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Du local au mondial : lieux et parcours du politique

Le paradigme ghanéen

p. 345-357


Texte intégral

1Le Ghana fait figure, depuis plusieurs décennies, de paradigme des trajectoires politiques africaines1 . L’irruption, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du nationalisme de masse en Gold Coast, l’avancée précipitée, inattendue, du pays vers la souveraineté politique, en firent le modèle précurseur des libérations africaines2 . L’Etat ghanéen post-colonial s’érigea bientôt en parangon du nationalisme économique et du socialisme panafricain3 . Après la chute du régime de Nkrumah, en février 1966, le Ghana devint un cas-type d’instabilité, de dissociation politiques4 . A partir de 1972, il se singularisa par le caractère abyssal de sa déchéance économique5 . Depuis avril 1989, il s’est transformé, aux yeux des institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale), en exemple à imiter, en vitrine, pour l’Afrique, de l’efficacité des programmes d’ajustement structurel6 . C’est donc à des titres divers que le paradigme ghanéen fut porté sur le devant de la scène. Quoi qu’il en fût, le Ghana devint et reste l’un des observatoires privilégiés des évolutions politiques sur le continent africain.

2Issu du coup d’Etat du 31 décembre 1981, le Conseil National Provisoire de Défense (PNDC), que personnifie Jerry Rawlings, s’est engagé dans une troisième phase de ses plans d’assainissement économique (ERP3). Dans le climat de versatilité chronique qui marqua le Ghana post-colonial, le régime se caractérise par son exceptionnelle longévité. Dans le contexte plus général de la crise des structures étatiques en Afrique de l’Ouest, il se singularise par sa relative efficacité, par ses capacités de contrôle de l’économie et de la société. Néanmoins, au terme d’une décennie de pouvoir, il semble entrer dans une zone d’incertitude, de turbulences.

3Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à la confrontation de la société ghanéenne aux directives macro-économiques inspirées par le FM17 . Celles-ci ne nous concernent pas directement. L’action du FMI, sa traduction en politiques pratiques, ne sont prises que comme les révélateurs de remaniements fondamentaux de l’espace politique et, au delà, de l’ensemble du champ social. Elles ne sont pas appréhendées en tant que contraintes externes, mais en tant que dynamiques internes, idiosyncrasies précipitant la métamorphose des formes politiques et sociales, la recomposition du rapport à l’Etat, le bousculement des hiérarchies et des systèmes d’autorité, le renouvellement des perceptions, des représentations, des symboles. Notre regard ne partira pas du mondial pour se porter sur le local. Il ira, à l’inverse, du local au mondial en passant par l’étatique. Il s’efforcera de donner à voir les expressions politiques concrètes, fluctuantes, correspondant ou répondant aux logiques globales de l’ajustement structurel.

I. Cadrage théorique : du local au mondial – interconnexions et interactions

4Peut-être convient-il, en première approximation, de définir notre propos pour ce qu’il n’est pas, de l’identifier négativement. Il ne vise pas à la recombinaison d’échelles d’observation ou de niveaux d’analyses distincts, voire hiérarchisés. Il ne se réduit pas à un simple déplacement de la dichotomie, aux contours et aux contenus au demeurant fluctuants, entre Etat et société civile, ni à sa projection à l’échelle internationale. Il ne prend pas pour objet les phénomènes de mondialisation, d’extension et d’imposition d’un Système-monde, leur impact sur les instances étatiques, leur retentissement sur la vie et les expressions locales.

5Dans une perspective plus positive, notre démarche part d’un triple constat. Des rapports sociaux se nouent du local au mondial en passant par l’étatique. Des formes sociales se tissent, se reproduisent, se métamorphosent. Ces rapports sociaux ont une dimension politique qui se constitue à travers et au travers des Etats, et qui ne s’identifie ni à une trame strictement interétatique, ni à une structuration purement économique. Heuristiquement, ces rapports sont à observer là où ils se nouent, se constituent, s’enracinent, c’est-à-dire au niveau local. Dans ses présupposés, la démarche appelle donc à un renversement des paradigmes familiers de la dépendance, de la domination, de l’internationalisation ou de la mondialisation.

6La problématique d’ensemble est compliquée par le fait qu’elle s’inscrit à l’intersection de trois champs au sein desquels on assiste présentement à de profonds remaniements des approches, des questionnements.

7Un premier champ est aujourd’hui totalement remis en chantier : celui de l’international. Il fut tardivement et faiblement investi par les sociologues et les anthropologues. D’une façon plus générale, les sciences sociales s’y sont aventurées sans outils théoriques, conceptuels, et en ordre dispersé. Elles ont longtemps cédé la place aux philosophes, aux juristes, aux spécialistes du droit international.

8Au cours des quatre dernières décennies, à travers des aléas divers, les théories dites réalistes se sont installées en position hégémonique. Nulle école n’est parvenue à les en déloger8 . Les « réalistes » prennent pour postulat de base que l’international se confond avec l’interétatique et qu’il existe une discontinuité foncière entre ce qui ressortit à la politique intérieure, domestique d’une part, et ce qui a trait aux relations que les Etats entretiennent entre eux d’autre part. Celles-ci mettraient en jeu des hiérarchies de puissance, des rapports de force entre les Etats, sanctionnés par ce recours à la violence qu’est la guerre, que celle-ci soit simulée ou réelle. La guerre serait, en définitive, le seul principe, l’unique loi qui régisse, ordonne l’international9 .

9Les historiens (Braudel plus singulièrement) dans leurs réflexions sur « le temps du monde » ont devancé les économistes qui, dans les approches périphéralistes, dépendantistes, structuralistes ou transnationales, ont privilégié la trame des rapports d’échange et de production, l’international apparaissant exclusivement structuré par les forces en expansion de l’Economie-monde. Réifiée, la trame ne laisse guère transparaître, dans l’international, le lien social. Certaines corrections sont cependant apportées par les théoriciens systémiques qui tentent de restituer, dans sa complexité et ses interactions, le jeu des multiples acteurs. Leur contribution est particulièrement féconde lorsque, comme c’est le cas pour I. Wallerstein, ils s’intéressent aux phénomènes de transition10 .

10L’intérêt récent porté par les anthropologues aux relations entre collectivités souveraines et à la réponse des formations sociales aux contraintes externes, de même que l’élargissement de la vision des juristes (Chaumont et l’école de Reims y incitèrent tout spécialement en faisant éclater le cadre étatique), témoignent néanmoins d’un effort de renouvellement, de dépassement à l’œuvre. La perception de l’international s’élargit, se densifie. Une part croissante est faite au non-étatique, aux dimensions sociales, culturelles, idéelles. Si l’apport du sociologue reste caduc – voir en particulier la faillite de la tentative d’intervention de la sociologie dans l’ouvrage classique de Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations –, l’appel à sa contribution se fait de plus en plus pressant11 .

11Un second champ est actuellement en plein chambardement : celui de l’étatique. A l’heure où l’abaissement de l’Etat est devenu un dogme et où l’idée de sa crise, de son retrait, est devenue une mode, on assiste à une surprenante expansion de l’étatique comme objet et champ de connaissance. Les études sur l’Etat en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient, prolifèrent. Et il est peu de domaines où le déplacement des approches ait été aussi sensible. A peine les conceptions institutionnelles ou instrumentales ont-elles été reléguées à l’arrière-plan que la vulgate néolibérale Etat / société civile se retrouve placée sous le feu de la critique. Les réflexions partent désormais du politique, de son invention, de ses lieux et expressions multiples, et non de l’Etat. La lecture du politique s’effectue à travers le jeu concret des acteurs, à travers les politiques en actes. L’attention se porte sur les blocs au pouvoir, leur constitution, leur dissolution, leur instabilité. Les rapports de domination sont révélés à travers les stratégies – collectives ou individuelles – et la constitution de réseaux, de communautés partielles, de chaînes d’appartenance et de dépendance. L’intérêt se focalise sur la reproduction de l’étatique au plus profond des formes sociales, les unités domestiques en particulier.

12Les problématiques du local s’inscrivent, elles aussi, dans un champ en mouvement. Ainsi, un thème hier très actuel, celui des pouvoirs locaux, tout en ne perdant rien de son intérêt, se trouve-t-il aujourd’hui soumis à des éclairages renouvelés. Le local est perçu comme un lieu où s’inscrivent, s’impriment, se construisent l’étatique, voire l’international. Le quotidien est devenu planétaire12 . L’attention se concentre sur l’intervention du sujet autonome, sur les logiques démocratiques. Une telle mise en perspective se manifeste notamment dans les analyses conduites par June Nash et ses collègues sur l’intériorisation sociale des impacts de la mondialisation (révolution scientifique et technique dans ses stades les plus avancés, politiques d’ajustement structurel), sur les réponses et les stratégies qui s’ébauchent à l’échelle locale13 . Evoquons également les réflexions de Rajni Kothari et du groupe Lokayan qui, si elles sont nettement situées culturellement, politiquement, n’en ont pas moins une portée heuristique plus générale14.

13A travers l’observation du rapport social qui se trame du local au mondial dans les lieux où il se constitue, se reproduit, se recompose, nous visons à une meilleure intelligence et à une qualification du politique comme distinct de l’étatique – mais l’englobant.

14De ce point du vue, les remarques faites par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft me semblent singulièrement pertinentes. Elles vont au delà de ses réflexions bien connues sur la vocation du politique, sur les corps bureaucratiques, sur l’Etat. Le sociologue allemand établit une nette distinction entre die Macht (la puissance) et die Herrschaft (la domination). Pour lui, die Macht est une notion aux contours lâches, éminemment empirique. En revanche, die Herrschaft a le statut de concept sociologique. Et c’est à partir de ce concept qu’il s’efforce de qualifier ce rapport social singulier, cette relation de domination spécifique qui ressortit essentiellement au politique. Certaines réflexions de J. Lonsdale méritent, à cet égard, une attention particulière lorsqu’il est amené à s’interroger sur l’émergence des communautés politiques entre éthique et utopie, entre classe et nation, entre ethnie et Etat15 .

15Disons que le rapport politique met en jeu et en ordre le devenir de la société prise dans son ensemble. Il s’inscrit dans un champ où sont débattus, tranchés, disputés ces enjeux globaux que sont l’identification, la reproduction, la sauvegarde, l’expansion d’une collectivité délimitée et souveraine.

16Ce rapport social est d’un type particulier, ambigu, sa particularité étant fortement affirmée dans sa forme étatique, son ambiguïté ne se réduisant pas au fait qu’il mêle coercition et consentement, violence et symboles. Son opacité tient au fait qu’il présuppose l’égalité, l’autonomie du sujet, mais qu’il aménage une inégalité, une dissymétrie foncières, qu’il institue une perte d’autonomie du sujet au profit de l’instance collective, étatique notamment.

17Il s’agit donc d’une relation sociale singulière qui associe et dissocie, qui produit le sujet et sa négation, qui instaure l’autonomie et la souveraineté par une dépendance consentie ou légitimée, qui transforme des ennemis en alliés, qui engendre inclusion et exclusion, égalité et disparité. La mise en forme et la mise en ordre du politique procèdent d’une invention et d’une réinvention, d’une redéfinition du politique, c’est-à-dire de l’établissement de lignes de démarcation, jamais définitives, susceptibles d’être remaniées, entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est du ressort de l’Etat et ce qui devrait lui échapper. Singulièrement révélatrices de cette dynamique de découpage, de déconstruction et de reconstruction du politique dans le champ social, sont les périodes où l’on dit que « tout est politique ». Celles-ci coïncident avec des temps forts de mobilisation politique (que celle-ci soit imaginaire ou réelle) où l’ordre politique institué n’opère plus, a perdu ses capacités d’ordonner. Elles sont grosses d’une refondation, c’est-à-dire de l’établissement de nouvelles lignes de démarcation qui ne sont, en définitive, pas autre chose qu’une réinvention, au sein d’une société, du politique lui-même.

18Dans une telle acception, l’invention du politique ne se réduit pas aux phénomènes de réinterprétation culturelle, aux expressions locales, populaires, à l’hétérogénisation des manifestations, des agencements, de la topologie du politique. Elle est, plus fondamentalement, la manière dont les sociétés s’inventent et se réinventent en tant que communautés politiques.

19Une telle grille de lecture est singulièrement opérante pour réfléchir aux phénomènes d’irruption du religieux dans le champ politique. Les séquences qui conduisent du début de la révolution islamique en Iran à l’adoption de la constitution républicaine traduisent bien ce passage d’une crise de mobilisation politique où « tout serait religieux » à la redéfinition de lignes de démarcation qui confèrent tant au religieux qu’au politique leurs champs spécifiques, leurs identités particulières, leur autonomie16 .

20Ce mode de lecture s’avère également fécond, nous semble-t-il, lorsqu’il s’agit d’analyser les refaçonnements sociaux, politiques, qui accompagnent la mise en œuvre prolongée de programmes d’ajustement structurel. Fondés sur une logique d’ouverture sur l’extérieur, ceux-ci coïncident avec un remodelage de l’instance étatique, une modification du rapport de la société, du sujet politique, à l’Etat, un redécoupage de l’espace public et, plus fondamentalement, une remise en question du politique en tant que rapport social.

21Mais, s’agissant d’observation sociologique, l’intention n’est nullement de ressusciter les débats sur le droit naturel ou le contrat social. L’objectif n’est pas, comme le disait Michel Foucault, de « rendre compte de la genèse idéale de l’Etat », mais de « mener l’analyse concrète des rapports de pouvoir »17 . Une approche phénoménologique, se frayant la voie entre une topologie et une ontologie du politique, pose néanmoins des problèmes ardus de choix des unités d’observation. Rendant compte des incidences de politiques d’ajustement sur les milieux ouvriers des villes de la Jamaïque, un chercheur choisit de porter son regard sur la recomposition des unités domestiques et sur les stratégies des femmes à partir de l’univers domestique18 . En ce qui concerne le Ghana, nous retiendrons deux unités d’analyse successives : les comités de base dans un premier temps, les districts dans un second. Ce déplacement d’un cadre d’analyse à un autre n’est-il pas annonciateur, révélateur, d’un redécoupage du champ politique ?

II. Les comités de base et la logique de mobilisation

22Le coup d’Etat du 31 décembre 1981, qui amena Jerry Rawlings et le PNDC au pouvoir, ouvrit la voie à une authentique crise de mobilisation politique. Les structures de l’Etat sont ébranlées19. Les corps publics d’administration et de répression se disloquent, se dissocient. L’ordre social établi est fondamentalement mis en cause. L’inscription des formes du politique dans le champ social s’altère. Radical, le projet se déploie selon plusieurs dimensions : politiquement, il vise à mettre un terme à deux décennies d’instabilité et d’incurie en instituant de nouvelles procédures de gouvernement et de représentation ; dans la sphère économique, l’objectif est de sortir du marasme et de la dépendance en mettant en mouvement toutes les énergies, toutes les ressources nationales ; socialement, l’ambition est de donner la prééminence aux couches populaires les plus opprimées, les plus abaissées.

23Bientôt, le PNDC lancera un véritable appel au peuple, incitant à former partout dans le pays des comités de base. Dans les quartiers, au sein des communautés villageoises, sont formés des comités populaires de défense (PDC). Dans les entreprises se constituent des comités de défense des travailleurs (WDC). A l’échelon national est instituée une instance provisoire de coordination (INCC). Elle se transformera, en juillet 1982, en Comité National de Défense (NDC)20.

24Une idée sous-tend le projet original d’implantation de structures locales de décision et de mobilisation : la démocratie à la base ou, pour reprendre l’expression anglo-saxonne utilisée par Jerry Rawlings, la « démocratie participative ». Les compétences de ces comités populaires couvrent des champs étendus de la vie sociale. En effet, certaines fonctions de contrôle, de coercition, leur sont déléguées à travers les tâches de surveillance qui leur sont attribuées. Leur mission économique est également fort large : sur les lieux de travail, les comités ont vocation d’encadrement et d’autogestion ; localement, il leur est demandé d’intervenir dans la régulation des échanges en mettant un coup d’arrêt à la spéculation et en proposant, à travers les magasins populaires, des formes alternatives de commercialisation et d’accès aux denrées de première nécessité. Cependant, leur logique est avant tout de mobilisation : mobilisation politique pour soutenir, étayer, un régime d’origine militaire en quête de légitimité et d’assises sociales élargies ; mobilisation économique des forces de travail pour relancer un appareil productif et une infrastructure ruinées ; mobilisation sociale pour redonner un sens au devenir national de la société ghanéenne21 .

25La singularité principale de cette première génération de comités de base réside dans les lignes de partage que ces instances locales de pouvoir, de mobilisation et d’intervention politiques inscrivent dans le champ social. Les comités de base initialement incluent les uns, excluent les autres. Ils clôturent un espace public. Dans les localités, les comités populaires de défense rejettent l’adhésion des représentants de la chefferie, des notables, des membres des professions libérales, des commerçants aisés, des politiciens professionnels. Dans les entreprises, sont tenus à l’écart les membres de la direction, les cadres, la maîtrise, les représentants des appareils syndicaux. Des clivages de classe se trouvent ainsi localement dessinés, institués.

26Cette logique de mobilisation est orientée en direction de quelques cibles clairement désignées : l’Etat en tant qu’appareil d’asservissement et que parasite, les affairistes, les spéculateurs, les partis et les hommes politiques, les bureaucraties syndicales, le néocolonialisme. Elle s’exprime à travers un discours populiste au contenu à la fois classique et moralisateur, nationaliste et panafricain, antiétatique et autoritaire, apocalyptique et rédempteur, démocratique et directif.

27Dans leur genèse, dans leur fonctionnement, les comités de base restent néanmoins placés sous le sceau d’une ambiguïté. Ils sont issus d’une décision prise par le pouvoir central. Et ce sont le PNDC et ses auxiliaires qui ont procédé à leur constitution, à leur encadrement. Leur autonomie en tant que pôles de pouvoir et d’intervention politique ne peut être conquise que par une prise de distance à l’égard du pouvoir central et de ses rouages.

28Au départ, les intentions du PNDC sont manifestes : « civiliser » un régime militaire, impulser un processus de transformation sociale. Par la suite, le régime se partagera sur le devenir des comités de base. Ceux-ci sont-ils destinés, en se fédérant, à jeter les bases d’une formation politique nationale, d’une sorte de front national démocratique ? Ou bien sont-ils destinés à se muer en instances locales d’administration et de gestion ? Avec l’apparition du NDC en tant que pôle central de décision, le jeu politique, que l’existence des comités de base était censé ordonner, se brouille du fait même de leur action. Se met progressivement en place une triple structure de pouvoir : le pouvoir central que représente le PNDC, avec ses ramifications locales au niveau des régions et des districts ; la puissance étatique avec ses corps de fonctionnaires, d’auxiliaires, et ses rouages régionaux et locaux ; les comités de base impulsés par un pôle de direction unique, radical et politisé, le NDC. L’établissement de trois hiérarchies parallèles, concurrentes, divergentes dans leurs objectifs et leur vision politique, est lourd de conflits, de tensions. Le PNDC est censé être le pivot central du système et l’unifier. Or, il est traversé par des clivages, des divergences internes. Le rôle de médiation est plus particulièrement dévolu à Jerry Rawlings qui, dans un premier temps, a plutôt tendance à s’appuyer sur la structure des comités de base et à se méfier de l’appareil étatique.

29La polarisation s’exacerbera sous l’effet de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les comités de base et leur structure nationale deviennent le lieu de rassemblement, de concentration, des quelques formations politiques radicales existantes : NDM, JFM, KNRG, AYC... Leur indépendance politique à l’égard du PNDC s’accroît. Ils tendent de plus en plus à influencer, à orienter, à précipiter son action. En juin 1982, l’assassinat de personnalités représentatives de grands corps de l’Etat (quatre juges à la Cour Suprême, un officier supérieur à la retraite) crée un véritable choc dans l’opinion internationale. L’acte est imputé à des activistes politiques gagnés à la logique de mobilisation populaire. Le PNDC le considère comme une menace pour son existence même, dans la mesure où il risque de provoquer une coupure définitive entre le pouvoir central et l’appareil d’Etat. Enfin, le 23 novembre 1982, une tentative de coup d’Etat dirigée contre Jerry Rawlings intervient. Y participent des membres du PNDC, des responsables du NDC, des membres du Mouvement du 4 juin (JFM). L’événement incite Jerry Rawlings à une reconsidération fondamentale du dispositif politique. A la première génération des comités de base succède une seconde génération. La logique de mobilisation cède la place à une logique d’encadrement.

III. Les comités de base et la logique d’encadrement

30L’entreprise de refoulement hors du champ politique des logiques et des pratiques populaires s’amorça dès décembre 1982. Elle coïncida avec la spectaculaire volte-face du PNDC dans le domaine de la politique économique. Présenté en avril 1983, le nouveau budget traduit un ralliement du régime aux thèses et directives des institutions financières internationales, FMI et Banque Mondiale principalement. Le pouvoir ghanéen s’engage résolument et durablement dans la voie de l’ajustement structurel. Deux phénomènes conjoncturels viennent précipiter la décision : la sécheresse qui sévit et fait ressentir ses effets jusque dans la zone forestière ; l’expulsion brutale de près d’un million de Ghanéens établis au Nigéria. Mais les chocs de la conjoncture ne font que rendre plus évidente une faillite économique et financière venue de loin.

31Le délabrement de l’économie ghanéenne exige des mesures immédiates, drastiques. Le tableau dressé en 1984 par la Banque Mondiale laisse apparaître le caractère exceptionnel du marasme, de l’effondrement22. Entre 1971 et 1982, le revenu par habitant a chuté de 30 %. La production agricole a baissé de 30 %, les importations alimentaires représentant en 1982 le triple de ce qu’elles étaient en 1971. Les revenus d’exportation ont décliné de 52 % (ceux-ci ne représentant plus que 4 % du PNB contre 21 % auparavant). Les salaires réels ont diminué de 80 %. La production de cacao est passée de 454 000 à 220 000 T. La production minérale a diminué de moitié. 15 à 25 % seulement de la capacité industrielle sont utilisés. En 1981, le déficit budgétaire équivaut à 14,5 % du PNB.

32L’impératif de restructuration, de rééquilibrage, ne correspond donc pas à une pure soumission aux contraintes externes, ni aux injonctions du FMI. Il est vrai aussi que l’accord passé avec le FMI et la Banque Mondiale conditionna l’aboutissement des discussions sur le rééchelonnement de la dette avec le Club de Paris et l’attraction de nouveaux financements.

33La restructuration économique se combine avec une remise en ordre du champ politique23. Le PNDC abandonne la rhétorique populiste pour faire sienne la rationalité technocratique et économiciste du FMI. On observe une curieuse identification du libéralisme en action et de la vision quasi militaire du devenir social que construit le PNDC autour des notions d’ordre, de discipline, de hiérarchie. Après avoir tenté de se « civiliser », de s’ouvrir sur la société, le régime tend à se remilitariser : l’armée est reprise en main ; les systèmes d’autorité y sont rétablis ; l’esprit de corps ressurgit ; sa mission sociale de stabilisation et d’ordonnancement politique est réaffirmée. Significativement, les comités de base qui regroupaient les militaires de rang subalterne sont dissous. Parallèlement à cette remilitarisation, s’enclenche un processus de ré-étatisation : les fonctions de contrôle, d’encadrement, de répression, de surveillance, de l’appareil étatique sont développées ; les corps de l’Etat sont restaurés dans leurs prérogatives. Une symbiose s’établit entre le PNDC et les dispositifs de l’Etat. Les comités de base sont désormais soumis à leur contrôle conjoint. Le pouvoir se concentre, se centralise. Il entend se réserver le monopole de l’expression politique. L’espace public est systématiquement rétréci. Les dispositifs de sécurité se renforcent, s’enracinent. Les différences politiques sont pénalisées, proscrites.

34La remise en ordre du champ politique atteint de plein fouet les comités de base. Leur nature est fondamentalement modifiée. En avril 1983, le principe de l’exclusion de certaines catégories sociales est aboli. Désormais, les comités sont ouverts à tous, sans distinction aucune. Ils sont appelés à devenir, non plus des foyers d’initiative et de débat politique, mais des lieux de réconciliation, de concorde, d’unité. Stabilité et harmonie sociale deviennent les maîtres-mots. Si discrimination il y a, elle vise à présent les éléments radicaux, les activistes, les militants, qui sont, pour la plupart, éliminés. En décembre 1984, l’instance nationale que constituait le NDC est abolie. Les comités de base passent directement sous le contrôle de l’Etat et du PNDC. Ils changent d’appellation pour devenir les « comités de défense de la révolution » (CDR). Le glissement n’est pas seulement sémantique. Il traduit l’aboutissement du passage de la logique de mobilisation à la logique d’encadrement. Les CDR se voient dès lors dénier tout pouvoir politique et toute expression autonome. Ils sont convertis en rouages, en auxiliaires locaux du pouvoir central. Ils sont expulsés du champ politique, leur tâche étant réduite à la réalisation de projets ponctuels de développement : réhabilitation de quartiers, réfection d’écoles, de dispensaires. Leur existence ne se manifeste plus que, çà et là, par la conduite sporadique d’opérations d’investissement humain. Désertés, transformés en coquilles vides, investis par les notables locaux, ils sont voués à l’extinction.

35L’affaire de la Ghana Textile Printing Company symbolisera ce phénomène d’étouffement, puis de liquidation, des comités d’initiative populaire. Filiale de l’UAC, l’entreprise, qui compte un millier de travailleurs, fut un symbole de l’autogestion ouvrière durant la phase de crise de mobilisation politique. Le 17 novembre 1982, les travailleurs regroupés au sein d’un WDC prennent le contrôle de cette usine textile de Tema. Leur slogan de l’époque est « anti-impérialisme et solidarité ouvrière ». Réorganisée, remise en route sur de nouvelles bases, l’usine est relancée. Un plan de réhabilitation de 5 ans est entrepris. Les machines qui datent de 1963 sont réparées. La production est triplée. La dette de l’entreprise est remboursée . Les comités de production qui ont été instaurés incitent à s’orienter vers des produits nouveaux destinés à la population rurale. Des liens directs sont établis avec les producteurs de coton. Sur ses bénéfices, l’usine peut désormais contribuer au financement de groupes scolaires. Fable ou réalité ? La Ghana Textile Printing Company et son CDR font figure dans l’opinion de cas exemplaire de réussite. Le PNDC les prendra pour cible en 1988. Le 19 septembre, l’usine est fermée sur ordre du gouvernement. Les militants de l’entreprise sont accusés de corruption, de harcèlement du personnel d’encadrement. Certains d’entre eux sont arrêtés, jugés, emprisonnés. Le CDR est dissous. Le 13 novembre 1988, l’entreprise passe sous contrôle militaire, l’objectif étant de « faire de la discipline la base du travail à la GTP ». En arrière-plan, la visée est de restituer la firme au secteur privé, en l’occurrence l’UAC.

36Le destin de la Ghana Printing Textile Company ne fait qu’exprimer, de façon particulièrement dramatique et accusée, le parcours sinueux des comités de base et leur mise à mort politique.

IV. Les districts et le retrait du politique

37L’élection des assemblées de district a ouvert une séquence nouvelle dans la chronique politique du PNCD. Préparées par la Commission Nationale pour la Démocratie (NCD), les élections répondent à une double préoccupation : conférer, par la tenue d’élections locales, une allure de légitimité démocratique à un régime installé par l’irruption des militaires dans la vie publique ; ouvrir la voie à un long et prudent processus de mise en place, aux divers échelons de la vie nationale, d’instances représentatives élues. Selon le discours officiel, il s’agirait d’amorcer l’institutionnalisation de la démocratie au Ghana. Cependant, si logique démocratique il y a, celle-ci s’identifie étroitement à une logique étatique. Le PNDC a sa propre vision de la démocratie, qu’il s’efforce d’imprimer, d’imposer, d’instituer. Pour Jerry Rawlings, il existe un présupposé qui commande son instauration, à savoir « une économie solide, viable, efficace ». La démocratie est, dans une telle conception, associée à l’unité, à la cohésion sociale, à la stabilité, à la discipline, à la résurgence des valeurs africaines traditionnelles. Différée si nécessaire, elle doit dans tous les cas être ordonnée, dirigée, maîtrisée, en bref être à la fois gouvernable et gouvernée.

38Une telle conception s’est traduite lors de la mise en place des assemblées de district. Pour 2/3 d’élus, il fut prévu 1/3 de membres nommés par le gouvernement. De stricts critères d’éligibilité furent fixés. Les candidats doivent être connus pour leur intégrité et leur moralité. Ils ne doivent pas avoir, dans le passé, exercé de responsabilités politiques. Ils doivent se présenter à titre personnel, et jamais en tant que représentants d’un groupe quelconque, a fortiori d’une formation politique. La campagne électorale exclut absolument tout débat, tout sujet politiques. L’unique enjeu est le programme économique déjà décidé et appliqué par le gouvernement. Il s’agit de le faire passer localement. Toute infraction à ces règles entraîne la disqualification. Un profil idéal du conseiller de district est d’ailleurs diffusé. Il s’agit d’une personnalité locale, chef, notable ou entrepreneur, capable d’être un agent économique actif, de jouer le rôle de promoteur du développement et de la modernisation, de mobiliser et de gérer des ressources financières. Ce nouveau type de notable est avant tout un chef de chantier ou un chef d’entreprise. La vertu politique qui le caractérise est l’esprit de responsabilité – « accountability » –, c’est-à-dire la capacité de rendre des comptes, y compris au sens comptable, financier du terme.

39Le découpage des districts donna lieu, de la part du PNDC, à une véritable entreprise d’ingénierie sociale. Il en existait 66. Le nombre fut porté à 110. Cette fragmentation, ce compartimentage, de l’espace politique incitent à la reconstruction d’entités ethniques, à la retribalisation de la vie publique. Le discours officiel multiplie les références aux valeurs africaines, à une gouvernementalité plongeant ses racines et trouvant sa légitimité dans la tradition. Il oscille entre une réappropriation des stéréotypes néolibéraux et la projection d’un imaginaire social à référent mythique. Il vise à disqualifier, en la dénonçant en tant que « culture du silence », la culture politique ghanéenne telle qu’elle se forma dans les années de l’anticolonialisme de masse. De cette culture politique, il s’emploie à contester, à saper les fondements et les pratiques, en particulier l’organisation en partis, l’élection d’instances représentatives, le fonctionnement d’une sorte de corps de politiciens professionnels.

40En neutralisant, en bannissant toute expression politique au niveau des districts, la démarche du PNDC conduit à bouter le niveau local hors du champ politique. Elle tente d’aboutir à un nouveau balisage de l’espace public. Par artifice, elle profile une réinvention du politique, qui ferait du pouvoir central l’acteur unique. En prétendant extraire le pouvoir étatique du champ social, le PNDC espère le mettre à l’abri, le conforter. Dans une telle optique, les districts constituent l’élément le plus rapproché des dispositifs d’exécution de l’Etat. Ils sont aussi le lieu où la puissance publique se dessaisit, se débarrasse de fonctions de reproduction sociale et de développement qu’il n’entend plus assumer financièrement. De ce point de vue, la logique à l’œuvre dans la construction des assemblées de district reproduit, à une échelle plus vaste, la logique d’encadrement qui inspira la seconde génération des comités de base.

41Confronté à la montée de l’anticolonialisme, le colonialisme britannique s’était hasardé à ce type de réinvention du politique et de raffinement des « technologies du pouvoir », pour reprendre l’expression de Michel Foucault. La politique d’indirect rule mise en œuvre en Gold Coast au lendemain de la Première Guerre mondiale se fondait sur la construction simultanée des ethnies et des districts. Similaire dans ses finalités, le projet visait alors à une déconnexion des champs politiques. Seul le dispositif central du pouvoir décide du devenir de l’ensemble de la société. Localement, le gouvernement se réduit à des fonctions minimales d’encadrement, de répression, d’exercice de la justice, de prélèvement fiscal. Cette déconnexion entre un champ central, confisqué et protégé, où le politique se déploie, et un autre, local, où toute expression politique est prohibée, ne réussit pas à interdire l’émergence, dans les années 30 et 40, du nationalisme populaire24. Elle accrédita l’idée d’un pouvoir étatique étranger, extérieur, distant. Le parler populaire de Gold Coast désignait le pouvoir étatique sous le terme de aban, c’est-à-dire « d’enceinte fortifiée » où celui-ci a son siège. Les affaires publiques sont nommées abanden, à savoir « ce qui appartient au pouvoir »25. Il est significatif que les expressions aient toujours cours. On observera qu’en définitive, loin d’éteindre l’exigence populaire d’expression et d’intervention démocratiques, le processus de reconstruction du politique engagé à l’échelon des districts n’a fait que l’aviver.

Notes de bas de page

1 WALLERSTEIN, I., « Ghana as a Model », Africa Report, mai 1967.

2 APTER, D., The Gold Coast in Transition, N . J., Princeton University Press, 1955.

3 TSOMONDO, M. S., Kwame Nkrumah on Socialism and Continentalism as the Ideology for African Development, State University of New York at Buffalo, 1971, Ph. D.

4 CHAZAN, N., An Anatomy of Ghanaian Politics, Managing Political Recession, Boulder, col. Westview Press, 1983.

5 AGYEMAN-BADU, Y., OSEI-HWEDIE K., The Political Economy of Instability, Lawrenceville, Virg., Brunswick, 1982.

6 GREEN, R. H., « Progress and Limitations of the Success Story », IDS Bulletin 19 (1), janvier 1988.

7 VERLET, M., « Le FMI, les politiques d’ajustement struturel et la problématique populations / ressources », Communication au colloque « Déséquilibres démographiques, déséquilibres alimentaires », Paris, CNRS-ORSTOM-CEPED, février 1990.

8 DYER, H. C., MANGASARIAN (eds), The Study of International Relations. The State of the Art, Londres, Macmillan, 1987.

9 MORGENTHAU, H. J., Politics among the Nations. The Struggle for Power and Peace, New-York, A. Knopt, 1950.

10 WALLERSTEIN, I., The Modem World System. Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the XVIth Century, New-York, Academie Press, 1974.

11 ARON, R., Paix et Guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy, 1962.

12 UNESCO, « Interconnexions entre le local et le mondial », Revue internationale des sciences sociales, août 1988.

13 NASH, J-, FERNANDEZ-KELLY, M. P. (eds), Women, Men and the International Division of Labour, Albany, N.Y., State University of New-York, 1983.

14 KOTHARI, R., « Party and State in our Times : The Rise of Non Party Political Formations », Lokayan, (13), 1988.

15 LONSDALE, J. L., « La pensée politique Kikuyu et les idéologies du mouvement Kikuyu mau-mau », Cahiers d’études africaines, 26 (3-4), 1987.

16 VERLET, M., « Expressions religieuses et mobilisations politiques : parcours et enjeux philippins », Tiers-Monde (123), juil-sept. 1990.

17 FOUCAULT, M., Résumé des cours 1970-1982, Paris, Juillard, 1989.

18 in : NASH, J., FERNANDEZ-KELLY, M. P., op.cit.

19 GRAHAM, Y., « Ghana, The Politics of Crisis : Class Struggle and Organization, 1976-1983 », Communication présentée à la conférence organisée par la Review of African Economy à l’Université de Keele, les 29 et 30 septembre 1984.

20 RAY, D. J., Ghana Politics, Economy and Society, Londres, Pinter, 1986.

21 KONINGS, P., « The State and Defence Committees in Ghanaian Revolution, 1981-1984 », Cahiers du CEDAF (2,3,4), juin-juillet 1986.

22 Ghana, Policies and Program for Adjustement, Washington, D.C., Banque Mondiale, 1984.

23 GRAHAM, Y., « The IMF African Success Story », Race and Class, 29 (3), 1988.

24 CROOK, R., Local Elites and National Politics in Ghana. A Case Study of Political Centralization and Local Politics in Offinso, Ashanti (1945-1966), London School of Economies, nov. 1977, Ph. D.

25 AGYEMAN-DUAIT, B., « Ghana, 1982-1986. The Politics of the PNDC », Journal of Modem African Studies, 25 (4), 1987.

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