Difficile interdisciplinarité
p. 271-275
Texte intégral
1« Humanités environnementales » : l’étiquette est toute récente, les chantiers sont en cours, les programmes qui s’en revendiquent débattus. Nous avons donc mené enquêtes et contre-enquêtes, écrit une histoire ouverte, à plusieurs voix témoignant des propositions, pratiques et controverses dans leurs contextes respectifs.
2À première vue, les approches dont nous avons ici retracé l’émergence semblent avoir le vent en poupe. Financements de projets de recherche et de structures ne manquent guère. Si elle échoue jusqu’à présent à transformer les politiques macro-économiques, l’urgence réelle et médiatisée de la crise écologique semble avoir eu quelques retombées sur un espace savant en général bien moins doté que la biologie ou l’écologie : celui des sciences humaines et sociales. Notre enquête collective témoigne toutefois et au moins autant de difficultés récurrentes. La principale tient à la place de l’écologie et aux échanges entre chercheurs en sciences humaines et sociales et écologues. La distance reste le plus souvent de mise.
3Du côté des écologues, il semble difficile de se départir de l’idée selon laquelle les sciences humaines et sociales ne seraient pas vraiment des sciences de même rang que celle qu’ils pratiquent. Même s’ils aiment se définir comme des praticiens de sciences de terrain, ce qui d’ailleurs leur vaut la déconsidération de certains biologistes expérimentalistes, les écologues éprouvent toutefois des réserves à travailler sur un plan d’égalité avec les chercheurs en sciences humaines et sociales. L’enjeu financier n’est pas des moindres. Leurs budgets sont autrement plus conséquents que ceux de ces derniers et, s’ils veulent pouvoir continuer à en bénéficier, ils ont tout intérêt à maintenir leur ancrage dans les sciences de la nature.
4Du côté des sciences humaines et sociales, les choses ne sont pas plus simples. Si nombre de promoteurs de ces nouvelles approches ont une double formation, leurs institutions d’exercice relèvent des sciences humaines et sociales. Ils doivent donc d’abord et avant tout satisfaire les attendus de ces sciences sous peine de marginalisation. Or l’antibiologisme est l’un des schèmes de pensée fondateur des sciences humaines et sociales contemporaines. C’est le cas de la critique énoncée par Émile Durkheim à l’égard de l’explication des faits sociaux par des phénomènes biologiques et de son revers positif : la règle selon laquelle « les faits sociaux s’expliquent par des faits sociaux ». C’est aussi le cas de la distinction entre « sciences de la culture » et « sciences de la nature » sans cesse rappelée par Max Weber. Même si les promoteurs des humanités environnementales rappellent ces interdits pour les dénoncer, ils n’en continuent pas moins à se définir d’abord et avant tout de manière négative vis-à-vis des sciences de la nature généralement présentées comme réductionnistes et déterministes. Par ailleurs, par plusieurs aspects leurs travaux sont susceptibles de fragmenter plus encore la carte des savoirs. On peut ainsi se demander si l’émergence très récente du label « humanités environnementales » ne favorise pas, ainsi, la résurgence d’une partition au sein des sciences de l’homme que l’on croyait oubliée. D’abord promu par des spécialistes de littérature (écocritique) et des historiens de l’environnement, ce label peut sembler remettre à l’ordre du jour la scission entre des « sciences humaines » centrées sur l’interprétation historique des discours et des « sciences sociales » produisant des analyses empiriques et statistiques d’objets contemporains. Si tel était le cas, on renouerait avec des oppositions que le sigle SHS (sciences humaines et sociales) cherchait à éviter il y a de cela cinquante ans.
5De manière générale, les années 1990 au cours desquelles ont émergé les domaines d’étude qui nous occupent ici ont été marquées par une radicalisation des oppositions. Depuis les années 1970, les cultural studies menaient une critique de la naturalisation de faits historiquement construits – la classe, la race, le genre mais aussi la nature elle-même – et de ses effets politiques discriminatoires. Certains ont étendu ces critiques jusqu’à remettre en cause l’existence de toute réalité hors des discours, ce qui suscita de nombreuses réactions. La plus célèbre est celle du physicien Alan Sokal. En réponse à un pamphlet du biologiste Paul R. Gross et du mathématicien Norman Levitt intitulé Higher Superstition : The Academic Left and its Quarrels with Science (1994), lequel accusait toute une série d’universitaires d’avoir sacrifié la rigueur scientifique et la recherche d’objectivité à leurs engagements politiques de gauche et à leur lutte contre le racisme et le sexisme, des promoteurs des cultural studies de l’université de Duke (États-Unis) avaient lancé un appel à communication pour un numéro de la revue Social Text sur les science wars. Sokal y avait répondu en envoyant un canular intitulé « Transgressing the Boundaries : Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity » (Sokal, 1996). Sous couvert de montrer la fécondité des développements les plus récents de la physique pour une science postmoderne libératrice, l’article ridiculisait les absurdités des cultural et sciences studies contemporaines et, de manière générale, toute approche désormais étiquetée « constructiviste ». La publication du canular confirmait selon Sokal le discrédit de tout un pan de la recherche en sciences humaines et sociales et, inversement, le primat des sciences de la nature. Entrait ainsi dans les têtes l’idée que nous étions dans un débat antithétique où naturalisme et constructivisme se faisaient face (De Fornel et Lemieux, 2007).
6Même s’ils n’étaient pas cités par Alan Sokal, les promoteurs d’une prise en compte de l’environnement dans les sciences humaines et sociales se sentirent concernés. Les débats avaient heu autant avec des chercheurs extérieurs qu’entre défenseurs d’approches divergentes au sein de ces nouveaux domaines d’enquêtes. L’accusation selon laquelle ils se feraient les apôtres d’un constructivisme réduisant la nature à des effets de discours se multiplia alors1. Les enjeux étaient lourds. Sur un plan de méthode, l’interdisciplinarité revendiquée avec l’écologie n’aurait été que de façade. L’importance des travaux déconstruisant une vision naïve de la nature marquerait la domination de fait des sciences humaines et sociales sur l’écologie. Mais ces choix étaient aussi dénoncés pour les conséquences qu’ils avaient sur l’environnement lui-même. En réduisant la nature à une construction sociale, ils contribueraient à la relativisation de sa valeur et donc à la légitimation de son exploitation massive et de sa destruction contemporaine.
7Certains chercheurs se justifièrent explicitement, d’autres implicitement, et cela autant pour des raisons scientifiques qu’éthiques et politiques. Quoi qu’il en soit, à quelques années de distance et par-delà la variété des prises de positions, se manifeste, depuis le début des années 2000, dans ces domaines, une attention renouvelée à la « matérialité » dont on souligne les implications en vue d’une reconfiguration et d’une redéfinition des sciences humaines et sociales. Il est une figure aujourd’hui mondialement citée par les promoteurs des humanités environnementales qui témoigne de cette évolution : Dipesh Chakrabarty2. Jusqu’en 2009, il était l’un des représentants les plus connus des postcolonial studies. À l’origine, membre du groupe des subaltern studies, dont la visée était de proposer une histoire de l’Inde par en bas3, il s’était rendu célèbre en l’an 2000 avec son livre Provincializing Europe. Il y soulignait l’impact de la pensée coloniale sur les catégories et la pratique des sciences sociales. Celles-ci, porteuses inconscientes d’un modèle européen de développement historique, devaient, selon lui, se réformer : du point de vue des méthodes, elles devaient rendre compte de la diversité des mondes tant sociaux que culturels ; selon une perspective politique, elles devaient cesser de justifier les politiques modernisatrices pratiquées depuis les indépendances par les élites nationalistes. Les nombreux critiques des études post-coloniales érigeaient d’ailleurs Chakrabarty en adversaire de la « philosophie des Lumières » (Amselle, 2008 : 150)4. Voilà pourtant qu’il publie en 2009, dans Critical Inquiry, revue phare des postcolonial studies, un article (« The Climate of History : Four Theses ») qui se présente d’abord comme une auto-critique : « À mesure que la crise [planétaire du réchauffement climatique] s’aggravait, ces dernières années, je pris conscience que toutes mes lectures des vingt-cinq dernières années concernant les théories de la mondialisation, les analyses marxistes du capital, les subaltern studies et la critique post-coloniale, bien qu’elles fussent d’une utilité considérable pour étudier la mondialisation, ne m’avaient pas réellement préparé à rendre compte de la conjoncture planétaire dans laquelle l’humanité se trouve aujourd’hui » (Chakrabarty, 2009 : 199). Il semble y opérer un changement de cap saisissant par rapport à ses positions antérieures. Il adopte la catégorie d’Anthropocène forgée par le chimiste Paul J. Crutzen et l’océanographe Eugene F. Stoermer en 2000 pour désigner un nouvel âge géologique succédant à l’Holocène et dont la caractéristique tient à ce qu’« à présent les êtres humains – par la grâce de leur nombre, de leur consommation d’énergies fossiles et d’autres activités connexes – sont devenus un agent géologique » (Chakrabarty, 2009 : 209) et énonce quatre thèses chargées de tenir compte de ce changement historique considérable. Selon la première, « les explications anthropogéniques du changement climatique signent la ruine de la distinction humaniste entre histoire naturelle et histoire humaine ». La deuxième affirme que « l’idée que nous serions entrés dans l’Anthropocène, […] contraint à réformer profondément les histoires humanistes de la modernité/mondialisation » ; la troisième énonce que « l’hypothèse géologique de l’Anthropocène nous contraint à faire dialoguer les histoires mondiales du capital avec l’histoire des êtres humains comme espèce » ; la dernière en souligne les ultimes conséquences cruciales pour la pratique historique : « Croiser l’histoire de l’espèce et l’histoire du capital est un processus par lequel sont explorées les limites de la compréhension historique. » Celui qui jusqu’à présent avait enseigné à déconstruire toutes les formes de naturalisme social en vient donc à dénoncer la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle, à redonner une valeur historique à la notion d’espèce et à limiter l’usage de la compréhension historique qu’il considérait jusque-là comme centrale. Bref, l’urgence climatique requerrait de critiquer nos « préjugés disciplinaires » (Chakrabarty, 2009 : 215) pour mieux rebattre les cartes des savoirs et inventer une nouvelle forme d’interdisciplinarité où les sciences humaines et sociales se mettraient à l’école des sciences de la vie. Ce programme avait de quoi surprendre sous sa plume pour des raisons au moins autant politiques que disciplinaires. Les « critiques de gauche », le camp dont il est issu, sont plusieurs fois mentionnés dans l’article, et tout son effort est de désamorcer leurs objections. Contre ceux qui voient dans la mobilisation de la catégorie d’« espèce » une façon « de masquer la réalité de la production capitaliste et la logique de domination impériale », il concède certes que « la crise du changement climatique a été produite de façon nécessaire par les modèles de sociétés prodigues en énergie que l’industrialisation capitaliste a créés et promus, mais [ajoute aussitôt que] la crise actuelle a mis en évidence certaines autres conditions de l’existence de la vie sous sa forme humaine qui n’ont pas de lien intrinsèque avec les logiques des identités capitalistes, nationalistes ou socialistes. Ces conditions ont plutôt à voir avec l’histoire de la vie sur cette planète, avec la façon dont différentes formes de vie se lient les unes aux autres, et avec la façon dont l’extinction massive d’une espèce peut constituer un danger pour une autre espèce » (Chakrabarty, 2009 : 217) ; bref, la découverte de la puissance d’agir (agency) de l’humain requiert de ne pas s’en tenir aux explications économico-politiques jusque-là dominantes. En 2012, il reviendra sur ce point : « La conjoncture actuelle caractérisée par la mondialisation et le réchauffement climatique nous met face au défi de penser la puissance d’agir humaine en même temps à des échelles multiples et incommensurables » (Chakrabarty, 2012a : 1). Ce cas semble emblématique d’une réorientation relativement partagée par les promoteurs des humanités environnementales depuis une dizaine d’années. Le souci de la matérialité et d’un lien étroit avec les sciences de la vie se retrouve de façon récurrente dans les propositions actuelles. Mais le risque est de tomber dans l’excès inverse et d’oublier les facteurs politiques, économiques et historiques en général qui façonnent aussi ces questions.
8Bref, l’interdisciplinarité n’est pas une mince affaire. Aujourd’hui, les déclarations d’intentions interdisciplinaires occupent la scène médiatique. Toutefois, affirmer penser par-delà nature et culture n’est pas encore œuvrer à des enquêtes collectives avec des collègues aux regards souvent très différents. Or ce type de travaux empiriques minutieux et circonstanciés existent et méritent d’être plus visibles. La véritable interdisciplinarité est un effort sur soi dont rien ne garantit qu’il soit fécond, mais qui mérite d’être tenté. Si elle permet de faire apparaître les points aveugles de nos formations, chacun y aura au moins appris à être critique vis-à-vis des évidences qu’il a apprises.
Notes de bas de page
1 Voir notamment dans ce volume les contributions de Guillaume Blanc et Stéphanie Posthumus.
2 Voir par exemple le rôle central qui lui est attribué dans l’éditorial du premier numéro de la revue Environmental Humanities (Rose et al., 2012 : 2-3).
3 Voir Pouchepadass (2000) et, dans ce volume, la contribution de Guillaume Blanc.
4 L’ouvrage de Chakrabarty ne se présente pourtant pas comme une dénonciation unilatérale de la pensée européenne. Dans la conclusion, l’auteur veut au contraire faire droit à deux héritages européens « contradictoires » : celui de Marx qui permet d’énoncer des valeurs universelles et de critiquer les injustices sociales, mais aussi celui de Heidegger qui insiste sur l’inscription locale de la pensée.
Auteurs
Docteur en histoire et en études québécoises, il a publié en 2015 aux Publications de la Sorbonne Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France. En postdoctorat, il travaille sur l’histoire environnementale de l’Afrique en général, et de l’Éthiopie en particulier.
Chargée de recherche au CNRS en anthropologie sociale, elle explore sur divers terrains (France, Éthiopie) la diversité des rapports matériels et idéels au vivant, et la dimension politique de leur confrontation. Ses recherches accueillies au Muséum national d’histoire naturelle s’ancrent dans une interdisciplinarité forte avec l’écologie et les sciences du vivant.
Historien des sciences au CNRS, directeur adjoint du centre Alexandre Koyré, il est aussi codirecteur de la Revue d’histoire des sciences humaines et de la collection « Archives » (Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle). Il travaille sur l’histoire de l’organisation des savoirs en Europe (xviiie-xxie siècles) : partages, conflits des facultés, programmes interdisciplinaires.
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Enfermements. Volume II
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