Précédent Suivant

Chapitre 4. Géographie de l’enseignement de l’histoire du Maghreb en France

p. 69-77


Texte intégral

Des « orientalistes » aux historiens, retour sur un apogée

1Afin de souligner la fragilité des études maghrébines françaises en ce début du xxie siècle, il nous a paru nécessaire de partir de la situation qui prévalait durant le premier xxe siècle. Déjà abordée sous l’angle institutionnel, cette question sera ici brièvement évoquée à travers cette génération de pionniers, qui a conduit tant d’officiers, d’administrateurs et de fonctionnaires coloniaux vers le magistère métropolitain et surtout parisien. Au xixe siècle, la connaissance des sociétés d’Afrique du Nord s’élabore de manière autonome, pour les besoins de l’administration directe, et plus encore indirecte (Bureaux arabes et Affaires indigènes).

2Les premières générations d’orientalistes sont tributaires de la conquête militaire. Les officiers de la IIIe République, de solide formation intellectuelle aux humanités et aux langues, sont au premier rang. Le saint-cyrien Alfred Le Chatelier (1855-1929) est en poste en Algérie dès 1874, puis à Tanger à l’appel de Lyautey (1904). Spécialiste de sociologie musulmane, il est élu en 1902 à la première chaire sur les sociétés musulmanes au Collège de France. Plusieurs officiers des Affaires indigènes suivent sa trace. Robert Montagne (né en 1893) est l’archétype de l’officier qui se mue en homme de science au service des Berbères du Haut-Atlas, dont la société le fascine. À la génération suivante, deux officiers deviennent des chercheurs, puis des universitaires. Vincent Monteil (1913) et Raoul Girardet (1917), âgé de 49 ans à l’indépendance de l’Algérie, deviennent professeurs d’université (à Jussieu et à l’IEP), perpétuant cette tradition. D’autres officiers des Affaires indigènes, comme Louis-Jean Duclos pour la dernière génération, demeurent ensuite au CHEAM, où leur connaissance du terrain est précieuse.

3Parallèlement, des praticiens de l’administration coloniale avaient suivi un parcours analogue. Leur connaissance pointue des langues du Maghreb fait d’eux des hommes-ressource. Édouard Michaux-Bellaire (1857-1930) est le pionnier des études marocaines. En poste à Tanger dès 1884, ce fonctionnaire colonial devient le premier sociologue français du Maroc. En 1907, il succède à A. Le Chatelier à Tanger, à la tête de la Mission scientifique au Maroc. Peu avant sa mort, il publie un ouvrage capital pour l’administration coloniale, Les confréries religieuses au Maroc (1927). Son cadet de cinq ans, Maurice Gaudefroy-Demombynes (1862-1957), arabisant, islamologue et historien, est administrateur au service du protectorat.

4En Algérie, la connaissance de la société « indigène » par les administrateurs coloniaux est plus tardive, l’armée ayant longtemps, seule, occupé le Sud. Les administrateurs civils avaient peu d’intérêt pour les indigènes. À l’exception des colons isolés dans le bled, la pratique de la langue arabe ou du berbère était faible chez les Européens (moins de 10 % en Algérie). Augustin Berque (1884-1946) fut un pionnier. Né dans les Landes, il devient à 36 ans administrateur colonial en Algérie (1909-1945). Soucieux des devoirs de justice et de bonne administration qui lui incombent, il termine sa carrière comme directeur des Affaires indigènes au Gouvernement général à Alger. Il s’est peu à peu mué en islamologue, essayiste, arabisant et historien de l’Algérie musulmane.

5Il pousse son fils Jacques (1910) vers de hautes études supérieures. Ses diplômes en poche, celui-ci revient en Algérie. Contrôleur civil à 25 ans, J. Berque entame une carrière de vingt ans dans le monde arabe. Nommé au Maroc, il dénonce, dans un rapport, la « marche absurde », l’« aveuglement » et l’« inertie » du protectorat, si éloignés de l’orientation imprimée par Lyautey. Présenté le 1er mars 1947, ce rapport lui vaut d’être muté chez les Berbères du Haut-Atlas, dont il devient un des meilleurs connaisseurs. Élu en 1956 au Collège de France, il est l’un des trois grands islamologues français du siècle.

6À ces pionniers s’ajoutent une pléiade de jeunes intellectuels, normaliens, agrégés, linguistes et professeurs, qui constituent l’interface entre les jeunes Maghrébins de formation littéraire et la haute administration coloniale. Celle-ci n’a jamais répugné à faire venir en son sein les meilleures compétences au service de son « œuvre », comme si cette médiation pouvait arrondir les angles de la machine coloniale. Ce fut le cas des normaliens Émile Masqueray (1843-1894, professeur à Alger et pionnier de l’anthropologie des Berbères d’Algérie), René La Blachère (1853-1896, professeur à Alger dès 1880 et archéologue de l’Afrique ancienne), du géographe Émile-Félix Gautier (1864-1940, né en Algérie, à la différence de ses collègues), de Stéphane Gsell (1864-1932, agrégé d’histoire spécialiste de l’Afrique antique, successeur de Le Chatelier au Collège de France), puis de Lucien Paye (1907) et Roger Le Tourneau (1907), actifs en fin de période coloniale. Le poids des géographes et linguistes est déterminant, la plupart des historiens étant antiquisants. Le géographe Augustin Bernard (1865-1947) fait entrer l’Afrique du Nord à la Sorbonne. Parmi les linguistes, citons les frères Marçais, William (1872-1956, professeur de la médersa de Tlemcen au Collège de France) et Georges (1876-1962), fondateur de l’archéologie musulmane, puis directeur en 1935 de l’Institut d’études orientales. Quant à l’ethnologue berbérisant Émile Laoust (1876-1952), appelé au Maroc par Lyautey, il devient directeur de l’ESLADB à Rabat en 1913, puis de l’Institut des hautes études marocaines (IHEM). L’agrégé d’histoire Georges Hardy (1884-1972) œuvre à ses côtés de 1920 à 1925, avant d’être nommé recteur d’Alger de 1932 à 1937.

7Louis Massignon (1883-1962) appartient à une autre famille. Arrivé au Maroc à 21 ans, il est engagé depuis 1903 dans une thèse es lettres à la Sorbonne, Le Maroc dans les premières années du xviie siècle. Tableau géographique d’après Léon l’Africain (Alger, 1906). Renouant avec la foi catholique à 25 ans, il entame une thèse complémentaire sur le grand mystique musulman Al Hallaj (soutenue en 1922). Professeur au Collège de France de 1926 à 1954, le grand islamologue français œuvre au dialogue entre christianisme et islam. Ami de l’officier Charles de Foucault, il maintient après sa mort en 1916 la flamme d’un catholicisme de conciliation avec les musulmans.

8Dans ce paysage intellectuel colonial, le premier historien homo academicus à la française est Charles-André Julien (1891-1991), élu professeur d’histoire coloniale à la Sorbonne en 1947. La transmission postcoloniale de la connaissance de l’Afrique du Nord, de l’islam et de ses habitants lui doit beaucoup. Les grandes institutions associées à la colonisation ayant rompu la chaîne de la transmission et refoulé leur passé, la Sorbonne joue une partition de grande utilité. Ses héritiers directs sont Jean Ganiage, Ch.-R. Ageron, Jean-Louis Miège, André Nouschi, Annie Rey-Goldzinguer, Rémi Leveau, Magali Morsy, Abdallah Laroui. Par le biais de leurs étudiants, la majorité des spécialistes français et maghrébins d’histoire moderne et contemporaine de la colonisation et du Maghreb sont les héritiers de Ch.-A. Julien. L’exemple de l’école historique tunisienne suffit à le prouver. A. Nouschi, A. Rey et J. Ganiage ont formé la plupart des historiens de la Tunisie contemporaine : M. Hédi-Chérif, Kh. Chater, T. Ayadi, S. El Mechat, M. Kraïem, A. Mahjoubi, A. Larguèche, A. Ben Youssef…

9Si l’éclatement de la Sorbonne a durablement marginalisé le Maghreb contemporain, malgré l’action d’africanistes et d’historiens des relations internationales – comme J.-B. Duroselle (1917) –, cette tradition n’a jamais disparu. G. Ayache (1915), J.-Cl. Allain (1934), J. Bessis (1925), G. Pervillé (1948) ou M. Kenbib sont passés par leurs mains. En outre, P. Vilar et J. Droz ont complété leur action sur l’autre versant idéologique. Cet âge d’or a pourtant été de courte durée.

Treize historiens professionnels pour le Maghreb contemporain (2010)

10Dans les années 2000, peut-on parler d’une école historique française du Maghreb au présent, tant celle-ci paraît réduite et éclatée ? Les historiens qui alliaient maîtrise linguistique (langues berbères ou arabes), savoir-faire en sciences sociales et compétences historiques sur l’Afrique du Nord ont peu à peu disparu du paysage universitaire français. Les générations formées pendant la période coloniale, à l’instar de l’administrateur J. Berque ou du professeur Ch.-A. Julien, n’ont pas été remplacées. Leurs successeurs, historiens formés au feu de la guerre d’Algérie, puis dans la coopération, ont rarement forgé une œuvre aussi ambitieuse que les leurs.

11La guerre d’Algérie a constitué une telle césure dans l’histoire de la France contemporaine qu’elle est devenue, en elle-même, et par la recherche de ses causes (dérives coloniales, nationalisme algérien et postcolonial studies), l’objet principal de la recherche historique contemporaine, au détriment de l’objet « Afrique du Nord », coloniale, et plus encore post-coloniale. La période postérieure aux indépendances fut délaissée, offrant un large champ aux journalistes portés sur l’histoire du temps présent. La recomposition de la recherche française ne s’est pas traduite par une meilleure allocation institutionnelle et scientifique.

12L’« École d’Alger », dans sa double composante coloniale (tarie en 1962) et « pied-rouge »/coopérant, quitte l’enseignement supérieur dans les années 1995-2010, à de rares exceptions près, comme Omar Carlier, professeur d’histoire contemporaine du Maghreb à Paris 8. Même si certains professeurs émérites restent scientifiquement actifs, à l’instar de Daniel Rivet ou de Gilbert Meynier, ils ont cessé d’assumer l’enseignement et l’encadrement de la recherche. La transmission de l’histoire coloniale de l’Afrique du Nord et du Maghreb indépendant a été mal assurée. Et la rupture qui s’est produite, guerre d’Algérie mise à part, est loin d’avoir produit tous ses effets. En témoigne la courte liste d’historiens professionnels en poste dans le champ « Maghreb contemporain ».

13En 2010, on relève sept professeurs d’histoire contemporaine du Maghreb (Omar Carlier, Samya El Mechat, Jacques Frémeaux, Jean-Charles Jauffret, Daniel Lefeuvre, Guy Pervillé et Benjamin Stora), trois maîtres de conférences (Raphaëlle Branche, Jacques Cantier1 et Pierre Vermeren), et trois chargés de recherche au CNRS (Sylvie Thénault, Claire Mauss-Copeaux et Karima Dirèche-Slimani2). Sur ces treize historiens professionnels, sept sont spécialistes de la guerre d’Algérie ou de l’armée coloniale, quatre de l’Algérie coloniale (même si Karima Dirèche investit désormais l’après-1962), un de la Tunisie et un du Maroc. Autrement dit, ni la recherche, ni l’enseignement en histoire sur le Maghreb post-colonial ne sont assurés à l’université française. Benjamin Stora serait, au regard de ses travaux, le seul historien susceptible d’encadrer des thèses sur cette période. Il est heureux que certains collègues pallient ce manque3. Concernant la période coloniale, le départ de Daniel Rivet n’a pas été compensé sur le Maroc colonial, et la Tunisie n’est pas mieux traitée, puisque Samya El Mechat n’encadre pas de travaux d’histoire contemporaine.

14Au cours des années 2000, l’objet « guerre d’Algérie » est devenu prédominant au sein des études historiographiques maghrébines. Ainsi, le professeur de Paris 4 Jacques Frémeaux, né à Alger en 1949, axe l’essentiel de ses travaux sur l’histoire de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales. Jean-Charles Jauffret, professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence, venu de l’histoire militaire, s’intéresse à l’histoire du contingent pendant la guerre d’Algérie.

15Les deux héritiers de Ch.-R. Ageron, polarisés par l’histoire de la guerre d’Algérie et sa mémoire, sont les deux principaux prescripteurs de l’histoire de cette période. Guy Pervillé (né en 1948), professeur au Mirail (Toulouse), effectue un travail considérable sur l’Algérie coloniale, mais son objet de prédilection demeure la guerre d’Algérie, l’écriture de son histoire et les controverses qui lui sont attachées. Il s’est en outre adjoint l’appui d’un maître de conférences élu en 2003, Jacques Cantier (successeur de Djamila Minne-Amrane), qui a fait sa thèse sur l’Algérie sous le régime de Vichy. Mais celui-ci travaille sur l’histoire de la France contemporaine. À Paris 8, à l’INALCO, puis à Paris 13, Benjamin Stora, né à Constantine en 1950, est le seul historien professionnel en activité qui travaille sur l’ensemble du bloc « Algérie contemporaine », englobant l’Algérie coloniale, la société « indigène  » et le nationalisme, la guerre d’indépendance et l’Algérie indépendante, guerre civile des années 1990 comprise. Il a dirigé et encadre de nombreux doctorants en histoire de l’Algérie contemporaine, notamment sur la guerre d’Algérie et la société politique en Algérie.

16Omar Carlier, rentré d’Algérie au début des années 1990, maintient un pôle d’histoire de l’Algérie contemporaine à Jussieu (Paris 7), où il succède en tant que professeur à Claude Liauzu. Cet historien travaille et encadre essentiellement des travaux sur l’Algérie coloniale, bien qu’il ait une excellente (et très rare) connaissance de l’Algérie indépendante – et notamment de la langue arabe d’Algérie, dont il est un des rares praticiens. Il y a vécu plus d’un quart de siècle, jusqu’à son retour précipité par la guerre civile. Venu des sciences politiques (ses deux thèses ont été soutenues sous la direction de Jean Leca), il travaille sur les signes et les symboles de la vie politique au Maghreb (les images, les représentations, le vêtement) et sur la sociabilité dans la société coloniale (café, associations…).

17Quant à Daniel Lefeuvre, professeur à Paris 8 Saint-Denis (ex-Vincennes) en histoire de l’Algérie coloniale, s’il a une connaissance archivistique pointue de l’Algérie (archives d’Aix), il n’est pas familier du terrain algérien. Une controverse a d’ailleurs eu lieu entre B. Stora et lui-même, après sa publication en 2007 de Pour en finir avec la repentance coloniale, le premier déniant à D. Lefeuvre la possibilité d’écrire une histoire de la colonisation du Maghreb à partir des seules archives coloniales, le second argumentant que l’histoire s’écrit presque toujours à partir des archives du vainqueur… Élève de Jacques Marseille, venu à l’histoire de l’Algérie par l’histoire économique, ce marxiste de formation a évolué vers un positionnement scientifique qui le rapproche de Gilbert Meynier et Daniel Rivet. Après quelques années de coopération au Maghreb, ces deux professeurs émérites sont devenus de grands spécialistes français des archives coloniales rapatriées (c’est à partir d’elles que G. Meynier a écrit son Histoire intérieure du FLN), mais celles-ci influencent peut-être excessivement leur vision de l’histoire du Maghreb colonial4.

18Cette étonnante polarisation sur l’Algérie coloniale s’est accentuée au cours des années 2000, avec le recrutement de maîtres de conférences et chargés de recherches, venus à la guerre d’Algérie à partir de l’ouverture des archives françaises en 1992. Raphaëlle Branche, auteur d’une thèse, très médiatisée en 2000 par Le Monde, sur la torture pendant la guerre d’Algérie, a été recrutée au Centre d’histoire sociale du xxe siècle de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle y introduit l’étude de la guerre d’Algérie et de ses dramatiques dérives. Elle travaille en outre sur la situation des femmes face aux conflits, et se tourne vers la microhistoire5. Sylvie Thénault, auteur d’une thèse tout aussi médiatisée sur une Drôle de justice, la justice et les magistrats pendant la guerre d’Algérie, est chargée de recherches au CNRS. D’abord affectée à l’IHTP, elle entre ensuite dans le même laboratoire que R. Branche à Paris 1. Enfin, Claire Mauss-Copeaux, auteur d’une thèse sur les appelés en guerre d’Algérie, est chargée de recherches au CNRS, au sein du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO), à la Maison de l’Orient méditerranéen à Lyon.

19À ces spécialistes de la guerre d’Algérie, il convient d’ajouter Karima Dirèche-Slimani, qui est en 2010 la seule historienne de l’IREMAM à travailler sur le Maghreb (et même le monde arabe) au xxe siècle. Spécialiste de l’histoire de l’immigration kabyle en France, elle est, au départ, davantage tournée vers le « mixte franco-algérien » (René Gallissot)6. Mais, par intérêt personnel et par le constat qu’elle dresse du déficit de connaissances sur ce pays, elle investit davantage le Maghreb contemporain. Détachée en 2008-2012 auprès du centre Jacques-Berque de Rabat, elle effectue une mise au point publiée dans les Annales sur le christianisme contemporain en Algérie7, et coorganise avec Frédéric Abécassis, fin mars 2010 à Essaouira, une conférence internationale sur l’exil des juifs d’Afrique du Nord au xxe siècle. Cette praticienne des langues du Maghreb soutient en 2011 une HDR sur l’historiographie algérienne depuis 1962, sous la direction de Jocelyne Dakhlia.

20À côté de ces onze spécialistes de l’Algérie, deux titulaires travaillent sur des postes d’histoire des anciens protectorats d’Afrique du Nord. Par mon doctorat sur la formation des élites marocaines et tunisiennes, j’ai entrepris un travail comparatif sur ces deux sociétés et je me suis par la suite spécialisé sur le Maroc du xxe siècle. Quant à Samya el Mechat, héritière et successeur d’André Nouschi, elle a effectué des recherches sur la Tunisie contemporaine. Pourtant, d’après le Fichier central des thèses (Nanterre), elle n’assure aucun encadrement de thèse sur ce pays. En outre, sa position d’historienne d’origine tunisienne (où elle a été formée et où réside sa famille), dans le contexte particulier du régime Ben Ali – hostile à toute recherche qu’il ne contrôlait pas sur ce pays –, l’a incitée à se reporter sur l’histoire de la Tunisie ottomane.

Une compétence résiduelle et dispersée

21De sorte que sur les deux mille historiens professionnels français en poste, un groupe infime consacre ses travaux au Maghreb et à l’Algérie contemporaine, le plus souvent dans une perspective d’histoire française (colonisation, institutions, société coloniale, mémoire de la guerre en métropole, etc.). Certes, il s’agit d’un mouvement général, dans le sens où la très grande majorité des historiens français travaillent sur la société et l’histoire françaises (au sens métropolitain). Cela est assez paradoxal, car le désengagement des travaux portant sur l’Algérie et le Maghreb ne saute pas aux yeux. La liste des thèses placées en annexe démontre que, en dépit de son étroitesse relative, le Maghreb demeure l’objet d’une production scientifique française abondante. Certes, il y a une prédilection pour les sujets d’histoire coloniale, voire précoloniale. La complexité des sociétés postcoloniales, travaillées au corps par l’islam politique et enserrées par des régimes militaro-policiers, semble éloigner certains historiens, conférant un rôle relatif plus important aux politologues.

22Les études historiques maghrébines à l’université française sont donc à la fois affaiblies et dispersées. Le contraste est saisissant au regard de l’acuité des rapports qu’entretient la société française avec ses voisins du Maghreb. Cette carence n’est pas moindre pour les périodes d’histoire plus anciennes, en histoire moderne notamment (une demi-douzaine de spécialistes tout au plus). Or cette carence de l’université est à peine compensée par les institutions de recherche (CNRS, EHESS). Dans les deux gros laboratoires du CNRS consacrés à la Méditerranée arabo-berbère (IREMAM8 à Aix-en-Provence, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, et GREMMO9 à Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée), seules deux historiennes titulaires (déjà citées) travaillent sur le Maghreb. Quant à l’EHESS, l’analyse des équipes de l’IISMM10 et du CHISM11 montre que la valeur ajoutée est faible au plan de l’histoire. Ces laboratoires sont tournés vers l’anthropologie, notamment religieuse, dans une tradition orientaliste que leur création visait à dépasser. Car telle n’était pas l’intention de Lucette Valensi. Ainsi, l’IISMM devait répondre à la commande de l’État, soucieux de former des compétences sur l’islam, en dehors du circuit des États du Maghreb et de leurs imams. Mais un certain atavisme intellectuel a perduré.

23Parmi la vingtaine de chercheurs du Centre d’histoire sociale de l’islam méditerranéen (CHSIM) consacré à la Méditerranée musulmane, la plupart sont anthropologues, et les historiens sont émérites ou non titulaires12… Lors de sa création, l’association, en son sein, de l’histoire et de l’anthropologie apparaissait pourtant comme l’instrument efficace de cette entreprise. Quant à l’IISMM, il est dirigé par Jean-Philippe Bras (2007-2010), après l’avoir été par les historiens Daniel Rivet (2002-2006) et le tandem L. Valensi/G. Martinez-Gros (1999-2002). Un seul historien du Maghreb y travaille en 2010, Alain Messaoudi, sur un support de chercheur non titulaire.

24À l’IEP de Paris, Rémi Leveau n’a pas laissé de successeur en titre sur le Maghreb, de sorte que le principal foyer parisien de politologie ne possède plus de « compétence » Maghreb, du moins parmi ses enseignants titulaires. Benjamin Stora a effectué des séminaires à l’INALCO sur la guerre d’Algérie (non reconduits), et Khadija Mohsen-Finan, ex-chargée de recherche à l’IFRI (Institut français des relations internationales), dont le doctorat fut dirigé par Rémi Leveau, y donna un cours au sein du DEA de Gilles Kepel (suspendu en 2010). Certes, la politologie française fournit d’actifs chercheurs à Paris (Béatrice Hibou au CERI, Khadija-Mohsen-Finan à l’IFRI), Aix (Vincent Geisser après Michel Camau), Lausanne (Mouna Bennani-Chraïbi) et même Chicago (Malika Zeghal), mais le retour auprès des étudiants français est faible, la plupart de ces chercheurs produisant des connaissances, mais sans transmission directe auprès des étudiants.

25La rétraction propre au domaine de l’enseignement se lit dans les chiffres. En quinze ans (1994-2009), trois postes de maîtres de conférences ont été proposés au recrutement national sur le profil « Histoire contemporaine du Maghreb », deux à Paris 1 et un à Toulouse. Pendant ce temps, plusieurs postes de professeur d’histoire du Maghreb ont été « perdus », à Paris 8 (poste de R. Gallissot et B. Stora), Paris 3-Reims (poste d’Annie Rey), Paris 1 (poste de Daniel Rivet), INALCO (à nouveau de Benjamin Stora), Nancy 2 (poste de Gilbert Meynier), sans évoquer les postes plus anciennement perdus, à Tours (Ch.-R. Ageron), ou à l’université de Provence (J.-L. Miège). Ces postes ont disparu ou rebasculé sur le Moyen-Orient (postes de Rémi Leveau, Daniel Rivet…). Deux sont néanmoins sauvés en 2010 par l’ouverture d’une maîtrise de conférence à Paris 8 et à l’INALCO, où fut élu M’Hamed Oualdi.

26La géographie de l’histoire du Maghreb contemporain est donc assez simple. Outre les pôles universitaires de « compétence Maghreb » de Toulouse (2), Nice (1) et Aix (2), les huit historiens restants se partagent comme suit : un à Lyon (sans charge d’enseignement) et sept à Paris. La Sorbonne garde trois maîtres de conférences (Paris 1, dispersés entre les laboratoires Afrique du CEMAf et Histoire sociale du CHS) et un professeur (Paris 4) ; Jussieu, siège du laboratoire Tiers Monde, garde un professeur ; Paris 8, héritière de Vincennes garde un poste de professeur, et Paris 13 un dernier.

27Or les perspectives à venir sont inquiétantes, puisqu’une demi-douzaine de professeurs précédemment cités doivent quitter l’université entre 2011 et 2015. Face à la pénurie bien réelle de maîtres de conférences habilités, la réduction des postes devrait donc se poursuivre. Sans prise de conscience ni volonté politique, le Maghreb contemporain perdrait alors la moitié de ses postes au niveau national, ce qui serait un seuil plus que critique.

Notes de bas de page

1 Jacques Cantier a cessé de travailler sur le Maghreb, même s’il lui a consacré sa thèse. On peut néanmoins le remplacer par M’Hamed Oualdi, historien moderniste de la Tunisie, élu en 2010 maître de conférences à l’INALCO en histoire du Maghreb moderne et contemporain.

2 Auxquels s’ajoute maintenant le moderniste M’Hamed Oualdi, élu à l’INALCO en 2010, sur un poste d’histoire moderne et contemporaine.

3 À Paris 1, c’est le rôle que joua Jean Devisse dans les années 1980, puis Jean Boulègue dans les années 1990, avant l’arrivée de Daniel Rivet en 1995, puis Nadine Picaudou depuis son arrivée dans cette université en 2006.

4 Dans Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (Denoël, 1999), Daniel Rivet atteste d’une érudition archivistique peu commune dans l’historiographie de cette région, mais dont on peut se demander si elle n’obère pas la vision quelque peu monolithique et unilatérale que les administrateurs coloniaux ont produite sur les « indigènes ». Il est vrai que Daniel Rivet recourt fréquemment à la littérature et à d’autres types de sources, pour pallier la faiblesse des archives écrites des « indigènes » et la difficulté d’accès aux archives au Maghreb.

5 Elle publie en 2010 une monographie sur L’embuscade de Palestro en 1956, regardée comme l’acmé de la violence durant la guerre d’indépendance. Raphaëlle Branche, soucieuse d’ouvrir son champ de compétences à la société algérienne et aux intellectuels de ce pays, soutient en 2010 une HDR sous la direction du professeur S. Audoin-Rouzeau (Hommes et guerres en situation coloniale), qui ancre notamment son travail dans le champ des perceptions et des héritages de la guerre d’Algérie, en particulier côté algérien.

6 Rappelons en outre que l’anthropologue de l’EHESS Alain Mahé est spécialiste de la Kabylie et de la société kabyle contemporaines.

7 Karima Dirèche, « Dolorisme religieux et reconstructions identitaires. Les conversions néo-évangéliques dans l’Algérie contemporaine », Annales, sept.-oct. 2009, n° 5, p. 1137-1162.

8 Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman, créé en 1986 (ex-CRESM).

9 Groupe de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, constitué en 1975.

10 Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman, créé par Lucette Valensi en 1999.

11 Centre d’histoire sociale de l’islam méditerranéen, constitué en 1994.

12 Claude Lefébure (directeur du CHSIM, CR en études berbères, CNRS), Omar Carlier (PU, Paris 7), Dominique Casajus (DR en anthropologie berbère, CEMAf), Hassan Elboudrari (MCF en anthropologie religieuse du Maghreb, EHESS), Jean-Robert Henry (juriste DR, IREMAM), Gabriel Martinez-Gros (médiéviste de Paris 10), Alain Messaoudi (PRAG agrégé), François Pouillon (DE anthropologue), Houari Touati (DE anthropologue, EHESS) et Daniel Rivet (PU émérite), Daniel Nordman (DR émérite), Lucette Valensi (DR émérite, EHESS).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.