Conclusion
p. 221-229
Texte intégral
1L’Ecole doctorale de Paris 1 Panthéon-Sorbonne a voulu inscrire son colloque 2006 dans une tradition dont Jean-Philippe Genet a montré la genèse et la richesse. Nous avions eu le plaisir et l’honneur de participer, en 1983, lui comme moi, à une table ronde dont les actes furent publiés sous le même titre, Histoire et linguistique1, qu’un ouvrage fondateur de Régine Robin paru dix ans auparavant2. Ce rappel fut naïveté ou hommage, sans doute hommage, car les chercheurs encore jeunes qu’étaient la plupart des participants furent épaulés par des aînés dont la naïveté dans le domaine universitaire n’était pas la caractéristique essentielle, que ce fût Michel Pêcheux3 ou Pierre Vidal-Naquet.
2L’essentiel du projet et du résultat de ces travaux fut de montrer comment les historiens, en France notamment, sont restés attentifs aux nécessités de connaître les méthodes du travail linguistique, d’avoir une réelle connaissance des concepts de la discipline et une certaine pratique des instruments d’usage, technique nécessaire4 pour maîtriser le rapport à la langue de leurs sources et à celle de leur propre écriture. Chacun est conscient, par ailleurs, de ce que l’intégration de l’analyse de discours5 à la trame du travail historique puisque, c’est de cela qu’il est question pour l’essentiel, ne doit pas se limiter à l’instrumentaliser par l’usage mécaniste d’une sorte de boîte à outils6 qui pourrait suppléer, en lui donnant aspect scientifique, notamment par l’usage de chiffres, à « mesurer le texte7 », la capacité d’intuition d’un Roland Barthes écrivant avec une sorte de détachement passionné :
L’écriture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce caractère, visible déjà chez Marx, dont l’écriture reste pourtant en général explicative, a envahi complètement l’écriture stalinienne triomphante. Certaines notions, formellement identiques et que le vocabulaire neutre ne désignerait pas deux fois, sont scindées par la valeur et chaque versant rejoint un nom différent : par exemple, « cosmopolitisme » est le nom négatif d’« internationalisme » (déjà chez Marx). Dans l’univers stalinien, où la définition, c’est-à-dire la séparation du Bien et du Mal, occupe désormais tout le langage, il n’y a plus de mots sans valeur, et l’écriture a finalement pour fonction défaire l’économie d’un procès : il n’y a plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement, et la clôture du langage est parfaite, puisque c’est finalement une valeur qui est donnée comme explication d’une autre valeur ; par exemple, on dira que tel criminel a déployé une activité nuisible aux intérêts de l’État ; ce qui revient à dire qu’un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s’agit d’une véritable tautologie, procédé constant de l’écriture stalinienne. Celle-ci, en effet, ne vise plus à fonder une explication marxiste des faits, ou une rationalité révolutionnaire des actes, mais à donner le réel sous sa forme jugée, imposant une lecture immédiate des condamnations : le contenu objectif du mot « déviationniste » est d’ordre pénal. Si deux déviationnistes se réunissent, ils deviennent des « fractionnistes », ce qui ne correspond pas à une faute objectivement différente, mais à une aggravation de la pénalité. On peut dénombrer une écriture proprement marxiste (celle de Marx et de Lénine) et une écriture du stalinisme triomphant (celle des démocraties populaires) ; il y a certainement aussi une écriture trotskiste et une écriture tactique, qui est celle, par exemple, du communisme français (substitution de « peuple », puis de « braves gens » à « classe ouvrière », ambiguïté volontaire des termes de « démocratie », « liberté », « paix », etc.)8.
3Je suis particulièrement heureux de ce que Monique Goullet ait repris certaines des idées auxquelles je suis fidèle depuis des années en citant notamment un texte de Max-Peter Gruenais9 qui savait que « le réel ou la réalité n’est jamais que le terme d’un discours » et auquel elle donne pour répondant à distance Paul Ricœur. Je reste persuadé que, pour reprendre une formule de Pierre Vidal-Naquet, le fait « n’existe pas en dehors du sens et [que] ce sens n’apparaît qu’avec l’historien qui le lui donne10 », n’étant que le terme d’un discours continu inversé, produit d’une « génétique auto-justifîcatoire11 » qui donne valeur au propos. Je suis satisfait de voir que l’on admet sans réserve qu’il est dangereux de considérer les documents dont on dispose comme des sources en quoi puiser les éléments de son propre discours alors qu’ils ont toujours une fonction dont il faut rendre compte avant de prétendre les comprendre et pouvoir les transmettre. Si l’on s’en tient aux documents officiels notamment, on peut reprendre, à nouveau, un élément précieux du même texte de Roland Barthes qui touche, cette fois, au poétique, et attend l’avènement des analystes que nous essayons d’être :
Il n’est pas douteux que chaque régime possède son écriture, dont l’histoire reste encore à faire. L’écriture, étant la forme spectaculairement engagée de la parole, contient à la fois, par une ambiguïté précieuse, l’être et le paraître du pouvoir, ce qu’il est et ce qu’il voudrait qu’on le croie : une histoire des écritures politiques constituerait donc la meilleure des phénoménologies sociales. Par exemple, la Restauration a élaboré une écriture de classe, grâce à quoi la répression était immédiatement donnée comme une condamnation surgie spontanément de la « Nature » classique : les ouvriers revendicatifs étaient toujours des « individus », les briseurs de grève, des « ouvriers tranquilles », et la servilité des juges y devenait la « vigilance paternelle des magistrats » (de nos jours, c’est par un procédé analogue que le gaullisme appelle les communistes des « séparatistes »). On voit qu’ici l’écriture fonctionne comme une bonne conscience et qu’elle a pour mission de faire coïncider frauduleusement l’origine du fait et son avatar le plus lointain, en donnant à la justification de l’acte, la caution de sa réalité. Ce fait d’écriture est d’ailleurs propre à tous les régimes d’autorité ; c’est ce qu’on pourrait appeler l’écriture policière : on sait par exemple le contenu éternellement répressif du mot « Ordre ».
4Hors de la langue officielle, élaborée par l’effet d’une politique consciente12 et se figeant parfois en langue de bois13, il n’est pas non plus de source qui soit neutre dans ses effets non seulement illocutoires mais aussi perlocutoires en fonction de leurs contextes de production et de reprise par l’historien lui-même. Il ne faut pas oublier donc que Thucydide n’a pas été et ne doit pas être pris pour « un collègue14 » et que celui qui se fie aux images qu’il produit sans les connaître pour des ombres dont il faut inventer la lumière se met dans la situation des prisonniers de la caverne platonicienne.
5 Pour les textes que l’on peut imaginer être parfaitement transparents au lecteur savant, inventaires, listes de toute nature ou documents techniques, la difficulté d’interprétation n’est pas moins grande : il n’existe pas de système universel des catégories qui permettrait de croire à la capacité de recouvrement des univers léxématiques en des mondes différents, il ne faut pas imaginer qu’un mot puisse être aisément transcodable d’une langue dans une autre et qu’une terminologie pourrait obéir à un découpage objectif qui serait le même dans toutes les langues. Je ne résiste pas, c’est le privilège d’un auteur laissé libre de vagabonder par le caractère quelque peu conclusif en son intention programmatique de la contribution de Jean-Philippe Genet dans ce volume15, à citer, pour illustrer mon propos, un texte bien connu mais éclairant sur le point de savoir ce que peut être un ordonnancement quand il est celui de telle encyclopédie chinoise née de l’imagination de Borges :
Les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches16.
6Si Michel Foucault se prétend d’abord troublé par le résultat mis ainsi sur la table, c’est qu’il pense que « les hétérotopies (comme on en trouve si fréquemment chez Borges) dessèchent le propos, arrêtent les mots sur eux-mêmes, contestent, dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases », mais il semble bien que c’est pourtant l’autre que doit chercher à connaître l’historien sans préjuger de ce que peut être la syntaxe de son langage, sans s’imaginer qu’il est impossible qu’une énumération ne puisse se construire en abîme et distinguer comme une espèce particulière ceux qui sont « inclus dans la présente classification ». Il finit par faire accepter ce qu’il a compris dès l’origine, à savoir que :
[...] l’encyclopédie chinoise citée par Borges et la taxinomie qu’elle propose conduisent à une pensée sans espace, à des mots et à des catégories sans feu ni lieu, mais qui reposent au fond sur un espace solennel, tout surchargé de figures complexes, de chemins enchevêtrés, de sites étranges, de secrets passages et de communications imprévues ; il y aurait ainsi, à l’autre extrémité de la terre que nous habitons, une culture vouée tout entière à l’ordonnance de l’étendue, mais qui ne distribuerait la prolifération des êtres dans aucun des espaces où il nous est possible de nommer, de parler, de penser [et que] dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela.
7 Est-il plus facile de comprendre pourquoi Platon, dans le Politique, divise les bêtes vivant en troupeau en apprivoisées ou sauvages, les apprivoisées en animaux aquatiques ou de terre ferme, de terre ferme les animaux volants ou ceux qui marchent, ceux qui marchent en cornus ou non cornus, les non cornus en quadrupèdes ou bipèdes, et qu’il fonde sa réflexion sur les modes d’exercice du pouvoir sur ces prémisses dichotomiques ?
8Pour essayer de prolonger le débat sur la légitimité de notre volonté de donner à l’étude du langage toute sa place dans nos travaux, je rappellerai simplement qu’il en était ainsi aux origines de notre discipline et que les premiers auteurs dont nous pouvons revendiquer l’héritage en étaient pleinement conscients.
9Hérodote fut particulièrement attentif à la façon dont les mots naissent aux hommes. Il rend un hommage, néanmoins ambigu, au pharaon Psammétique pour avoir eu l’idée qu’il était possible de découvrir en écartant des enfants de toute source de langage humain une langue originelle17, mais surtout il se pose à de multiples reprises le problème de la pertinence des mots, essentiellement les noms propres, dont il analyse l’usage sans méconnaître la complexité de problèmes qu’il ne cherche pourtant pas à théoriser. Il explique comment les dieux n’avaient pas, pour les Pélasges, ancêtres des Grecs, de noms qui leur fussent propres18. Il traite, ce faisant, de l’éponymie, redoublement du désigné par le signifié19, qui les désignait tous ensemble mais ne pouvait désigner chacun d’entre eux dans la mesure sans doute où ils étaient dépourvus d’attributs spécifiques : les Pélasges appelaient les dieux « theoi » parce qu’ils savaient qu’ils « avaient organisé, thentes, le monde », étymologie de type cratylique proposée bien avant que d’autres de même nature furent attribuées à Socrate. Il sait que nul ne peut connaître l’onoma individuel en l’absence de révélation, comme le saurait aussi Socrate face à Cratyle20. Il peut donc conclure : « Ils sacrifiaient autrefois aux dieux toutes les choses qu’on peut leur offrir, et ils leur adressaient des prières ; mais ils ne les désignaient pas de façon particulière (éponymie) ni ne donnaient de nom (onoma) à aucun d’entre eux, car ils n’avaient jamais entendu leur nom. » C’est d’Égypte que seraient venus les noms dont ils se seraient servis par la suite avec l’accord de l’oracle de Dodone et dont les Grecs auraient hérité. Pour lui, que l’on accusa de trouver trop de vertus aux barbares21, comme pour Socrate, les dieux se contentent des noms qu’on veut bien leur donner à condition qu’ils leur plaisent22. Toute remise en cause de l’usage serait, donc, ridicule, comme le sait le Phèdre qui, dans la tradition des Homérides, se moque de ceux qui imaginent qu’Erôs pourrait pour ses pairs divins se nommer Ptéros (Celui qui a des ailes) car l’amour en donne aux amants23. La vérité éventuelle d’un nom n’est rien, en effet, au regard de sa capacité à permettre l’échange, et quand Socrate s’amuse à donner signification à des sèmes internes à chaque mot avant de tout déconstruire et renvoyer Cratyle au doute, il sait que c’est au spécialiste du dialogue (dialektikos) qu’il revient seul de contrôler la valeur des noms24. Hérodote s’en remet, pour sa part, à l’oracle de Dodone, seul lieu possible d’échange de paroles entre l’homme et son dieu.
10Il prolonge ce type d’analyse là où on ne l’attendrait pas nécessairement. L’un des problèmes qui l’intéresse est de comprendre comment des réalités d’apparente évidence, les trois continents, avaient reçu un nom qui, par un effet performatif immédiat, les avait fait accéder à l’existence25. La terre avait eu l’exclusivité de la dénomination et nulle division n’existait puisqu’il n’y avait pas de nom pour les parties éventuelles du bloc homogène qu’elle constituait, de même qu’il n’existait pas d’individu dans la tribu des Atarantes, troupeau d’anonymes indifférenciés et non pas société organisée26. Un ou plusieurs individus, en un temps indéterminé, auraient procédé à l’invention de ces noms désormais reconnus comme pertinents, donnant corps ainsi à de purs concepts. Strabon27 a, restant dans le droit fil de cette idée, donné une idée du processus de construction du langage géographique quand Hérodote se contentait de reconnaître son étonnement et son incapacité à en rendre compte. Les hommes des origines, n’ayant d’abord connu que leur petit monde assimilé au tout, auraient fini par percevoir l’existence de l’en-face, antikru, et lui donner un nom propre avant d’identifier leur propre territoire comme n’étant que la partie d’un ensemble, mécanisme ordinaire de l’individu ou du groupe qui se définit en tant que tel par la découverte de l’autre. Hérodote avait admis, à tout le moins, que la toponymie crée, à proprement parler, l’espace28 et reste consubstantielle à la perception qu’on en a, même quand, en arrière-fond, il évoque l’invariant géologique et qu’il s’amuse à faire remarquer que les cinq cours d’eau de Thessalie coulaient avant qu’ils n’eussent reçu un nom et que le fait que quatre rivières se jettent dans le Pénée rend leurs eaux anonymes alors qu’il les recueille et qu’il en est le mixte29.
11 Ce qui vaut pour la construction de l’espace vaut aussi pour le politique. Le sophiste Antiphon a bien compris qu’il avait fallu, pour que se construisent chaque cité ou ensemble national, que chacun « se fasse le barbare » de l’autre. Cette altérité naît d’un rapport d’incompréhension métaphoriquement présenté comme proprement langagière puisque, au sens propre, le « barbare » est celui qui parle un idiome incompréhensible au Grec30. Cela correspond bien à ce que l’on peut lire chez Thucydide, qui montre comment les groupes d’hommes primitifs nomadisaient en désordre en un monde sans limites tracées, qu’ils finirent par comprendre qu’ils pouvaient s’entendre31 en tant qu’Hellènes avant de se séparer pour vivre chacun de leur côté, développant des particularismes qui donnaient à chacun de leurs rassemblements une autonomie garante de liberté individuelle et collective32. Au nombre de ces particularismes étaient les dialectes, point sur lequel insiste Hérodote, car, contrairement à la tradition babélique33, la différenciation des parlers, dans l’ensemble de la langue grecque, était perçue de façon positive, le dialecte étant un élément identitaire essentiel34. Nombre de cités grecques, d’ailleurs, continuèrent d’en faire un usage exclusif pour la publication de documents juridiques ou, plus largement, politiques, notamment Cyrène encore au iie siècle de notre ère, alors que leurs habitants n’usaient plus, depuis longtemps, que du Grec commun (koinè)35 pratiqué partout depuis la mort d’Alexandre et la naissance des royaumes hellénistiques.
12Athènes eut une pratique différente. Dès la fin du ve siècle, la chancellerie avait abandonné la langue attique et cela contristait les conservateurs, hostiles à l’évolution d’une démocratie dont ils regrettaient qu’elle se fût trop ouverte au grand large, notamment l’auteur d’un pamphlet, De la république des Athéniens, le Pseudo-Xénophon connu comme le Vieil Oligarque36. Ce n’est pas cet aspect de la politique linguistique qui intéressa Thucydide mais la façon dont les rivalités des factions politiques, qui allaient déboucher sur de véritables guerres civiles à Athènes même, transformèrent les usages du discours dans les cités. Il fit ainsi remarquer, en évoquant les luttes des partis qui déchirèrent la ville de Corcyre puis de proche en proche toutes les autres37, que le langage s’y trouva modifié en profondeur car on changea la façon ordinaire de considérer les mots dans leur rapport aux faits qu’ils désignaient (eiôthuia axiôsis tôn onomatôn es ta erga), « l’audace irréfléchie devint le courageux soutien aux affidés, la prudence intelligente une lâcheté utile, la modération le masque du manque de courage... seul pouvait être tenu le discours de l’agressivité, toute contradiction devenant suspecte ». Il est bien sûr utile de se référer à ce passage d’un auteur emblématique38 pour se rendre compte de ce que l’analyse de discours peut fournir l’essentiel de la description d’une situation donnée. Il utilise le même procédé d’explication pour évoquer la façon dont fut installée, en 411, la première oligarchie athénienne quand ce fut le silence qui recouvrit la ville. Des jeunes gens avaient assassiné un démagogue connu, ils auraient fait disparaître d’autres citoyens39 comme la rumeur le faisait courir, suscitant un climat de terreur muette. Si l’Assemblée continuait de se réunir ainsi que le Conseil, personne, hors les conjurés, n’y prenait l’initiative de prendre la parole, leurs propos étant d’ailleurs contrôlés par une instance inconnue. Personne ne leur répondait, le peuple se taisant car personne ne savait si les conjurés n’étaient pas plus nombreux encore que ceux que l’on supposait complices ou que l’on connaissait pour l’être40. Le silence s’étendit, ainsi, à l’ensemble de la vie sociale, et la cité se dissolvit en une autre.
13Je ne prolongerai pas mon propos au-delà du raisonnable, je sais que la tenue même de notre colloque a témoigné, dans la diversité des approches et des perspectives, aussi bien temporelles que spatiales, de ce que nous considérons que notre relation nécessaire à la linguistique passe essentiellement par l’analyse de discours qui fournit les outils conceptuels nécessaires au développement de nos études et dont l’histoire même est instructive41. L’historien est, plus que tout autre auteur sans doute, l’être d’un discours nécessairement traversé « par la présence de l’autre » qui « rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet »42. Encore faut-il que le jeu de cette « co-présence43 » soit connu et maîtrisé. Nous avons, je crois, montré en cette session que c’était possible.
Notes de bas de page
1 P. Achard, M.-P. Gruenais et D. Jaulin (dir.), Histoire et linguistique, Actes de la table ronde, Paris, 28, 29, 30 avril 1983, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984.
2 Régine Robin, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.
3 Sur la carrière interrompue par la mort en 1983 de ce savant inventif mais malheureusement un peu passé de mode, voir D. Maldidier, « L’inquiétude du discours. Un trajet dans l’histoire de l’analyse du discours : le travail de Michel Pêcheux », Semen, 8, 1993 (http://semenrevue.org/1).
4 Les interventions d’André Salem, créateur de LEXICO3, n’ayant pu être reprises dans ce volume, ni celle de Serge Heiden, responsable désormais du projet Lexicométrie (http://textometrie.ens-lsh.fr), voir, pour une analyse technique de ce logiciel par des praticiens expérimentés, E. Bonin et A. Dallo, « HYPERBASE et LEXICO3, outils lexicométriques pour l’historien », Histoire et mesure, vol. XVIII, n° 3-4, 2003, p. 389-402.
5 P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002 ; J. Guilhaumou, « Où va l’analyse de discours ? Autour de la notion de formation discursive », Texto, juin 2004, disponible sur www.revue-texto.net/Inedits/Guilhaurnou_AD.html.
6 Voir J. Guilhaumou, « L’analyse de discours du côté de l’histoire. Une démarche interprétative », Langage et société, 121-122, 2007, p. 177-187 ; je reprends ici une idée exprimée p. 184.
7 Un numéro thématique de Histoire et mesure, vol. XVIII, n° 3-4, 2003, porte ce titre. « Mesurer un texte implique de remplacer la perception globale et singulière que l’on peut en avoir par un examen attentif du matériel lexical qui le compose », voir sur le site, http://histoiremesure.revues.org/index819.html, l’article de Jean-Philippe Genet et Pierre Lafon d’où je tire cette définition de la formule.
8 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 20.
9 P. Achard, M.-P. Gruenais et D. Jaulin (dir.), Histoire et linguistique, op. cit. n. 1, « Introduction », p. 3-10.
10 Ibid., « Constitution du fait en histoire », p. 191-199 (p. 198).
11 Je reprends à nouveau une formule de Max-Peter Gruenais, mort trop tôt, son intelligence lumineuse n’ayant pas fourni à la postérité assez de matériel écrit pour que sa mémoire soit suffisamment préservée.
12 M.-P. Gruenais (dir.), États de langue, Paris, Fayard, 1986.
13 F. Thom, La Langue de bois, Paris, Julliard, 1987 ; « Langues de bois ? », Mots. Les langages du politique, n° 21, décembre 1989.
14 Cette phrase utilise le titre d’un article essentiel de N. Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di storia, 12, 1980, p. 55-81 ; celle-ci a repris le thème en le développant dans « Thucydide a écrit la Guerre du Péloponnèse », Métis, 1, 1986, p. 139-161.
15 « Langue et histoire, des rapports nouveaux », supra, p. 13.
16 M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, préface, p. 7.
17 Hérodote, Histoires, 2, 2.
18 Hérodote, Histoires, 2, 52.
19 G. Genette, « L’éponymie du nom ou le cratylisme du Cratyle », dans Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976, p. 11-37 (repris de Critique 28, 1972).
20 Platon, Cratyle, 400d : « Nous ne savons rien au sujet des dieux, pas plus sur eux que sur le nom (onoma) qu’ils peuvent bien se donner entre eux, car, bien évidemment, ils se donnent entre eux leurs vrais noms. »
21 Plutarque, De la malignité d’Hérodote.
22 Platon, Cratyle, 400e, voir Philèbe, 12c.
23 Platon, Phèdre, 252b. Sur la « langue des dieux », voir F. Bader, « La langue des dieux : hermétisme et autobiographie », Revue des études grecques, 58, 1990, p. 3-26.
24 Platon, Cratyle, 390d.
25 Hérodote, Histoires, 4, 45. Il emploie le mot éponymie pour désigner l’imposition d’un nom, emploi courant et non technique du terme hors contexte spécifique.
26 Hérodote, Histoires, 4, 184.
27 Strabon, Géographie, 1, 4, 7.
28 C. Jacob, L’Empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992, p. 309 : « La toponymie préexiste au voyageur comme à l’auteur et au lecteur de la carte. »
29 Hérodote, Histoires, 7, 129
30 Lire une traduction et une analyse du traité d’Antiphon Sur la vérité dans B. Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.
31 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 1, 3.
32 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 1, 6.
33 C. Hagège, « Babel, du temps mythique au temps du langage », Revue philosophique, 4, 1978, p. 465- 479 : « L’unicité des langues, loin d’être une bénédiction dont les hommes sont soudain privés, est le handicap majeur à leur vocation [politique] », « cette langue unique dont les hommes veulent sceller la rassurante permanence entre les murailles de Babel, tel est bien l’obstacle à leur propre vocation ».
34 Voir C. Brixhe et G. Vottéro (dir.), Peuplements et genèses dialectales dans la Grèce antique, Paris-Nancy, Adra Nancy, 2006.
35 Voir C. Brixhe puis R. Hodot (équipe « Diversité géographique et sociolinguistique du grec ancien »), La Koiné grecque antique, série de travaux dont le tome I a été publié à Nancy en 1993 sous le titre second Une langue introuvable, le tome V Alternances codiques et changements de code est paru en 2004.
36 Qu’il me soit permis de citer ma note, « Langage et politique : réflexions sur le traité pseudo-xénophontique, De la République des Athéniens », Langage et société, 49, 1989, p. 25-41, la date de ce traité continue de faire question, en dernier lieu (à ma connaissance) ; S. Hornblower, « The “Old Oligarch” (Pseudo-Xenophon’s “Athenaion Politeia”) and Thucydides : a fourth-century date for the “Old Oligarch” ? », p. 363-384, dans P. Flensted-Jensen, T. Heine Nielsen et L. Rubinstein (dir.), Polis & Politics : Studies in Ancient Greek History Presented to Mogens Herman Hansen on his Sixtieth Birthday August 20, 2000, Copenhague, 2000. Cette dernière proposition est surprenante car une sorte de consensus existait pour penser que ce texte datait du dernier tiers du ve siècle, du début, ce que je crois vraisemblable, ou de la fin de la guerre du Péloponnèse, si elle était retenue, le traité pourrait être l’un des signes témoignant de ce que le ive siècle vit se développer une première réaction puriste préfigurant d’une certaine façon ce que serait, sous l’Empire romain, le mouvement atticiste.
37 N. Loraux, « Thucydide et la sédition dans les mots », Quaderni di Storia, 12, 1986, p. 95-134, on sait que pour cet auteur la guerre civile (stasis) est l’une des modalités essentielles de construction du lien politique (« Le lien de la division », Le Cahier du Collège international de philosophie, IV, 1987, p. 101-123). L’essentiel des textes traitant ce thème a été repris dans La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 2005.
38 Son œuvre, sa réflexion sur le métier d’historien appartiennent à l’horizon de toute lecture et de toute analyse sur l’époque et sur notre pratique, quel que soit le statut auctorial qu’on lui accorde. Voir n. 14.
39 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 8. 65.
40 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 8. 66.
41 F. Mazière, L’Analyse de discours, Paris, PUF, 2005.
42 T. Todorov et M. Bakhtine, Le Principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, p. 98.
43 G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 8.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011