux, tout en donnant des cours à l’Institut d’études politiques créé en 1948 alors que le paysage institutionnel universitaire est refondé25, Ellul interprète alors la guerre comme le produit de la grande industrie et de l’expansion de la technique. Mais l’époque est à la reconstruction et à la modernisation optimiste, via le plan Marshall et d’importants investissements. « La technique » moderne et les innovations font l’objet d’un immense discours de promotion dans les villes comme les campagnes. Le nucléaire annonce l’énergie infinie, la chimie l’abondance alimentaire, et les nombreux biens de consommation nouveaux semblent ouvrir un monde de loisirs pour tous. Emmanuel Mounier dénonce à l’époque l’ignorance et les préjugés nichés derrière ce qu’il nomme l’« antitechnicisme », qu’incarnent notamment les écrits d’Ellul26. Dans l’après-guerre, les institutions comme l’Inra (Institut national de recherches agronomiques) et le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), sont d’ailleurs dédiées à la modernisation technique et les sciences sociales participent pleinement de ce renouvellement impulsé par des États soucieux d’efficacité et de rationalisation. C’est dans ce contexte qu’Ellul publie son premier livre consacré au phénomène technique.
12Après guerre pourtant, Ellul n’est pas aussi seul et isolé que le disent parfois ses thuriféraires prompts à célébrer la figure du prophète criant seul dans le désert. L’Unesco, fondée en 1946 afin de « contribuer au maintien de la paix et de la solidarité », s’empare également de la question et organise des rencontres pour débattre de « la technique ». Comme l’écrit en effet le sociologue Georges Friedmann, « il n’est [désormais] plus possible de se borner à accepter l’évolution technique et à la décrire. Ses conséquences sociales sont à la fois si vastes et si menaçantes qu’il importe de prévoir cette évolution et de la diriger », d’où le rôle croissant accordé aux sciences sociales, censées offrir les outils pour contrôler et « diriger » ces changements27. En 1947, Georges Bernanos publie son essai La France contre les robots, dans lequel il met en garde ses contemporains contre la civilisation des machines qui menace d’abolir la liberté. La même année, la deuxième session des Rencontres internationales de Genève – vaste rassemblement d’intellectuels et de personnalités lancé en 1946 afin de favoriser la « reprise du dialogue dans un monde déchiré » – porte significativement sur les liens entre « progrès technique et progrès moral ». Le débat reste puissamment structuré par un clivage binaire entre optimistes et pessimistes. Un consensus semble toutefois se dessiner sur les dangers prévisibles des techniques, mais, à l’image du biologiste communiste Marcel Prenant, aucun intervenant n’ose alors proposer un « recul technique ». Le journaliste et vulgarisateur scientifique René Sudre explique pourquoi « la technique ne peut pas être arrêtée » :
En ce qui concerne les moyens de résoudre le problème de l’exagération de la technique, je trouve que nous sommes tout à fait désarmés. Nous ne pouvons pas empêcher le progrès de la technique qui ira jusqu’au bout de ses possibilités […]. Je ne sais pas si ce sera un bien pour l’humanité. En tout cas, je sais que nous y arriverons. On créera des hommes, qui seront peut-être des surhommes, mais qui courront le risque d’être des monstres28.
13Les années 1945-1950 voient la montée des réflexions et des débats sur ce qu’on désigne désormais comme « la technique ». En 1948, lorsqu’Ellul travaille à la rédaction de son essai, rédigé entre 1948 et 1950, Daniel Halévy (1872-1962) fait ainsi paraître un bref Essai sur l’accélération de l’histoire qui témoigne également d’une profonde inquiétude à l’égard des discordances des temps révélées par la guerre. L’ouvrage connaît un certain succès et un débat est même organisé à la radio où Raymond Aron accuse l’auteur de mettre en cause le « progrès technique », pourtant seule manière de supprimer « l’état de pauvreté extrême, qui a été celui de la misère ancestrale de l’humanité ». Halévy répond qu’il ne rejette la « technicité » que lorsqu’elle « devient une servante déchaînée, qui vient nous jeter de nouveaux instruments à la figure » jusqu’à « en perdre la tête29 ». En 1948, l’historien américain de l’architecture Sigfried Giedion fait également paraître un livre – qui compta pour Ellul – dont le titre significatif, Mechanization takes Command, témoigne des craintes à l’égard de la « barbarie mécanisée, la plus horrible de toutes les barbaries30 ». Alors même que s’impose au cours des années 1950 la confiance dans les bienfaits des nouvelles techniques, divers auteurs dénoncent leurs dangers. Dans un espace de débat qui tend à s’internationaliser après 1945, avec une prééminence de plus en plus affirmée des États-Unis, des auteurs isolés au sein de leur champ intellectuel proposent de repenser le statut des techniques. En France, le philosophe Gabriel Marcel (1889-1973), figure de l’existentialisme chrétien, publie alors Les hommes contre l’humain (1951). Hanté par l’expérience des camps d’extermination, il propose une vaste méditation sur l’avilissement que produirait la technique31.
14C’est en écho à la multiplication des promesses et à ce qu’il interprète comme des insuffisances dans les débats sur le phénomène technicien, abandonné aux ingénieurs, qu’Ellul engage un travail de fond qui aboutit à son premier livre sur le sujet en 1954 : La technique ou l’enjeu du siècle. Dans ce texte, il conteste l’obsession de son époque pour l’affrontement idéologique Est-Ouest, qui dissimulerait selon lui l’essentiel. Sa thèse est que « la technique » a cessé d’être un instrument neutre ou un simple moyen pour devenir un principe autonome d’organisation des sociétés. Si Marx revenait écrit-il, il s’intéresserait à « la technique » car « le capitalisme est une réalité déjà historiquement dépassée. […] Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c’est la technique32 ».
15Ellul était particulièrement attentif aux mots, aux formes de propagande qu’ils véhiculent, aux mystifications qu’ils entretiennent, or il y a peu de domaines où les mots sont plus trompeurs que celui des techniques. Dès 1954, puis dans tous ses écrits ultérieurs, Ellul a cherché à préciser les significations en distinguant la machine, la technique et la technologie. La Machine n’est que la forme la plus spectaculaire et grossière de la technique qui désigne quelque chose de bien plus vaste que de simples outils et objets plus ou moins mécaniques. La technique est d’abord un imaginaire global, une nouvelle manière de percevoir le monde et un ensemble de pratiques tournées intégralement vers l’efficacité et la production illimitée, qu’il considère comme caractéristiques de la modernité. Il s’efforce aussi de comprendre le rapport historique inédit qui se noue à partir du xixe siècle entre sciences, techniques et société, lorsque « la technique n’est plus seulement moyen et intermédiaire ; mais [devient] objet en soi, réalité indépendante et avec qui il faut compter33 ». Il est ainsi l’un des premiers à souligner que les techniques doivent être comprises comme les éléments d’un système complexe, modelé par l’impératif d’efficacité, porté par un phénomène d’auto-accroissement continu. C’est pourquoi il peut affirmer que « la technique » est devenue autonome, elle évolue de façon indépendante et crée un milieu inédit dans lequel l’homme et son milieu de vie doivent sans cesse s’adapter. Dès lors, « la technique ne peut faire autrement que d’être totalitaire ».
16Mais ce type de formule suscite d’emblée beaucoup d’incompréhension à l’égard des positions de leur auteur, et la réception de l’ouvrage est très mitigée, voire hostile. Les formules provocantes et l’esprit polémique du livre le rendent difficilement classable dans le champ éditorial de l’époque, ni tout à fait somme philosophique, ni enquête sociologique arrimée sur des enquêtes de terrain et des analyses quantitatives. Rendant compte du livre dans Le Monde, le juriste Maurice Duverger – qui avait pourtant aidé l’auteur à trouver un éditeur – le juge avec sévérité :
Plus grave est l’intervention de préférences personnelles dans les jugements […] ce livre constitue plutôt un réquisitoire qu’une œuvre baignant dans la rigueur et la sérénité de la science. Il part d’une prise de position personnelle. […] M. Ellul manifeste un grand optimisme quant à la condition humaine dans les époques passées, et un grand pessimisme quant à la condition humaine présente et future34.
17Dès cette époque apparaît l’image de Jacques Ellul comme penseur « technophobe », « antitechnique », « hostile au progrès », en un mot « réactionnaire » qui le caractériseront durablement dans le débat intellectuel français. Il rejetait pourtant ces étiquettes en notant qu’il s’efforçait d’abord d’apporter une image plus réaliste du phénomène technique que « le langage berceur de la publicité selon lequel la technique est productrice de liberté ». D’ailleurs, ajoutait-il plus tard, se dire « opposé à la technique » est « aussi absurde que de dire que je suis opposé à une avalanche de neige, ou à un cancer. C’est enfantin de dire que l’on est “contre la technique”35 ! ». Idéalisation du passé, dénonciation nourrie de subjectivité, critique radicale des déferlements technologiques en cours, l’ouvrage fait rapidement l’unanimité contre lui avant d’être oublié en France, même s’il circula abondamment – comme nous le verrons – à l’étranger.
De la question de l’autonomie à la dénonciation du « système technicien »
18Ellul écrit toute sa vie sur la technique dans d’innombrables articles et essais. Le système technicien, sorti en 1977, systématise sa réflexion et, en 1988, Le bluff technologique les actualise avec notamment de longs développements consacrés à la généralisation de l’informatique. Il n’est pas question de résumer ici l’analyse d’Ellul, mais il convient d’insister sur l’importance du thème de l’autonomie des techniques, qui constitue l’un des premiers axes de réflexion de l’auteur, et aussi l’une des principales sources de rejet et d’incompréhension à son égard36. Loin d’être neuve, l’idée que les techniques modernes tendaient à l’autonomie circulait en réalité déjà depuis longtemps. Dans sa thèse, très influencée par Ellul, et consacrée justement à « l’autonomie de la technologie » dans la pensée politique, Langdon Winner montre combien ce thème a accompagné l’histoire des sociétés industrielles depuis le début du xixe siècle37. On retrouve cette idée que la technique est devenue une réalité autonome, et donc immaîtrisable, chez des auteurs britanniques comme Carlyle, Ruskin, William Morris au xixe siècle ; dans l’entre-deux-guerres, le thème revient fréquemment lors de la « querelle du machinisme » qui suit la Grande Guerre, sans même mentionner les nombreuses publications parallèles d’historiens et philosophes comme Gunther Anders en Allemagne, ou Lewis Mumford aux États-Unis, qui reprennent et partagent en partie l’idée d’une autonomisation du phénomène technique comme élément caractéristique de la modernité38.
19Mais la thèse d’Ellul sur l’autonomie de la technique est incompréhensible si on ne prend pas en compte les conditions dans lesquelles elle a été formulée, et à quoi elle servait. Il s’agissait d’abord de contester l’idée largement dominante que la technique est un instrument neutre ou un simple moyen au service d’une fin fixée librement par les hommes. Contre la thèse du mésusage qui refuse de questionner le changement technique et ses effets, en renvoyant à la maladresse de ses utilisations ou aux insuffisances des sociétés, Ellul affirme au contraire que la technique impose ses imaginaires, comme l’efficacité, la croissance et la puissance. Autant qu’un concept théorique, il s’agit donc d’une arme pour contester les théories modernisatrices qui l’emportent après 1950, en soulignant que les techniques doivent être comprises comme les éléments d’un système complexe qui tend à acquérir sa propre logique de fonctionnement, qu’il entend dévoiler et étudier39.
20Le corollaire de l’idée d’autonomie est en effet l’étude du « système technicien » qui est au centre de son second livre de 1977. Alors que la contestation de la technocratie et des technologies se répand dans les années 1970, comme en témoigne le succès des écrits d’Ivan Illich, Ellul approfondit son analyse des liens entre « technique » et « société » et montre comment la première s’est désormais constituée en système interdépendant et s’est imposée comme le facteur déterminant de l’évolution sociale, un système qui s’accroît sans cesse aux dépens de la démocratie comme de la nature. Même si cette affirmation de l’autonomie de la technique fut contestée, le thème s’installe au centre de nombreux débats et analyses. Un système, c’est « un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble, toute modification de l’ensemble se répercutant sur chaque élément40 ». Mais cette idée de système est également très répandue à l’époque. Baudrillard étudie le « système des objets » et en histoire Bertrand Gille publie sa vaste Histoire des techniques (1978) dans laquelle la notion de « système » devient centrale pour explorer les transformations et évolutions des techniques41. Par « système », Bertrand Gille désignait l’ensemble des cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies, définissant un stade plus ou moins stable et durable de l’évolution. Pour lui, le système technique est toujours en avance sur les autres systèmes humains (juridique, politique, économique…). Ainsi chaque époque serait caractérisée par une synergie entre quelques techniques fondamentales, créant une économie spécifique. Le système est alors défini par un ensemble de procédés de production et de fabrication interdépendants. Mais là où chez Gilles le concept de « système » a d’abord une fonction heuristique et descriptive, chez Ellul elle constitue la base d’une dénonciation politique du caractère « liberticide » des techniques, ce qui le fera rejeter par beaucoup des penseurs et théoriciens ultérieurs comme un « moraliste ». Comme le résumait Dominique Bourg dans les années 1990 : « La faiblesse de telles positions est de reposer plus sur un jugement moral que sur une analyse sociologique de la technique et de souffrir d’une radicalité et d’une unilatéralité par nature excessive42. »
21La thèse de l’autonomie des techniques, articulée à l’étude du système technicien, était en effet inassimilable par les sciences sociales car elle semblait en contradiction avec les évolutions méthodologiques et épistémologiques majeures qui ont caractérisé l’étude des techniques dans la seconde moitié du xxe siècle, empêchant de faire d’Ellul une figure importante de ce champ d’étude. Alors que les « sciences humaines » se structurent dans les années 1950, Ellul est rejeté aux marges. Ses thèses et les modalités de leur énonciation reflètent en partie cette position dominée. L’histoire et la sociologie des techniques se sont en effet (re)construites après 1945 en cherchant à rompre avec les approches héroïques et déterministes héritées du xixe siècle qui faisaient des innovations le moteur du progrès. Or la thèse ellulienne de l’autonomie semblait paradoxalement partager avec l’ancienne approche héroïque et évolutionniste des ingénieurs la même foi naïve dans la force du progrès, et la même vision d’une flèche du temps orientée vers l’avenir. La thèse de l’autonomie serait par ailleurs trop abstraite car elle couperait la technique de ses milieux de production, alors que les études STS (Sciences techniques sociétés) s’efforcent au contraire d’inscrire profondément la technique dans le social. Pour sortir du déterminisme et de l’abstraction, historiens et sociologues se sont tournés vers l’étude des usages et vers des approches dites constructivistes. Dans la filiation des réflexions de Michel de Certeau sur le quotidien et les « arts de faire populaires », il s’agissait de proposer une approche critique des techniques en rompant avec le mythe de l’innovation prométhéenne en montrant comment les usages débordent les prescriptions des concepteurs, comment les utilisateurs s’approprient les appareils et les machines en les bricolant, et ainsi inventent de nouveaux usages non anticipés.
22En apparaissant comme trop abstraite et déterministe, comme insensible à la pluralité et à la richesse des usages, la thèse ellulienne a largement été rejetée et rendue invisible au sein des sciences sociales. Bruno Latour, soucieux d’élaborer une nouvelle théorie de l’innovation, affirmait au début des années 1990 la nécessité de sortir du mépris des intellectuels pour les machines. Pour imposer sa sociologie des techniques faite de description fine, d’analyse de réseaux, de déconstruction des notions de « rationalité » et d’« efficacité », il dénonce les « technophobes qui flétrissent les techniques » en mentionnant les « heideggeriens foncièrement anti-humanistes » et les « belles âmes humanistes comme Ellul43 ». Plus généralement, la perspective constructiviste et la critique des déterminismes qui s’impose au cours des années 1980 rendaient illégitimes les analyses surplombantes et dénonciatrices, qu’incarnaient désormais les livres de Jacques Ellul44.
La mauvaise réputation d’un intellectuel protestant de province
23Dans sa préface à la réédition du Système technicien en 2012, Jean-Luc Porquet observe que lorsqu’il est publié en 1977, l’ouvrage est accueilli dans un silence quasi général par la presse alors qu’il est pourtant publié dans la prestigieuse collection « Liberté de l’esprit » dirigé par Raymond Aron chez Calmann-Lévy. On ne trouve pas un seul article dans les principaux journaux nationaux, rien dans Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Humanité, Le Nouvel Obs, L’express. On peut mentionner tout au plus deux recensions dans des revues littéraires assez éloignées des enjeux soulevés par le livre. Le critique Bernard Le Saux, dans les Nouvelles littéraires du 12 janvier 1978, présente la thèse du livre et précise qu’Ellul « ne prêche pas pour autant l’impossible retour à une société prétechnicienne », mais « invite plus sereinement à exercer un sens critique chloroformé par la rationalité dominante, à prendre conscience du caractère global du “système”, condition nécessaire sinon suffisante pour le comprendre, voire pour tenter d’agir sur lui ». Et de conclure qu’« il fait peu de doute en effet que nous sommes en présence d’une pensée majeure de ce temps. Pensée qui s’est élaborée longtemps contre la mode et qui court le risque aujourd’hui encore d’être occultée par elle. Notamment par d’autres variétés de “pessimisme”, plus en vogue ». Dans La quinzaine littéraire du 1er septembre 1978, Jean Lacoste – jeune philosophe germaniste – revient sur l’ostracisme dont souffrirait Ellul : « Il est vrai que la thèse qu’il défend inlassablement depuis près de trente ans n’a rien pour séduire (surtout pas les intellectuels). Mais on ne peut pas se contenter d’opposer à la description du “système technicien” des arguments triviaux ou des protestations indignées. » Dissipant les malentendus entourant son œuvre, notant au passage qu’il « montre la toute-puissance de la technique avec la sombre délectation d’un pasteur protestant parlant de l’omniprésence du péché », Lacoste se dit frappé par cette « description magistrale », et, la prenant au sérieux, la discute. À partir de ce moment, la représentation d’Ellul en penseur maudit, ostracisé par les médias et les espaces intellectuels dominants, commence à s’imposer.
24Dès l’époque, et de façon récurrente ensuite, Ellul a été présenté par ses fidèles et ses élèves comme un intellectuel incompris et marginalisé, alors même qu’il avait une visibilité réelle et abordait des thèmes par ailleurs au cœur de nombreux débats d’actualité45. Ce problème Ellul, c’est-à-dire la question de son statut et de sa visibilité dans le débat intellectuel, invite à interroger les logiques de consécration et de visibilité dans le champ intellectuel. Ellul incarne en effet une figure typique de l’intellectuel maudit, peinant à accéder à la reconnaissance dans les principaux espaces du pouvoir académique et médiatique. Le cas Ellul se prête bien à une sociologie historique des intellectuels afin d’éclairer sa mauvaise réputation et sa situation dans le champ intellectuel du second xxe siècle. Une première explication pour éclairer l’invisibilité intellectuelle et la mauvaise réputation d’Ellul, fréquemment évoquées par ses disciples, pourrait résider dans sa position marginale, à l’écart des principaux lieux du pouvoir intellectuel. Ellul est en effet resté bordelais toute sa vie, enseignant de droit dans une université de province, très loin donc des cénacles et lieux les plus centraux et prestigieux du débat intellectuel hexagonal46.
25Une autre explication pourrait évidemment être que l’œuvre d’Ellul est tout simplement erronée, médiocre et excessive, bavarde, tout en ne répondant pas aux critères de base de la scientificité, et par là même ne méritant ni discussion ni débat. Cet argument renvoie évidemment à une lecture insuffisante de la vie intellectuelle, et on peut considérer qu’un auteur si prolixe, traduit en une dizaine de langues, et discutés un peu partout dans le monde mérite malgré tout d’être pris au sérieux et pensé comme un symptôme méritant analyse. Un autre facteur qui le rend difficilement assimilable réside dans le caractère universel et polymorphe de son œuvre et de ses écrits, au caractère ardu de textes aux innombrables références. Ellul était une sorte de polygraphe ancienne manière, devenue illégitime et anachronique à l’heure de la spécialisation poussée, un auteur à contretemps alors que la forme essai perd de sa légitimité47. Son refus de tout enracinement disciplinaire et de toute chapelle théorique le rendait par ailleurs difficilement assimilable dans les disciplines universitaires en voie d’institutionnalisation. Depuis 1945, Ellul enseignait l’histoire du droit et la science politique à Bordeaux, traitant de nombreuses questions d’histoire et d’actualité. À partir de 1951, les Presses universitaires de France commencent la publication de son Histoire des institutions en 5 tomes, régulièrement rééditée et devenue un classique. Ellul se disait sociologue mais il pratiquait peu l’enquête de terrain. Gros lecteur, observateur quotidien, il généralisait son expérience, à mille lieues de l’enquête sociologique fondée sur un lent travail de collecte et de traitement des données. En bref il appartient davantage au genre des essayistes proposant une interprétation globale et analytique du monde plutôt qu’à celui des sciences sociales, tout en refusant en permanence de se dire philosophe. D’ailleurs, il ne cesse de lancer des piques et des attaques contre les philosophes de son temps, en recourant à un style pamphlétaire, souvent peu nuancé, et à un ton qui en fait un polémiste et un lutteur intellectuel.
26Une troisième raison, presque inverse, défendue par ses disciples, serait qu’il avait tout compris avant d’autres, et qu’il aurait révélé une vérité cachée, à contre-courant des croyances dominantes. Il aurait été repoussé comme un lanceur d’alerte et un oiseau de mauvais augure à une époque de reconstruction où ses contemporains cherchaient avant tout le confort matériel. C’est donc la justesse même de ses constats qui aurait fait scandale et imposé un silence prudent à son égard : dire que la technique, en formant système, est devenue autonome, et que l’homme, et notamment l’homme politique, n’aurait dès lors plus guère de prise sur elle, c’était porter un coup sévère à l’orgueil humain et ses contemporains se seraient refusés à envisager pareille hypothèse alors que tant d’efforts étaient engagés par ailleurs pour développer les innovations et les maîtriser. Au cours des années 1950, la confrontation entre la prolifération des discours critiques dont Ellul devient une figure centrale en France et l’exaltation incessante des promesses technologiques semble conduire à une séparation entre deux « cultures » antagonistes, théorisées notamment par le physicien et romancier anglais Charles P. Snow dans son essai The Two Cultures (1959). Il y décrit deux groupes qui s’ignorent, voire s’opposent : d’une part, les scientifiques et les ingénieurs de plus en plus spécialisés et éloignés du grand public, de l’autre, les littéraires et les intellectuels, qu’il dépeint comme de nouveaux « luddites », qui tiendraient des discours de mépris et de rejet de la science et des technologies, et dont Ellul offre en quelque sorte un cas exemplaire48. En France, Jean Fourastié stigmatise également les « pessimistes patentés », ces « gens de lettres » qui dénoncent le progrès technique tout en jouissant de ses bienfaits49.
27C’est dans ce contexte qu’émerge une philosophie des techniques conçue comme la réconciliation entre l’univers des techniques et celui de la pensée, entre le monde matériel des objets et celui des intellectuels. En Allemagne, un groupe de réflexion sur le thème de l’« homme et la technique » est ainsi fondé après-guerre sous l’égide de l’Association des ingénieurs Allemands (Verein Deutsche Ingenieure) afin de stimuler le développement d’une philosophie optimiste des techniques50. En France, cette ambition anime également l’œuvre et l’action du philosophe Pierre Ducassé, auteur dès 1945 de l’une des premières histoires des techniques51. Dans les années 1950, Gilbert Simondon cherche de son côté à élaborer un « humanisme technologique » qui dépasserait le conflit entre l’« antitechnicisme ignorant » et le « technicisme intempérant ». D’après lui, « l’opposition dressée entre la culture et la technique, entre l’homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu’ignorance ou ressentiment ». Sa philosophie visait dès lors à réconcilier la culture avec les objets techniques pour aboutir à une meilleure intelligence des objets et de leur rôle52.
28Mais loin d’être un anti-simondonien, comme on le présente parfois, Ellul cite et apprécie le travail de Simondon, notamment dans Le système technicien où il présente l’étude de Simondon comme admirable. Mais alors que Simondon essaie de construire une philosophie de l’objet technique, Ellul écrivait que « la première certitude que nous puissions avoir, c’est qu’il n’y a pas de philosophie de la technique possible, et pas davantage (ce qui est la grande prétention de certains humanistes modernes) de « culture technicienne53 »». Ellul fait d’abord œuvre d’historien en tentant de cerner les caractéristiques de la nouvelle société technicienne et la puissance des grands systèmes dont il tente de comprendre la logique en lien avec l’évolution des sociétés, de l’État, du capitalisme. Simondon à l’inverse part de l’objet, celui-ci peut être un couteau ou une automobile, une cuillère ou un ordinateur, peu importe en définitive car il soutient que la philosophie permet d’étudier le rapport éthique que les humains entretiennent avec les objets. Simondon est aussi l’un des premiers à souligner comment l’objet technique crée une médiation entre l’homme et la nature et est un mixte stable d’humain et de naturel. Ellul était parfaitement d’accord avec ce constat, mais pour lui il faut ajouter que cette médiation devient exclusive de tout autre dans la société technicienne et c’est en cela qu’elle devient puissance aliénante54. On comprend pourquoi Simondon est massivement célébré aujourd’hui quand Ellul est repoussé : l’un propose de penser une voie de réappropriation des techniques et ouvre donc un espace des possibles, là où le second semble refermer toutes les portes de façon désespérante et tragique.
29Ce pessimisme tragique a sans doute beaucoup contribué à la disqualification d’Ellul dans l’espace savant et académique. Dans les recensions consacrées à ses livres cette dimension est d’ailleurs souvent mentionnée55. Jean-Marie Domenach considère ainsi son livre Propagandes (1962) comme un « pamphlet désespérant56 ». Le juriste Marcel Merle, qui a dirigé l’Institut d’études politiques de Bordeaux où enseignait Ellul avant de rejoindre la Sorbonne, observe à propos de L’illusion politique (1965) :
Son analyse se situe sur un plan où la démonstration scientifique est impossible, À vrai dire l’acharnement de J. Ellul s’explique par des raisons qui sont d’ordre théologique plus encore que philosophique. […] Il n’y a plus la moindre trace d’optimisme dans la vision de J. Ellul, qui considère la catastrophe finale comme une donnée inscrite dans l’évolution spontanée de l’organisation sociale57.
30Pierre Dubois, alors jeune sociologue du travail au CNRS et auteur d’une synthèse sur Le sabotage dans l’industrie en 1976, s’insurge à la lecture du Système technicien : « La thèse est impitoyablement pessimiste : le système technicien s’étend et s’étendra, quoi qu’on fasse. Si c’était vrai, pourquoi écrire ce livre58 ? » « Qu’on nous laisse au moins nos illusions, soit celle de croire que la technique est pervertie par le capitalisme, soit celle de penser qu’on a à combattre les techniques qui produisent de la domination sociale », ajoute-t-il. Derrière la mention récurrente du pessimisme ellulien pointe évidemment l’accusation d’être réactionnaire, c’est-à-dire de refuser toutes les nouveautés au nom d’une peur viscérale du monde moderne. Voici ce qu’Ellul répondait à cette accusation :
Je suis un historien, donc je sais très bien qu’on ne revient jamais en arrière. Je n’ai aucune espèce de désir de retrouver la vie du Moyen Âge. Je n’ai jamais été réactionnaire mais je voudrais que l’on échappe à une sorte de mythe du progrès. Il n’apparaît pas évident que l’homme d’aujourd’hui soit plus intelligent, plus évolué, plus moral que le Grec du ve siècle avant J.-C. La question que je me suis posée est de savoir si les instruments techniques permettent une évolution positive de l’homme ou s’ils la bloquent59.
31Une ultime explication de la mauvaise réputation d’Ellul réside sans doute dans le versant théologique de ses écrits et la foi qu’il revendiquait. Longtemps Ellul s’est efforcé de distinguer son œuvre théologique de son travail historico-sociologique, mais les spécialistes insistent désormais sur les nombreux liens entre sa pensée du religieux et de la technique60. C’est une question complexe qui reste l’enjeu de débats : sa vision de la technique est-elle modelée par sa foi religieuse et son eschatologie, ou à l’inverse est-ce sa vision pessimiste de la technique qui l’aurait conduit à chercher une voie de salut dans la foi alors que la désillusion politique l’emportait chez lui ? Ou alors les deux dimensions de l’œuvre sont-elles séparées de façon étanche ? Malgré son engagement dans l’Église protestante, il demeure minoritaire. Pour lui, Dieu n’intervient pas dans les choses humaines. Ellul était certes un croyant mais aussi un laïc, l’Église est une institution qu’il juge oppressive, et il refuse l’idée d’enfer et la théologie catholique. Contrairement à ce qui a parfois été écrit – y compris à sa mort –, Ellul ne fut jamais prêtre ou théologien, même s’il a été engagé dans les institutions du protestantisme comme membre du Conseil national de l’Église réformée de France de 1956 à 1968. Pour certains de ses disciples – les chrétiens –, l’œuvre « sociologique » sur la société technicienne serait inséparable de l’œuvre théologique, pourtant Ellul lui-même a contesté cette analyse : « C’est une accusation que l’on a souvent portée contre moi. Honnêtement, je crois que je fais vraiment l’étude de la société indépendamment de mes prises de position théologiques. Je fais tout ce que je peux pour écarter l’influence de ma foi aussi bien en sociologie que dans mon travail d’historien. J’ai toujours cherché non pas la vérité mais l’exactitude61. » Dans un autre témoignage, il écrivait : « Chaque versant de ce travail devait être […] aussi exempt que possible de contamination par l’autre62. » Pourtant, c’est bien par la foi chrétienne qu’il trouve les moyens de penser et lutter contre les techniques. Mais cette foi reste un cheminement individuel, elle ne permet pas une action collective, c’est pourquoi, face à la puissance (de la technique), seule l’impuissance semble s’imposer finalement. Ce statut théologique de l’œuvre a sans nul doute contribué à invalider les constats critiques de l’auteur. Par la suite certains ont défendu l’analyse ellulienne de la technique tout en prenant leur distance à l’égard de son pessimisme métaphysique. Pour l’économiste Jean-Pierre Jezequel par exemple, Ellul est l’un des penseurs majeurs du xxe siècle, mais il faut « laïciser » son travail sur la technique pour le rendre opérant et acceptable pour l’avenir63.
Perspectives transatlantiques
32Si les thèses d’Ellul provoquent le scepticisme et le rejet en France, elles sont en revanche traduites avec enthousiasme et abondamment discutées outre-Atlantique64. Sa mauvaise réputation est loin d’être générale et une approche comparée de la réception et de la circulation des écrits de Jacques Ellul s’avère ici indispensable pour comprendre la trajectoire de l’auteur et la circulation de ses idées65. Ellul incarne à merveille les aspects paradoxaux de la circulation internationale des idées mis en lumière par Pierre Bourdieu et de nombreux historiens et sociologues après lui66. Il entre dans cette catégorie des hérétiques, placés dans une position périphérique dans leur propre pays, mais qui connaissent une forme de consécration via le détour par l’étranger. La technique ou l’enjeu du siècle se serait en effet vendu à plus de cent mille exemplaires. Les traductions se multiplient rapidement : en espagnol dès 1960, en anglais en 1964, en portugais en 1968, en italien en 1969, mais aussi en japonais en 1975, même si seule la traduction américaine est publiée chez un éditeur important. L’édition révisée sort en effet chez l’éditeur new-yorkais Alfred Knopf en 1964, avec une préface positive du sociologue des sciences Robert Merton. Elle est suivie de nombreuses rééditions qui ouvrent un espace de réception important, dont témoignent aussi bien les traductions, les références que les travaux universitaires consacrés à Ellul dès les années 1970. Le philosophe des techniques nord-américain Carl Mitcham a fréquemment reconnu sa dette à l’égard d’Ellul et souligné le contraste entre la réception française timide et celle aux États-Unis, où Ellul joua un rôle important dans la structuration du débat sur les techniques67.
33Aux États-Unis dans les années 1960-1970, Ellul est l’égal d’un Marcuse ou d’un Illich. Venus de Californie et du Colorado, des étudiants américains suivent les cours qu’il donne à l’université de Bordeaux. Il convient de revenir sur les conditions de l’importation d’Ellul sur le marché des idées états-uniens. Selon le traducteur du livre John Wilkinson, professeur de philosophie à l’université de Californie (Santa Barbara), l’initiative en revient à Aldous Huxley qui aurait organisé en 1959 un groupe de discussion autour du livre d’Ellul. L’ancien président de l’université de Chicago Robert Hutchins, fondateur d’un « centre d’étude des institutions démocratiques » à Santa Barbara, demande ensuite à Aldous Huxley quels seraient selon lui les livres majeurs à traduire pour s’orienter dans le monde contemporain. Huxley cite Ellul et la traduction est engagée avec une légère révision et l’ajout d’une postface, d’un index, de quelques notes introductives pour les lecteurs nord-américains. Dans sa préface, Robert Merton donne d’emblée une caution académique et une légitimité au texte. Merton a le même âge qu’Ellul et est, en 1964, un sociologue reconnu qui a déjà publié de nombreux livres considérés comme fondateurs de la sociologie fonctionnaliste des sciences. Le traducteur va jusqu’à comparer Ellul à Malraux et à Sartre, qui ont certes plus d’influence, mais à tort, ajoute-t-il. Merton précise de son côté qu’en dépit de sa dénonciation de la crise morale qui accompagne le technicisme général, Ellul « n’a écrit ni un tract luddite ni une apocalypse sociologique ». Il insiste au contraire sur le fait qu’Ellul se distingue des clichés technophobes et analyse de façon profonde le rôle de la technique dans la société moderne : « [He] can help us understand the forces behind the development of the technical civilization that is distinctively ours68. »
34À l’inverse des recensions françaises, celles publiées aux États-Unis insistent sur l’ambition et le sérieux de l’analyse même si celles-ci ne manquent pas de provoquer des débats, notamment chez les ingénieurs et social scientists engagés dans la modernisation. Mitcham lui-même, jeune philosophe, est l’un des premiers à rédiger une recension d’Ellul dans une revue de philosophie ; des cours universitaires ne tardent pas être consacrés à sa pensée. Ellul avait pourtant une relation ambiguë avec les États-Unis où il ne s’est jamais rendu malgré de nombreuses invitations, car il avait – selon le témoignage de P. Troude-Chastenet – une phobie de l’avion et parlait mal l’anglais, même s’il maîtrisait parfaitement l’allemand et l’italien. Mais Ellul offre aussi une autre explication à son refus : les années 1960 sont un moment d’explosion et de déferlement de grands projets techniques dans tous les domaines aux États-Unis : construction massive d’autoroutes et civilisation de l’automobile et de l’avion triomphante ; conquête spatiale et programme d’exploration lunaire, autant d’évolution qu’il voyait avec craintes et scepticisme.
35Dans ces conditions, comment rendre compte de l’accueil bienveillant de ses écrits outre-Atlantique ? Il y a d’abord un contexte intellectuel et politique plus favorable à un auteur qui entendait s’écarter de l’orthodoxie marxiste comme du libéralisme économique en faisant du phénomène technique l’élément majeur. Par ailleurs, un auteur protestant qui associait foi religieuse et travail théorique sur des sujets séculiers était sans doute plus acceptable dans un pays où le poids du religieux – et notamment du protestantisme – reste massif, y compris dans le champ intellectuel. Selon Mitcham, l’ouvrage aurait d’ailleurs été porté par la gauche protestante américaine, par une tradition d’anarchisme chrétien et une sociologie radicale de la technologie promue dans le contexte des mouvements antinucléaires. Ellul aurait ainsi nourri, de façon souterraine, le débat sur la technique dans les sciences sociales états-uniennes et même préparé le terrain au développement des Sciences and Technologies Studies (STS).
Engagements et icône écologiste
36Le constat de la faible reconnaissance d’Ellul dans la vie intellectuelle française du second xxe siècle doit toutefois être relativisé. Ellul n’a en effet été ni réduit au silence, ni censuré. Au contraire, durant toute sa carrière il n’a cessé de publier d’innombrables articles de presse dans des journaux nationaux et régionaux, comme Sud-Ouest où il s’est exprimé sur à peu près tous les sujets69. Dans ces nombreux écrits de circonstances et articles de presse, il a dressé les contours d’une utopie radicale et écologique fondée sur la démystification de la puissance politique et la désidéologisation de la technique70. Libertaire anti-autoritaire, Ellul en appelait à la disparition de l’armée et de l’État centralisé. Sur le plan politique il contestait la démocratie libérale au profit de la non-puissance articulée à de petits groupes minoritaires respectueux les uns des autres et reliés en réseaux. À l’heure du chômage de masse, il appelait à égaliser le travail et les revenus via des petites unités de production, à la relocalisation de l’énergie et à la réduction du temps de travail et du salariat.
37Cette activité journalistique frénétique, à la frontière du débat intellectuel et de l’engagement militant, a sans doute accentué la méfiance des clercs à l’égard d’un essayiste touche-à-tout qui donnait le sentiment de s’éloigner toujours plus de « la » science. Par ailleurs, dans ses prises de position à chaud, il a parfois exprimé des opinions conservatrices, en particulier durant les années 1980, jugées avec sévérité et perçues comme la preuve d’une pensée fondamentalement réactionnaire. Il a ainsi émis des jugements très sévères contre l’art contemporain, considéré Israël comme un État modèle et émis des opinions sur l’intégrisme qui ont pu être qualifiées d’islamophobes alors qu’elles mériteraient d’être réinscrites de plus près dans leurs contextes d’énonciation. Il a aussi défendu des positions conservatrices en matière de sexualité et de famille, tout en soutenant l’ouverture d’un centre pratiquant l’IVG. Esprit grincheux, désabusé et contestataire, toujours soucieux de s’opposer à ce qui lui apparaît comme la doxa dominante, Ellul ne saurait pourtant être simplement classé à droite ou du côté d’une écologie « autoritaire », il se disait d’ailleurs « socialiste libertaire71 ».
38À côté de ses écrits et de son œuvre intellectuelle, Ellul a également participé à de nombreux engagements associatifs plus discrets : il s’occupe ainsi de foyers de jeunes délinquants de 1957 à 1973, expérience qui nourrit un livre sur la question de la délinquance et de la marginalité sociale72. Dans les années 1970 surtout, il s’engage dans le militantisme écologique qui lui apparaît comme une possible réponse aux apories de la société technicienne qu’il n’a cessé d’analyser. Le souci de la nature constitue d’ailleurs un fil rouge de sa réflexion depuis les années 1930, même si c’est bien la liberté de l’homme dans la cité qui l’intéresse en premier. La conjoncture de mobilisation environnementale et écologique des années 1968 s’avère donc favorable à la sortie de sa « marginalité intellectuelle73 ». C’est dans les années 1970 qu’Ellul acquiert une véritable audience et une exposition médiatique relative. Pour de nombreux jeunes écologistes, il apparaît alors comme un « éveilleur », voire comme un « précurseur » dont il faut redécouvrir les écrits. Par ailleurs, Ellul s’engage victorieusement à cette époque contre les aménagements touristiques littoraux et la Mission interministérielle de la côte aquitaine qui ambitionne de développer le tourisme de masse. Comme président de l’association, il publie de nombreux articles polémiques et formule très tôt des slogans qui circuleront dans les mouvements alternatifs de la fin du siècle : « Penser globalement, agir localement » ou « on ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini » – il appelait d’ailleurs de ses vœux une « croissance zéro ».
39Jacques Ellul ne fut donc pas totalement le penseur famélique et marginalisé qu’on décrit parfois, localement il semble même avoir été honoré par d’indéniables signes de reconnaissance : en 1977, Jacques Chaban-Delmas inaugure un collège portant son nom dans un quartier populaire de La Bastide, sur la rive droite de la Garonne. À l’étranger, il a été fait docteur honoris causa de plusieurs universités comme Amsterdam en 1970, ou Aberdeen en 1980. S’il a beaucoup dit qu’il refusait tous les honneurs, il a finalement accepté la Légion d’honneur. Après une éclipse relative dans les années 1980-1990, Ellul ne cesse de revenir sur le devant de la scène depuis une vingtaine d’années via des associations, des colloques, des essais de vulgarisation, des republications nombreuses de ses textes. À l’heure de l’effondrement environnemental, des doutes sur les technosciences, de la discordance maximale des temps modelée par la reconnaissance de notre entrée dans l’âge de « l’anthropocène », Ellul est devenu une icône de l’ère écologique.
Notes de bas de page
1 Une première version de ce texte a été présentée le 19 janvier 2016 au séminaire doctoral de Christophe Charle « Les figures de l’intellectuel en France et en Europe » (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; il prolonge un essai de synthèse consacré aux débats sur l’évolution des techniques depuis le xviiie siècle : François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014. Ce texte a bénéficié des remarques et éclaircissements de Patrick Troude-Chastenet et Quentin Hardy que je remercie sincèrement.
2 Pierre Charbonnier, « Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », Écologie & politique, 50/1, 2015, p. 127-146, et la réponse de Daniel Cérézuelle, « Ellul, pionnier d’une écologie réactionnaire ? », Écologie & politique, 59/2, 2019, p. 123-132.
3 Gérard Chazal, À quoi rêvent les machines ?, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2016.
4 Voir https://www.jacques-ellul.org/.
5 Patrick Troude-Chastenet (dir.), Sur Jacques Ellul. Un penseur de notre temps, Bordeaux/ Le Bouscat, L’Esprit du temps, 1994.
6 Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul. L’homme qui avait (presque) tout prévu, Paris, Le Cherche Midi (Documents), 2003.
7 Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, Paris, Labor et Fides, 2007.
8 Frédéric Rognon (dir.), Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Genève, Labor et Fides, 2012 ; un autre ouvrage collectif a été publié aux États-Unis à l’occasion du centenaire de sa naissance : Helena M. Jerónimo, José Luís Garcia, Carl Mitcham (dir.), Jacques Ellul and the Technological Society in the 21st Century, New York, Springer, 2013.
9 Patrick Troude-Chastenet (dir.), Comment peut-on (encore) être ellulien au xxie siècle ?, Paris, La Table ronde, 2014.
10 À l’image du manuel de Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 2004 [1986].
11 Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. 2, De 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 2016 ; ou François Dosse qui consacre des développements intéressants à Ellul dans La saga des intellectuels français. L’avenir en miettes (1968-1989), Paris, Gallimard, 2018.
12 Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin (Le temps des idées), 2011, p. 386-387.
13 On trouve de nombreux éléments biographiques dans la préface et les entretiens réalisés par Patrick Chastenet entre 1978 et 1994 : À contre-courant. Entretiens entre Patrick Chastenet et Jacques Ellul, Paris, La Table ronde (La petite vermillon), 2014 ; à noter que Jacques Ellul a également fait son entrée dans le Maitron avec une notice rédigée par Patrick Troude-Chastenet : Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, Paris, L’Atelier, 2009, p. 49-51.
14 À contre-courant, op. cit., p. 124 ; Jacques Ellul, La pensée marxiste. Cours professé à l’Institut d’études politiques de Bordeaux de 1947 à 1979, Paris, La Table ronde (Contretemps), 2003 ; sur Ellul lecteur de Marx : David C. Menninger, « Marx in the Social Thought of Jacques Ellul », dans Clifford G. Christians, Jay M. Van Hook (dir.), Jacques Ellul : Interpretive Essays, Urbana/ Chicago/Londres, University of Illinois Press, 1981, p. 17-31 ; Frédéric Rognon, Jacques Ellul, op. cit., p. 211-234.
15 À contre-courant, op. cit., p. 13.
16 Ibid., p. 118-120.
17 Charbonneau est désormais redécouvert comme une figure intellectuelle majeure de l’écologie politique. Voir, en particulier, Daniel Cérézuelle, Écologie et liberté. Bernard Charbonneau, précurseur de l’écologie politique, Lyon, Parangon/Vs (Après-développement), 2006 ; Id., Bernard Charbonneau ou la critique du développement exponentiel, Lyon, Le Passager clandestin, 2018 ; ou encore la thèse récente de Sébastien Morillon, Bernard Charbonneau. Agir pour « sauver la nature et la liberté », des années 1930 aux années 1968, thèse d’histoire, université de La Rochelle, 2017.
18 Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Points-Seuil, 2001 [1969].
19 Cahiers Jacques-Ellul, 1, Les années personnalistes, 2003 ; Patrick Troude-Chastenet, « Jacques Ellul : une jeunesse personnaliste », Revue française d’histoire des idées politiques, 9, 1er semestre 1999, p. 55-75.
20 Voir notamment Frédéric Gugelot, Cécile Vanderpelen-Diagre, Jean-Philippe Warren (dir.), « L’engagement créateur. Écritures et langages des personnalismes chrétiens au xxe siècle », COnTEXTES, 12, 2012 ; Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, Paris, CNRS Éditions 1998 ; Id., « Intellectuels chrétiens entre marxisme et Évangile », dans Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012, p. 203-226.
21 Textes réédités et introduits avec une préface éclairante de Quentin Hardy : Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil (Anthropocène), 2014.
22 Cet épisode et ces débats sont désormais mieux connus, notamment grâce à Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Annales canadiennes d’histoire, 28, avril 1992, p. 67-100 ; Id., « Charbonneau et Ellul, dissidents du “progrès” : critiquer la technique face à un milieu chrétien gagné à la modernité », dans Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, p. 283-303 ; Patrick Troude-Chastenet, « Les “Gascons” : aux marges du personnalisme des années 1930 », dans Id. (dir.), Les marges politiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2015, p. 21-41.
23 C. Charle, Discordance des temps, op. cit.
24 Sur la position des intellectuels et les débats autour de la technologie dans l’Allemagne des années 1930, voir Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire, trad. par Frédéric Joly, Paris, L’Échappée, 2018.
25 Marc Malherbe, La Faculté de droit de Bordeaux (1870-1970), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 1996, p. 239.
26 Emmanuel Mounier, « La machine en accusation. Aux origines psycho-sociales de l’antitechnicisme », dans Georges Gurvitch (dir.), Industrialisation et technocratie, Paris, Armand Colin, 1949, repris dans La petite peur du xxe siècle, Paris, Seuil, 1959.
27 Bulletin international des sciences sociales, 4/2, Les conséquences sociales du progrès technique, 1952, p. 269 (revue publiée sous l’égide de l’Unesco).
28 Progrès technique et progrès moral. Textes des conférences et des entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève, t. 2, 1947, Neuchâtel, La Baconnière, 1948, p. 249.
29 Voir la réédition de ces textes dans Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, de Fallois, 2001, p. 155-156.
30 Sigfried Giedion, La mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1980 [1948], p. 583.
31 Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Fayard, 1968 [1951], cité par Jeanne Parain-Vial, Gabriel Marcel, un veilleur et un éveilleur, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989, p. 43.
32 Jacques Ellul, À temps et à contretemps. Entretien avec M. Garrigou-Lagrange, Paris, Centurion, 1981, p. 155.
33 Id., La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990 [1954], p. 58.
34 Maurice Duverger, « Ésope et les techniques », Le Monde, 4 novembre 1954, cité par Patrick Troude-Chastenet, Lire Ellul. Introduction à l’œuvre socio-politique de Jacques Ellul, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 1992, p. 20, n. 18.
35 Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988, p. 8-9.
36 De nombreux essais ont synthétisé la réflexion d’Ellul sur les techniques : Patrick Troude-Chastenet (dir.), Jacques Ellul, penseur sans frontières, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
37 Langdon Winner, Autonomous Technology : Technics-out-of-Control as a Theme in Political Thought, Cambridge, MIT Press, 1978.
38 Même si Anders ne semble pas avoir lu Ellul, ils élaborent au même moment une position identique et partagent le constat qu’« il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible face à l’autonomie de la technique ». Voir Christophe David, « Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique », Écologie & politique, 32/1, 2006, p. 179-196 ; Philippe Gruca, « G. Anders, un ellulien qui s’ignorait », dans P. Troude-Chastenet (dir.), Comment peut-on encore être ellulien ?, op. cit., p. 261-285.
39 J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 84.
40 Id., Le système technicien, op. cit., p. 88.
41 Bertrand Gille, « La notion de “système technique” (essai d’épistémologie technique) », Culture technique, 1, 1979, p. 8-18.
42 Dominique Bourg, L’homme artifice. Le sens de la technique, Paris, Gallimard/Le Débat, 1996, « Jacques Ellul ou la condamnation morale de la technique », p. 80.
43 Bruno Latour, « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée… Petite philosophie des techniques », dans Jacques Prades (dir.), La technoscience. Les fractures des discours, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 37.
44 Wiebe E. Bijker, Thomas P. Hughes, Trevor Pinch (dir.), The Social Construction of Technological Systems : New Directions in the Sociology and History of Technology, Cambridge, MIT Press, 1987.
45 Par exemple les mouvements antinucléaires, avec notamment la manifestation à Creys-Malville contre le projet de centrale nucléaire de Superphénix le 31 juillet 1977. Des affrontements avec les forces de l’ordre ont fait un mort parmi les manifestants : Vital Michalon.
46 P. Troude-Chastenet, Lire Ellul, op. cit., p. 22-23.
47 Sur la forme essai et sa fonction dans le débat intellectuel, voir Philippe Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres. Les conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », Genèses, 47/2, 2002, p. 84-106 ; Marielle Macé, « La haine de l’essai, ou les mœurs du genre intellectuel au xxe siècle », Littérature, 133, 2004, p. 113-127.
48 Charles Snow, The Two Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 1979 [1959], p. 22.
49 Jean Fourastié, Machinisme et bien-être, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 242.
50 Pascal Chabot, Gilbert Hottois (dir.), Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p. 15.
51 Pierre Ducassé, Les techniques et le philosophe, Paris, Vrin, 1958 ; voir Ronan Le Roux, « Pierre Ducassé et la revue Structure et Évolution des Techniques (1948-1964) », Documents pour l’histoire des techniques, 20, 2e semestre 2011.
52 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 9-10 ; longtemps ignorée, l’œuvre de Simondon est abondamment redécouverte et discutée depuis les années 1990, souvent comme un contre-feu à l’influence des écrits d’Ellul et une voie de dépassement du conflit supposé entre les critiques et les idéologues de la technologie, voir Jean-Hugues Barthélémy, Penser la connaissance et la technique après Simondon, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Xavier Guchet, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
53 J. Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 260.
54 Id., Le système technicien, op. cit., p. 44.
55 P. Troude-Chastenet, Lire Ellul, op. cit., p. 24.
56 Jean-Marie Domenach, « Sur un livre de Jacques Ellul. Diversité et limites des propagandes », Le Monde, 10 septembre 1962.
57 Marcel Merle, « Sur un livre de Jacques Ellul, L’illusion politique », Revue française de science politique, 15/4, 1965, p. 767-779.
58 Pierre Dubois, « Le système technicien », Sociologie du travail, 79/1, janvier-mars 1979, p. 92.
59 À contre-courant, op. cit., p. 46.
60 La publication posthume de Théologie et technique en 2014, soit vingt ans après la mort d’Ellul, atteste ce point : Jacques Ellul, Théologie et technique. Pour une éthique de la non-puissance, textes établis par Danielle Sivor et Yves Ellul, Introduction par Frédéric Rognon, Genève, Labor et Fides, 2014 ; voir aussi P. Troude-Chastenet, Lire Ellul, op. cit., p. 62, 146, 148, 190.
61 À contre-courant, op. cit., p. 223.
62 Jacques Ellul, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1987, p. 62.
63 Jean-Pierre Jézéquel, « Jacques Ellul ou l’impasse de la technique », Revue du MAUSS permanente, 6 décembre 2010 [en ligne].
64 La technique ou l’enjeu du siècle est traduit aux États-Unis en 1964 sous le titre The Technological Society, avec une préface de Robert K. Merton, et connaît de nombreuses rééditions. Voir David Lovekin, Technique, Discourse, and Consciousness : An Introduction to the Philosophy of Jacques Ellul, Londres, Lehigh, 1991.
65 Voir Joyce Main Hanks, The Reception of Jacques Ellul’s Critique of Technology. An Annotated Bibliography of Writings on His Life and Thought (Books, Articles, Reviews, Symposia), préface de David W. Gill, Lewiston/Queenston/Lampeter, Edwin Mellen Press, 2007 ; Samuel Matlack, « Confronting the Technological Society », The New Atlantis, été 2014.
66 Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées » [1990], Actes de la recherche en sciences sociales, 145, Johan Heilbron, Gisèle Sapiro (dir.), La circulation internationale des idées, décembre 2002, p. 3-8 ; Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
67 Carl Mitcham, « How The Technological Society Became More Important in the United State than in France », dans H. M. Jerónimo, J. L. Garcia, C. Mitcham (dir.), Jacques Ellul and the Technological Society, op. cit.
68 Jacques Ellul, The Technological Society, New York, Alfred Knopf, 1964, p. vi-vii.
69 Une partie de ces textes ont été réunis dans Jacques Ellul, Penser globalement. Agir localement. Chroniques journalistiques, Cressé, PRNG, 2013.
70 P. Troude-Chastenet, Lire Ellul, op. cit.
71 Selon le témoignage de P. Troude-Chastenet ; voir Fabrice Flipo, L’écologie autoritaire, ISTE, 2018, p. 216-217.
72 Jacques Ellul (en collaboration avec Yves Charrier), Jeunesse délinquante. Une expérience en province, Paris, Mercure de France, 1971.
73 Patrick Troude-Chastenet, « Jacques Ellul précurseur de l’écologie politique ? », Écologie & politique, 22, printemps 1998, p. 105-115 ; Alexis Vrignon, La naissance de l’écologie politique. Une nébuleuse au cœur des années 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 51.
Auteur
Est historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne (LIR3S UMR 7366) et membre de l’Institut universitaire de France. Il s’intéresse à l’histoire sociale et écologique de l’industrialisation et des techniques, à l’étude des mouvements sociaux et des controverses socio-techniques. Il a notamment publié Au temps des tueuses de bras (PUR, 2009) ; Technocritiques (La Découverte, 2014) ; (avec E. Fureix) La modernité désenchantée (La Découverte, 2015) ; (avecT. Le Roux) La contamination du monde (Seuil, 2017) et (avec A.Vrignon) Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives (La Découverte, 2020).
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