L’âne de Giotto
Peut-on faire une histoire politique des peintres dans l’Italie du premier Trecento ?
p. 197-208
Texte intégral
1Vasari, source inépuisable d’anecdotes, raconte dans la vie de Giotto qu’un jour, le roi Robert d’Anjou, qui avait fait venir le peintre auprès de lui à Naples au début des années 1330, lui demanda de représenter le royaume de Naples :
Un jour, le roi le pria par caprice de peindre le royaume de Naples. Giotto, dit-on, représenta un âne bâté avec, à ses pieds, un autre bât neuf qu’il semblait convoiter en le flairant ; sur un bât reposait la couronne royale et sur l’autre le sceptre du podestat. Le roi lui demanda le sens de cette allégorie ; il répondit que l’âne était l’image du royaume de Naples qui chaque jour désirait un nouveau maître1.
2Il n’y a pas d’illusions à se faire quant à la véracité de l’anecdote, cependant elle nous importe ici par ce qu’elle dévoile de Vasari et de sa représentation de Giotto2. La vivacité d’esprit prêtée à ce dernier par toute la tradition littéraire renaissante depuis Boccace, qui correspond plus généralement à la figure de l’artiste dans la novellistique italienne de la Renaissance3, trouve à s’exprimer dans une œuvre et se double d’un discours allégorique et visuel sur la situation politique du royaume de Naples4. La représentation de l’âne va au-delà du propos convenu sur la versatilité de l’Italie méridionale, pour proposer également un jugement sur l’hésitation entre deux systèmes politiques, celui de la commune et celui du royaume. Il est bien commode de trouver une telle anecdote pour débuter une réflexion sur l’engagement politique des peintres du premier Trecento, toutefois il faut souligner d’emblée qu’elle est tout à fait isolée, non seulement chez Vasari, mais dans l’ensemble de la tradition littéraire et historiographique consacrée aux peintres du xive siècle au xvie siècle. L’âne de Giotto permet donc de lever le voile sur une dimension largement méconnue de l’activité picturale dans l’historiographie, celle qui consisterait pour un artiste à exprimer en image un propos politique personnel.
3On peut s’étonner de ce silence historiographique qui débute dès les premiers écrits sur la peinture. En effet, l’Italie dans laquelle s’épanouit la pittura nuova, du grand chantier d’Assise à partir des années 1280 jusqu’à la peste noire en 1348, est un espace fortement polarisé d’un point de vue partisan, qu’il s’agisse de l’affrontement des factions guelfes et gibelines ou des confrontations entre pouvoir communal traditionnel et pouvoir seigneurial en plein essor5. Le développement de la commande picturale s’inscrit donc dans un contexte éminemment politique, qui prolonge des usages de l’image antérieurs et bien connus, comme celui de la peinture infamante, de sorte que la fonction politique de la peinture, des fresques du Latran au Bon gouvernement de Sienne puis à l’activité politique des peintres siennois dans les années 1350, en passant par la peinture italienne pratiquée à Avignon, est une donnée majeure du premier Trecento6. Pour autant, constater l’existence d’une peinture politique signifie-t-il qu’il y a un engagement personnel des peintres ? Tout le paradoxe est là : l’histoire du développement d’une peinture politique dans un contexte partisan semble, à l’exception de traces minimes comme l’âne de Giotto ou les peintres magistrats siennois7, ne jamais croiser l’histoire de l’affirmation individuelle de l’artiste. Comme si l’émergence de l’artiste moderne n’avait aucun rapport avec la croissance des usages politiques de la peinture – ce qui reporte sur la figure du commanditaire l’ensemble de l’intentionnalité politique et programmatique de l’art. On sait pourtant que les peintres jouent un rôle majeur dans l’élaboration des programmes iconographiques, mais malgré tout, rien n’y fait : ce rôle est en général présenté comme purement instrumental et l’histoire des peintres s’écrit comme une histoire apolitique, à de très rares exceptions près. On voudrait essayer de s’interroger sur ce paradoxe d’une peinture politique pratiquée par des peintres qui sont supposés sans lien aucun avec les enjeux partisans de leur temps. L’approche est complexe : on n’a conservé aucun témoignage direct des peintres eux-mêmes, pour cette période, autre que leurs œuvres, mais non plus aucune source narrative parlant d’eux : elles sont toutes ou presque postérieures. Pire, on n’a parfois presque aucun document d’archives, et dans la mesure où l’immense majorité des œuvres n’est pas signée, il y a une grande hésitation sur la constitution même des corpus des principaux peintres de l’époque, qui, il faut le rappeler, ne sont que la partie émergée d’un iceberg constitué principalement par des œuvres anonymes. Il s’agit donc, pour résumer, d’étudier sans sources une question qui visiblement ne s’est pas posée. On tentera malgré tout l’essai, en essayant de croiser les deux seuls éléments qui sont à notre disposition : l’historiographie ancienne, en particulier Vasari, en y voyant moins la manifestation positive d’épisodes réels qu’une première mise en ordre du discours sur les peintres8, participant ainsi de la construction rétrospective de l’engagement ou du non-engagement ; et surtout, les œuvres elles-mêmes, en lien avec leurs commanditaires. En effet, on partira de l’hypothèse qu’une histoire des commanditaires et de la commande, telle qu’a pu récemment la mettre en pratique Julian Gardner9, permettant de reconstituer des trajectoires artistiques, est peut-être le meilleur indice de possibles inclinations partisanes de la part des peintres du début du xive siècle, même si, on le verra, ces éléments sont à manipuler avec précaution.
Peintres guelfes et peintres communaux
4Partons donc des quelques rares peintres sur lesquels il semble possible d’avancer quelques éléments. Parmi les peintres qui émergent dans la documentation à la fin du xiiie siècle, on peut distinguer d’abord les figures de Torriti et Cavallini, qui pourraient, pour autant qu’on le sache, appartenir à la même génération, à dix ans près. Le dossier de Torriti, peintre romain de la fin du xiiie siècle, est minimaliste, puisqu’on ne dispose d’aucun document d’archives le concernant. On ne connaît de lui que trois inscriptions servant de signature, sur les mosaïques de l’abside de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie-Majeure, et sur la tombe de Boniface VIII, et les historiens de l’art estiment par ailleurs avec vraisemblance qu’il a été actif sur le chantier d’Assise10. Ces éléments ne permettent que d’esquisser une silhouette, celle d’un peintre romain, dans tous les sens du terme, et même d’un peintre pontifical. À ce titre, il n’est pas très éloigné, à l’autre extrémité de la période envisagée ici, de Matteo Giovannetti, clerc qui peint pour les papes d’Avignon de 1343 à 1369 sans qu’on ait d’autres traces concrètes de son activité – même si, dans son cas, l’existence d’un texte de l’antipape gibelin Nicolas V, jouissant du soutien de l’empereur Louis de Bavière et adversaire de Jean XXII, lui conférant en 1328 un bénéfice, pourrait jeter une lumière plus trouble sur ses choix partisans durant ses premières années d’activité11.
5Si l’on revient au contexte de la fin du xiiie siècle, on peut également envisager la figure de Pietro Cavallini, qui est également très mal connu12. Un personnage portant ce nom figure sur un acte romain de 1273 sans qu’on puisse garantir son identité13. On a ensuite un document de 1279 qui signale un orfèvre du même nom qui travaille pour Matteo Orso Orsini : il est là aussi difficile d’affirmer absolument que c’était le même personnage que le peintre, mais c’est plausible, étant donné la multiplicité des activités artisanales des peintres de l’époque, et la fréquente proximité entre orfèvrerie et peinture14. Sa signature semble avoir figuré sur les mosaïques de Santa Maria in Trastevere, qui lui sont attribuées, et il a également certainement travaillé à Santa Cecilia in Trastevere, à San Giorgio in Velabro pour le cardinal Stefaneschi, et à Santa Maria in Aracoeli15. Enfin, les derniers documents le concernant sont des actes de la cour angevine de Naples en 1308 et 1309, qui témoignent de son activité de peintre au service de Charles II et surtout de Robert16. Cette trajectoire en pointillés se caractérise là aussi par l’importance de la commande romaine17, au sein de laquelle le milieu curial joue un rôle clé, mais s’ajoute un élément, celui de la cour angevine de Naples, alliée de la papauté au sein du parti guelfe en ce début de xive siècle. S’il est difficile de conclure à un véritable choix partisan de la part de Cavallini, du moins remarque-t-on la cohérence du réseau formé par ses commanditaires guelfes.
6La chose est encore plus claire si on considère le cas de Simone Martini. Comme j’ai essayé de le montrer dans une étude sur l’arrivée de Simone Martini à la cour pontificale d’Avignon où il finit sa carrière à la fin des années 1330 et au début des années 1340, ce déplacement auprès du nouveau siège apostolique marque la dernière étape d’un parcours d’une très grande unité, du point de vue des commanditaires18. La première grande réalisation de Simone, au début des années 1310, est la Maestà qui figure dans le palais communal de Sienne, à l’époque sous la domination du gouvernement des Neuf, d’orientation guelfe19. Il reçoit également une commande du roi de Naples Robert d’Anjou et réalise ainsi en 1317 le grand tableau représentant saint Louis de Toulouse et son frère Robert, au moment même de la canonisation de Louis. Simone travaille ensuite à Assise pour le cardinal Partino puis pour un certain nombre de couvents franciscains et dominicains de Toscane souvent directement liés au pouvoir pontifical. Le séjour avignonnais et les liens qu’il a noués avec de grands cardinaux italiens comme Napoleon Orsini ou Jacopo Stefaneschi paraissent donc découler de la même logique, celle d’un peintre qui, durant toute sa carrière, n’aura œuvré que pour des commanditaires du parti guelfe, et sans qu’on puisse avoir l’exemple d’une commande réalisée pour un patron gibelin. Ces éléments convergent dans la même direction : s’il est impossible d’affirmer que Torriti, Cavallini ou Simone Martini furent des peintres engagés dans le parti pontifical romain ou dans le parti guelfe, l’univers social auquel ils appartiennent est bien celui-là. Dans le cas de Torriti, son enracinement romain et la faiblesse de la documentation rendent impossible toute conclusion, mais pour Cavallini, et plus encore pour Simone Martini qui est un peintre très connu et relativement mobile, le choix systématique d’un réseau de commanditaires guelfe est du moins le signe d’une forme de fidélité et d’inscription dans un univers social et politique cohérent.
7Un second groupe de peintres pourrait être constitué de figures comme Duccio ou les frères Lorenzetti et, peut-être, Cimabue, si seulement on disposait de données fiables sur son parcours et son corpus. Duccio est un peintre d’origine siennoise, dont on trouve la première trace d’activité en 1278, et qui, dans les années 1280, semble avoir séjourné à la fois à Florence et à Assise20. Dans les années 1290, il paraît fonder une importante boutique à Sienne, et pendant plus de vingt ans, jusqu’à sa mort en 1318-1319, il est à la fois le principal pourvoyeur d’œuvres pour les marchands, les églises ou les couvents de Sienne et de ses environs, et le peintre le plus proche du gouvernement de la commune de Sienne, avant que cette position ne soit occupée par Simone Martini. L’horizon de Duccio, malgré une ouverture à Florence et Assise qui a joué un rôle fondamental du point de vue technique et esthétique, est donc communal, dans tous les sens du terme : à la fois l’institution, qu’il sert ; la société, qu’il alimente de ses œuvres ; et le mode d’organisation économique, dans lequel il s’insère par le biais de sa boutique, sans jamais travailler pour la cour. Les frères Lorenzetti montrent des parcours différenciés, mais qui ne sont pas sans rapport avec ce même ancrage21. Pietro travaille lui aussi à Assise dans les années 1320 mais son centre de gravité est siennois et communal22, ce qui est sans doute encore plus vrai d’Ambrogio, qui réalise la célèbre fresque du Bon Gouvernement23, célébration du gouvernement communal à une époque où un peintre comme Giotto, on va y revenir, décore les salles du palais royal de Naples ou de celui des Visconti à Milan, se faisant ainsi l’interprète de programmes politiques différents du projet siennois. Dès lors, si on a proposé de considérer les peintres comme Cavallini ou Simone Martini comme des peintres « guelfes », du moins par leur réseau de commanditaires, on serait ici tenté de désigner Duccio ou les Lorenzetti comme des peintres « communaux », ce qui ne veut pas dire que cette catégorie s’oppose à la précédente, mais qu’elle circonscrit plus spécifiquement un espace, une clientèle, une idéologie (assumée ou pas par le peintre, mais du moins traduite en image par son intermédiaire) et une organisation du travail (ce qui n’empêche pas des recoupements, par exemple entre la carrière de Simone et celle de Duccio).
Giotto, peintre « dégagé »
8Face à ces deux profils, notre dernière remarque sur Giotto à Naples et Milan pourrait en apparence conduire à proposer une autre catégorie, celle du peintre « seigneurial ». En fait, rien ne serait moins vrai. Il importe d’entrer dans le détail de la carrière de Giotto pour comprendre de quelle manière sa trajectoire prend un sens très singulier vis-à-vis de cette question d’un éventuel engagement partisan24. La tradition fait naître Giotto à la fin des années 1260 et lui attribue une formation florentine, en particulier auprès de Cimabue, ce qui est de plus en plus discuté, puisque la dimension romaine de la peinture de Giotto paraît fondamentale. Il semble prendre son autonomie sur le chantier d’Assise, même si en l’absence de documentation, on ne peut guère se prononcer. L’ensemble de ses séjours assisiates est sujet à caution, de même que les attributions exactes des œuvres de la basilique Saint-François, la seule certitude étant qu’il travaille à Assise. Il séjourne également à Rome, travaille peut-être pour Boniface VIII puis Clément V, mais aussi pour l’ordre franciscain, un peu partout en Italie centrale et jusqu’à Padoue. Son activité se développe aussi au service de grandes familles de marchands comme les Scrovegni à Padoue, ou les Bardi et les Peruzzi à Florence. Cependant, la diversité de ses commanditaires est encore bien plus grande. Il est au service de Pandolfo Malatesta à Rimini, mais aussi de la commune de Padoue pour décorer le palais communal durant les mêmes années, ou plus tard de la commune de Florence ; à la fin de sa carrière, on le retrouve au service du roi de Naples, le chef du parti guelfe d’Italie, mais il finit sans doute sa vie à la cour des Visconti de Milan, figures de proue du parti gibelin, et il a déjà, en d’autres occasions, œuvré pour des patrons gibelins. Comme l’écrit Julian Gardner, les commanditaires de Giotto couvrent tout le spectre possible de la commande picturale dans l’Italie du début du xive siècle25.
9On est aux antipodes des trajectoires précédentes : Giotto serait au contraire un modèle du peintre « dégagé », un mercenaire de l’art parcourant l’Italie au service du plus offrant, sans égard pour l’enjeu politique, servant alternativement communes et seigneuries, couvents et marchands, guelfes et gibelins. Cette mobilité semble pourtant familière, voire « normale », et c’est peut-être là que se trouve le nœud du problème. Le parcours de Giotto, en effet, n’a rien de typique parmi les peintres de sa génération, au contraire. Son contre-exemple rend plus significatifs encore les deux premiers types de peintre évoqués : il est probable que l’engagement d’un peintre dans un parti, dans un réseau, quels que soient le motif et le degré d’adhésion réel de ce dernier, soit la situation la plus courante dans le premier Trecento. Au sein de ces réseaux, on peut même souligner plus spécifiquement la place centrale du monde guelfe, qu’il s’agisse de la position de Florence ou de la Sienne des Neuf, de la commande pontificale ou de celle des Franciscains conventuels, sans oublier la place des Angevins de Naples. La nouvelle peinture qui prend son essor entre Rome, Assise et la Toscane dans le dernier tiers du xiiie siècle est-elle guelfe ? Il est difficile, à ce point du raisonnement, d’éviter cette interrogation – même s’il est également difficile d’y répondre. On peut tout d’abord considérer un simple hasard géographique : le berceau de cette nouvelle culture visuelle correspond, dans la chronologie indiquée, à un espace sous influence guelfe, même si, localement, les choses sont toujours beaucoup plus complexes. On peut également s’interroger sur le redoublement de cette prédominance géographique avec une situation documentaire : rares sont les peintres dont on peut vraiment reconstruire l’œuvre et le parcours pour une époque aussi haute, et la documentation notariale urbaine, les comptes siennois ou les archives pontificales offrent un point de vue biaisé qui met en lumière leur commande picturale. Reste enfin une interrogation trop générale et trop complexe pour recevoir une solution simple, mais qui mérite d’être mentionnée : pour des raisons qui tiennent à la maturité de leur communication politique, mais aussi à leur familiarité avec une théologie et une pédagogie de l’image, y aurait-il, à ce moment clé de l’histoire de la peinture, une affinité élective entre le parti guelfe, et plus largement, le parti de l’Église, et la commande picturale ? Cette hypothèse irait dans le sens des éléments déjà soulignés par Agostino Paravicini Bagliani sur le xiiie siècle ou le début du xive siècle, par exemple, le jubilé de 1300, et que j’avais repris dans une étude sur le rôle de la papauté dans la genèse du portrait individuel réaliste, comme forme esthétique mais aussi comme outil de communication26. Sans aller plus loin dans cette dernière direction, on peut souligner qu’il existe bien des traces d’une histoire politique des peintres du Trecento, ce qui n’est finalement pas surprenant27.
10Cela pose en revanche une autre question : si l’inscription dans un monde partisan a pu jouer un rôle dans la carrière des peintres, pourquoi cette dimension a-t-elle été largement passée sous silence ? Il faut, pour le comprendre, revenir à l’historiographie ancienne de la peinture et à la mise en forme qu’elle propose de cette période. En effet, nous n’avons pas de récit contemporain de l’activité des peintres de la première moitié du xive siècle, sinon des mentions extrêmement ponctuelles, comme celle de Dante sur Cimabue et Giotto. Il faut attendre Pétrarque pour avoir quelques éléments supplémentaires, qui restent très limités, ou encore Filippo Villani, qui est le premier auteur à proposer autour de 1380 une rapide mise en ordre chronologique de l’histoire de la peinture dans la première moitié du xive siècle dans l’une des sections de son Liber civitatis Florentiae famosis civibus28. Cette œuvre n’est d’ailleurs pas dénuée d’intention politique, puisqu’il s’agit de célébrer la grandeur de Florence à travers ses grands hommes, dans le contexte de l’humanisme civique de la fin du xive siècle. Il n’y a cependant guère de récit qui pose la question de l’engagement partisan des peintres, effacement de la question qui culmine chez Vasari.
11L’étude des Vies de Vasari qui correspondent à cette période conduit à une observation surprenante. À part l’anecdote sur l’âne de Giotto, on ne trouve presque aucune mention d’un caractère politique de la peinture ou du travail de peintre pour le xive siècle. L’étonnement est encore plus grand si on rapporte cette absence à la lecture d’une autre œuvre de Vasari, les Ragionamenti di Palazzo Vecchio, qui présente l’ensemble du programme pictural qu’il a réalisé lui-même à la gloire de Cosme de Médicis à partir de 155529. Tout l’objet du livre est de mettre en scène la relation entre le peintre, qui est aussi l’auteur, et le commanditaire, et on aura rarement lu avec autant de clarté l’exposition de la dimension profondément politique de la peinture renaissante et de ses acteurs, y compris les peintres. Vasari n’est pourtant pas schizophrène : c’est qu’il s’agit de deux régimes discursifs très différents, l’un politique, l’autre historiographique, dans lequel il façonne l’image idéale du peintre renaissant. À ce titre, son insistance sur la figure de Guido Tarlati, l’archevêque gibelin d’Arezzo dans les années 1320, est paradoxalement révélatrice30. Alors que Vasari ne dit à peu près rien de la dimension ecclésiale, pontificale ou guelfe de la commande, qui domine l’essentiel des biographies qu’il rédige pour la fin du xiiie et le début du xive siècle, son seul vrai portrait de commanditaire concerne un gibelin31. Giotto aurait été sollicité pour dessiner son tombeau et se serait exécuté, laissant à des sculpteurs siennois le soin de la réalisation – et pour une fois, Vasari détaille avec complaisance l’iconographie politique du monument funéraire, comme s’il parlait de ses propres fresques au palais communal de Florence. On retrouve Guido Tarlati dans la vie de Buffalmaco, héros d’un épisode repris du novelliste Sacchetti, présenté comme plein d’esprit, généreux et doté d’une grande vision politique32. Pietro Lorenzetti a également travaillé pour Tarlati, et Vasari fait même de Simone Martini, sans qu’on ait aucune œuvre ou autre témoignage qui le confirme, l’un des peintres employés par l’archevêque. Sans doute la figure haute en couleur de Tarlati, relayée par Sacchetti, a-t-elle pu attirer l’attention de Vasari. Mais on peut tout de même s’interroger sur la place qui lui est consacrée : il n’y a à peu près aucune notation politique dans les vies du début du Trecento, sauf celle-ci, qui concerne un cas à rebrousse-poil de la commande dominante. Cela pourrait être le parachèvement d’une stratégie narrative, sans doute en grande partie inconsciente, conduisant à faire des Vies une mécanique de dépolitisation des peintres, voire de la peinture. L’engagement partisan est systématiquement voilé ou aplani – et ce serait finalement la fonction narrative du gibelin Tarlati, dont la figure vient compenser tant de commanditaires guelfes, repoussés à l’arrière-plan, d’y contribuer. Il s’agirait d’écrire des biographies sans aspérités politiques, et des trajectoires qui pouvaient indifféremment aller des guelfes aux gibelins, des communes aux seigneurs. De manière révélatrice, quand Vasari parle de l’intérêt du pape pour Giotto, il le considère comme purement esthétique, sans qu’à aucun moment la finalité politique de ses œuvres, comme la Navicella, ne soit jamais signalée33.
12Cette perspective dépolitisée n’est pas une invention de Vasari. Relecture de l’activité des peintres du xive siècle, elle ne s’en appuie pas moins sur un fondement historique, le parcours de Giotto, qui a sans doute été le premier peintre à pousser aussi loin la multiplication des commanditaires, dans un espace géographique très étendu, même s’il garde une identité et un centre de gravité liés à Florence. Pour Giotto, l’acte de peindre ne semble pas politique. C’est aussi à cette aune qu’il faut mesurer la fameuse « modernité » de Giotto : cette diversification maximale des commanditaires, qui était nouvelle, est devenue la norme, d’autant que Vasari a érigé Giotto, à la suite de bien d’autres mais d’une manière définitive, en modèle de l’artiste moderne. L’opération faisant d’une stratégie minoritaire et originale le paradigme narratif de la carrière picturale a produit la fermeture à double tour d’un discours sur la peinture excluant le politique de son champ. Or ce geste inaugural a une portée fondamentale : en excluant la politique de ses biographies, de même qu’il le fait avec l’économie de la peinture (on n’a quasiment aucune allusion chez Vasari au système social, matériel et économique de la boutique et à l’atelier), Vasari fonde sur le mode du refoulement un modèle d’explication historique de l’art qui a durablement influencé l’histoire de l’art en tant que discipline. Ainsi, non seulement il paraît plausible de restituer des engagements politiques aux peintres italiens de la fin du xiiie et du début du xive siècle, même s’il ne faut pas surestimer la portée de ces engagements, qui peuvent correspondre davantage à l’affiliation à une faction, un camp ou un réseau qui fournit du travail plutôt qu’à une conception idéologique. Mais de plus, la réflexion sur l’effacement de cette dimension politique ouvre dans une nouvelle direction. Le voilement du potentiel politique de la peinture semble l’une des conditions d’émergence du discours moderne sur l’art. L’intentionnalité sous-jacente à l’image passe entièrement du côté du commanditaire, tandis que la dimension formelle de l’image devient le seul objet du travail artistique. L’esthétique renaissante grandit dans cet univers artificiellement neutralisé, dans lequel la matérialité ou la politique disparaissent au profit de la pure forme, l’artiste comme le commanditaire bénéficiant finalement de ce travail de dépolitisation de l’art.
Notes de bas de page
1 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. commentée sous la direction de A. Chastel, Arles, Actes Sud, 2005, 2 vol., ici vol. 1, p. 113 (Dicesi che gli fu fatto dal re dipignere per capriccio il suo reame, per che Giotto gli dipinse uno asino imbastato, che teneva a’ piedi un altro basto nuovo e, fiutandolo, faceva segno di desiderarlo ; e su l’uno e l’altro basto era la corona reale e lo scettro della podestà. Domandato dunque Giotto da ’l re, nel presentargli questa pittura, de ’l significato di quella, rispose tali i sudditi suoi essere e tale il suo regno, nel quale ogni giorno nuovo signore desideravano).
2 H. B. J. Maginnis, « Giotto’s World through Vasari’s Eyes », dans A. T. Ladis (éd.), Giotto as a Historical and Literary Figure : Miscellaneous Specialized Studies, New York, Garland, 1998, p. 159-182 ; A. T. Ladis (éd.), Giotto as a Historical and Literary Figure…, op. cit.
3 P. Boucheron, « Un mauvais geste de Dello Delli : les marques de la prééminence sociale entre artistes (Italie, xve-xvie siècles) », dans J.-P. Genet (dir.), Marquer la prééminence sociale, Paris/Rome, Publications de la Sorbonne/École française de Rome, 2014, p. 259-282.
4 E. T. Falaschi, « Giotto : the Literary Legend », dans A. T. Ladis (éd.), Giotto as a Historical and Literary Figure…, op. cit., p. 109-135.
5 G. Milani, I comuni italiani : secoli XII-XIV, Rome, Laterza (Quadrante Laterza, 126), 2005.
6 G. Ortalli, La pittura infamante nei secoli XIII-XVI, Roma, Viella (La storia. Temi), 2013 ; A. Paravicini Bagliani, « Bonifacio VIII, l’affresco di Giotto e i processi contro i nemici della chiesa : postilla al giubileo del 1300 », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 112, 2000, p. 459-483 ; P. Boucheron, Conjurer la peur : Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013 ; R. M. Dessì, Les spectres du Bon Gouvernement : artistes, cités communales et seigneurs angevins au Trecento, Paris, Presses universitaires de France, 2017 ; ead., « Entre Sienne, Naples et Avignon au xive siècle : formes de la communication visuelle et circulation des peintres-magistrats », dans A. Lemonde, I. Taddei (éd.), Circulation des idées et des pratiques politiques (France et Italie, xiiie-xvie siècle), Rome, École française de Rome, 2013, p. 305-327 ; É. Anheim, « Un évangéliste sur les bords du Rhône : la figure de saint Jean à la cour pontificale d’Avignon au milieu du xive siècle », dans C. Caby, R. M. Dessì (éd.), Humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie du xiiie au début du xvie siècle, Turnhout, Brepols, 2012, p. 121-171.
7 R. M. Dessì, « Entre Sienne, Naples et Avignon au xive siècle… », art. cité.
8 J.-P. Antoine, « Les Vies de Vasari, l’histoire de l’art et la “science sans nom” des cas », dans J.-C. Passeron, J. Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005, p. 171-199 (Enquête 4).
9 J. Gardner, Giotto and his Publics : three Paradigms of Patronage, Cambridge (MA), Harvard University Press (The Bernard Berenson Lectures on the Italian Renaissance), 2011.
10 A. Tomei, Iacobus Torriti pictor : una vicenda figurativa del tardo Duecento romano, Rome, Argos, 1990, voir en particulier p. 13 et suiv. sur la question des sources ; M. Boskovits, « Jacopo Torriti : un tentativo di bilancio e qualche proposta », dans Scritti per l’Istituto Germanico di Storia dell’Arte di Firenze, Florence, Le Lettere, 1997, p. 5-16 ; M. Andaloro, « Iacopo Torriti : il cantiere, l’artista, il percorso d’immagine », dans M. M. Donato (éd.), L’artista medievale : atti del Convegno internazionale di studi, Modena, 17-19 novembre 1999, Pise, Scuola Normale Superiore, 2008, p. 145-156.
11 É. Anheim, « Un atelier italien à la cour d’Avignon : Matteo Giovannetti, peintre du pape Clément VI (1342-1352) », Annales HSS, 3, 2017, p. 703-735 ; id., La Forge de Babylone : pouvoir pontifical et culture de cour sous le règne de Clément VI (1342-1352), Paris, École pratique des hautes études (IVe section), 2004 ; E. Castelnuovo, Un peintre italien à la cour d’Avignon : Matteo Giovannetti et la peinture en Provence au xive siècle, Paris, Montfort (Imago mundi), 1996.
12 A. Tomei, Pietro Cavallini, Cinisello Balsamo/Milan, Silvana, 2000 ; P. Toesca, Pietro Cavallini, Londres, Oldbourne, 1960 ; M. Boskovits, « Proposte (e conferme) per Pietro Cavallini », dans Roma anno 1300, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1983, p. 297-329.
13 A. Tomei, Pietro Cavallini, op. cit., p. 11.
14 Ibid., p. 12.
15 Ibid. ; P. Hetherington, « Pietro Cavallini, Artistic Style and Patronage in Late Medieval Rome », The Burlington Magazine, 114, 1972, p. 4-10 ; M. Schmitz, Pietro Cavallini in Santa Cecilia in Trastevere : ein Beitrag zur römischen Malerei des Due- und Trecento, Munich, Hirmer (Römische Studien der Bibliotheca Hertziana, 33), 2013.
16 P. Leone de Castris, Pietro Cavallini : Napoli prima di Giotto, Naples, Arte’m, 2013.
17 P. Hetherington, « Pietro Cavallini, Artistic Style… », art. cité.
18 É. Anheim, « Simone Martini à Avignon : une histoire en négatif ? », dans E. Brilli, L. Fenelli, G. Wolf (éd.), Images and Words in Exile : Avignon and Italy in the First Half of the 14th Century, Florence, Sismel/Edizioni del Galluzzo, 2014, p. 365-380 ; P. Leone de Castris, Simone Martini, Arles, Actes Sud, 2007.
19 Ibid. ; A. Bagnoli, La Maestà di Simone Martini, Cinisello Balsamo/Milan, Silvana, 1999.
20 A. Bagnoli et al., Duccio : alle origini della pittura senese, Cinisello Balsamo/Milano, Silvana, 2003 ; G. Ragioneri, Duccio : catalogue complet des peintures, Paris, Bordas, 1992 ; F. Deuchler, Duccio, Milan, Electa, 1984.
21 C. Frugoni, Pietro e Ambrogio Lorenzetti, Florence, Le Lettere, 2002 ; M. Boskovits, « Considerations on Pietro and Ambrogio Lorenzetti », Paragone, 37, 1986, p. 3-16.
22 M. Becchis, Pietro Lorenzetti, Cinisello Balsamo/Milan, Silvana, 2012 ; C. Volpe, Pietro Lorenzetti, Milan, Electa, 1989 ; H. B. J. Maginnis, « Pietro Lorenzetti : a Chronology », The Art Bulletin, 66, 1984, p. 183-211.
23 P. Boucheron, Conjurer la peur…, op. cit.
24 J. Gardner, Giotto and his Publics…, op. cit. ; S. Romano, La O di Giotto, Milan, Electa, 2008 ; L. Bellosi, La pecora di Giotto, Turin, Einaudi (Saggi), 1985 ; F. D’Arcais, Giotto, Arles, Actes Sud/Motta, 2001 ; D. Thiébaut (dir.), Giotto e compagni, catalogue d’exposition (Paris, Musée du Louvre, 18 avril-15 juillet 2013), Paris/Milan, Louvre/Officina libraria, 2013.
25 J. Gardner, Giotto and his Publics…, op. cit.
26 A. Paravicini Bagliani, « Bonifacio VIII, l’affresco di Giotto… », art. cité ; id., « Boniface VIII and his Self-Representation : Images and Gestures », dans The Four Modes of Seeing : Approaches to Medieval Imagery in Honor of Madeline Harrison Caviness, Londres, Routledge, 2009, p. 404-418 ; id., « Boniface VIII en images : vision d’Église et mémoire de soi », dans D. Olariu (dir.), Le portrait individuel : réflexions autour d’une forme de représentation, xiiie-xve siècles, Berne, Lang, 2009, p. 65-82 ; id., « Art et autoreprésentation : la figure du pape entre le xie et le xive siècle », Perspective, 1, 2012, p. 95-114, 201-205 ; É. Anheim, « I ritratti dei papi tra Roma e Avignone », dans A. Pardo (éd.), Arnolfo di Cambio e la sua epoca : costruire, scolpire, dipingere, decorare, Rome, Viella, 2007, p. 231-238.
27 R. M. Dessì, « Entre Sienne, Naples et Avignon au xive siècle… », art. cité.
28 M. Baxandall, Les Humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Paris, Seuil (Des travaux), 1989.
29 K. Eisenbichler (éd.), The Cultural Politics of Duke Cosimo I de’Medici, Aldershot, Ashgate, 2001 ; P. Tinagli, « Claiming a Place in History : Giorgio Vasari’s “Ragionamenti” and the Primacy of the Medici », dans K. Eisenbichler (éd.), The Cultural Politics…, op. cit., p. 63-76 ; R. J. Crum, « Lessons from the Past : the Palazzo Medici as Political “Mentor” in Sixteenth-Century Florence », dans K. Eisenbichler (éd.), The Cultural Politics…, op. cit., p. 47-62.
30 A. Barlucchi, « Note sulla signoria aretina del vescovo Guido Tarlati (1321-1327) », dans A. Zorzi (éd.), Le signorie cittadine in Toscana : esperienze di potere e forme di governo personale (secoli XIII-XV), Rome, Viella, 2013, p. 169-183 ; F. Canaccini, « Sia gloria al vescovo guerriero ! Il cenotafio di Guido Tarlati », Medioevo, 232, 2016, p. 66-77 ; V. Conticelli, « “Una sepoltura ricchissima e quanto più si potesse onorata” : osservazioni sul cenotafio di Guido Tarlati nel duomo di Arezzo », dans A. Galli (éd.), Arte in terra d’Arezzo : il Trecento, Florence, Edifir, 2005, p. 179-189 ; G. Pelham, « Reconstructing the Programme of the Tomb of Guido Tarlati, Bishop and Lord of Arezzo », dans J. Cannon, B. Williamson (éd.), Art, Politics and Civic Religion in Central Italy, 1261-1352, Londres, Routledge, 2000, p. 71-115 ; R. M. Dessì, Les spectres du Bon Gouvernement…, op. cit.
31 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres…, op. cit., vol. 1, p. 115.
32 A. Cherici, « Buffalmacco, Guido Tarlati, Agnolo e Agostino e la Porta di S. Angelo : una breve nota », Annali aretini, 2, 1994, p. 5-8.
33 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres…, op. cit., vol. 1, p. 110.
Auteur
Centre de recherches historiques, École des hautes études en sciences sociales
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