Gérer la mort en temps de guerre dans le Liban-Sud contemporain
p. 47-70
Texte intégral
1Quiconque a parcouru le Liban-Sud a été frappé par le nombre de portraits accrochés le long des routes. La plupart sont ceux de combattants morts, de martyrs. Face à une telle omniprésence, la question se pose de savoir ce que signifient ces morts particuliers pour la société de la région. La guerre révèle le « poids des morts sur les vivants1 » et ce sont les rapports entre la guerre et la société du Liban-Sud qui nous intéressent ici. Que représentent ces morts de guerre et comment sont-ils concrètement figurés ? Dans une région où la guerre fait partie du quotidien, quelles stratégies ont été élaborées pour gérer cette mort de guerre ? Que change-t-elle à l’image des morts aujourd’hui ? Comment a-t-elle influencé la gestion de la mort au quotidien, dans les pratiques et les discours ?
2Après avoir donné quelques repères pour cerner les spécificités de la région, nous verrons que le contexte de guerre a eu un impact sur le statut des morts, modifiant les codes en vigueur dans la ritualité funéraire. Du fait de ce trop-plein de morts lié aux guerres, nous verrons ensuite comment les combattants sont diversement transformés en emblèmes, en modèles à travers leurs représentations dans l’espace visuel (iconographie, cimetières). Enfin, nous verrons comment les nouveaux codes imposés par la présence massive des morts de guerre dans le paysage sont finalement devenus la norme, à travers une dilatation de la figure du martyr.
La mort en temps de guerre
Le Liban-Sud : ligne de front2
3L’histoire récente du Liban-Sud s’est beaucoup construite/écrite par son contact direct avec l’« ennemi ». La région fait en effet office de ligne de front depuis la création de l’État d’Israël. Le contexte régional est en conséquence tendu depuis plus de soixante ans. L’occupation et la présence immédiate de l’ennemi dans la région ont suscité des tensions permanentes en temps de guerre et d’occupation, mais aussi au cours des périodes où la région n’était pas l’objet de conflits ouverts ou d’affrontements directs : la pression liée à l’occupation et à la présence de l’ennemi aux portes de la région demeurait palpable. Sans revenir dans le détail sur l’histoire des conflits dont le Liban-Sud a été le théâtre, il faut rappeler que le voisinage avec l’État d’Israël y a forgé, au cours des trois dernières décennies, une histoire d’invasions, d’occupations et de bombardements répétés3. Le mouvement national palestinien s’était solidement implanté au Liban-Sud dans le courant des années 1960, soutenu par une bonne partie de la population. Au début des années 1970, après leur départ forcé de Jordanie, les fedayyin s’y sont massivement regroupés et le Liban-Sud est devenu la principale base arrière des opérations de résistance en direction de la Palestine occupée. Une première invasion israélienne du Liban-Sud a eu lieu en 1978, suivie d’une seconde en 1982 qui a contraint le mouvement national palestinien à quitter la région et ouvert une longue période d’occupation (1982-2000) par Tsahal et ses auxiliaires locaux (l’Armée du Liban-Sud de Saad Haddad). Les guerres du Liban-Sud ne sont pas les guerres de Beyrouth. Ici, c’est l’occupation et sa cohorte de contrôles, d’emprisonnements abusifs, de bombardements, mais aussi d’opérations de résistance et d’hommages aux martyrs qui composent le quotidien des habitants. Des formes de résistance se sont développées, populaires d’abord, plus organisées ensuite. Ce furent initialement des actions ponctuelles menées au quotidien par les habitants, jeunes ou vieux, femmes ou hommes car, dans ce type de lutte, c’est la société dans son ensemble qui participe au combat avant que le relais ne soit pris par divers partis politiques. En 2006, une nouvelle guerre a touché le Liban, réduisant des quartiers, voire des villages entiers, à l’état de gravats4. Mais le Liban-Sud se perçoit comme une ligne de front où la vie s’organise autour de l’idée de guerre permanente. Il n’est pas seulement marqué, comme tous les Sud(s), par son statut de périphérie, il est aux prises avec un combat sans fin.
4L’histoire de cette région est par ailleurs liée à l’ancienneté de la présence chiite5, et le Liban-Sud reste à ce jour l’une des principales zones d’implantation chiite (avec la plaine de la Bekaa et la banlieue sud de Beyrouth).Or le chiisme fournit des clefs permettant de construire l’objet martyr tel qu’il est compris aujourd’hui. Un martyr est celui qui consent à la mort pour témoigner de sa foi6. Les occurrences du mot martyr dans le Coran font référence au témoin, témoin de la foi ou des actes des hommes. Il peut s’agir de Dieu, témoin de sa propre véridicité, du prophète ou des croyants. Dans l’islam, mourir en combattant « dans la voie de Dieu » détermine le statut après la mort. L’intention de la personne qui meurt est primordiale pour déterminer s’il s’agit ou non d’un martyr. Celui qui tombe en luttant pour défendre l’islam est un martyr. Mais celui qui trouve la mort en cherchant à assurer la survie de sa famille l’est aussi. Les victimes de bombardements sont des martyrs civils : ils sont appelés martyrs par injustice, dans la classification aujourd’hui consacrée. Les morts de Sabra et Chatila en 1982, ceux de Qânâ en 1996 ou en 2006, par exemple, sont des martyrs : les circonstances et les modalités de leur mort ont eu des échos dans tout le Liban.
5Dans la tradition chiite, le martyr par excellence est incarné par Husayn, le petit-fils du prophète Muhammad, mort à Kerbela en 680 de l’ère chrétienne. Le martyre constitue une dimension fondatrice de la foi chiite : lors des commémorations de ‘Achoura s’exprime un sentiment de culpabilité de la communauté qui aurait abandonné Husayn à son sort, tache indélébile dont il lui faudrait continuer de se punir à travers les âges. Reste que si l’interprétation doloriste de cet événement est ancienne, rien n’empêche qu’elle soit aujourd’hui oblitérée par une autre, dans laquelle Husayn apparaît au contraire comme la figure emblématique de la révolte. C’est dans les années 1960 que s’est opérée une telle relecture du rituel commémoratif de ‘Achoura comme appel à la révolte. Husayn y devenait combattant de la vérité et non plus victime : conscient du sort qui lui était réservé, Husayn aurait décidé de faire face, de ne pas abdiquer sa foi, seule façon de maintenir vivante la religion prêchée par son grand-père. Dans une telle perspective, il acceptait sa mort non plus passivement, mais pour témoigner de la véracité de sa foi. L’un des slogans récurrents du chiisme contemporain, « ‘Achoura : victoire du sang sur l’épée », illustre bien cette nouvelle interprétation.
6Le décor du Liban-Sud a été planté : région majoritairement chiite, exposée au feu d’une guerre quasi permanente pendant plus de soixante ans et directement occupée par une armée étrangère durant deux décennies.
Statut des morts
7On appellera « culture de guerre7 » cette culture spécifique qui englobe l’ensemble des réponses élaborées par les différents groupes humains pour tenir bon8 dans un contexte de guerre. « Parce qu’elle est un détour par la violence collective, et qu’elle produit des figures individuelles exaltantes – vivantes ou mortes –, la guerre est l’un des principaux vecteurs de mutation de l’histoire des sociétés9. » Si la notion de martyre a des fondements anciens dans le chiisme, c’est la guerre qui exacerbe certains traits déjà existants dans la société du Liban-Sud. On a ainsi pu noter que, après la fin de la guerre elle-même, les jeunes générations partagent des représentations peu à peu diffusées et généralisées à l’ensemble des populations. Leurs références concernant la guerre et l’occupation sont généralement beaucoup plus stéréotypées que celles de leurs aînés. Si l’on s’appuie sur la définition classique proposée par Geertz10 de la culture comme un ensemble de codes acquis dans une société donnée, ces codes changent nécessairement dans un contexte de guerre et de bouleversement rapide. Or la guerre est aussi un mode de vie. Pour paraphraser Ahmad Beydoun11, la guerre « n’est pas synonyme de mort mais peut, en s’installant, devenir une manière de vivre et même s’organiser en système social12 ».
8C’est ce phénomène de l’installation dans le temps, et dans le quotidien des populations, des situations de guerre qui a influencé les pratiques sociales en vigueur, singulièrement les modes de gestion de la mort. Hoda Kassatlya décrit13 les nouvelles pratiques développées sous la pression de contraintes matérielles inédites, de la difficulté à se déplacer notamment mais aussi de la multiplication des morts, de ce phénomène de la mort de masse indissociable des conflits armés. La guerre, et plus encore son installation dans la durée, modifie le rapport à la mort et aux morts, parce qu’ils sont plus nombreux sans doute mais aussi parce qu’ils sont différents des morts habituels. Même si la guerre n’est pas seulement synonyme de mort(s) et peut devenir une manière de vivre, elle est accompagnée de son cortège de morts avec lesquels il faut aussi vivre.
9L’enjeu du rapport aux morts est de leur attribuer une place dans la société des vivants. La question se pose en effet à l’égard des morts comme groupe. Le défunt se voit certes attribuer un rôle au sein du monde des défunts mais la question principale est moins de comprendre comment les morts se situent les uns par rapport aux autres que de savoir quelle place leur est reconnue au sein de la société des vivants. Dans une perspective anthropologique, être mort n’est pas seulement un état : être mort est avant tout un statut spécifique. Ce statut se définit bien par rapport au groupe des défunts : le mort est identifié par ses liens à un village, une famille, une congrégation, voire un corps de métier, mais l’important est aussi le statut des défunts par rapport aux vivants par le biais des rapports affichés aux différents groupes (famille, clan, congrégation, parti, village, région, etc.) auxquels le défunt appartient – j’insiste ici sur le présent. C’est à ce niveau-là que l’évolution des pratiques culturelles liées à la mort est riche d’enseignements quant au rapport à la mort et du même coup à la vie.
10Outre les bricolages qui caractérisent les rites funéraires, des négociations culturelles s’organisent avec les morts. Ils « posent tous la difficile question d’une séparation, et parce qu’ils obligent à l’imagination de l’invisible, ils contribuent à déterminer l’enracinement culturel de la société des vivants14 ». La ritualité s’aménage comme ce qui permet de faire bonne figure15 devant ce qui ne se gère pas, l’inconnu que représente la mort, d’autant plus inacceptable quand elle touche massivement une société et tout particulièrement les jeunes gens. La ritualité funéraire permet de construire un espace entre les vivants et les morts. L’enjeu pourrait être, selon Baudry, d’installer un espace avec les morts, de tenir à distance les défunts et, ce faisant, de déterminer l’espace des vivants. La fabrication de cet espace, qui est indéniablement le fait des vivants, provient de la nécessité de fonder le rapport à la vie. La règle rituelle rend possible le passage, la transition d’un statut à un autre16. La phase liminale du rituel permet de retenir le mort et en même temps d’affirmer la séparation. On peut émettre l’hypothèse que certaines catégories, comme celle du martyr, permettent de faciliter ce passage et de l’accepter dans la mesure où elles donnent certaines garanties quant au devenir du défunt.
11Dire la mort comme la guerre est difficile, et un certain nombre de représentations doivent être élaborées pour appréhender l’expérience vécue. Dans ce contexte de guerre, et a fortiori d’occupation, on ne peut établir d’une façon aussi nette la différence que font les historiens de la Première Guerre mondiale entre les représentations du front et celles de l’arrière. Au Liban-Sud, tout habitant se trouve d’une certaine manière en première ligne, à un moment ou à un autre. Chacun porte le poids d’un vécu de combats, de bombardements et de violences de l’occupation. Tous doivent, au moyen de codes construits pendant et à cause de la guerre (ou grâce à elle ?), donner du sens à l’insensé17. La culture, au sens d’un ensemble de représentations sociales18, permet de mettre des mots sur le deuil – expérience difficile à dire – à travers des codes, des rituels. La ritualité est collective, actualise les expressions identitaires, renforce les sentiments d’appartenance, régénère les solidarités. Les rites funéraires sont aussi institutionnels : en séparant la vie de la mort, par la séparation du mort et des vivants, ils permettent l’association du défunt à la communauté symbolique de ceux qui lui survivent19.
12Le contexte général du Liban-Sud ces dernières décennies a donc façonné les codes pour dire la mort et les morts, et modifié la manière dont les communautés concernées gèrent cette mort de guerre. Nous verrons maintenant comment, de façon très concrète, on traite les morts au quotidien au Liban-Sud, comment la guerre, avec son surplus de morts, a aussi créé des réflexes différents et des représentations renouvelées des morts.
Le traitement des morts
Impact de la guerre sur le traitement des morts
13L’afflux des morts de guerre, des combattants en premier lieu, dans les villages libanais est une évidence. Ils arrivent avec leur cortège de représentations de la mort combattante, mort glorieuse, héroïque parfois. Un vocabulaire particulier se développe donc autour de ces morts de guerre, « morts pour… ».Les combattants ont été investis de l’aura de la cause devenue celle de la société qui les soutient. Ils deviennent ainsi l’incarnation – au sens propre comme au sens figuré – des idéaux du groupe. On pourrait dire que leur mort les transforme en icônes, en héros20, bien que l’individuation induite par cette notion ne soit pas systématique dans le cas des martyrs, nous allons le voir.
14Le nombre des martyrs combattants a provoqué une différenciation des défunts. Hamit Bozarslan propose une typologie des martyrs kurdes qui est, dans ses grands traits, pertinente dans le cas libanais. Le terme de martyr – chahid – est polysémique, impliquant différents types de défunts. Selon la catégorie dans laquelle ils s’inscrivent et l’importance que celle-ci leur confère, leur traitement par leurs institutions de référence implique un code qui inclut leur représentation sur le mode anonyme ou sur le mode individualisé. Hamit Bozarslan distingue quatre catégories : les victimes non combattantes (que nous appellerons les martyrs non combattants), les martyrs combattants, les martyrs emblématiques et les martyrs des violences intra-kurdes. Ces catégories dépendent à la fois de la façon de mourir et des usages de cette mort par les différents acteurs. La quatrième catégorie, qui regroupe dans notre cas ceux que nous pourrions appeler les martyrs des guerres civiles, ne nous intéresse pas puisque nous ne traitons ici que des martyrs morts dans le cadre de la lutte contre l’occupation israélienne. En effet, comme le dit Hamit Bozarslan, ces martyrs ne sont pas considérés comme des martyrs de la nation kurde mais uniquement comme ceux de leurs organisations de rattachement. Ces martyrs de la guerre civile semblent faire partie d’un passé à oublier. Ils n’ont pas de statut au-delà de leur parti qui, dans un souci probable d’unité nationale, ne leur confère pas de place aussi visible dans la mémoire en construction. Or, même si je ne m’aventurerai pas à parler ici de nation libanaise, les martyrs tombés dans le cadre de la lutte contre une occupation étrangère ont une certaine légitimité « nationale » qui débouche sur une reconnaissance de leur combat, et donc de leur mort et du statut qu’elle leur confère, aux yeux des partis politiques ou des organisations impliqués dans la lutte mais également aux yeux d’une communauté plus large que les groupes combattants. La façon de mourir fait partie des critères qui entrent en jeu dans la qualification de martyr. La nature de l’acteur responsable de la mort entre ainsi dans cette qualification. Quand le responsable est un frère, il est plus difficile de le stigmatiser, quand l’ennemi est extérieur, à l’inverse, son altérité permet de le condamner.
15Les martyrs non combattants sont « massifiés » et anonymes. C’est le cas par exemple des victimes du bombardement israélien du camp de la FINUL à Qânâ en 1996, qui ne sont pas représentées, ni là ni ailleurs, en tant qu’individus, mais qui n’en figurent pas moins dans l’imaginaire collectif. L’espace qui a été le théâtre de leur supplice est devenu lieu de mémoire, notamment avec la construction d’un musée21. Bien qu’elle ait constitué un moment fort, voire fondateur, de la prise de conscience d’une injustice, la mort de ces dizaines de civils réfugiés n’a pas donné lieu à une mise en images dans l’espace public. C’est en tant que masse de morts que les martyrs de Qânâ font sens et donnent sens à une cause, en définissant – en négatif – l’ennemi comme « barbare ». Les martyrs qui appartiennent à cette catégorie ne sont pas présents en tant qu’individus dans le paysage visuel, pas plus que dans les discours. Ils sont en revanche identifiés par le nom sous lequel leur mort massive est connue (Houla, Qanât, l’ambulance de la Croix-Rouge, Qanât II, etc.). Pour ces martyrs non combattants morts en masse, c’est leur nombre même qui les inscrit dans la mémoire. Quant aux martyrs non combattants morts du fait d’actes de guerre liés à l’occupation, ils n’ont pas d’existence propre en dehors d’une mémoire très locale qui ne s’exprime pas dans l’espace public. Dans cette catégorie de martyrs non combattants, nous pouvons donc distinguer entre les morts victimes22 de massacres restés dans la mémoire collective et les martyrs ordinaires, victimes des conflits, morts à la fois trop habituels et trop dispersés pour laisser une trace dans une mémoire qui se doit toujours de faire des choix.
16Les martyrs combattants, par leur engagement individuel et leur sacrifice, donnent une légitimité à leur organisation en œuvrant pour la survie de la patrie dans son ensemble. Leur mort est la conséquence de leur engagement individuel dans une structure organisationnelle. Dans le cas kurde, ils ne bénéficient pas d’une représentation individualisée : si le cas libanais diffère quelque peu, leur nombre n’en interdit pas moins toute transformation en emblèmes ou en symboles au niveau de la communauté tout entière. Ils sont, à travers leur mort, la preuve matérielle des sacrifices consentis par leur organisation, qui peut dès lors ambitionner d’incarner la communauté, voire la société libanaise dans son ensemble. Ils sont représentés individuellement, tous ont au moins aujourd’hui leur portrait dans leur village d’origine. Cet affichage n’implique pourtant pas nécessairement un ancrage effectif dans la mémoire collective. Ils sont présents, identifiés (par leur nom en tant qu’individu et parle graphisme du portrait en tant que combattant de tel ou tel parti) mais ne sont pas connus ou reconnus, si ce n’est dans leur village d’origine. On observe cependant au niveau local un phénomène qui s’est amplifié ces dernières années et sur lequel nous reviendrons, c’est la célébration de la figure du martyr de village ou de celui qui est présenté comme tel. Ce qui distingue ces martyrs des non-combattants est leur façon de mourir, liée à leur engagement combattant, et l’utilisation qui est faite de cet engagement et de cette mort. On notera que, parmi les attributs du martyr, ses qualités de bon compagnon ou de bon père de famille le cas échéant sont fondamentales. Ce sont des hommes que l’on veut ordinaires par certains aspects de leur personnalité et extraordinaires par d’autres. Cet équilibre entre le « banal » du domaine privé et le remarquable de l’engagement permet de s’identifier plus aisément à ces figures qu’à celle des martyrs emblématiques qui peuvent jouer le rôle de père, de figure tutélaire, de guide, mais avec lesquels on conserve toujours une certaine distance. Au sein de cette catégorie des martyrs combattants, définis par la manière de mourir, on peut encore établir une distinction interne entre les simples martyrs combattants et les leaders locaux. Leur présence est différente, dans l’espace visuel comme dans les discours. Ces derniers sont affichés et connus localement. Dans de nombreux villages du Liban-Sud, un panneau est placé à l’entrée du village23 et, en discutant avec les habitants, on apprend qu’il s’agit soit de la personne qui a lancé la résistance, soit du chef local de cette résistance. Dans tous les cas, il est connu de tous et reconnu comme le leader local.
17Les martyrs emblématiques occupent l’univers symbolique et structurent l’espace militant notamment par le biais d’un art visuel. Ce sont des » martyrs héros » qui, au terme d’un parcours individuel exceptionnel ou d’une mort extraordinaire, sont sortis du rang et ont donné sens à l’engagement partisan. Un nombre très limité de figures occupent ainsi l’univers symbolique qui, au-delà de la commémoration, structure la syntaxe nationaliste singulièrement au moyen de l’art visuel. Cette catégorie englobe donc les martyrs fondateurs ou dirigeants d’organisations qui ont pu être combattants sans que ce soit là leur principale caractéristique : les martyrs volontaires : certains martyrs au parcours exceptionnel comme les martyrs religieux. Une petite précision est de rigueur ici : ceux que j’appelle les martyrs volontaires sont ceux qui sont appelés ailleurs de façon assez impropre « kamikazes », auteurs d’opérations suicides, ou encore volontaires de la mort. Je me refuse à employer ces termes qui dénotent, dans le meilleur des cas, une méconnaissance de la réalité du terrain et le plus souvent soit un jugement de valeur soit un contresens sur l’action menée. Dans tous les cas, ces termes n’ont pas leur place ici. Les « martyrs héros » dont nous parlons sont des combattants partis pour des opérations dont l’issue fatale était assurée et qui ont pris consciemment ce risque, au nom du gain stratégique et de l’impact à la fois réel et psychologique de ce type d’action. La catégorie des martyrs religieux est un type particulier de combattants, non pas tant par leurs actions que par leur formation. Ce sont en effet des religieux ou des étudiants en religion qui ont choisi de porter le fusil. Ils sont célébrés tant par l’iconographie que par des publications particulières, des classements à part dans les archives et une place éminente dans l’imagerie partisane. Ces martyrs sont représentés sur tout le territoire du Liban-Sud, avec une présence plus marquée toutefois dans leur région d’origine et le lieu de leur mort24. Leur engagement est attesté et leur mort singulière vient le marquer d’un sceau indélébile. Pour cette catégorie de martyrs, l’ordinaire n’est pas de mise.
18C’est donc leur parcours, plus que leur façon de mourir, qui distingue avant tout ces martyrs emblématiques. Leur engagement n’en a pas moins déterminé la façon dont ils sont morts (assassinat, opération militaire). Leur choix de vie les a conduits à une mort qui les a ancrés dans les mémoires collectives de façon plus durable. À la différence des martyrs combattants ordinaires, les martyrs emblématiques sont reconnus partout, à défaut d’être effectivement connus. Si les habitants de la région ne connaissent pas toujours leurs noms, ils connaissent les conditions de leur mort ou la spécificité de leur parcours. Ils sont aidés en cela par des panneaux dont les organisations combattantes, au premier rang desquelles le Hezbollah, ont bien compris la valeur pédagogique. Chaque figure propose à sa manière un modèle d’identification qui réunit certains attributs d’un idéal-type du martyr.
19Cette rapide typologie des martyrs n’a pas pour but de fixer une grille d’analyse immuable mais de proposer une mise en ordre qui permette d’appréhender dans toute leur diversité les martyrs rencontrés. Elle part du constat selon lequel différents types de martyrs ont émergé, différenciés par les qualités qui leur sont attribuées, mais elle se fonde surtout sur les usages diversifiés qui en sont faits. Ces usages vont de la fréquence des représentations iconographiques à l’utilisation qui est faite de leur nom et de leur histoire25, en passant par leur implantation territoriale. La finalité n’est pas la typologie, mais plutôt ce qu’elle implique : il s’agit de comprendre l’efficacité plus ou moins grande des différentes figures de martyrs ainsi que la fréquence de leur mobilisation par les partis et les autres acteurs du terrain. En constatant l’existence de catégories, on observe qu’une hiérarchie s’est mise en place entre les différents martyrs et qu’elle transparaît dans les discours comme dans l’espace visuel.
Représentations des martyrs de guerre
20L’homme n’est pas « devant la mort », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Ariès26, la culture s’interpose entre l’homme et la mort pour lui permettre de donner du sens à la mort et de donner par là une place aux défunts dans la communauté des vivants. Les partis concernés, au premier rang desquels le Hezbollah, construisent, à travers différents éléments, une figure du martyr qui s’affiche sur les routes et dans les villages du Sud. En partant de ce constat d’une présence forte du marquage partisan dans les paysages du Sud, on peut s’interroger sur les différentes représentations qui sont faites des martyrs, sur leurs différentes mises en scène.
21La catégorie la plus visible est celle des martyrs emblématiques. Les leaders et fondateurs d’organisations, comme Khomeiny ou encore Mûsâ Sadr et Abbas el-Mûsawî, sont représentés comme des pères protecteurs, des figures tutélaires sous l’autorité desquelles sont placés leaders et martyrs d’aujourd’hui. Dans les représentations, ils surplombent en effet les combattants ou apparaissent partiellement en filigrane, comme des figures bienveillantes qui approuveraient les combats en cours. Ils symbolisent la cause, la ligne directrice, le combat dans son principe même, la direction de la lutte mais aussi le soutien, la caution apportée à ce combat effectif et singulier que le martyr combattant vient incarner. En le surplombant physiquement, le leader fait bénéficier le combattant de son aura et l’entoure de sa présence bienveillante, il fixe aussi les cadres de sa lutte.
22Les martyrs volontaires sont érigés en modèles, peut-être inaccessibles. Ils sont à l’articulation entre les martyrs combattants, dont on met en avant le caractère extraordinaire, et les fondateurs. On notera d’ailleurs qu’ils sont souvent présentés comme les initiateurs de la victoire, par l’impact de leurs actions. Depuis 2003, les panneaux à leur effigie sont moins informatifs, les textes ont été écourtés27 au bénéfice d’un message moins dilué sous des informations trop abondantes. Sur chacun des panneaux consacrés aux martyrs volontaires du Hezbollah qu’on trouvait en 2004 et 2005, les portraits de l’ensemble des martyrs volontaires du mouvement figuraient en arrière-plan. Le lien entre eux était ainsi affiché et la continuité de la lutte, affirmée. Les informations circonstanciées concernant les modalités de l’opération ou le nombre de victimes n’étaient plus nécessaires : les gens savaient ce que représentaient ces combattants particuliers, le sens de leur combat ainsi que leur rôle dans la libération de 2000. L’important n’était plus dans le détail des opérations mais bien dans l’idéal de lutte. Seuls les noms des combattants figuraient sur les panneaux, avec la date de l’opération et le logo du parti, telle une signature.
23D’une façon générale, le martyr combattant est représenté depuis les années 2000 avec un foulard noir à carreaux blancs, le chafiyeh iranien des pasdaran qui est aujourd’hui le foulard des combattants de la résistance islamique, branche armée du Hezbollah. Outre ce foulard, un uniforme militaire est fréquemment adjoint par les graphistes du Hezbollah comme du mouvement Amal. Par ces ajouts, le martyr est identifié comme un combattant, et un combattant de tel ou tel groupe. Plus besoin de longs textes, il est immédiatement identifiable. Des symboles sont préférés aux textes, et les couleurs sont désormais le premier mode de reconnaissance de l’appartenance partisane : jaune pour le Hezbollah, vert pour le mouvement Amal, rouge pour le parti communiste libanais. Des représentations métaphoriques de la terre figurent sur les portraits, ainsi que la mosquée al-Aqsâ de Jérusalem, systématiquement présente, afin de rappeler que la lutte pour la libération continue. Plus qu’une référence à une libération effective de la Palestine, al-Aqsâ signale la tension vers une libération repoussée à l’horizon eschatologique28. Pour un récepteur assailli par des messages trop nombreux et trop détaillés29, le choix de quelques codes connus (al-Aqsâ, uniformes, foulards, couleurs) permet de construire une mémoire sélective. Le martyr combattant ordinaire, quant à lui, semble s’effacer au profit de la représentation de la cause qu’il porte.
24Dans les cimetières, les martyrs sont ainsi la plupart du temps différenciés des autres morts qui les entourent30. Leur mort leur donne un statut, une place singulière que la terminologie vient souligner. Cette place prend son sens par rapport à la société dans laquelle ils ont vécu et c’est par les termes qu’elle leur accole que la société, la famille ou encore le parti donnent à ces femmes et plus souvent à ces hommes un rôle d’exemple et les transforment en modèles. Les titres sont particuliers et la situation des tombes dans les cimetières l’est aussi31. Dans le village de L., on trouve deux zones où sont regroupés les martyrs et au sein desquelles les parents sont admis. Ces zones sont placées en bordure des routes, afin de favoriser la visibilité des pierres tombales. Les passants peuvent ainsi lire la fatiha pour le mort, ce qui permet la multiplication des récitations de la fatiha pour le martyr mais rappelle aussi aux passants l’existence de ces martyrs, de leur combat et, par extension, de leur parti. Cette séparation des tombes de martyrs dans l’espace des cimetières, qui permet, au même titre que l’iconographie, de les identifier immédiatement, date de la deuxième moitié des années 1980. Ainsi, dans le cas de L., les martyrs morts avant 1987, essentiellement combattants des mouvements de gauche et de Amal, étaient enterrés auprès de leurs proches, dans les parties les plus anciennes du cimetière. Ils n’étaient donc pas regroupés entre eux. En 1987, avec la mort de deux combattants du Hezbollah dans une même opération, les deux tombes sont placées de l’autre côté de la route. Elles sont ainsi en première ligne, visibles immédiatement de la route et non pas situées au fond du cimetière, derrière d’autres tombes. Dans le village de M., il y a un cimetière qui s’appelle le « cimetière des martyrs » : il ne leur est pas exclusivement réservé mais les martyrs combattants tombés après 1987y sont à peu près tous enterrés. La création de ce cimetière est en réalité liée à la conjonction de plusieurs facteurs : d’une part, le manque d’espace dans les autres cimetières du village aujourd’hui pris dans le tissu urbain qui s’est étendu : de l’autre, la mort de deux combattants dans une même opération en 1987, tout comme à L. Il a fallu tout à la fois trouver de l’espace et marquer symboliquement l’événement. La guerre libanaise n’en était pas à ses premières heures, la région avait été occupée par Israël jusqu’en 1985 et se trouvait depuis lors en première ligne des combats pour la libération du reste du pays. Le Hezbollah était lui-même en pleine phase d’expansion face à des mouvements de gauche en perte d’influence. Deux combattants du Hezbollah qui tombent dans la même opération et dont on n’arrive pas à séparer les corps : le symbole était fort. Ces amis d’enfance sont alors enterrés ensemble dans une double tombe. Ils ne sont pas frères de sang mais ils symbolisent cette fraternité matérialisée par l’emploi des termes de « frère » ou de « sœur », devenu systématique aujourd’hui. Ils sont ces frères de lutte, ces frères d’engagement qui symbolisent cette famille qu’est la communauté en lutte.
25J’ai pu constater une certaine évolution des tombes de martyrs à travers le temps. Il faut d’abord noter que l’emploi du terme même de martyr peut être très précisément daté. À L., la première occurrence date de 1973, il s’agit alors d’un martyr emblématique appartenant à un parti de gauche. Mais c’est au milieu des années 1980 que les premiers martyrs du Hezbollah arrivent dans les deux villages de l’enquête, en 1984 et 1987 respectivement. On observe alors une certaine homogénéisation des pratiques dans les cimetières. Les tombes des combattants du Hezbollah sont prises en charge parles institutions du parti qui leur donnent un même modèle. Nombreuses sont alors les tombes, dans l’ensemble des cimetières, qui adoptent, à l’image de celles des martyrs, la forme horizontale considérée comme plus conforme aux prescriptions de l’islam32. On ne voit plus de tombes à double stèle (verticale et horizontale). Cette pratique qui permettait une certaine personnalisation de la tombe est remplacée par celle de la vitrine. Ces vitrines ont le plus souvent une structure en aluminium vitrée sur les quatre faces. Elles ont la largeur de la plaque tombale et mesurent environ quarante centimètres de hauteur pour une profondeur d’environ trente centimètres. On peut y trouver des photographies du mort, encadrées ou pas, des objets personnels, un exemplaire (ou deux) du Coran. Dans d’autres cas, on constate que la vitrine a un usage plus utilitaire : elle sert à ranger des mouchoirs ou une balayette destinée à nettoyer la pierre tombale. De la même façon, on note un mimétisme des pratiques et un certain effet de mode au niveau des épitaphes. L’écriture funéraire est répétitive par nature. Pas d’originalité majeure, on vient puiser dans la panoplie de textes existants, une sorte de « prêt à écrire33 ». Les formules sont de moins en moins variées au fil des années. Ainsi, dans les deux villages concernés, on trouvait très souvent sur les pierres tombales des inscriptions poétiques en guise d’épitaphe. Écrits par des proches ou par le défunt, ces vers avaient pour fonction de rendre hommage à la personne décédée mais aussi de la présenter et de l’individualiser. Aujourd’hui, c’est un phénomène de plus en plus rare : hormis quelques versets récurrents du Coran et quelques cas particuliers de tombes de poètes reconnus, ornées de quelques-uns de leurs plus beaux vers, la poésie a disparu de l’écriture funéraire standard.
26Ces modifications dans les pratiques ont été orchestrées par des institutions partisanes qui financent le cas échéant les changements de stèles. À L., les stèles des martyrs du Hezbollah ont ainsi été remplacées à la fin de l’année 2007, la raison invoquée étant leur vieillissement et la difficulté de les lire. Les anciennes plaques des années 1980 étaient marquées du symbole de la République islamique d’Iran à côté de celui du Hezbollah. Les plus récentes ne l’arborent plus. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce changement qui pourrait marquer la volonté du Hezbollah de prendre symboliquement ses distances avec l’Iran n’est pas un phénomène généralisé, mais un fait très local. On n’observe rien de tel à Nabatieh, pas plus qu’à M. à l’été 2008, y compris dans le cas de stèles remontant à la même période. Pour les épitaphes, j’ai pu constater des phénomènes de mode eux aussi très localisés, à l’échelle d’un village. Des formules coraniques récurrentes dans certains villages, parfois même sur les tombes de combattants, ne se retrouvent pas du tout dans d’autres localités.
Mimétisme des pratiques ?
Dans les cimetières
27Les morts de guerre imposent leurs normes en matière de ritualité funéraire. Ce qu’on a pu observer dans les parties des cimetières où sont regroupés les martyrs s’étend aux autres défunts par un phénomène de proximité. Quand on avance des parties anciennes aux parties les plus récentes des cimetières, on a visuellement l’impression d’un espace très homogène. Le plus frappant est le « cimetière des martyrs » de M. dans lequel se marque la coupure physique entre le cimetière ancien, tout en verticalité, et le cimetière contemporain, tout en horizontalité. Le seul élément qui tranche dans ce nouveau cimetière, ce sont des drapeaux, qui ne sont pas anodins au reste. Les tombes prennent toutes un cachet identique. Les discours des familles sur les nouvelles pratiques sont d’ailleurs révélateurs. Ainsi on aura entendu Mohammad, à la mort de son père, dire vouloir casser le mur latéral du mausolée familial pour répondre aux normes de l’islam. Il était pour lui hors de question qu’une structure surplombe la stèle. Compte tenu du désir de son père d’être enterré auprès de ses parents et de son frère, il n’était pas question de l’enterrer ailleurs, comme l’aurait souhaité Mohammad, là où les tombes étaient placées côte à côte et toutes au même niveau. La destruction du mur latéral du mausolée familial constituait donc une solution de compromis. Une femme très proche du Hezbollah, Sakina, écœurée par une riche tombe au texte entièrement ciselé, dénonçait quant à elle l’aspect ostentatoire de certaines tombes, bien peu religieuses à son goût, et leur caractère somptuaire dans une société confrontée à des besoins plus urgents. Les pratiques s’homogénéisent donc, les discours aussi.
28Au-delà de cette homogénéisation des pratiques qui produit une impression d’uniformité, singulièrement dans les cimetières, ce mimétisme s’observe aussi à l’échelle du local, sous des influences géographiquement très circonscrites. Les tombes d’apparence identique, toutes blanches et plates, offrent toutefois un support à l’expression de l’individualité du défunt. J’ai pu d’ailleurs noter que les gens puisent dans le « prêt à écrire » funéraire selon des critères qui ne sont pas exclusivement partisans. Il n’y a pas de modèle unique imposé par chacun des partis, mais bien un choix, limité mais réel, sans omettre les interprétations diverses des modèles proposés. Il ne s’agit pas seulement de l’évolution générale dans le temps du choix des citations mais aussi d’influences locales, comme l’observation des tombes a pu le confirmer. Le même phénomène peut être observé pour les titres donnés aux combattants. Un certain mimétisme permet sans doute de l’expliquer. Les partis gèrent et contrôlent les espaces visuels que sont les cimetières mais n’en incluent pas moins dans leurs pratiques la dimension locale, et d’aucuns prennent une certaine distance avec des codes désormais standardisés.
Extension de la catégorie de martyr
29Pour illustrer l’impact qu’ont aujourd’hui les morts de guerre sur le traitement des morts, au-delà de l’influence constatée dans les cimetières, je prendrai l’exemple d’un jeune homme, Fuad, tué en mars 2008 dans une bagarre entre jeunes. À l’aube, le lendemain de sa mort, il était déclaré martyr par les partis politiques présents dans le village. À mon arrivée, le surlendemain de la mort du jeune homme, je remarquai, à l’entrée nord, un nouveau panneau monumental, placé au carrefour menant au domicile des parents de Fuad. On y voyait Fuad, en habits militaires, fixant l’objectif, l’air serein et déterminé. Au second plan, Mûsâ Sadr, en filigrane, confirmait l’appartenance partisane affichée par la présence du logo du mouvement Amal, à gauche du jeune homme. Au-dessus du jeune homme, la phrase lan nensâk précédée de points de suspension, « … nous ne t’oublierons pas ». Au-dessous, ces mots : al-chahid al-mazlûm Fuad, « le martyr par injustice Fuad », qui identifiaient immédiatement le jeune homme comme un martyr. À gauche de son nom, une main tenait une tulipe rouge de laquelle s’écoulaient des gouttes de sang. Fuad ne rentrait pas dans la catégorie des combattants, un portrait monumental le représentait pourtant en habits militaires, ce qui procédait de la volonté de mettre en parallèle la figure du martyr par injustice et celle du martyr combattant. De la même façon, des uniformes militaires sont ajoutés aux photos des combattants qui n’en portent pas. Il s’agit là d’un montage réalisé par des proches du défunt qui utilisent les mêmes techniques, les mêmes logiciels et les mêmes références que les graphistes des partis. Que ce soit par des éléments techniquement construits (iconographie) ou par des éléments qui circulent (rumeurs), tout concourt à user des mêmes traits, pour le martyr par injustice et pour le martyr combattant, des traits qui donnent au récit de sa vie, à celui de sa mort et finalement à sa mémoire une aura particulière, teintée de surnaturel34.
30La tombe de Fuad est un bon exemple de ces usages funéraires standardisés depuis une vingtaine d’années. Sa tombe est plate, une vitrine y est accolée. L’épitaphe correspond aux normes en vigueur, sans poème, sans autre texte qu’informatif et religieux. La vitrine, à l’instar de la double stèle, laisse finalement place à l’individualisation du défunt : en plus de photographies de Fuad et du Coran, on trouve le texte d’un poème lu lors de son enterrement par sa petite sœur. Notons que, si les distinctions sociales ne sont pas effacées par la mort mais au contraire réaffirmées, la mort en crée de nouvelles. Le besoin de différenciation peut transparaître au-delà de l’unification des pratiques au nom de la conformité à l’islam. Ainsi, si les formes plates se généralisent, la distinction se marque désormais souvent par d’autres signes : dans le cas de Fuad, la stèle est en marbre noir, au lieu du blanc habituellement employé, ce qui est l’une des formes de différenciation le plus couramment observées. Dans d’autres cas, on peut trouver des stèles de couleur marron, voire, cas plus rare, des stèles entièrement ciselées. Une autre façon de mettre en valeur la tombe est d’en carreler les abords, ce qui est le cas pour les tombes de martyrs partisans. L’intérêt premier est de maintenir une certaine propreté, mais cette pratique permet aussi de marquer une certaine distance avec les autres morts. On peut également, et c’est le cas de la tombe de Fuad, installer des bancs. Cette pratique a pu être observée dans le cas de tombes de martyrs partisans ou de notables au cours de ces dernières années. Ceci vient confirmer l’idée selon laquelle la mort crée de nouvelles formes de différenciation sociale : notables et martyrs se trouvent désormais logés à la même enseigne. On note parfois la présence d’une pergola en tuiles ou en tôle ondulée pour protéger la tombe. C’est le cas pour Fuad, comme pour beaucoup de notables du cimetière dans lequel il est enterré, et pour les tombes de l’une des zones réservées aux martyrs combattants. Il faut rappeler que traditionnellement, dans les cimetières villageois, la pratique du mausolée familial était courante pour les notables mais qu’elle avait connu une certaine dévalorisation au regard d’une pratique transformée de l’islam. Or la tombe de Fuad correspond aux standards aujourd’hui admis, avec toutefois, comme dans la plupart des cas de martyrs, une distinction dans la mort par la mise en scène de l’espace de la tombe. L’important est que celle-ci soit identifiée et identifiable commet-elle. La tombe de Fuad donne le sentiment d’une volonté de la famille de la mettre en concordance avec celles des martyrs partisans, dont certaines sont d’ailleurs toutes proches. Dans les portraits de Fuad aussi, ce sont les codes en vigueur pour les martyrs combattants qui ont été repris, peut-être pour mieux le situer par rapport à la mémoire partisane dominante.
31L’usage de ces codes, qui associent la mort du jeune homme à d’autres morts dont la raison est identifiée et même valorisée, permet de donner du sens à ce qui n’en a pas. Le martyr constitue la figure de l’anti-victime. La victime est celle qui meurt sans raison, inutilement, alors que la mort du martyr est un témoignage de la justesse de la cause défendue, de la justice collective pour son groupe et a contrario de l’injustice de l’autre. Dans le cas de Fuad, nous sommes devant une tentative d’individualisation d’une figure de martyr non combattant opposée à la non-visibilité d’une victime. On se souvient généralement des martyrs par injustice quand ceux-ci ont été victimes de massacres. Dans ce cas, leur présence dans l’espace public et dans les mémoires est effective de par leur nombre, nous l’avons vu. Dans ce qui peut être interprété comme une volonté d’ancrer Fuad dans les mémoires locales, il a été rattaché à ces martyrs combattants, porteurs de la victoire d’un groupe car la victime, elle, n’est pas victorieuse mais perdante, et on ne s’identifie pas à un perdant. Le fait d’assimiler ce qu’ailleurs on appellerait des victimes à des martyrs, à travers cette catégorie spécifique de martyr par injustice, permet de les lier à un collectif plus large. Il s’agit par-là de faire du mort une figure positive et potentiellement exemplaire.
32Les enjeux partisans qui imposent de déclarer Fuad martyr recoupent les besoins de la famille de donner du sens à la mort d’un jeune homme. Le faire entrer dans un collectif, par le biais de ce titre et de ce statut qui lui est conféré par-delà la mort, permet de signaler le caractère exceptionnel du cas. Les morts sont appréhendés généralement comme un ensemble35, on ne donne pas de place, de rôle particulier à un défunt, mais les morts, en tant que groupe social pourrait-on dire, peuvent avoir un rôle dans la société. C’est bien là l’enjeu : en intégrant Fuad au groupe des martyrs, on l’insère dans un collectif glorieux. En creux, le martyr témoigne donc de la justice qui doit prévaloir, de la droiture de la société dans laquelle il vit et pour laquelle cette mort le fait entrer dans une catégorie à part.
33La mort de guerre, comme mort de jeunes gens, est a priori dénuée de sens. Cependant, mourir en temps de guerre, à défaut d’avoir toujours un sens, peut parfois en conférer un. La culture de guerre, implantée dans la région sur plusieurs générations, a non seulement rendu la mort de guerre banale mais cette banalité s’est construite sur la base d’un outillage conceptuel spécifique. L’importance de la guerre dans le vécu quotidien, dans la transformation des codes en vigueur, semble avoir fait que la mort de jeunes, impossible à accepter auparavant, ne peut désormais plus l’être sans le recours à ces codes directement liés à la guerre. Il n’est pas mort, il est martyr, et les martyrs « ne sont pas morts, ils sont vivants auprès de leur seigneur… ». C’est le cas de Fuad : tout concorde, dans un contexte particulier où l’on fabrique depuis des années des martyrs combattants, pour que la mort de ce jeune homme soit une illustration du poids qu’ont eu ces morts particuliers sur les représentations de la mort en général. Les martyrs combattants, morts glorieux, servent de modèles à la construction de la représentation des autres morts mais ils jouent aussi un rôle de modèles, à la fois proches et lointains, pour les vivants.
34Cependant la guerre, avec son cortège de morts à gérer, ne suffit pas à comprendre les pratiques rituelles funéraires et leur évolution. Elle constitue probablement le facteur explicatif le plus important mais, sans la compréhension de l’un de ces effets – les moyens de mobilisation mis en œuvre par les mouvements en lutte –, le phénomène observé ne serait pas aussi prégnant. C’est la mobilisation menée par les mouvements sociaux qui permet de capitaliser la mort de guerre. Pour le dire de manière moins schématique, c’est la concomitance de l’ensemble de ces facteurs (mouvements sociaux, mobilisation et guerre) qui offre une clef de compréhension aux phénomènes observés. Ceux-ci ne font sens et ne prennent l’ampleur qui est la leur que dans ce contexte de guerre, dans une culture de guerre qui redéfinit les grilles de lecture et les représentations sociales.
Notes de bas de page
1 S. Audoin Rouzeau, A. Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, 398 p., p. 11.
2 W. Charara, F. Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004, 304 p., p. 37.
3 M. Soueid, « Israël au Liban : la fin de trente ans d’occupation ? », Revue d’études palestiniennes (été 2000), 95 p.
4 Voir E. Verdeil, « Le bilan des destructions », E. Picard, F. Mermier (éd.), Liban, une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, 264 p.
5 S. Mervin, Un réformisme chiite. Ulémas et lettrés du Gabal ‘Amil (actuel Liban-Sud) de la fin de l’Empire ottoman à l’indépendance du Liban, Paris/Beyrouth/Damas, Karthala/CERMOCIFEAD, 2000, chap. 1.
6 Dans le christianisme comme dans l’islam : voir J. J. Donohue (s.j.), « For truth and justice : martyr dom in the three religious traditions », J. J. Donohue, C. W. Troll (dir.), Faith, Power and Violence. Muslims and Christians in a Plural Society, Past and Present, Rome, Institut pontifical, coll. « Orientalia Christiana Analecta », 258, 1998, p. 1-18 : K. Chaïb, « Le martyre au Liban », E. Picard, F. Mermier (éd.), Liban, une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, 264 p.
7 La question de savoir si la guerre a été imposée aux populations ou si elle est l’expression d’une culture, qui est l’objet de débats entre historiens de la Première Guerre mondiale, notamment entre les membres du CRID et ceux de l’Historial de Péronne, ne se pose pas ici en ces termes. Ce qu’il s’agit pour nous d’aborder, c’est la façon dont les guerres ont influencé les sociétés concernées, notamment dans leur rapport à la mort et dans la gestion de cette mort.
8 C’est la notion de sumûd, un terme clef du discours palestinien, repris depuis la guerre de 2006 dans les discours du Hezbollah, notamment par Hasan Nasrallah, lors de son discours du 12 septembre 2006 où il remerciait les populations d’avoir tenu bon. Sur la notion de sumûd chez les Palestiniens, voir T. Van Teeffelen et F. Giacaman, « Sumud – Resistance in daily Life », 2008, http://www.palestine-family.net/index.php?nav=8-18&cid=17&did=4988&pageflip=1#.
9 P. Descola, M. Izard, « Guerre », dans P. Bonte, M. Izard, Dictionnaire d’ethnologie et d’anthropologie, Paris, PUF, 2e éd., 1992, 755 p., p. 315.
10 C. Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973. Il y définit la culture comme un « système de conceptions héritées qui s’exprime dans des formes symboliques » (p. 89).
11 A. Beydoun, Le Liban, itinéraires dans une guerre incivile, Paris/Beyrouth, Karthala/CERMOC, 1993, 238 p., p. 200.
12 C’est nous qui soulignons.
13 H. Kassatly, Tendances modernistes et résurgences intégristes dans une communauté shi’ite du sud du Liban. Contribution à l’étude des représentations et des revendications nationalistes arabes, thèse d’ethnologie, Paris, université Paris 10, 1987.
14 P. Baudry, La place des morts, enjeux et rites, Paris, L’Harmattan, 2006 (1re éd. 1999), 205 p., p. 23.
15 E. Goffman, « Perdre la face ou faire bonne figure », Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974 (trad. fr.), 236 p., p. 7-42.
16 A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, 1992 (trad. fr.), 288 p.
17 L.-V. Thomas, Rites de mort (pour la paix des vivants), Paris, Fayard, 1985, 288 p.
18 « Par culture, on n’entendra pas ici l’ensemble des productions culturelles, littéraires ou artistiques, mais celui des représentations sociales » à la suite d’Antoine Prost (Antoine Prost, « Les représentations de la guerre dans la culture française de l’entre-deux-guerres », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 41/1 [1994], p. 23-31, ici p. 23). Les productions culturelles doivent être étudiées mais elles ne sont « que des traces, parmi d’autres, des représentations dans lesquelles elles s’inscrivent ».
19 P. Baudry, La place des morts, op. cit., p. 65.
20 Pour une réflexion intéressante sur les héros de la résistance islamique, on pourra lire K. Coeffic, Construction identitaire et fabrication des héros : le cas de la résistance islamique au Liban, mémoire de master 2 de science politique sous la direction d’E. Picard, Beyrouth, université Saint-Joseph, 2010.
21 L. Volk, « Re-remembering the dead : a genealogy of a martyrs memorial in South Lebanon », Arab Studies Journal, printemps 2007, p. 44-70.
22 Employé ici comme adjectif.
23 On notera que dans plusieurs villages de la région de Nabatieh, au début des années 2000, ces panneaux se trouvaient sur la place centrale du village. Cette dernière n’étant parfois pas sur les axes routiers les plus importants qui traversaient les villages, les panneaux ont été déplacés/ replacés et, aujourd’hui, de façon quasi systématique l’entrée des villages est marquée par un panneau monumental qui représente un chef local de la résistance.
24 Voir K. Chaïb, « Le Hezbollah libanais à travers ses images : la représentation du martyr », S. Mervin (éd.), Les mondes chiites et l’Iran, Paris/Damas, Karthala/IFPO, 2007.
25 Publications partisanes, rappels dans les discours, dans les manuels, pièces de théâtre et autres productions de type culturel ou éducatif.
26 P. Ariès, L’homme devant la mort, 2 tomes, Paris, Seuil, 1977 (t. 1, 310 p. ; t. 2, 348 p.).
27 Voir K. Chaïb, « Le martyre au Liban », op. cit.
28 Ibid.
29 Rudolf Wittkover souligne la non-sélectivité d’un récepteur assailli par des messages visuels permanents, et le fait que celui-ci met en place des modes différenciés d’attention en fonction de sa connaissance des codes symboliques. R. Wittkover, Allegory of the Migration of Symbols, Londres, Thames and Hudson, 1987.
30 Pour l’époque ottomane, N. Vatin (dans « Les cimetières musulmans ottomans, source d’histoire sociale », D. Panzac (éd.), Les villes dans l’Empire ottoman : activités et sociétés, I, Paris, CNRS, 1991, p. 149-163) démontre que les distinctions sociales ne sont pas effacées par la mort mais au contraire réaffirmées. On ne peut pas considérer le fait d’être martyr comme un statut social, cependant, par sa mort exemplaire, le défunt se voit attribuer un statut particulier.
31 Étude des cimetières de plusieurs villages du Liban-Sud, majoritairement dans la circonscription de Nabatieh, conduite entre février 2008 et mars 2009. Je m’appuierai ici sur l’observation des cimetières de deux villages, L. et M., voisins immédiats et situés non loin de la ville de Nabatieh. Je me suis concentrée sur l’étude des tombes de martyrs présentes dans ces différents cimetières, ou plutôt sur les tombes faisant mention du martyr. Je m’explique : je prends en compte les tombes des martyrs, pour lesquels le mot de martyr – chahid – est employé, mais aussi les tombes de ceux qui sont considérés comme morts en martyrs – istachhado – ainsi que les tombes des parents de martyrs – walid(a) al-chahid X – dont le lien avec le martyr est mentionné. De façon concrète, nous avons affaire dans le cas de L. à trente-cinq tombes et dans le cas de M. à vingt tombes.
32 Voir Y. Ragheb, « Structure de la tombe d’après le droit musulman », Arabica, XXXIX (1992), p. 393-403.
33 Voir J.-D. Urbain, L’archipel des morts, cimetières et mémoire en Occident, Paris, Payot, 2005 (1re éd. 1989), p. 266-267.
34 Pour plus de détails sur les récits autour de la mort de Fuad, voir K. Chaïb, « Une figure de martyr dans le Liban-Sud contemporain », F. Mermier, C. Varin (éd.), Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Paris/Beyrouth, Actes Sud/IFPO, à paraître.
35 Sur ce point voir P. Baudry, La place des morts, op. cit.
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