Le prix du travail dans les colonies françaises d’exploitation
p. 65-75
Texte intégral
1Le salaire est un concept d’origine occidentale et il est nécessaire de l’utiliser avec beaucoup de circonspection pour d’autres aires géographiques. Dans ce qu’il est convenu d’appeler les colonies d’exploitation, c’est-à-dire celles qui dépendaient du ministère des Colonies et qui deviendront les territoires d’outre-mer après la Seconde Guerre mondiale1, le salariat, entendu au sens occidental, ne concerne qu’une minorité de travailleurs, à peine un million en 1951, répartis inégalement entre l’AOF (328 000), Madagascar (248 300), l’AEF (162 700), le Cameroun (115 000), les Établissements français de l’Inde (75 200), la Nouvelle-Calédonie (9 967), le Togo (12 000), la Côte française des Somalis (10 000), les Établissements français d’Océanie (3 800) et Saint-Pierre-et-Miquelon (815)2, auxquels il faudrait ajouter l’Indochine3, qui ne deviendra pas un territoire d’outre-mer.
2Cette faiblesse numérique du salariat doit cependant être relativisée par deux facteurs. D’une part, sa forte croissance entre la fin de la Première Guerre mondiale et les indépendances. Ainsi, au Cameroun, le nombre de salariés passe-t-il de 3 000 au début des années 1920 à 115 000 au début des années 1950. D’autre part, en raison de la perméabilité des catégories instituées ou reconnues par les autorités coloniales4. Si le travail coutumier est très largement majoritaire, ses usages présentent des conséquences certaines sur la manière dont s’organise le travail libre et la façon dont il est exécuté. Par ailleurs, les frontières entre ce dernier et le travail forcé ou obligatoire, qui concerne une grande partie de la population masculine, et quelquefois féminine, sont extrêmement floues. Réservé théoriquement aux travaux publics d’intérêt général par la réglementation, le travail obligatoire s’exerce également au service des entreprises privées.
3Il faut aussi tenir compte, comme l’ont montré nombre d’ethnologues ou d’anthropologues, du fait que la rémunération individuelle, notamment en Afrique, est souvent perçue comme une question secondaire. Dans des sociétés essentiellement tribales, le profit individuel, contrairement à la terre et aux ancêtres par exemple, n’a rien de sacré et une forte partie de la rémunération est destinée à l’ensemble de la famille ou du clan5.
4Ces précautions ayant été prises, on s’attachera dans la suite de ce chapitre à décrire et à expliquer l’évolution des règles relatives au salaire et à ses accessoires dans les colonies. À l’instar du droit du travail en général, celle-ci est marquée par la rupture que constitue la Conférence de Brazzaville, au début de l’année 1944. Avant cette date, le droit relatif à la rémunération du travail est profondément inégalitaire et mêle des règles protectrices à des règles répressives avec une efficacité largement problématique. Après la Seconde Guerre mondiale, l’égalité de traitement entre autochtones et Européens devient un principe directeur de la politique sociale coloniale que la réalité vient cependant perturber.
Avant la Seconde Guerre mondiale : une réglementation discriminatoire et inefficace
5Avant 1944, la réglementation du travail dans les colonies d’exploitation et ses dispositions relatives à la rémunération ne concernent que les « indigènes », exception faite toutefois de l’Indochine et du Cameroun, où deux décrets datés respectivement de 1937 et 1944 réglementent le travail des Européens dont les salaires et leurs accessoires, notamment les primes d’éloignement ou d’expatriation, sont fixés par les contrats de travail qu’ils concluent avec leurs entreprises dont les sièges sont situés en France métropolitaine. Les conventions collectives, à partir de 1936, peuvent aussi contenir des clauses relatives aux salariés des expatriés.
6Cette réglementation peut être distinguée en deux catégories : le travail forcé et le travail libre, auxquels les anthropologues ajouteraient le travail coutumier, qui caractérise la majeure partie des populations.
7Le travail libre, qui couvre à la fois les contrats courts, verbaux, et les contrats d’engagement à long terme de salariés déplacés de leur région ou de leur territoire d’origine est réglementé par des décrets et des arrêtés particuliers à chaque colonie au début des années 1920, avec des modifications relativement substantielles pendant l’époque du Front populaire. Le travail public obligatoire est, quant à lui, réglementé par des arrêtés, avant qu’un décret du 21 août 1930 ne fixe des principes valables pour l’ensemble des territoires, complété ici aussi par des arrêtés locaux. Distincts juridiquement, les deux régimes se confondent toutefois souvent dans la pratique. Jusqu’à et encore davantage pendant la Seconde Guerre mondiale, dans tous les territoires, il est très fréquent que l’administration coloniale recrute de force, et avec l’aide et la complicité des chefs locaux, la main-d’œuvre dont les entreprises privées manquent cruellement6.
Le travail forcé, mais quelquefois payé
8Le travail forcé a existé jusqu’à son abolition formelle en 1944. En général, on en distingue trois formes, même si la taxinomie est toute relative.
9La première est le portage, tradition ancestrale, notamment en Afrique, mais qui se développe avec la colonisation, du fait de l’absence de voies de communication adaptées au transport des hommes et des marchandises. Au début de la colonisation, le portage est rarement payé, ou alors en nature, et se présente souvent comme une modalité des prestations, considérées comme un impôt par l’administration coloniale. Avec l’arrivée de l’argent, le portage est plus souvent rémunéré, mais très faiblement : 1,20 franc par jour par exemple en Oubangui-Chari en 19187 ou 1,75 franc au Cameroun, le retour sans charge étant rémunéré 0,50 franc. Cette rémunération du portage forcé est beaucoup moins importante que celle du portage volontaire, qui coexiste avec lui, de l’ordre de la moitié environ par exemple en Guinée. Par ailleurs, le paiement des salaires est souvent soumis à des exactions de la part des administrateurs qui les détournent avec la complicité des chefs locaux. Ces deux éléments combinés expliquent l’importance des désertions8.
10Le portage régresse dans les années 1920 et disparaît presque dans les années 1930, avec la mise en service des routes et des chemins de fer. Ce n’est pas le cas des prestations, conçues initialement pour entretenir les voies vicinales, mais qui s’étendent à des travaux plus importants, comme l’entretien de bâtiments dans les centres urbains par exemple. L’administration coloniale considère les prestations comme un impôt et refuse donc de parler à leur sujet de travail forcé ou obligatoire. Elles sont d’ailleurs rachetables. Toutefois, quand la durée de la prestation dépasse la durée réglementaire, en général dix à quinze jours par an selon les territoires, elles sont rémunérées. Au Cameroun, par exemple, pour ceux qui travaillent au-delà de dix jours, la rémunération est à la fois individuelle et collective. Le montant de la prestation est traité à forfait avec les chefs indigènes (2 000 à 2 500 francs par kilomètre), mais la répartition est faite par l’administration et non par les chefs indigènes, « l’expérience ayant démontré qu’ils n’avaient toujours [pas] la juste notion d’une fidèle répartition9 ».
11La troisième forme de travail forcé est la réquisition, utilisée pour les travaux de grande importance comme la construction des chemins de fer. La plus connue est la réquisition de manœuvres par l’administration coloniale de l’AEF au profit de la Société des Batignolles pour la construction du chemin de fer Congo-Océan, de Pointe-Noire au Gabon à Libreville au Congo. Son histoire est relativement bien connue grâce aux ouvrages d’André Gide et d’Albert Londres qui, à la fin des années 1920, avaient mis leur talent d’écrivain à dénoncer ses abus et la mortalité considérable constatée sur les chantiers, notamment dans le Mayombe. On ignore le montant précis des salaires – ou de la solde – versé aux réquisitionnés, mais il est certain que ceux-ci étaient rémunérés. Une journée de travail effectif coûtait 10,50 francs à l’administration sur les chantiers du tronçon de l’Est, mais une trentaine de francs dans le Mayombe, la différence s’expliquant par les coûts de transport, le paiement de journées non occupées et les efforts faits à partir de 1930 pour redresser une situation sanitaire catastrophique10.
12La situation évolue peu avant 1944 et l’abolition du travail forcé. La France ne souscrit à la convention internationale ad hoc qu’en 1937 et une nette aggravation est même constatée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le travail libre, entre protection et répression
13La réglementation du travail libre présente trois caractéristiques principales ayant toutes des conséquences sur la fixation ou sur le paiement des salaires. La première est l’importance du rôle de l’administration coloniale. Contrairement à ce qui se passe au même moment en métropole, tous les textes exigent que le taux du salaire indiqué sur le contrat de travail, qu’il soit écrit ou verbal, ne soit pas inférieur à un minimum. Celui-ci est en général celui fixé par l’administration pour la rémunération de ses propres employés, mais il peut être différent selon les régions, en fonction du coût de la vie et des conditions économiques locales. Ainsi, en Guinée, le taux minimum journalier est de 2 francs à Conakry et dans les cercles de Kankan et Kouroussa, et seulement 1,50 franc dans le reste de la colonie. À Madagascar, est fixé un taux normal à côté du taux minimum. Rappelons qu’en métropole le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) ne voit le jour qu’avec la loi du 11 février 1950.
14L’administration intervient également pour déterminer le mode et l’époque du règlement, mais cette fois de manière très proche de la législation métropolitaine. Pendant longtemps en Afrique, les salaires ont pu être payés en espèces ou en marchandises. C’était par exemple le cas au Congo, où il faut attendre 1911 pour que les salaires soient nécessairement versés en argent en présence de l’administrateur. C’est cependant dans les années 1920 qu’apparaissent la plupart des réglementations interdisant le paiement des salaires en nature ou en marchandises et quelquefois, comme à Madagascar, sa remise dans un bar ou un lieu de commerce. Ces décrets et arrêtés indiquent aussi que les salaires doivent être payés à date fixe soit une fois par mois au moins (en AOF et à Madagascar), soit tous les quinze jours (en AEF).
15L’essentiel du contentieux du travail porte précisément sur cette question du paiement du salaire. Ainsi, six mois après son arrivée au Cameroun, en 1931, le procureur général Chassepoule est en mesure de citer cinq litiges du travail, dont quatre relèvent du non-paiement des salaires11. Celui-ci est aussi la principale doléance porté devant les conseils d’arbitrage en AOF12.
16S’il existe effectivement des recours possibles devant les conseils d’arbitrage, il est toutefois malaisé pour les travailleurs de faire la preuve du non-paiement. C’est ce qu’indique l’inspecteur des colonies Tupinier pour le Cameroun en 1939 dans une remarque qui vaut pour l’ensemble des colonies d’exploitation :
Les livres de paye, la plupart du temps tenus par des clarks [ou clerks : employés de bureau] malhabiles et plus ou moins instruits, sont fréquemment établis d’une façon défectueuse ou trop sommaire ; les inscriptions y sont parfois portées au crayon ; en outre, ils ne comportent pas d’émargement, ni même parfois de certification du paiement.
Dans ce dernier cas, si l’employeur est de mauvaise foi, il peut porter des mentions erronées sur ce document, sans risquer que toutes les caractéristiques du faux en écriture puissent être reconnues contre lui. Il aura même de fortes chances d’avoir raison en justice contre l’accusation du travailleur qui se prétendrait impayé et qui pourrait difficilement apporter des preuves contre lui13.
17La deuxième caractéristique est l’importance des accessoires du salaire en matière de logement et de nourriture. Dans tous les territoires, les décrets sur la réglementation du travail indigène prévoient que des arrêtés des gouverneurs et gouverneurs généraux devront contenir des clauses relatives au logement et à la nourriture des salariés, particulièrement importantes pour des travailleurs souvent déplacés très loin de leur région d’origine. En AEF, l’arrêté du 11 février 1923 prévoit par exemple très en détail, dans son article 10, la nature et le poids de la ration quotidienne, qui doivent être indiquées dans le contrat de travail. En aucun cas, la ration ne doit être remplacée par une somme d’argent, souvent appelée chop money, équivalente à sa valeur. Cette interdiction repose sur la volonté de l’administration d’éviter que les employeurs, en donnant une somme d’argent et non de la nourriture, obligent les salariés à acheter leur subsistance dans les économats patronaux, nombreux du fait du fréquent éloignement des marchés d’approvisionnement. Elle tient aussi à des raisons sanitaires, notamment au fait que les rations décidées par l’administration sont en théorie mieux adaptées aux besoins des travailleurs que la nourriture qu’ils se procurent eux-mêmes et à la lutte contre l’alcoolisme, qui apparaît comme un véritable fléau aux yeux de celle-ci.
18L’interdiction du chop money, que l’on retrouve à peu près dans tous les réglementations locales, ne satisfait ni les employeurs, ni même les salariés indigènes. Devant les protestations des premiers, le commissaire de la République du Cameroun, Marchand, décide, dans une circulaire confidentielle adressée aux administrateurs locaux, de revenir en 1925 sur l’interdiction qu’il avait lui-même décidée et pour laquelle il se disait « irréductible14 ». La situation reste inchangée au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, certains rapports notant même que le chop money est quelquefois payé selon un barème dégressif proportionnel à l’assiduité des manœuvres15.
19Le même constat peut être fait en matière de logement, dont les conditions sont également fixées par les arrêtés locaux de façon très précise. Dans son rapport sur la réglementation du travail au Cameroun, l’inspecteur général Tupinier confesse « une impression très pénible » ; « les règles, d’ailleurs trop rigides et mal adaptées aux contingences locales, n’ont à peu près jamais été observées par les employeurs »16. Cette inefficacité réglementaire est également constatée pour l’allocation gratuite de couvertures et de savon, qui n’est généralement pas observée, de même que l’institution du pécule.
20Malgré ces déficiences, les obligations de nourrir et de loger les travailleurs seront reprises dans le Code du travail des territoires d’outre-mer en 1952.
21La troisième caractéristique est l’importance assez générale des avances consenties par les employeurs dans les contrats d’engagement à long terme et leur « emport » frauduleux par des déserteurs très nombreux. Ce problème n’était pas inconnu en métropole au xixe siècle et l’instauration du livret ouvrier en 1806 avait en partie pour objectif d’y remédier. Le livret existait également dans les colonies, mais son efficacité était très faible du fait notamment de l’absence d’état civil. Ce problème, commun à tous les impérialismes, se doublait, pour la France coloniale, de l’absence de sanctions pénales à ce qui, à partir de la fin du xixe siècle, sera dénommé l’emport d’avances, qui concernait 20 à 25 % des engagés selon le patronat indochinois. Les tribunaux refusaient en effet d’assimiler celui-ci au délit d’abus de confiance, réprimé par des peines d’amendes et/ou de prison, en considérant que, puisqu’on était dans le cadre d’un contrat, son non-respect ne pouvait être sanctionné que par des sanctions civiles.
22C’est en Indochine, dès la fin du xixe siècle, que les colons européens, via les chambres d’agriculture, vont tenter de trouver une réponse juridique à cet état de fait. Une très longue campagne de lobbying du patronat européen, menée tant auprès des juridictions que du ministère des Colonies, aboutit à un décret du 15 février 1910 qui punit l’emport d’avances en Indochine de peines allant de quinze jours à un mois de prison17. Ce dispositif s’étend ensuite progressivement en AOF, en AEF, à Madagascar, dans la Côte française des Somalis et en Guyane, avant qu’il ne soit généralisé à l’ensemble des colonies d’exploitation par un décret du 2 juin 1932.
Vers l’égalité de traitement ?
23Le droit du travail dans les colonies d’exploitation, désormais appelées « territoires d’outre-mer », connaît de profonds changements à partir de la conférence de Brazzaville, organisée par le Comité français de la libération nationale (CFLN) du 30 janvier au 6 mars 1944 et dont les principales recommandations sur le régime du travail vont être mises en œuvre dès la fin de la guerre : suppression du travail forcé, reconnaissance du droit syndical sous condition et création d’une véritable Inspection du travail indépendante des autorités coloniales locales. À ces mesures proprement sociales, il faut ajouter des changements plus directement politiques comme la suppression du régime de l’indigénat et la reconnaissance par la Constitution de 1946 de la citoyenneté française pour tous les habitants des territoires d’outre-mer, qu’on n’appelle désormais plus « indigènes ». Cette évolution va profondément transformer le cadre juridique et institutionnel de la politique des salaires. Deux points apparaissent essentiels : d’une part, l’égalité de traitement, à travail, qualification et rendement égaux, entre autochtones et Européens ; de l’autre, l’intrusion du collectif dans la détermination des minima, du fait de la reconnaissance du droit syndical et du droit à la négociation collective, conforté par l’important Code du travail des territoires d’outre-mer, promulgué le 15 décembre 1952.
24Dans la pratique cependant, ces deux principes issus de la pensée sociale occidentale et fortement appuyés par l’Organisation internationale du travail (OIT) vont se trouver confrontés aux réalités coloniales sur deux questions majeures : l’établissement des salaires minima, d’une part, et ce qu’il est convenu d’appeler, d’autre part, rue Oudinot, siège du désormais ministère des Territoires d’outre-mer, la hiérarchie, l’éventail ou l’échelle des salaires.
La détermination du minimum vital
25On l’a vu, le salaire minimum n’était pas inconnu dans les colonies entre les deux guerres mondiales puisqu’il était fixé par les autorités coloniales. Sous le Front populaire, il prend même une dimension collective avec la création ou la transformation des offices du travail, dont la représentation ouvrière est élargie, et qui sont consultés sur leur montant. Par ailleurs, il fait partie des clauses obligatoires des conventions collectives instaurées dans certains territoires comme l’AOF.
26Après la Seconde Guerre mondiale, il est fixé par des arrêtés des chefs de territoires sur proposition de l’inspection du Travail et après consultation des commissions consultatives du Travail où siègent en nombre égal les représentants patronaux et ouvriers. Le système est largement identique à celui de la métropole, mais la détermination du salaire minimum vital pose des problèmes plus complexes dans les territoires d’outre-mer, où les conditions de vie peuvent être très différentes d’un territoire à un autre, ou même d’une région ou d’une localité à une autre.
27Au départ, le salaire minimum type est calculé pour un salarié non qualifié des centres urbains et comprend différents postes : une ration alimentaire correspondant aux travaux lourds (2 800 à 3 300 calories/jour), les dépenses de logement, d’habillement et d’hygiène, les impôts et, mais seulement pour l’AOF, un chapitre distractions (tabac, cinéma, etc.).
28Ce schéma général masque toutefois des disparités très importantes du fait de l’existence de zones de salaires. Au Togo, il existe ainsi trois zones de salaires pour le secteur agricole et trois également pour le secteur non agricole. Au Cameroun, on en dénombre neuf, mais il n’existe pas de distinction entre secteur agricole et non agricole. L’existence de ces zones produit d’importantes distorsions géographiques. D’une part, entre les localités : alors qu’en 1951, le salaire moyen journalier s’établit à 125 francs environ, il est de 165 francs à Dakar et de 43 francs à Libreville. D’autre part, entre les centres urbains et les zones suburbaines et surtout de brousse : dans ces dernières, il existe en effet des abattements qui peuvent aller jusqu’à 77 % du taux de base, comme pour l’extrême nord du Cameroun par rapport à Douala. Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, ces abattements ne dépassent toutefois pas 25 à 30 %, l’équivalent de ce qui existe en métropole18. Ces différences incitent les travailleurs de brousse à affluer vers les villes, favorisant ainsi l’essor des bidonvilles.
29Dans le salaire minimum vital, le poste « dépenses alimentaires » représente une part très importante : 50 % en moyenne, mais 67 % et plus au Cameroun, alors qu’à la même époque, la proportion correspondante est de 39 % en France métropolitaine. Il faut toutefois tenir compte ici de la contre-valeur de la ration alimentaire obligatoire, qui représente deux heures de travail au Sénégal, mais quelquefois jusqu’à quatre heures dans les territoires moins favorisés19.
30Cette situation évolue avec la promulgation du Code du travail des territoires d’outre-mer sur deux points principaux. Le premier est l’absence, avant ce dernier, de tout salaire socialisé, hormis un embryon d’allocations familiales au Moyen Congo, les accidents du travail étant, quant à eux, couverts par les assurances privées. La question des allocations familiales est l’un des principaux points de désaccord lors de la discussion du Code du travail des territoires d’outre-mer. À droite, on met en avant, pour les refuser, l’absence d’État civil et la polygamie. Les représentants du patronat, très actifs en coulisse, soulignent quant à eux, comme d’habitude, le coût financier d’une telle mesure et indiquent que l’enjeu est moins l’augmentation de la natalité que la lutte contre la mortalité infantile. Toutefois, après une longue bataille au Parlement et une grève générale assez suivie le 3 novembre 1952 dans certains territoires, notamment au Sénégal20, les députés africains réussissent à obtenir l’octroi d’allocations familiales pour les salariés, après des débats atteignant « une intensité dramatique21 ». En définitive, le Code du travail des territoires d’outre-mer habilite les chefs de territoire, dans son article 237, à instituer par voie d’arrêtés un système de prestations familiales et des caisses de compensation pour assurer le versement de celles-ci. « Réservés au début, prudents ensuite », ces chefs de territoire finissent toutefois par céder sous la pression de l’Assemblée nationale qui adopte à l’unanimité le 3 mars 1955 une proposition de loi Senghor qui sert de base à un projet d’arrêté type. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1955 que les premiers arrêtés commencent à paraître.
31La deuxième conséquence, indirecte, de la promulgation du Code est l’adoption de la durée légale du travail à quarante heures. Le 28 novembre 1952, soit entre le vote du Code par l’Assemblée nationale et sa promulgation au Journal officiel, le ministre des Territoires d’outre-mer Pierre Pflimlin adresse, dans une perspective anti-inflationniste, un télégramme « secret » aux chefs de territoires pour leur expliquer que l’application du Code ne doit pas entraîner de majoration du taux des salaires horaires, que les hausses de salaires ne devront correspondre seulement qu’aux heures supplémentaires selon des barèmes qu’ils ont à fixer, et il leur demande de mettre en garde les populations locales contre l’illusion que le Code du travail « pourrait modifier rapidement et profondément leurs conditions de vie22 ».
32Cette volonté ne reste pas longtemps secrète et suscite des réactions négatives tant dans certains territoires qu’au sein même du ministère. Ainsi, l’inspection générale du Travail estime-t-elle qu’elle pourrait entrainer une diminution des salaires de 16,6 %, avec les risques d’agitation que cela comporte.
33De fait, les discussions au sein des commissions consultatives du travail, consultées pour avis sur les arrêtés, s’avèrent très vives et des grèves éclatent au Soudan, au Niger, en Guinée et au Sénégal. Les employeurs jugent que la mise en application du nouveau régime du travail ne doit entraîner de modification du salaire qu’au titre de la majoration pour les heures supplémentaires au-delà de quarante heures. Les représentants de travailleurs réclament un premier relèvement automatique et uniforme de 20 %, égal au rapport 48/40 des anciennes et nouvelles durées du travail, et à un second relèvement, proportionnel à l’augmentation du coût de la vie enregistrée depuis la date de la dernière fixation des salaires.
34Au bout du compte, plusieurs augmentations de salaires, variables selon les territoires sont prises en 1953 ainsi que, en AOF, une réglementation des heures supplémentaires majorant les rémunérations de 10 % (de la 41e à la 48e heure) à 100 % (repos hebdomadaire et jours de fêtes)23.
L’échelle des salaires
35En Afrique, le salaire minimum concerne 70 à 75 % des salariés dans les années 1950. Si, comme en métropole, il contribue à écraser la hiérarchie des salaires, celle-ci n’en reste pas moins très importante et pose un problème spécifique dans les territoires d’outre-mer.
36Ce problème concerne d’abord la différence de traitement entre les ouvriers, comme on l’a dit très majoritairement manœuvres, et les « évolués », employés des entreprises privées et surtout de l’administration. En 1951, un employé hors catégorie à Dakar gagne 800 francs par jour, soit quarante fois le salaire minimum d’un manœuvre dans le nord du Cameroun (20 francs)24. Il touche aussi à la différence entre les autochtones et les Européens. En AOF, en 1951, le salaire des Européens varie de 23 100 à 54 500 francs CFA par mois dans l’industrie et de 22 496 à 40 624 francs dans le commerce, non compris les gratifications annuelles, les commissions, les facilités d’achat au prix de gros, le logement et la prise en charge des frais de voyage. Pour les Africains, il oscille entre 3 955 francs CFA et 18 800 francs dans l’industrie, et entre 4 285 et 21 425 francs dans le commerce25.
37Le Code du travail des territoires d’outre-mer, fidèle à la philosophie de l’assimilation dont il est issu, ne changera pas grand-chose à cette situation. Certes l’article 91 déclare que « à conditions égales de travail, de qualification professionnelle et de rendement, le salaire est égal pour tous les travailleurs quels que soient leur origine, leur sexe, leur âge et leur statut… ». Toutefois, indique l’article 94 :
lorsque les conditions climatiques de la région du lieu d’emploi diffèrent de celles caractérisant la résidence habituelle d’un travailleur et lorsqu’il résultera pour ce dernier des sujétions particulières du fait de son éloignement du lieu de sa résidence habituelle au lieu d’emploi, le travailleur recevra une indemnité destinée à le dédommager des dépenses et risques supplémentaires auxquels l’exposent sa venue et son séjour au lieu d’emploi.
38On remarquera que cet article 94 n’utilise pas le mot « expatriement », qui aurait immanquablement signifié la résurgence d’une discrimination raciale. Mais encore fallait-il définir les notions de « résidence habituelle » et de risque climatique ou d’éloignement. Cette question, l’une des plus importantes s’agissant de l’application du Code du travail des territoires d’outre-mer, fera l’objet de réponses divergentes et ambiguës des chefs de territoires dans leurs arrêtés locaux avant qu’un arrêté général, valable pour tous les territoires, ne soit finalement promulgué le 13 juin 1955, après des discussions très nourries au sein du Conseil supérieur du travail des ministères des territoires d’outre-mer, organisme paritaire créé pour gérer l’application du Code du travail des territoires d’outre-mer.
39Cet arrêté distingue les territoires en quatre groupes, y compris l’Algérie et les vieilles colonies, l’indemnité d’éloignement n’étant accordée qu’en cas de passage d’un groupe à un autre et non à l’intérieur du même groupe. Un Guadeloupéen allant travailler en AEF pourra ainsi en bénéficier mais pas un Togolais s’établissant au Sénégal. Le taux de l’indemnité d’éloignement est calculé selon un pourcentage qui tient compte à la fois de la résidence habituelle et du lieu d’emploi et varie de 1,5/10e à 4/10e, mais il s’agit ici de minima qui peuvent être augmentés par les conventions collectives. En réalité, et malgré les intentions affichées, l’objectif du dispositif était bien d’attirer ou de retenir dans les colonies d’exploitation des travailleurs qualifiés avec des salaires élevés. Ce qui sera le cas jusqu’aux indépendances.
40On retiendra de cette (trop) courte contribution que la question du salaire dans les colonies d’exploitation a fortement évolué. Pour attirer une main-d’œuvre déficitaire, les autorités coloniales ont adopté une politique dirigiste et autoritaire largement inefficace avant qu’elle ne soit assouplie avec l’introduction des modes de relations collectives du travail issues de la pensée occidentale (syndicats, conventions collectives). Cette évolution, combinée à l’égalité formelle obtenue tardivement entre les autochtones et les Européens, ne sera cependant pas suffisante à rallier les populations à la politique d’assimilation, dont le juste salaire était une des poutres maîtresses. Pour autant, ce sont des principes identiques à ceux du Code du travail des territoires d’outre-mer qui seront appliqués dans les nouveaux États indépendants26.
Notes de bas de page
1 Cet article est issu d’une recherche collective plus vaste et en cours sur l’histoire du droit du travail dans les colonies françaises (1848-1960), financée par la mission Droit et Justice et qui couvre, au-delà des colonies d’exploitation, les « vieilles » colonies (Antilles, Guyane, La Réunion), l’Algérie, les protectorats tunisien et marocain et les mandats français en Syrie et au Liban d’une part, au Cameroun et au Togo, d’autre part.
2 Archives nationales (AN), site de Pierrefitte, 19870329/7.
3 L’Indochine comptabilisait 221 052 travailleurs salariés en 1928-1929. ANOM, 100 APOM 468-470, dossier 2.
4 P. Naville, « Données statistiques sur la structure de la main-d’œuvre salariée et de l’industrie en Afrique noire », Présence africaine, 13, 1952, p. 279-314.
5 R. P. P. Charles, « Les sociétés africaines devant la législation du travail », Revue internationale du travail, 4, avril 1952, p. 543 et suiv.
6 Pour l’AOF, voir B. Fall, Le travail forcé en Afrique occidentale française, Paris, Karthala, 1993 ; pour le Cameroun, voir L. Kaptue, Travail et main-d’œuvre au Cameroun sous régime français (1916-1952), Paris, L’Harmattan, 1986 ; pour le Togo, voir E. Assima Kpatcha, Travail et salariat au Togo français (1914-1939), Bruxelles, Éditions universitaires européennes, t. 1, 2008, t. 2, 2012.
7 P. Mollion, « Le portage en Oubangui-Chari, 1890-1930 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 33/4, octobre-décembre 1986, p. 568.
8 B. Fall, Le travail forcé en Afrique occidentale française, op. cit., p. 68 et suiv.
9 ANOM, CONTR 1077. Rapport Picanon, 1927, p. 17.
10 G. Sautter, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahiers d’études africaines, 7/26, 1967, p. 288.
11 ANOM, 130 COL 50, Rapport de l’inspection du travail pour l’année 1933.
12 ANOM, 4107 COL 2, Rapport annuel sur l’application de la réglementation du travail indigène en AOF, 1934.
13 ANOM, 4107 COL 99.
14 ANOM 61 COL 2689, Circulaire du 10 décembre 125.
15 ANOM, 4107 COL 99, Rapport Tupinier, 3e partie, p. 47.
16 Ibid., 1re partie, p. 35-37.
17 M. Fabre, « Le juge et la “désertion” de l’engagé en Indochine », Le juge et l’outre-mer, le royaume d’Aiétes, Lille, Centre d’histoire judiciaire éditeur, 2008, p. 95-124.
18 L. Guelfi, « Quelques aspects du problème des salaires dans les territoires d’outre-mer », Revue d’économie politique, 1952, p. 934.
19 Ibid., p. 935.
20 O. Gueye, Sénégal. Histoire du mouvement syndical. la marche vers le Code du travail, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 301 et suiv.
21 P.-F. Gonidec, Droit du travail des territoires d’outre mer, Paris, LGDJ, 1958, p. 641.
22 A.N. Pierrefitte, 19870329/1.
23 Ibid., Note de l’inspection générale du travail, 8 février 1954.
24 L. Guelfi, « Quelques aspects du problème des salaires… », art. cité, p. 938.
25 P. F. Gonidec, Droit du travail des territoires d’outre mer, op. cit., p. 543.
26 Ph. Auvergnon, « Modèles et transferts normatifs en droit du travail de pays africains », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2005, p. 117-138.
Auteur
Directeur de recherche, CNRS, Nantes, Droit et changement social.
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