Conclusion
De la modernisation à la démocratisation ?
p. 359-364
Texte intégral
1Le colloque organisé par le CECOD sur « Logiques étatiques et pratiques populaires dans les sociétés dépendantes : les enjeux actuels » se sera tenu à la fin d’une décennie où la plupart des pays du tiers-monde ont été plongés dans une crise extrêmement profonde. Peut-être peut-on penser – et c’est assurément une bien maigre consolation – qu’un tel moment aura au moins été propice à un certain progrès de la connaissance pour les sciences sociales du développement. Les situations de crise servent en effet de révélateur particulièrement efficace pour les structures et le fonctionnement des sociétés, ainsi que pour les voies et mécanismes du changement social ; et c’est le cas tout spécialement dans les sociétés du tiers-monde, où le rapport d’extériorité qui caractérise toute société « se saisit avec un grossissement presque caricatural »1. D’autre part, dans la mesure où toute crise est rupture ou transition entre deux états de la société – ou, si l’on préfère, dans la mesure où toute crise enfante une nouvelle société –, n’était-il pas opportun, au bout d’une décennie de crise des sociétés du tiers-monde, de nous interroger sur les enjeux des transformations en cours ?
2Les travaux du colloque n’auront cependant répondu que partiellement aux questions que l’on pouvait se poser. Bien que notre invitation ait eu un écho que nous n’attendions pas, comme en témoignent le nombre et la qualité des communications présentées, celles-ci ne pouvaient naturellement couvrir qu’une partie restreinte du champ géographique et conceptuel concerné par notre problématique. En outre, nos débats ont fait une nouvelle fois ressortir la très grande difficulté des analyses comparatives. Par exemple, les situations que l’on observe d’une part en Amérique latine et d’autre part en Afrique noire en ce qui concerne la nature de l’Etat et la portée des mouvements sociaux sont certainement d’un ordre très différent et requièrent peut-être des concepts ou en tout cas des instruments d’analyse également très différents.
3Par ailleurs, cependant, il ne fait pas de doute que la crise a introduit de puissants facteurs d’homogénéisation : accroissement vertigineux de la dette extérieure, mise en place de programmes d’ajustement structurel, politiques de désengagement de l’Etat, précarisation des conditions de reproduction de groupes de population de plus en plus nombreux, etc. Et, parmi les enjeux de la crise actuelle, il y en a un qui s’impose avec une force particulière dans l’ensemble du tiers-monde : c’est celui de la démocratisation. On peut même dire qu’il s’est imposé avec beaucoup plus de force encore depuis la fin de notre colloque : c’est donc à lui que l’on consacrera les quelques réflexions qui suivent.
4Comme on l’a dit dans l’introduction à cet ouvrage, la crise actuelle est aussi une crise du « développement », ainsi que des théories et des politiques qui lui sont associées. Or, quelle que soit l’idéologie dont il se réclame, tout modèle de développement est fondamentalement un modèle de modernisation, c’est-à-dire d’accroissement de la capacité d’action de la société considérée pour faire face aux défis du monde moderne : modernisation de l’économie, c’est-à-dire accumulation et mobilisation des ressources productives ; et modernisation de la société, c’est-à-dire construction d’un Etat-nation capable de mobiliser l’ensemble des forces sociales et d’accroître la participation de toutes les catégories aux décisions et aux résultats de l’action. Ainsi que le souligne Alain Touraine, l’Etat est l’acteur central de ce double processus : tout modèle de développement ne lui assigne-t-il pas comme mission à la fois de réaliser l’accumulation et de construire l’Etat-nation ? Et n’est-ce pas cette mission qui était et est toujours avancée pour justifier les restrictions apportées à la démocratie dans les pays du tiers-monde ?2
5La question que l’on peut se poser est donc de savoir si la crise actuelle, en mettant en cause le développement et ses modèles, et par conséquent le rôle de l’Etat comme architecte et maître d’œuvre du développement, n’ouvre pas dans le même temps de nouveaux espaces pour la démocratie : autrement dit, les échecs de la modernisation n’ouvrent-ils pas la voie d’une certaine façon aux progrès de la démocratisation ?
6Plusieurs éléments permettent de nourrir des espoirs en ce sens. Il en est ainsi, du côté de l’Etat, des processus de « désengagement » que la crise d’accumulation l’a acculé à entreprendre. En effet, le retrait de l’Etat devrait normalement – du moins est-ce ce qu’assure la doctrine néolibérale – libérer l’initiative de toutes les catégories d’acteurs de la société civile et conduire à plus de démocratie économique. De même l’Etat peut-il être amené à concéder une partie de ses pouvoirs ou de ses prérogatives, c’est-à-dire à se démocratiser, pour tenter de faire partager la responsabilité de mesures d’austérité impopulaires, de maintenir une paix sociale que celles-ci risquent de troubler ou de récupérer une certaine légitimité. Du côté de la société civile, un facteur important de démocratisation est précisément la crise de légitimité dont est victime l’Etat-développeur, dans la mesure où l’échec du développement disqualifie l’Etat pour régenter la société, pour diriger autoritairement l’accumulation économique et l’édification nationale. Mais à cette rupture idéologique s’ajoute une rupture plus directement politique, celle des réseaux de clientélisme et de patronage sur lesquels s’appuie le pouvoir d’Etat. En effet, non seulement la crise de légitimité qui affecte l’Etat se répercute nécessairement sur eux, mais surtout la crise d’accumulation, en amputant les ressources à redistribuer, ampute dans un même mouvement leur rôle de redistribution de prébendes et privilèges divers et leur rôle de contrôle social des groupes bénéficiaires (n’est-ce pas ce qu’on observe par exemple pour plusieurs organisations liées à l’Etat, telles que syndicats plus ou moins officiels, appareils coopératifs, etc.?).
7S’il y a donc des motifs d’espoir, il ne faut pas se dissimuler cependant qu’il y a aussi beaucoup de motifs de prudence quant aux perspectives de la démocratisation.
8S’agissant tout d’abord de l’Etat, les communications et les débats du colloque ont confirmé que son désengagement n’était pas toujours réel et qu’il était souvent tactique. Le désengagement n’est pas toujours réel, dans la mesure où les Etats du tiers-monde conservent des marges de manœuvre relativement importantes pour se soustraire aux directives des bailleurs de fonds internationaux, où le retrait de l’Etat se limite généralement au domaine économique et où l’appareil d’Etat (administration générale, justice, police, armée, etc.) est toujours engagé fortement dans les luttes sociales, même si ses différentes fractions interviennent de façon éclatée au service des différentes fractions des classes dominantes ; de même, si certaines institutions paraétatiques se trouvent disqualifiées par la crise, l’Etat ne s’engage-t-il pas au contraire (et en compensation) beaucoup plus fortement dans certains réseaux de médiation non institutionnels ? Par ailleurs, le repli de l’Etat paraît souvent purement tactique, dans la mesure où il s’agit surtout de reporter les coûts et les risques de ses politiques économiques (notamment dans le domaine agricole) et de ses fonctions traditionnelles (notamment dans le domaine social : éducation, santé, promotion de l’emploi, etc.) sur les collectivités locales et sur les acteurs de la société civile, dans la mesure aussi où l’Etat n’hésite généralement pas à se livrer à une brutale répression (notamment à l’encontre des mobilisations paysannes) lorsque celle-ci comporte relativement peu de risques.
9Un autre problème soulevé par les participants au colloque est d’ailleurs de savoir si le désengagement de l’Etat est toujours une condition nécessaire de la démocratisation. Si l’on considère par exemple son désengagement en faveur des collectivités locales, c’est-à-dire la décentralisation, il ne fait guère de doute qu’elle a souvent pour conséquence une aggravation des inégalités entre les diverses entités territoriales (les plus défavorisées étant amenées à supporter des charges accrues) et un accroissement de la domination des groupes de pouvoir locaux (propriétaires fonciers, notables, caciques de divers acabits, etc.), sans compter que l’« autonomie » des collectivités locales est souvent aussi pour les centres de pouvoir internationaux (entreprises, bailleurs de fonds, etc.) un moyen de « court-circuiter » l’Etat et faciliter leurs interventions. De même le désengagement de l’Etat en faveur des entreprises privées (par exemple dans les circuits de commercialisation et de financement de l’agriculture) peut-il porter préjudice aux acteurs économiques les plus défavorisés (par exemple aux petits paysans des zones reculées, auxquels des entreprises de commercialisation ou de financement guidées par le profit feront payer leurs services au prix fort). Ces conséquences du désengagement ne sont-elles pas illustrées déjà par de nombreux exemples un peu partout dans le tiers-monde ? Ils ne remettent certes pas en cause la nécessité d’un redéploiement de l’Etat, mais ils montrent que pour maintenir ou améliorer la démocratie économique il est parfois nécessaire que l’Etat ne se désengage pas de certaines de ses fonctions et même sans doute qu’il accroisse son engagement dans l’une ou l’autre (même s’il s’y engage autrement).
10Par ailleurs, si le désengagement n’est pas toujours une condition nécessaire de la démocratisation, il n’en est pas non plus toujours une condition suffisante. Tout dépend en effet des conduites adoptées par les différentes composantes de la société civile. Or, sur ce point également, l’évolution récente soulève quelques questions.
11Une des premières questions concerne évidemment l’existence d’organisations capables de prendre en charge l’expression de la société civile, et plus précisément la défense des catégories défavorisées : si celles-ci n’existent pas ou ne peuvent se créer que très difficilement, on pourra craindre que la diminution des interventions de l’Etat ne laisse le champ libre à un accroissement de celles des groupes dominants.
12A cette question est liée celle de l’existence d’une volonté de participation à la vie nationale. Or, la crise de la dernière décennie semble avoir assez souvent affaibli ou étouffé une telle volonté, particulièrement dans les groupes les plus démunis. Ceux-ci ont eu en effet de plus en plus tendance à se replier sur des réseaux de survie (constitués sur la base de la parenté, du voisinage, du clientélisme, etc.), et cela d’autant plus que leurs difficultés de reproduction étaient accrues par l’abandon total ou partiel par l’Etat de certaines de ses fonctions. La crise a donc eu un effet de segmentation du corps social, segmentation à laquelle ne sont d’ailleurs pas toujours étrangers les « nouveaux mouvements sociaux » auxquels il a été fait référence dans notre introduction au Colloque, pour autant tout au moins qu’ils ne parviennent pas à dépasser les problèmes locaux et concrets qui constituent le principal ferment de leur organisation. Il n’est pas sans intérêt à ce propos de remarquer que les pratiques des groupes populaires rencontrent souvent des logiques étatiques qui de plus en plus cherchent à fragmenter le corps social plutôt qu’à l’intégrer dans une entité nationale, et qu’elles peuvent donc ainsi favoriser leur domination. Il faudrait ajouter que, même lorsque les différents groupes populaires paraissent se retrouver dans une même action ou une même revendication, ce qui souvent les unifie est sans doute moins le rapport à la nation (que l’on peut considérer comme constitutif de l’exercice de la démocratie) que le rapport à l’Etat. C’est en tout cas vers lui que demeurent généralement tournées les demandes sociales, et celles-ci n’accordent pas toujours beaucoup d’importance à sa légitimité ou à son caractère plus ou moins démocratique.
13Cela introduit à un autre question, qui est de savoir si, lorsqu’il y a volonté de participation à la vie nationale, celle-ci revêt toujours un caractère démocratique. Comme on l’a indiqué au début, la crise a eu pour effet, dans les classes populaires, d’accroître considérablement la proportion de population frappée par l’exclusion et la précarisation des conditions de reproduction. Or, une telle situation peut favoriser des conduites qui s’opposent à la démocratisation, ou tout au moins nuisent à son approfondissement. D’une part, en effet, les groupes concernés pourront préférer renforcer des relations de patronage et clientélisme avec les groupes dominants, ces relations traditionnelles leur paraissant comporter beaucoup moins de risques (malgré leur coût en termes de dépendance) que l’engagement en faveur d’une démocratie dont l’exercice et les résultats demeurent largement pour eux du domaine de l’inconnu. D’autre part, si la crise modifie les conduites sociales, ce peut être dans le sens d’un recours à la violence, ou dans celui d’un recours à l’affirmation religieuse ou ethnique, les deux phénomènes pouvant d’ailleurs être en partie liés : n’y en a-t-il pas de très nombreux exemples dans la période récente ? Enfin, il ne faut pas mésestimer le fait que les « nouveaux mouvements sociaux » par lesquels certains groupes populaires expriment leur volonté de participation démocratique à la vie nationale sont eux-mêmes en leur sein menacés par le clientélisme et le patronage3 et ne concernent de toute façon le plus souvent qu’une infime partie de la population. Tout cela peut faire craindre que dans de nombreux cas les nouveaux espaces de participation ouverts par une démocratisation des institutions ne soient en fait accaparés par une petite élite économique, politique ou intellectuelle4.
14Peut-être valait-il mieux dans cette conclusion aux débats de notre colloque souligner les motifs de prudence quant aux perspectives de la démocratisation, quitte à nous réjouir si l’avenir des Etats et des sociétés du tiers-monde montre qu’il aurait fallu être plus optimiste. En tout cas, il ne fait guère de doute qu’un des principaux défis de la recherche dans les prochaines années sera d’approfondir l’analyse des facteurs qui, dans les différentes situations, influencent l’orientation des relations entre Etat et société vers plus ou moins de démocratie.
Notes de bas de page
1 Georges BALANDIER, Sens et puissance, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 6.
2 C’est aussi ce qui permet de parler des « logiques » étatiques par opposition aux « pratiques » populaires, la conduite des Etats modernes (cf. Max Weber) étant guidée par la recherche de la rationalité, que ce soit dans la rentabilité de l’accumulation ou dans le quadrillage du contrôle des populations.
3 Vis-à-vis des leaders, mais aussi vis-à-vis des organisations non gouvernementales qui appuient ces mouvements (et cela même si elles affichent un engagement en faveur de la démocratisation).
4 En ce qui concerne le monde rural, cf. sur ce point le numéro spécial de la Revue Tiers-Monde (n° 128, octobre-décembre 1991) préparé sous ma direction sur le thème « Politiques agraires et dynamismes paysans : de nouvelles orientations ? ».
Auteur
CECOD-IEDES, Université de Paris I.
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