Introduction problématique. Le Maghreb dans la recherche française : un abandon intellectuel ?
p. 11-17
Texte intégral
1Cet essai d’historiographie critique s’appuie sur un constat et sur une intuition. Le constat porte sur la déliquescence des études et des compétences scientifiques relatives au Maghreb (ou Afrique du Nord) en France, depuis les années 1980. Or la France fut longtemps une terre féconde pour ce champ d’études. La carence dont nous parlons ici porte sur l’ensemble des disciplines, langues, histoire, sociologie, ethnologie, droit, à l’exception relative des sciences politiques, et surtout des études d’histoire consacrées à la guerre d’Algérie. Cet essai, de portée globale, est centré sur la discipline historique.
2L’intuition qui sous-tend cette étude est que cet abandon intellectuel est lié aux conditions dramatiques dans lesquelles a été soldé l’empire (la guerre d’Algérie), induisant à son tour un abandon de la part des grandes institutions nationales et un sourd refoulement d’ordre psychanalytique chez les intellectuels, comme dans l’ensemble de la population. Cette dimension a été évoquée par Benjamin Stora dans La gangrène et l’oubli (1991) et plus récemment par le jeune historien américain Todd Shepard, dans Comment l’indépendance de l’Algérie a changé la France (2009). Dans la droite ligne de ces analyses, on s’intéressera à la dimension scientifique de cet « oubli », qui conduit peu à peu à une étrange « sortie » de l’Afrique du Nord du champ de l’« Histoire » écrite en France.
3Dans la filiation des analyses d’Edward Saïd, qui a dépeint l’orientalisme en auxiliaire de l’impérialisme – les études nord-africaines et berbères étant une sorte de Janus du colonialisme français –, on constate que le grand repli impérial post-1962 correspond à l’affaissement de cette idéologie. L’orientalisme ayant « perdu » son objet, les institutions qui l’ont porté – diplomatie, armée, Université, Église – s’en sont rapidement détournées. Dans cet orientalisme à la française, 1962 fut, en apparence, moins une rupture que l’amorce d’une transfiguration. Il n’y a pas de synchronie entre la fin de l’Afrique du Nord française et le désengagement savant à son endroit. Il y eut même un renouveau des études maghrébines en France dans les années 1960, selon une approche renouvelée. Des témoins engagés, des acteurs ou des militants des combats de la décolonisation ont nourri ce foisonnement scientifique. Ce n’était plus la science pour l’Empire, mais la science après (et contre) l’Empire.
4Cette génération spontanée est aujourd’hui partie en retraite, sans que la relève soit assurée. Les études maghrébines sont revenues à leur étiage, l’assèchement n’étant évité que par les travaux portant sur la guerre d’Algérie et l’immigration. Mais c’est d’histoire nationale (ou « post-coloniale ») française qu’il s’agit. La présente analyse n’évoquera que de manière périphérique les études postcoloniales1, entendues en ce qu’elles dévoilent la transformation irrémédiable des sociétés occidentales par la colonisation, considérée comme partie intégrante de l’histoire de l’Europe et de l’Amérique.
5E. Saïd a lancé la mode intellectuelle des postcolonial studies dans son domaine d’activité, la littérature comparée, et par voie de conséquence dans les sciences politiques. En France, le travail de l’ACHAC (Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine – qui porte d’ailleurs mal son nom) et ses concepteurs l’ont introduite dans le champ historique. Mais c’est d’Histoire de l’Afrique du Nord et de ses peuples que l’on veut parler ici. Deux grands moments historiques intéressent ici l’histoire contemporaine : la séquence coloniale, puis la séquence post-coloniale (à proprement parler), dite des États indépendants. On s’appliquera à balayer et recenser le champ historiographique français relatif à cette région depuis la période coloniale, non sans recenser les connexions qu’il a forgées au Maghreb et secondairement dans les pays anglo-saxons et en Espagne. Une présentation globale sera faite des grands courants historiographiques et des écoles de pensée qui ont écrit l’Histoire de l’Afrique du Nord au xxe siècle, mais notre objet d’étude principal sera l’écriture de l’Histoire du Maghreb contemporain (colonial et post-colonial) depuis l’effondrement du système colonial. 1954 est une date charnière. Le 7 mai 1954, Dien Bien Phu précipite l’autonomie interne de la Tunisie, accroît vivement les tensions marocaines et jette l’Algérie dans une guerre révolutionnaire (1er novembre). En huit ans, les trois pays du Maghreb français sont indépendants.
6La méthode d’étude adoptée dans ce travail d’historiographie consiste d’abord à présenter les institutions et les hommes qui les font vivre. Partant des multiples institutions de savoir de l’époque coloniale, on observera la lente migration des savoirs coloniaux vers les institutions académiques, d’abord concentrées à Paris et Alger, puis dispersées et recomposées au lendemain des indépendances. Les savoirs académiques sont analysés au prisme de la masse documentaire qu’ils produisent, essentiellement sous forme de mémoires et de thèses. Mais derrière ces travaux se cachent des hommes (et plus récemment des femmes), initialement formés dans les fourgons de l’armée et des institutions de la colonisation. Les anthropologues coloniaux ont constitué une véritable bibliothèque, lentement passée aux mains des historiens qui y trouvent un matériau conséquent pour écrire l’histoire de la colonisation, puis des sociétés indigènes.
7La formation des hommes et la transmission des savoirs deviennent le souci principal de l’université, mais presque toujours dans une perspective idéologique au service des priorités politiques de l’heure. D’abord coloniale, elle devient anticoloniale, puis marxiste, libérale, et bientôt postcoloniale. Ainsi se dessinent des écoles, des filiations et des générations aisément repérables dans le temps. Quatre grandes générations intellectuelles traversent le xxe siècle, qui s’ostracisent au plan idéologique, mais se succèdent et se recouvrent pourtant avec certains éléments de continuité. La discipline historique sera notre fil conducteur, dès lors qu’elle surgit en tant que savoir colonial autonome au tournant du xxe siècle. Au risque de provoquer des inégalités de couverture de certains champs, comme la sociologie ou la science politique, on s’autorisera à connaître ou à évoquer ces champs disciplinaires.
8Les sources écrites produites (à son tour) par le travail historique sont abondantes, répertoriées dans les bibliothèques, classées et imprimées. Mais le champ académique produit aussi un hors-champ, qui affleure à l’occasion de controverses historiques, souvent violentes, de règlements de comptes universitaires, faits de chausse-trappes, d’invectives parfois, mais le plus souvent de mises à l’écart ou de mises à l’index. Cette violence universitaire, généralement tue ou masquée, se situe fréquemment au carrefour de la science, de la politique et des enjeux du pouvoir symbolique. Par de nombreuses lectures et par des entretiens avec des praticiens de champ académique, souvent libératoires, on a tenté ici de restituer les lignes de conduite et les lignes de fracture qui ont porté cette historiographie qui va jusqu’au temps présent. Car le discours historique devient matériau pour l’historien.
9Dans le champ académique fragile qui nous préoccupe, les conflits idéologiques, les inimitiés personnelles ou générationnelles et les interférences politiques se sont conjugués pour le structurer, puis pour le conduire à l’état de grande faiblesse dans lequel il aborde le nouveau siècle.
10La colonisation française de l’Afrique du Nord fut aussi une construction langagière et intellectuelle. Certes, de longues – et souvent très meurtrières – guerres de conquête ont été nécessaires pour installer le pouvoir colonial français en Algérie, puis au Maroc. Il ne s’agit pas là de mots. Mais une élaboration idéologique complexe a été nécessaire pour justifier la conquête aux yeux de l’opinion française, la légitimer au regard de l’Histoire de cette région, et même aux yeux de ses peuples. La France postrévolutionnaire universaliste se devait d’agir dans le sens de l’Histoire, le fameux « devoir de civilisation ».
11L’Histoire a été mise à contribution pour relever les « ruines » romano-byzantines de l’Afrique du Nord, mettre en scène la longue apnée des « siècles obscurs de l’Afrique du Nord » (E. F. Gautier) et justifier en retour la reprise en main ottomane, et surtout française, de la région, considérée comme une véritable renaissance. L’Histoire impérialiste de l’Afrique du Nord fut un discours idéologique. En ce sens, elle s’intègre pleinement à l’orientalisme tel que défini par E. Saïd, quoique celui-ci concerne avant tout le Proche-Orient2. Cette construction n’enlève rien au travail scientifique savant, souvent de haute volée, que des dizaines d’historiens et d’anthropologues de terrain (ou d’archives), amateurs ou professionnels, ont accompli durant cette période. C’est l’usage de la science et l’orientation idéologique qui lui était donnée qu’il faut remettre en perspective.
12Car cette Histoire revisitée de l’Afrique du Nord a contribué malgré elle à déshistoriciser cette région ou, tout au moins, à déconsidérer cette science. Sa soumission à la sphère politique a fait naître en retour un contre-récit historique tout aussi idéologique. Dans l’entre-deux-guerres, une poignée de réformistes musulmans de Tunisie et d’Algérie élaborent une histoire religieuse, sainte et islamique de l’Afrique du Nord, pendant nationaliste du discours colonial. Des historiens plus éloignés des combats politiques ont pu élaborer un discours historique plus scientifique, sorte de pont entre ces deux visions irréductibles. Ce fut le sens, dans les années 1930, des travaux de Charles-André Julien, auteur d’une Histoire de l’Afrique du Nord. Mais la violence des combats politiques de la décolonisation et la guerre d’Algérie les ont rendus difficilement audibles.
13De surcroît, à partir de 1962, un troisième discours idéologique, non moins systématique, s’empare du champ des études maghrébines, le discours marxiste. Professé par une génération de « pieds-rouges » à l’université d’Alger, à Tunis, à Rabat et bientôt en « métropole », cette nouvelle déferlante idéologique sur l’histoire du Maghreb a, pour la troisième fois dans le siècle, desservi l’écriture scientifique de l’Histoire de cette région.
14Prise dans ce champ idéologique complexe, une histoire moins idéologiquement marquée de l’Afrique du Nord a pourtant continué de s’écrire, notamment pour la période coloniale. Charles-André Julien en fut le « maître » et Charles-Robert Ageron son principal disciple. L’histoire coloniale, qui relevait de l’histoire immédiate sous la colonisation, n’a pas entravé le travail de ces historiens. Ch.-A. Julien, dans L’Afrique du Nord en marche…, expose avec rigueur la montée et les stratégies des mouvements et des chefs nationalistes en Afrique du Nord française. Il en va différemment après 1962. Sans parler de l’histoire de la guerre d’Algérie, demeurée longtemps taboue chez les historiens professionnels français, l’histoire post-coloniale du Maghreb indépendant semble indéfiniment relever d’une « histoire immédiate » dont il convient de différer l’écriture. À tel point que, au début du xxie siècle, un demi-siècle après les indépendances, la réduction du nombre de spécialistes consacrant leurs travaux à l’Afrique du Nord contemporaine (coloniale et post-coloniale) est très problématique, si l’on a à l’esprit :
- l’importance de ce champ scientifique sous la colonisation et lors des indépendances ;
- la densité humaine, historique et affective des liens entre la France et le Maghreb ;
- l’enjeu politique et économique de ces relations en Méditerranée et pour l’Europe ;
- l’état d’isolement et de faiblesse de cette discipline, en France et plus encore dans les universités d’Afrique du Nord. On verra qu’il n’est pas aisé de distinguer ces deux champs, la grande majorité des thèses d’histoire contemporaine consacrées par des historiens nord-africains au Maghreb étant soutenues en France, sous la direction de professeurs français ;
- la très faible contribution des historiens à l’écriture de l’histoire du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie indépendants, au regard des autres disciplines des sciences humaines et sociales (notamment en sciences politiques) et de la contribution des journalistes et autres acteurs ou témoins directs.
15Même Catherine Coquery-Vidrovitch, qui vint à l’histoire de l’Afrique par l’Algérie, et dirigea le laboratoire Tiers Monde à Jussieu durant près de vingt ans, haut lieu par excellence de l’histoire et des sciences sociales de l’Afrique contemporaine, ne cite pas un historien maghrébin dans la riche bibliographie d’histoire coloniale et postcoloniale qu’elle propose dans les Enjeux politiques de l’histoire coloniale (2009) !
16L’Afrique du Nord ne répond-elle plus ? Ou la recherche et l’Université françaises ont-elles cessé de la considérer pour ce qu’elle fut et pourrait être, un haut lieu d’investigation scientifique ? La voix forte d’Abdallah Laroui (autre héritier de Ch.-A. Julien), diffusée et commentée en France dans les années 1970, n’est même plus écoutée. Son témoignage historique sur le règne de Hassan II n’y a été ni coédité ni distribué, comme si l’histoire de l’Afrique du Nord était hors champ de l’actualité éditoriale française. Pourtant, durant le dernier demi-siècle, l’histoire immédiate a gagné en France ses lettres de noblesse, comme l’atteste, parmi tant d’autres, un numéro spécial des Cahiers d’histoire immédiate justement coordonné par Guy Pervillé3, et sur lequel il nous faudra revenir.
17L’effet d’occultation du Maghreb contemporain, voire sa presque disparition du champ académique (que l’on songe à la réduction drastique de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, à la disparition de Maghreb-Machreq (du moins dans sa version initiale liée à la recherche publique), à l’affaissement de l’Institut Maghreb-Europe à Paris VIII, à la disparition du Maghreb à l’IEP et sa marginalisation à l’IFRI, au difficile maintien du Maghreb à l’INALCO, etc.) sont ce qui nous retiendra ici. Observons que si les recherches restent denses sur la période coloniale, tout comme sur l’interaction franco-maghrébine4, c’est le champ du Maghreb indépendant qui est déserté. Imagine-t-on que l’histoire de la Cinquième République, cinquante ans après sa fondation, et des Français durant cette période reste exclue du champ des études et de la recherche historiques ?
18En dehors de Benjamin Stora et d’une poignée d’intellectuels souvent nés en Algérie, très peu de travaux sont conduits sur le Maghreb indépendant, à l’exclusion de livres écrits par une poignée de journalistes qui profitent de cette carence. Une anecdote est assez éclairante pour illustrer l’indigence globale du débat public français sur l’Afrique du Nord, jusqu’au « printemps arabe » de l’hiver 2011. Cette région est un domaine où la recherche et l’édition savante peinent particulièrement à influencer et éclairer le débat public, les discours idéologiques y demeurant la norme commune. Invité sur le plateau de « La chaîne parlementaire », à l’occasion de la réélection du président A. Bouteflika en avril 2009, je me suis retrouvé sur le plateau d’un débat de cinq personnes, dont deux Algériens, moi-même (observateur de seconde main) et deux représentants du parlement français. Le sénateur socialiste avait pour qualité d’être né en Algérie, qu’il avait quittée en 1962 sans jamais y être revenu. Le député UMP, vice-président du Groupe d’amitié parlementaire franco-algérien, n’avait jamais mis un pied en Algérie. Comme si tout s’était arrêté en 1962.
19Le contraste est vif avec le Proche-Orient, où se sont reportées depuis les années 1980 les forces vives de la recherche française, notamment en sciences politiques et dans le domaine de l’islam politique, mais aussi en histoire (Nadine Méouchy, Nadine Picaudou, Pierre-Jean Luizard, Ghislaine Alleaume, Nicolas Michel, Henry Laurens…). Il conviendra de décrypter les divers facteurs qui ont concouru à cet état de fait. Mais on peut d’emblée souligner que la structuration de la recherche française en sciences sociales en « aires culturelles » (au CNRS ou à l’EHESS), depuis les années 1970, contribue à brouiller les approches disciplinaires, notamment en histoire. Il est fréquent que des séminaires ou des tables rondes de sciences sociales consacrées à tel espace ou à tel phénomène du Maghreb contemporain ne comportent aucun historien. Anthropologues, politologues et spécialistes de l’Islam ont été plus sollicités que les historiens pour éclairer la guerre civile algérienne des années 1990, comme si celle-ci était davantage tributaire des discours que des causalités historiques. Aux historiens, il reste la guerre d’indépendance…
20On dressera dans cet essai un bref tableau du considérable héritage institutionnel de l’orientalisme dans son versant nord-africain et du devenir de ses institutions. On dressera ensuite une généalogie des études d’histoire nord-africaine contemporaine (à la fois coloniale et post-coloniale) en repérant les maîtres, les écoles et la question de la transmission (ou de la non-transmission). On questionnera enfin les facteurs exogènes multiples qui ont concouru à cet éloignement intellectuel, afin de tenter d’y remédier.
Notes de bas de page
1 On opposera par convention les études « postcoloniales », comprises ici comme mouvement intellectuel, à ce qui relève du « post-colonial », compris dans un sens purement chronologique de séquence.
2 On signalera toufefois que d’autres interprétations ont été proposées, comme celle d’une instrumentalisation réciproque entre pouvoirs d’État et discours orientaliste. Voir à cet égard l’ouvrage collectif de Marie-Noëlle Bourguet, Bernard Lepetit, Daniel Nordman et Maroula Sinarellis, L’invention scientifique de la Méditerranée : Égypte, Morée, Algérie, Paris, EHESS, coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », 1998.
3 Cahiers d’histoire immédiate, numéro spécial « Pratiques de l’Histoire immédiate », coordonné par Guy Pervillé, Toulouse, n° 29, printemps 2006.
4 Quatre-vingt-cinq thèses ont été soutenues à l’université française entre 1967 et 2007 sur l’immigration marocaine en France (soit plus de deux par an en moyenne).
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