Salaire à la pièce (xixe-xxe siècle)
Du marchandage au salariat
p. 15-24
Texte intégral
1Le salaire à la pièce se pose comme une solution alternative préférable au salaire au temps pour les défenseurs d’un libéralisme ébranlé par la révolution de 1848, qu’il s’agisse d’hommes politiques (par exemple Adolphe Thiers) ou d’économistes (Frédéric Bastiat, et plus tard Paul Leroy-Beaulieu). Dans les argumentations que présente Bernard Mottez1, cette forme de rémunération encouragerait la rémunération des ouvriers les plus méritants, en leur ouvrant la voie d’une promotion vers le statut d’entrepreneurs. À cette apologie du salaire à la pièce répond, dans Le Capital, le caractère fondamental du salaire au temps, dont le salaire à la pièce ne serait qu’une variante2.
2Ces débats de l’économie politique entre promotion de la libre entreprise allant jusqu’à vouloir faire accéder les ouvriers au statut d’entrepreneurs et critique d’une « économie vulgaire » entendant revenir à la valeur-travail de l’économie classique suggère la primauté chronologique du salaire au temps sur le salaire à la pièce. Mais, dans un pays tel que la France, l’héritage juridique de la Révolution que constitue le Code civil n’ébranle-t-il pas ce constat ?
3En effet, en faisant du louage d’ouvrage la référence des rapports qui se nouent entre ouvriers et négociants, le Code civil accorde la priorité à une rémunération à la pièce, à l’entreprise ou encore au forfait. Le louage de service, rapportant la rémunération à un temps passé par l’ouvrier ou un domestique au service d’un maître, n’en est qu’une variante réduite aux articles 1780 et 1781, là où le louage d’ouvrage « par devis et marché » est longuement précisé par les articles 1787 à 1799. De plus, l’article 1799 dispose que « Les maçons, charpentiers, serruriers et autres ouvriers qui font directement des marchés à prix faits […] sont entrepreneurs en la partie qu’ils traitent3 ». On voit ici se dessiner un univers complexe dans lequel des ouvriers sont susceptibles d’embaucher d’autres ouvriers, conduisant à ce que l’on va qualifier de « marchandage ». Marx y fait allusion quand il envisage le développement des intermédiaires qu’encourage le salaire aux pièces :
D’une part, le salaire aux pièces facilite l’intrusion de parasites entre le capitaliste et l’ouvrier salarié, le sous-affermage du travail [subletting of labour]. Le gain des intermédiaires découle exclusivement de la différence entre le prix du travail que paie le capitaliste et la partie de ce prix qu’il fait parvenir réellement à l’ouvrier. Ce système porte en Angleterre le nom caractéristique de sweating system. D’autre part, le salaire aux pièces permet au capitaliste de conclure avec l’ouvrier principal – dans la manufacture, avec le chef de groupe, dans les mines avec le haveur, dans la fabrique avec l’ouvrier mécanicien proprement dit – un contrat à tant la pièce, à un prix pour lequel l’ouvrier principal se charge lui-même de recruter et de payer ses auxiliaires. L’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation du travailleur par le travailleur4.
4Il reste alors à voir ce qu’apporte, dans cette situation très générale de marchandage qui s’attache à la rémunération à la pièce consacrée par le Code civil, l’adoption d’un Code du travail en 1910. Devenu le fondement des lois d’après-guerre sur la journée de huit heures en 1919, puis sur les assurances sociales en 1928, il transforme en ce xxe siècle naissant la signification du salaire à la pièce. Attaché initialement au louage d’ouvrage et à sa critique comme marchandage, le salaire à la pièce devient alors une forme de rémunération ayant à prouver sa commensurabilité avec les normes temporelles posées par le législateur.
5Pour comprendre ce bouleversement, j’envisagerai dans un premier temps la grammaire du louage d’ouvrage et ses formes prises dans différents contextes, avant d’examiner la grammaire nouvelle du contrat de travail, puis la portée de la loi sur la journée de huit heures.
La rémunération à la pièce, ou l’ouvrier entrepreneur en ce qu’il fait
Le travail à prix fait ou le louage d’ouvrage
6On pourrait penser que le salariat trouve un point d’appui institutionnel dans l’héritage de la Révolution et de l’Empire. De ce point de vue, le décret d’Allarde de mars 1791, la loi Le Chapelier de juin de la même année et le délit de coalition établi par l’article 415 du Code pénal semblent apporter un soutien sans faille à la domination patronale sur des masses ouvrières se concentrant dans des établissements de taille croissante. Cependant, le retour sur l’héritage juridique de la Révolution met au jour la complexité des cadres institutionnels qui s’en dégagent. En effet, le Code civil crée, à partir de la pratique judiciaire de la Révolution, un corpus non négligeable de règles autour du « louage d’ouvrage », contrat « par lequel l’une partie s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles » (art. 1710) et que précisent les articles 1779 à 1799. Ce louage d’ouvrage se subdivise à son tour en « louage des domestiques et ouvriers » (art. 1780, 1781), louage des voituriers (art. 1782-1786) et louage d’ouvrage « par devis et marchés » (art. 1787-1799). Ainsi, il sort de la simple dualité entre louage de service (engagement de service pour un temps donné) et louage d’ouvrage (engagement à réaliser quelque chose) qualifiant dans le droit romain le travail des hommes libres, pour faire prévaloir le louage d’ouvrage, en ramenant le louage de service à une espèce de celui-ci. Comme le montre Alain Cottereau, le louage d’ouvrage répond ainsi pour partie à la revendication de « vrai louage » que portent les ouvriers de la Révolution5. Ces règles du jeu que pose le Code civil ne dessinent pas la condition d’un « prolétaire » se définissant comme « salarié », subordonné à un « patron ». Elles posent d’abord l’ouvrier qui conclut des marchés à « prix fait », en entrepreneur, lequel, à son tour, est susceptible d’embaucher d’autres ouvriers tant en louage de service qu’en louage d’ouvrage par devis et marché.
7Dans la construction même de cette magistrature, les conseils de prud’hommes font apparaître une organisation de la production qui révèle la portée du louage d’ouvrage. La partition s’opère entre les négociants d’une part, les ouvriers de l’autre. Les négociants relèvent dans leurs activités courantes du droit commercial, qui a persisté à travers la Révolution avec le maintien des tribunaux de commerce. Les ouvriers se répartissent, dans la soierie lyonnaise, lieu du premier conseil de prud’hommes, entre chefs d’atelier, teinturiers et contremaîtres, qui constituent le corps électoral, d’une part, et les compagnons et apprentis de l’autre. On voit se dessiner ici une « économie de la commande », où le négociant commande un « ouvrage » ou une pièce, c’est-à-dire une opération dans la production d’une marchandise, à un ouvrier, qui la réalise en s’entourant de sa famille, de compagnons et d’apprentis. En termes post-foucaldiens, c’est moins la « discipline » panoptique du travail que le « contrôle » par des contremaîtres de la qualité de l’ouvrage qui prévaut6. Il y aurait sans doute lieu à ce propos de distinguer sans les opposer, un salaire « à la pièce » reposant sur la qualité d’un ouvrage spécifique, d’un salaire « aux pièces » renvoyant à une quantité de pièces homogènes dans un contexte où se profile la possibilité de rapporter les activités productives à un « travail » défini par une durée.
8Ainsi, le Code civil d’abord, les conseils de prud’hommes ensuite, dessinent une grammaire de la commande ou de la rémunération à la pièce, qui peut servir de référence pour les litiges quels que soient les lieux dans lesquels ils se font jour. Dans cet univers, le droit commercial, avec les tribunaux de commerce d’abord, puis le Code de commerce à partir de 1808, définissent une population de commerçants ou de négociants par leur assujettissement à un droit spécial. Le monde ouvrier représente l’autre bord, sans que l’on puisse parler de « classe ouvrière » du fait de l’existence de tout un ensemble d’intermédiaires, depuis ceux que l’on nomme chefs d’atelier, marchandeurs, tâcherons, façonniers, piéçards, jusqu’aux compagnons, journaliers, etc. On pense bien sûr aux canuts lyonnais, mais il faut y ajouter les productions rurales de différentes natures, tissage, confection plus tard dans le siècle, voire les mines dans le cas de Carmaux7.
9Cet univers n’est pas dépourvu de régulations collectives, qui s’annoncent dans l’idée de travail « à prix faits ». Le prix de l’ouvrage, au cœur des débats entre preneurs d’ouvrage et négociants, donne lieu à la fixation de tarifs lorsque les preneurs d’ouvrage réussissent à se coaliser contre les négociants. La fixation de ces tarifs est une source fréquente de conflits, notamment lorsque les prix baissent sous l’effet de la concurrence entre les chefs d’atelier, ou marchandeurs8.
Le salaire à la pièce comme marchandage
10Si cet héritage révolutionnaire suscite une forme de « bon droit ouvrier », dont témoigneraient les pratiques prud’homales dans la version sans doute idyllique qu’en donne Alain Cottereau9, celles-ci se trouvent prises fréquemment dans le jeu d’une concurrence qui conduit à la baisse des prix et à la course à l’ouvrage. La question est donc moins alors celle d’une exploitation des ouvriers par d’hypothétiques patrons que celle d’une entre-exploitation ouvrière qui se manifeste dans le louage d’ouvrage. L’abolition du marchandage par le décret du 2 mars 1848, premier acte de la Commission du Luxembourg issue de la Révolution de février, répond aux formes les plus aiguës de cette entre-exploitation. La réaction libérale, qui se manifeste notamment dans les écrits de Thiers ou de Bastiat, conforte une pratique du marchandage perdurant jusqu’à la fin de ce siècle. Trois cas permettent d’en indiquer la présence et l’extension dans la seconde moitié du xixe siècle.
11Le premier est celui de la commandite ouvrière, notamment, dans le secteur de l’imprimerie, et plus spécifiquement de la presse. Les métiers de l’imprimerie font souvent figure de précurseurs pour un syndicalisme capable de défendre des tarifs. Mais parallèlement au succès de cette organisation professionnelle en matière de tarif, la revendication de la commandite ouvrière tend à prendre une place croissante à la fin du xixe siècle :
La commandite, en typographie, est un système de travail qui consiste à réunir quelques ouvriers en équipe, pour leur confier la composition de certains travaux déterminés, principalement des journaux quotidiens ou périodiques et des livres. Cette équipe, dirigée par un metteur en page, se répartit la besogne avec un minimum de production quotidienne imposé à chacun de ses membres ou associés. Une fois l’ouvrage achevé, ou au bout de la semaine, le travail exécuté est évalué au tarif en cours et le produit en est réparti également entre tous les membres de l’équipe10.
12Au-delà des formes de rémunération, la commandite indique une forme de contrôle ouvrier sur l’embauche que l’on retrouve dans le cas des dockers11.
13Face à cette figure heureuse du salaire à la pièce, la situation des midinettes, ces couturières à domicile qui approvisionnent notamment à la fin du siècle les rayons des grands magasins, relève de ce que l’on nomme le sweating system. Le marchandage prend les traits d’une exploitation sauvage, par une sous-traitance en cascade, qui échappe à toute maîtrise :
Des ouvriers « à façon » se chargent de toute une livraison, par exemple, de vêtements. Le prix est fixé à la pièce. Le [grand] magasin fournit tout, drap, doublure, jusqu’aux aiguilles. Reste la main-d’œuvre. Les façonniers utilisent des ouvriers à la journée, qu’ils embauchent sous le nom de compagnons et paient eux-mêmes. Quelquefois, ils vont jusqu’à remettre tout ou partie de leur ouvrage à d’autres ouvriers à la tâche ou à la pièce qui prennent le nom de sous-marchandeurs12.
14Le genre a son importance dans la division du travail, avec ces middle men qui, selon Béatrice Webb13, profitent de leur situation pour obtenir les faveurs des travailleuses.
15Le marchandage ne se limite pas au travail à domicile. Il se retrouve également dans les mines – il est longuement décrit dans Germinal – et les activités industrielles, comme le montre le scandale qui touche une usine sidérurgique de la Haute-Loire en 1901-190214. Dans cette usine, un inspecteur du travail découvre en 1901 un enfant mineur dans les locaux après minuit, ce qui contrevient à la loi de 1892 interdisant le travail de nuit des femmes et des enfants. Le directeur de l’établissement tente alors de dégager sa responsabilité pénale en avançant le fait que l’enfant a été embauché par un de ses ouvriers présentés comme un « tâcheron ». Mais, en 1902, la Cour de cassation tranche en déclarant responsable le directeur de l’usine. Cet arrêt montre la difficulté de limiter la durée du travail des enfants, quand la division du travail est encastrée dans la famille, mais aussi le tournant vers une responsabilité de celui qui va être présumé employeur.
Le salaire à la pièce comme rémunération du travail
La découverte du travail
16On peut penser que le travail hante le xixe siècle, à travers la pensée socialiste et les projets politiques, qui s’exposent par exemple dans l’Organisation du travail de Louis Blanc dans les années 1840. Mais il tend à devenir véritablement une catégorie sociale au cours de la dernière décennie du siècle, à partir de la création du Conseil supérieur, puis de l’Office du travail en 189115, pour lequel la catégorie de travail permet d’intégrer les diverses activités productives en les rapportant notamment à des modalités telles que la durée et le salaire. Tous les secteurs sont alors balayés, de la grande industrie à la « petite ». Il me semble que l’enjeu est de traquer la réalité du travail et plutôt du travail salarié, en traduisant des faits et des pratiques qui se comprenaient jusque-là par la référence au louage d’ouvrage.
17Cette démarche se tourne en perspective réformiste avec Arthur Groussier, lorsqu’en 1898 celui-ci présente un projet de Code du travail, qu’il a constitué à partir d’une refonte des règles existantes et l’adjonction d’éléments issus du programme socialiste. Avec ce projet, le travail, comme objet d’un contrat, est présenté par Groussier comme : « Toute occupation manuelle et intellectuelle par laquelle une personne concourt à la production, l’extraction, le façonnage, la transformation, le transport, l’emmagasinement ou la vente de matières et de produits16. » Ce projet se prolonge par la création d’une commission de codification des lois ouvrières et de prévoyance sociale par Alexandre Millerand, dont va naître le Code du travail.
Le contrat de travail
18Dans ce processus institutionnel, le projet de loi sur le contrat de travail élaboré par la Société d’études législatives entre 1904 et 1908 constitue une étape importante pour fixer la portée d’un terme qui fait une entrée subreptice dans le livre I du Code adopté en 1910.
19L’article premier est de ce point de vue éloquent :
Article Premier
Le contrat de travail est le contrat par lequel une personne s’engage à travailler pour une autre qui s’oblige à lui payer un salaire calculé, soit à raison de la durée de son travail, soit à proportion de la quantité ou de la qualité de l’ouvrage accompli, soit d’après toute autre base arrêtée entre l’employeur et l’employé.
Ne sont pas soumis aux dispositions du présent titre les contrats passés par les personnes qui offrent leur travail non à un ou plusieurs employeurs déterminés, mais au public17.
20Le contrat de travail regroupe deux des contrats visés par le louage d’ouvrage, le louage d’ouvrage à prix-faits et le louage de services, pour ne voir dans ces deux contrats que deux formes de rémunération en contrepartie d’un « travail ». De plus, il en résulte un partage nouveau entre le contrat de travail, applicable au salarié, et le contrat d’entreprise, qualifiant la situation de celui qui vend son travail « au public ».
21En posant le contrat de travail comme engagement d’une personne à travailler pour un employeur, le projet de la Société n’exclut pas a priori la possibilité du marchandage sous la forme du « contrat d’équipe », nommé également « commandite industrielle » qui fait l’objet d’un rapport en 190718. Mais il établit l’engagement individuel de chaque membre de l’équipe à l’égard de l’employeur/chef d’entreprise, sous l’autorité éventuelle d’un chef présumé « mandataire du chef de l’entreprise ». Il permet en quelque sorte de convertir le contrat d’équipe en une somme de contrats individuels de travail, partant du constat de l’importance ce contrat, notamment dans les mines, la verrerie, la carrosserie, les fabrications de machines, la construction navale ou la typographie. Le contrat d’équipe se réduit à une forme spécifique de rémunération, sans que le chef d’équipe ne s’interpose entre le chef d’entreprise, comme employeur, et les salariés individuels.
Le salaire à la pièce face à la réglementation de la durée du travail
Les midinettes en guerre
22Objet des débats juridiques qui conduisent à l’adoption du livre I du Code du travail en 1910, le contrat de travail pénètre davantage les pratiques avec l’organisation d’une économie de guerre impliquant une production à grande échelle pour alimenter le front. Les formes les plus extrêmes du sweating system sont également remises en cause avec la loi du 10 juillet 1915 instituant un salaire minimum pour les couturières à domicile19. Cette loi crée une première instance, le comité de salaires, déterminant le salaire horaire minimum. Une seconde instance, le comité professionnel d’expertise, détermine le temps de réalisation des articles confiés aux ouvrières à domicile, de manière à établir sur la base du salaire horaire initial un tarif des prix de façon applicable au travail à domicile. Le comité de salaires est « composé du juge de paix ou du plus ancien des juges de paix en fonctions au chef-lieu du département, président de droit, de deux à quatre ouvriers ou ouvrières et d’un nombre égal de patrons appartenant aux industries visées par la présente loi » (art. 33 f du Code du travail). Le comité d’expertise comprend des membres « choisis par la réunion des présidents et des vice-présidents de section des Conseils de prud’hommes fonctionnant dans le département. En l’absence de Conseils de prud’hommes, ils sont désignés par le Préfet » (art. 33 g). Les salaires minima et les tarifs établis par ces comités sont ensuite rendus obligatoires par un arrêté préfectoral. Cette loi prévoit également que « tout fabricant, commissionnaire ou intermédiaire, faisant exécuter à domicile les travaux ci-dessus visés, doit en informer l’inspecteur du Travail et tenir un registre indiquant le nom et l’adresse de chacune des ouvrières ainsi occupées » (art. 33 a). L’ouvrière doit alors remplir un bulletin à souche ou un carnet indiquant la nature des travaux effectués. Il revient également aux ouvrières et aux syndicats de veiller au respect des salaires minima et des tarifs par une action devant les Conseils de prud’hommes.
23Une loi du 11 juin 1917 complète celle de 1915, en organisant le « repos du samedi après-midi » dans l’« industrie du vêtement ». Elle est le fruit d’un autre mouvement de grève engagé par les ouvrières parisiennes, après la décision prise par les maisons de couture d’arrêter le travail le samedi après-midi sans compensation de salaire. La loi dispose que :
Pendant la durée de la guerre et tant qu’une loi générale ne sera pas intervenue, […] le repos pendant l’après-midi du samedi sera assuré aux ouvrières de tout âge dans des conditions déterminées, pour chaque profession et pour chaque région, en tenant compte des besoins du travail dans les diverses saisons, par des règlements d’administration publique, qui se référeront, dans les cas où il en existera, aux accords intervenus entre les syndicats patronaux et ouvriers de la profession et de la région [article premier].
24Ces deux lois représentent une révolution dans une profession soumise, jusque-là, à un processus de sous-traitance en cascade. Le commanditaire principal doit désormais être clairement identifié et tenu pour responsable du paiement des salaires, ce qui en fait un « employeur ». Les salaires ne sont plus aux pièces, ils prennent une forme horaire. Bref, les midinettes entrent dans l’âge du salariat. Mais il y a plus, les accords collectifs déterminant les niveaux minima de salaire et le temps de travail (repos du samedi après-midi sans perte de salaire, que l’on nomme également « semaine anglaise ») feront l’objet d’une réglementation publique garantissant leur application à l’ensemble des membres de la profession. Ainsi, les midinettes ouvrent la voie à ce que l’on va nommer l’« extension des conventions collectives20 ».
La journée de huit heures
25La découverte du contrat de travail se poursuit, une fois la Grande Guerre finie, avec la première véritable législation sur la durée du travail en 1919. Au cours du xixe siècle, la législation sur la durée du travail s’inscrivait dans une réglementation qui répondait à un souci de préserver les catégories sociales vues comme les plus exposées à la dégradation physique et morale pouvant résulter d’une durée excessive. Après la loi du 28 mars 1841 interdisant le travail des enfants, elle visait d’abord les femmes et les enfants travaillant dans des établissements industriels depuis la loi du 2 novembre 1892. Cependant, cette réglementation demeurait fréquemment extérieure à des activités productives dominées par le marchandage. Cela limitait largement le contrôle des directions d’établissement sur le travail des enfants et une durée du travail considérée comme secondaire par une population ouvrière visant un gain suffisant, en fonction de l’ouvrage réalisé.
26Avec le contrat de travail, la réglementation de la durée du travail prend une portée nouvelle en permettant de définir cet étrange objet de la transaction qui se noue dans le contrat de travail, le travail lui-même. Le travail apparaît comme une activité spécifique dans l’existence du travailleur, distincte des activités familiales et du loisir, comme en témoigne la revendication syndicale de la journée de huit heures, qui se fonde sur une vision large de l’existence, articulant les huit heures du travail à huit heures d’activités personnelles et à huit heures de repos. La loi du 23 avril 1919 instituant la journée de huit heures va donc marquer un tournant, dont le succès doit beaucoup à ce cadre de référence que constitue le contrat de travail. On s’explique dès lors mieux pourquoi « au fond, la loi de 1919 sur les huit heures semble avoir été la première loi sur le temps de travail à avoir été à peu près respectée21 ». La loi contribue à définir le travail comme une durée spécifique, en le situant dans un espace spécifique, qui apparaît dans l’article 6 modifié du livre II du Code du travail, l’établissement, pris comme unité de base de l’industrie ou de la profession.
27Si cette échelle de la profession ou de l’industrie apparaît comme le niveau pertinent de la négociation, c’est que l’on voit se dessiner un véritable questionnement sur les rapports entre temps de travail et salaire, qui, sans aller jusqu’à une équivalence temps-rémunération, ouvre une interrogation sur l’organisation du travail. La métallurgie fait figure de branche d’avant-garde dans l’application de la journée de huit heures, avec un accord national intervenu le 24 mai 1919. Cet accord22 fixe une durée de huit heures par jour pendant six jours, en prévoyant le repos du samedi après-midi par quinzaine. Le maintien des salaires y oblige à formaliser une équivalence temps-salaire qui donne lieu à de longs développements pour les « ouvriers travaillant aux pièces, aux marchandages ». La législation sur la journée de huit heures incite donc les acteurs de la branche à revenir sur la qualification juridique du lien qui les associe à un établissement, en ramenant le marchandage à une forme de rémunération incluse dans le cadre du contrat de travail. Cette orientation conforte l’intégration de la rémunération à la pièce dans des formules de salaires au rendement, en dessinant une forme de continuité entre le régime du marchandage et celui de l’organisation du travail23. Mais progressivement et par des voies diverses, le monde du travail industriel se familiarise avec une équivalence temps/salaire.
Conclusion
28Du salaire à la pièce au salaire au temps, il y a plus qu’une variation dans l’estimation du travail et de sa contrepartie en termes de rémunération. Il s’agit de savoir ce qu’il en est de l’existence même du travail aux yeux des acteurs concernés24. Dans la situation établie par le Code civil, l’ouvrage – et donc la pièce – prime le travail. La production se noue autour de la commande que le négociant adresse à un ouvrier et la rémunération de ce dernier se fonde sur le prix de la pièce. En partant du travail comme activité régulière d’un travailleur destiné à un employeur, le droit du travail change le regard sur les activités productives. Le salaire à la pièce devient une forme de rémunération, véritable contrepartie à l’accomplissement du travail qui tend à se définir comme une activité se déroulant en un temps, la durée légale du travail, et un lieu, l’établissement. Il doit dès lors prouver son caractère commensurable avec la durée établie, ce qui conduit à se demander si dans sa grammaire elle-même, le droit du travail ne tend pas vers le salaire au temps.
29L’évaluation du travail considéré dès lors comme performance, c’est-à-dire résultat obtenu en un temps donné, peut apparaître comme un retour de la pièce dans la rémunération. Mais il s’agit alors du salaire au rendement, ce qui nous sort de la catégorie du salaire à la pièce, pour nous plonger dans l’univers de la rationalisation.
Notes de bas de page
1 B. Mottez, Systèmes de salaire et politiques patronales. Essai sur l’évolution des pratiques et des idéologies patronales, Paris, CNRS, 1966.
2 « Le salaire aux pièces n’est rien d’autre qu’une forme transformée du salaire au temps, de même que le salaire au temps est la forme transformée de la valeur ou du prix de la force de travail », K. Marx, Le capital, Livre premier, Paris, Puf (Quadrige), 1993, p. 617.
3 Souligné par l’auteur.
4 K. Marx, Le capital, op. cit., p. 620.
5 A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales. Histoire, sciences sociales, 57/6, 2002, p. 1521-1561.
6 G. Deleuze, « Postscriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 240-247.
7 P. Lefebvre, L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, marché, France, fin xviiie-début xxe siècle, Paris, Puf (Sociologies), 2003.
8 Comme le montre l’Office du Travail dans Les associations professionnelles ouvrières, Paris, Imprimerie nationale, 4 vol., 1899-1904.
9 A. Cottereau, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les audiences prudhommales (1806-1866) », Le mouvement social, 141, octobre-décembre 1987, p. 25-59.
10 Office du travail, De la conciliation et de l’arbitrage dans les conflits collectifs entre patrons et ouvriers en France et à l’étranger, Paris, Imprimerie nationale, 1893, p. 514.
11 Voir infra la contribution de Michel Pigenet.
12 J. Allais, La question du marchandage, Épernay, Imprimerie du Courrier du Nord-Est, 1898, p. 10.
13 B. P. Webb, « Pour en finir avec le sweating system », Revue d’économie politique, 1893, p. 963-974.
14 A. Fontaine, avec la collaboration de C. Picquenard, Louage de travail. Contrat de travail. Relations entre employeurs et employés, Paris, Paul Dupont, 1903, p. 53.
15 I. Moret-Lespinet, L’Office du travail. La République et la réforme sociale (1891-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
16 A. Groussier et al., « Proposition de loi sur le Code du travail », Journal officiel, « Documents parlementaires », annexe 33, 13, 1898, p. 1424.
17 « Le projet de loi du Gouvernement et le projet de la Société d’études législatives », Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 507-508, souligné par l’auteur.
18 E. Depitre, « Rapport sur le contrat d’équipe », Bulletin de la Société d’études législatives, 1907, p. 173-179.
19 Voir infra, la contribution de Jérôme Gautié. Le contexte de la guerre, marqué par la commande publique et la découverte de l’inflation, suggère de replacer cette loi dans une esquisse de « politique de revenu » examinée par Michel Margairaz dans sa contribution infra.
20 C. Didry, Naissance de la convention collective. Débats juridiques et luttes sociales en France au début du xxe siècle, Paris, EHESS, 2002, p. 204 et suiv. Cette technique juridique d’extension va prendre la forme d’un arrêté ministériel pour les conventions de branche dans la loi du 24 juin 1936, voir infra la contribution de Laure Machu.
21 P. Fridenson, « La multiplicité des processus de réduction de la durée du travail de 1814 à 1932 : négociations, luttes, textes et pratiques », dans P. Fridenson, B. Reynaud (dir.), La France et le temps de travail, 1814-2004, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 67.
22 Présenté in extenso dans Le Temps daté du 29 mai 1919.
23 Sur cette affinité entre marchandage et formules incitatives de salaire, voir B. Mottez, « De l’ouvrier marchand de son travail à l’ouvrier au rendement », dans Systèmes de salaire et politiques patronales, op. cit., p. 69 et suiv. Cette évolution implique de s’interroger sur la signification du mot « patron », comme le montre Mottez.
24 C. Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016.
Auteur
Directeur de recherche en sociologie, CNRS, Centre Maurice Halbwachs.
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