Préface
p. 7-9
Texte intégral
1Rares sont les historiens qui se penchent sur leur propre champ de spécialité avec une conscience aussi aiguë des enjeux académiques et politiques qui le traversent. Il y faut une lucidité et un courage peu communs, et Pierre Vermeren n’en manque pas. À l’heure où les « révolutions arabes » explosent au visage d’une Europe inquiète et frileuse qui prend la mesure de sa méconnaissance des historicités à l’œuvre sur la rive sud de la Méditerranée, cet état des lieux des études maghrébines en France vient à point nommé. Le bilan d’étape auquel se livre l’auteur dépasse le simple retour réflexif de l’historien sur son terrain et ses objets de recherche, pour dessiner une fresque saisissante de la recherche historique française sur le Maghreb dans la longue durée. De la richesse des sciences coloniales au désinvestissement relatif et paradoxal dont le Maghreb contemporain ferait l’objet, l’auteur dresse un constat en forme de cri d’alarme : misère de l’historiographie française du Maghreb post-colonial et marginalisation de ce champ de spécialité dans l’université et la recherche. On pourra questionner la radicalité du propos, on ne pourra ignorer l’ampleur de la réflexion critique qu’il permet et la rigueur de la démonstration.
2Tout bilan historiographique ouvre sur un questionnement épistémologique et signale un tournant, crise ou renouvellement, dans le développement d’un champ de recherche. Mais le propos est ici autrement plus ambitieux. Par-delà la recension et l’analyse de la production académique, c’est toute la construction historique des savoirs sur le Maghreb qui est en jeu, dans les institutions qui la fondent comme dans les hommes qui la portent. Une telle approche permet d’éclairer au plus près ce qui constitue sans doute la principale singularité de ce champ de spécialité : sa dépendance à l’égard des conjonctures politiques, en même temps que la précarité de son enracinement dans les structures traditionnelles de la reproduction des savoirs. Le retour sur l’âge d’or des sciences coloniales et l’indispensable rappel des liens entre savoir et pouvoir hérités de l’empire permettent d’identifier les modes de reconversion post-coloniale des institutions nationales (administration, armée, Église, université) et de mesurer la rupture du lien entre décision politique et expertise scientifique au lendemain des indépendances maghrébines. Rien d’aride pour autant dans cette sociologie historique de l’institution qui s’incarne toujours dans la figure vivante des hommes. Car Pierre Vermeren maîtrise l’art du portrait de groupe. Croisant histoire intellectuelle et prosopographie des élites universitaires, il retrace le cheminement de quatre générations de chercheurs français qui ont fait l’histoire du Maghreb au xxe siècle, dans une attention constante aux modes de socialisation, aux effets de génération, à la singularité des expériences historiques, aux options scientifiques comme aux positionnements idéologiques des uns et des autres. On pourra regretter le procès excessif fait aux historiens marxistes, notamment coupables d’avoir négligé l’histoire de l’islam et abandonné ce champ aux analyses réductrices de la politologie. Or l’historien sait, plus que tout autre, le poids des effets de génération sur la construction des objets de recherche et la nécessité constante de se prémunir de la tentation du jugement de valeur a posteriori. Pierre Vermeren le démontre parfaitement par ailleurs dans le reste de son analyse. C’est une histoire des historiens, écrite à hauteur d’homme, qu’il nous propose ici, une histoire qui nous plonge dans le riche vivier de l’École des langues orientales comme dans les réseaux des Affaires indigènes, une histoire où l’on croise de grands maîtres comme Charles-André Julien ou Charles-Robert Ageron, où l’on suit coopérants et « pieds-rouges » aussi, dans les lendemains exaltés de l’indépendance algérienne, avant que le reflux des illusions lyriques de la « révolution » et la consolidation des régimes autoritaires au Maghreb n’accompagnent le tarissement des études maghrébines en France.
3L’interminable deuil de l’empire se conjugue en réalité avec le triomphe de la problématique des aires culturelles, qui déplace le regard vers d’autres horizons géopolitiques, pour expliquer ce désinvestissement de la recherche française sur le Maghreb. À l’heure où les stratégies de recrutement à l’université payent un lourd tribut aux affres de la décolonisation, avant de subir les premiers effets délétères des politiques libérales, le moment tiers-mondiste, autant que les paradigmes venus des sciences sociales ouvrent à la recherche française des années 1970 et 1980 de nouveaux espaces : Vietnam, Amérique latine, Moyen-Orient, partout où l’inachèvement des luttes de libération nationale donne le sentiment naïf de vivre l’histoire à chaud, loin de sociétés refroidies de la vieille Europe. Nous sommes quelques-uns à avoir cédé à cette exaltante tentation de l’ailleurs, parfois inconsciente du poids des héritages orientalistes qui la nourrissaient, à avoir répondu à ces vertiges d’un romantisme révolutionnaire promis à d’inévitables désenchantements. Le Maghreb n’était pas au cœur de nos rêves. Passé les désillusions de l’indépendance algérienne, le repli prévalait des deux côtés de la Méditerranée : fermeture des sociétés du Sud étouffées par la dictature, refoulement de l’expérience coloniale au Nord. Dans un tel contexte, la tradition historiographique française sur le Maghreb peine à se renouveler. Le constat toutefois ne rend pas justice à la richesse des travaux de sciences sociales anglo-saxons et maghrébins qui n’entrent pas dans le propos de l’auteur, autrement qu’à la marge.
4Le renouveau des études maghrébines en France, observable depuis les années 1990 et 2000, s’identifie très largement au retour de l’objet « guerre d’Algérie ». Par-delà les travaux pionniers de Benjamin Stora, une convergence de facteurs y concourt : renouvellement générationnel, explosion mémorielle au sortir d’une longue amnésie, choc de la guerre civile algérienne, sans oublier l’ouverture des archives françaises en 1992. Les renouvellements historiographiques en cours ouvrent sur une relecture de l’histoire coloniale comme sur une histoire inédite de l’immigration. Mais c’est d’histoire de France au Maghreb et d’histoire du Maghreb en France qu’il s’agit. Les dynamiques sociales internes au Maghreb postcolonial n’y ont guère de place, et les trop rares historiens français qui, à l’instar de Pierre Vermeren, ont fait le choix résolu d’une approche internaliste, au prix d’un long apprentissage de l’arabe et d’une fréquentation assidue du terrain, peinent à y faire reconnaître leur légitimité. Toute reconfiguration d’un champ scientifique passe, on le sait, par des luttes académiques internes pour l’appropriation du champ, et le spécialiste des sociétés du Maghreb risque aujourd’hui paradoxalement de se voir marginalisé dans les renouvellements d’une histoire coloniale qui réinscrit le Maghreb dans les horizons de l’histoire nationale française. Les perspectives théoriques ouvertes par les études postcoloniales ne peuvent du reste qu’y contribuer un peu plus. En pensant la colonisation en termes de système plus que de processus, au risque de déshistoriciser le fait colonial, elles tendent à réifier le moment colonial, à l’isoler abusivement d’un avant et d’un après dans le destin moderne des sociétés du Sud. C’est au rebours de cette approche que Pierre Vermeren plaide pour une analyse des enchaînements d’historicités qui ont fait le Maghreb sur le long xxe siècle.
5Cette ambitieuse mise en perspective des savoirs sur le Maghreb, doublée d’une réflexion critique sans concession sur les conditions historiques de leur production, fournit un indispensable arrière-plan aux renouvellements, en cours ou à venir, de la recherche française dans ce domaine. Il y fallait l’exigence et la lucidité d’un chercheur particulièrement conscient des contraintes scientifiques et politiques propres à son champ de spécialité, d’un historien rétif aux ghettos académiques et profondément attaché à son rôle dans la cité. La voix de Pierre Vermeren doit être entendue à l’heure des recompositions de la relation franco-maghrébine, et son travail mis entre les mains de tout jeune chercheur qui s’engage aujourd’hui dans le champ des études maghrébines.
Auteur
Professeur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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