L’influence de l’intégration européenne sur les systèmes de partis des états membres
Le cas de l’Irlande et du Danemark
p. 131-146
Texte intégral
1Au cours des années 1970, les systèmes de partis européens connaissent de profondes modifications. Les partis traditionnels reculent sous la pression de nouveaux partis, les indices de fractionnement augmentent ou sont l’objet de fortes variations, la polarisation entre les différents composants des systèmes partisans se fait plus forte. En réalité, les partis politiques installés depuis plusieurs décennies doivent faire face à deux phénomènes nouveaux et antagonistes. D’une part, de nouveaux partis politiques font leur apparition, troublant le jeu politique établi parfois depuis fort longtemps. Ces formations politiques sont, dans une large proportion, issues des mouvements contestataires et post-matérialistes des années hippies. Souvent qualifiés de partis anti-système, ils déséquilibrent les forces politiques traditionnelles par des discours et des actions jusqu’alors absents de la sphère politique1. D’autre part, la construction et l’intégration politique européenne commencent à intervenir de façon accrue dans la vie politique quotidienne des États-membres. Le déroulement des premières élections au Parlement Européen au suffrage universel direct et les processus d’harmonisation et d’uniformisation sont autant de nouvelles données que les partis politiques se doivent d’intégrer à leurs discours. Cependant, tous n’ont pas la même réussite dans ce domaine, et si certains partis politiques arrivent à demeurer en phase avec leur électorat sur ces questions, certains sont divisés entre des attitudes pro ou anti-européennes.
2Les élections européennes ont joué un rôle direct, quoique variable, dans les transformations des systèmes de partis nationaux au cours des années 1970-1980, et ce, qu’il s’agisse de pays de consensus ou de résistance à l’intégration européenne. Les évolutions des systèmes partisans de l’Irlande et du Danemark illustrent, selon deux modèles différents, les influences qu’a pu exercer l’intégration politique européenne sur les systèmes de partis nationaux.
I) Un pays de consensus européen : la République d’Irlande
3Pour bien comprendre les modifications qu’a subi le système de partis irlandais depuis l’adhésion de l’Irlande à la Communauté Européenne, il faut replacer cette adhésion dans le contexte politique de l’époque. Un retour sur le système de partis préexistant et sur les débats relatifs à l’adhésion doit être entrepris avant d’analyser les influences de l’intégration politique, soit la transformation douce du système traditionnel de partis.
A) Une volonté d’ouverture européenne malgré des particularismes politiques
4Comparé aux systèmes de partis continentaux, le système partisan irlandais apparaît comme une exception tant il est peu conforme aux modèles traditionnels. Ancré dans une culture politique profonde et une histoire mouvementée, ce système est longtemps resté sans équivalent. La lutte pour l’indépendance et la souveraineté, au début de ce siècle, a imprimé une conscience nationaliste forte tant aux élites politiques qu’aux citoyens. Les questions politiques sont restées centrées sur les problèmes nationaux de la création de l’État d’Irlande jusqu’à l’adhésion à la Communauté Européenne, cette forte insularité politique étant confirmée par certains épisodes historiques tels que le choix de la neutralité durant la Deuxième Guerre Mondiale. Le politique conserve encore une vision très locale et clientéliste de la pratique politicienne. A la fin des années 1960, la société irlandaise demeure traditionaliste, paternaliste, catholique pratiquante et très agricole.
5Chapeautant cette société où rien n’a vraiment changé depuis le début du siècle, trois principaux partis politiques se disputent les faveurs de l’électorat : le Fianna Fail, le Fine Gael et le Labour Party. Le Fianna Fail est le parti dominant le système partisan. Créé par Eamon De Valera, leader historique et charismatique incarnant l’idéal nationaliste contre la domination britannique, c’est un parti nationaliste, conservateur et catholique, défenseur de la périphérie, au sens de Rokkan, et des traditions nationales. Suivant la typologie classique, il pourrait être qualifié de parti de droite bien qu’il n’existe pas de clivage gauche/droite en Irlande. Le Fine Gael est le deuxième parti. Ayant accepté les conditions de Londres et les dispositions du Traité de 1921, il incarne la notion de centre et d’Etat unitaire. Également conservateur et catholique, il pourrait être qualifié de parti de centre droit. Le Labour Party doit être regardé comme le troisième parti, soutenant le Fine Gael lors de gouvernement de coalition. Issu des mouvements syndicaux du début du siècle, il n’a su se positionner lors de l’apparition du clivage Fianna Fail/Fine Gael, demeurant à l’écart. Enfin, les Indépendants jouent un rôle important dans le système de partis irlandais dans la mesure où ils peuvent représenter jusqu’à 10 % de l’électorat national, avec des points bien plus importants dans certaines régions. Il faut attribuer ce phénomène à la forte personnalisation politique qui caractérise le système politique irlandais ainsi qu’au système électoral qui leur permet d’exister.
6Avant l’adhésion de l’Irlande à la Communauté Européenne, le système de partis pouvait être défini comme un système de deux partis et demi, selon les terminologies de Blondel et de Sartori, où le Fianna Fail occupait la place du parti dominant puisqu’il fut au pouvoir de 1948 à 1973, avec les exceptions de 1948, 1954 et 1969. Ce système était modérément polarisé, les principaux partis se concentrant entre une droite traditionnelle, Fianna Fail, une droite centriste, Fine Gael, et une gauche modérée, Labour Party. Le véritable atypisme de ce système résidait dans les clivages qui le traversaient. Alors que les clivages travailleurs/possédants, Église/État et monde rural/monde urbain sont très faibles, contrairement aux systèmes continentaux, le clivage centre/périphérie accaparait la quasi-totalité de la sphère politique laissant de côté les partis qui ne s’y apparentaient pas. En effet, la véritable polarisation du système partisan irlandais prend ses racines dans la lutte pour l’indépendance entamée au début du siècle et qui a vu l’opposition parfois violente des partisans de l’autonomie et de la sécession avec la Grande-Bretagne et des défenseurs du maintien de l’Irlande dans le giron britannique.
7L’Irlande se rapproche de la Communauté européenne dès 1961. Cette volonté initiée par le Fianna Fail d’entrer dans ce cadre international est principalement motivée par des raisons diplomatiques et économiques. L’Irlande souhaite mettre un terme à l’isolationnisme politique et diplomatique qu’elle avait choisi mais également se détacher du protectionnisme imposé par Londres. De plus, l’Irlande est une nation économiquement en retard par rapport aux autres pays occidentaux. Elle compte profiter de la croissance des pays européens, sauvegarder son agriculture par le biais de la PAC et bénéficier des programmes de redistribution régionale. Dès l’origine des négociations, les deux principaux partis, Fianna Fail et Fine Gael, sont tout à fait favorables à une adhésion irlandaise, seul le Labour Party et les groupuscules d’extrême gauche sont réticents. Le référendum de ratification organisé en 1972 est un plébiscite en faveur de l’intégration irlandaise à la Communauté Européenne. La participation, très élevée (plus de 70 %), et le fort pourcentage de votes OUI, 83,1 %, permettent quelques remarques. La population irlandaise semble très favorable à l’adhésion. Le poids des partis politiques n’est certainement pas étranger au succès de ce référendum. L’opposition du Labour ne fut que de pure forme et ne doit être interprétée autrement que par la volonté de se démarquer des deux principaux partis, attitude peu payante. Ce référendum est un révélateur de la nature très pro-européenne de la population et des partis politiques irlandais. Pourtant, dans ce pays de consensus politique sur les questions européennes, l’Europe va être la source de transformations du système de partis dans les années qui suivirent son intégration.
B) La nouvelle structure du système de partis, conséquence de l’intégration politique
8Dès le début des années 1980, les caractéristiques fondamentales du système de partis irlandais ont tendance à s’éroder. Deux nouvelles tendances s’organisent. D’une part, les partis traditionnels connaissent un recul marqué de leurs résultats lors des élections nationales et européennes. Alors que le Fianna Fail dépassait facilement les 45 % des votes lors des élections générales, à partir de 1982, il descend de plus en plus fréquemment en dessous de 40 % des votes. Il en va de même pour le Fine Gael qui ne parvient pas à franchir les 30 %. Mais cette chute est encore accentuée lors des élections européennes. Dès 1979, le Fianna Fail n’obtient jamais plus de 35 % et le Fine Gael est en dessous de 30 %. Ce recul généralisé des principaux partis peut être expliqué par plusieurs phénomènes. Les jeunes générations ne se sentent pas représentées pas les anciens partis historiques de la République. Leurs aspirations politiques les poussent à rejeter ces derniers et à s’orienter vers des formations nouvelles. Cette période de la fin des années 1970 et du début des années 1980 correspond également à la fin des « systèmes gelés » de Stein Rokkan où les anciens modèles trouvent leurs aboutissements et où les anciens partis connaissent des difficultés d’alignement partisan. Enfin, c’est une époque où fleurissent de nouveaux thèmes, de nouvelles idées politiques portés par de nouveaux partis politiques. Et ce sont surtout parmi les jeunes électeurs que ceux-ci trouvent leur électorat. A partir de 1987 trois nouveaux partis politiques font leur apparition dans le système partisan irlandais : un parti écologiste, le Green Party, un parti socialiste issu de l’union de groupes de gauche, la Démocratie Left, et un parti libéral formé par des dissidents du Fianna Fail, les Progressives Democrats. A eux trois, ces partis captent depuis 1987 entre 7 % et 11 % de l’électorat traditionnellement dévolu aux grandes formations politiques. De nombreuses conséquences peuvent être mises en exergue. Tout d’abord, aucun parti n’est en mesure de former un gouvernement majoritaire : la règle est désormais la coalition gouvernementale. Le Fianna Fail renonce à sa vocation de parti majoritaire en 1993 en s’alliant au Labour Party, le Fine Gael est obligé de recourir à deux partenaires en 1994, les nouveaux partis font leur entrée au gouvernement (Progressives Democrats et Democratic Left). Ensuite, il est aujourd’hui possible de définir le système de partis irlandais suivant un axe gauche/droite. En effet, la nouvelle polarisation provoquée par l’émergence des nouveaux partis permet une taxonomie inédite de ces formations. Ainsi, on retrouve à droite le parti Progresives Democrats précédant le Fianna Fail, au centre droit figure toujours le Fine Gael. A gauche se regroupe le Labour Party, la Democratic Left et enfin le Green Party. Le système laisse apparaître deux blocs distincts et opposés, composés de deux et trois partis, où chaque bloc est dominé par un parti de gouvernement ancien épaulé par un ou deux partis d’appoint, partis de coalitions. Or, l’apparition de ce nouveau système partisan bipolaire, existant tant dans les faits que lors des coalitions gouvernementales, où règne un multipartisme réduit mais segmenté, semble être une conséquence directe de l’intégration politique irlandaise à la Communauté Européenne.
9Quelques indices permettent de penser que l’intégration européenne est une des causes possibles de l’évolution du système de partis irlandais. En effet, dès les élections européennes de 1979, il était possible de déceler un décalage entre les résultats de ces élections et les résultats des élections générales. Mais ce décalage est également vérifié par la comparaison des indices de fractionnement2 de ces différentes élections. Les indices de fractionnement des élections européennes sont toujours supérieurs à ceux des élections générales.
10En 1979, la dispersion est déjà forte alors que de nouveaux partis n’ont pas encore été créés. Pourtant les votes se sont reportés sur des candidats indépendants et sur le petit parti ouvrier. En 1984, le phénomène se reproduit à la différence près que la tendance s’affirme puisque de petits partis obtiennent des proportions de votes non négligeables : le Sinn Fein, les écologistes, les deux partis d’extrême gauche attirent bon nombre d’électeurs sans pour autant accéder à la représentation. Cette tendance est véritablement confirmée en 1989 puisque sept partis participent à ces élections et que cinq d’entre eux accèdent à la représentation, et cela, sans compter les élus indépendants. Il en va de même pour les élections de 1994. Qu’en conclure ?
11La première constatation est que les élections européennes profitent principalement aux partis non gouvernementaux, aux partis anti-système et, dans une plus faible mesure, aux partis non encore ancrés dans le système partisan. Dans le cas irlandais, il n’existe pas de partis politiques importants véritablement anti-européen. Il s’agit tout au plus de réserves sur des points précis et limités. De plus, les rares partis qui ont tenté de s’imposer comme anti-européens se sont vite rendus à l’évidence des urnes : les électeurs ne les suivaient pas sur le terrain de la contestation. Les élections européennes auraient donc été les premiers scrutins où l’électorat irlandais aurait essayé de voter pour d’autres formations que les grands partis traditionnels. L’idée que le résultat de celles-ci n’influait pas sur la vie politique nationale encourageait à un choix plus détendu, moins politisé, comme le suggère K. Reif3 et sa théorie des élections de deuxième ordre. Cependant, il faut également considérer les élections européennes comme une nouvelle sphère d’expression politique, encourageant et permettant l’enracinement de nouvelles forces politiques dans les systèmes de partis nationaux. Les électeurs, moins obnubilés par la finalité directe du scrutin, c’est à dire le choix d’une idéologie gouvernementale et l’obligation d’un vote utile, s’essayent à plus de sensibilité. Le vote et la forte volatilité électorale ne sont pas, dans le cas irlandais, l’expression d’une contestation gouvernementale ou anti-européenne, mais au contraire une conséquence de l’intégration. Le fait européen est la seule influence qu’a connue la sphère politique et le système partisan irlandais depuis la création de l’État Libre d’Irlande en 1921. L’évolution de son système de partis doit être analysée dans cette perspective d’ouverture de l’Irlande : au contact européen, son économie est devenue l’une des plus prospère de l’Union Européenne, et par le biais des élections européennes, s’est amorcé l’alignement de son système de partis sur le modèle continental.
II) Un pays de résistance anti-européenne : le Danemark
12Il serait exagéré de considérer le Danemark comme opposé dans son ensemble à l’intégration européenne. Comme dans de nombreux autres pays de l’Union Européenne, les processus d’harmonisation et d’intégration ne font pas l’unanimité. Les dissensions et les avis divergents partagent l’électorat et la classe politique. Cependant, aucun des autres pays européens ne connaît la situation danoise. Le clivage européen est dans ce pays si virulent qu’il apparaît de façon nette lors des élections européennes, divisant les familles politiques, créant des factions internes à certains partis politiques et modelant un système de partis spécifique aux élections européennes qui vient se superposer au système de partis issus des élections nationales.
A) Un système originellement consensuel
13Avant le début des années 1970, le système partisan danois connaît un stabilité remarquable, tant en ce qui concerne ses lignes de clivages, que les résultats électoraux obtenus par les partis en présence. En effet, conformément au modèle Scandinave, cinq partis se partagent les voix de l’électorat : le petit parti socialiste, le parti social-démocrate, le parti radical, le parti libéral et le parti conservateur. Ils sont regroupés en deux blocs opposés unissant le parti radical au parti social-démocrate et le parti libéral au parti conservateur, le parti socialiste devant être rattaché au bloc social-démocrate. Dans ce système, le parti social-démocrate est le premier parti en terme de résultats électoraux recueillant généralement autour de 40 %. Il est suivi par le parti conservateur, environ 20 % de l’électorat, par le parti libéral qui fait jeu égal avec le précédent obtenant autour de 20 %. Les 20 % restants sont partagés de façon inégale entre le parti socialiste, 7 %, le parti radical, 7 %, sans oublier le petit parti communiste, 3 %, et le parti de la justice, 2 %.
14Le système danois est donc caractérisé par un pluralisme partisan modéré. La faible polarisation partisane permet l’agencement de coalitions gouvernementales à l’issue de la quasi-totalité des scrutins, ou le soutien d’un gouvernement minoritaire par les partis les plus proches idéologiquement. Enfin, ces cinq partis se divisent en deux blocs distincts regroupant d’un côté les conservateurs et les libéraux et de l’autre les sociaux démocrates, les radicaux et les socialistes.
15C’est dans ce contexte politique stable que le Danemark se tourne vers la Communauté Européenne. Sa première demande d’adhésion remonte à 1961. A cette époque, le consensus est presque total sur cette question : seules 8 % des personnes interrogées au cours de 11 sondages successifs se disent opposées à l’entrée du Danemark au sein de la Communauté Européenne. L’adhésion est principalement considérée comme une nécessité économique et il est fort peu question de souveraineté nationale ou d’intégration. La demande d’adhésion est soutenue par tous les partis politiques conformément à la tradition de consensus. Lorsque les négociations entrèrent dans leur phase finale, en 1970-1971, une forte opposition populaire apparaît. Beaucoup craignent pour la souveraineté politique du Danemark, doutent des bénéfices économiques tant attendus, redoutent la perte de l’identité culturelle et politique danoise. Les partis politiques et de très nombreuses associations plaident en faveur de l’adhésion mais l’opposition, à l’origine limitée aux petits partis d’extrême gauche, gagne progressivement. Des mouvements anti-Communauté Européenne éclosent à travers le pays, gagnant même les formations politiques pro-européennes au sein desquelles se forment des factions anti-européennes, particulièrement au sein du parti radical et du parti social-démocrate. Les forces d’opposition européenne sont coordonnées au sein d’une organisation « parapluie » : le Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne. Le référendum consacrant l’adhésion du Danemark se déroula le 2 octobre 1972, après une campagne longue et virulente, au cours de laquelle les opinions sur la Communauté Européenne devinrent de plus en plus polarisées. Le vote en faveur de l’adhésion obtint 63 % des suffrages exprimés.
B) Le développement d’un clivage européen fort et important
16L’enthousiasme envers l’adhésion européenne fut de courte durée. Dès 1973, le contexte de la crise économique mondiale et la faiblesse des bénéfices économiques issus de l’adhésion renversent la tendance favorable : la fin des années 1970 et le début des années 1980 verront l’émergence et le renforcement d’une opposition à l’intégration européenne. Les sondages de cette période mettent en évidence l’apparition et la persistance de cette opposition. Entre 1975 et 1979, 40 % des personnes interrogées sont hostiles à la Communauté européenne. Entre 1980 et 1984, elles sont 45 %. Face à l’avènement de ce clivage européen, le consensus politique vole en éclats, tout comme le système de partis. En effet, à partir de 1973, l’ancien système partisan se modifie conséquemment à l’apparition de nouveaux partis politiques, parmi lesquels le Parti Chrétien Populaire, le Parti du Progrès, et le Centre Démocratique. Les anciens partis principaux reculent face à la montée de ces nouvelles formations, tout en conservant une place privilégiée et toujours prépondérante dans le nouveau système, les nouveaux partis demeurant des formations qui dépassent rarement les 10 %. A la suite de l’apparition de ces nouvelles formations, les nouveaux alignements partisans ne se sont véritablement stabilisés qu’au début des années 1980. Or, dès les premières élections au scrutin direct des membres du Parlement européen, ce nouveau clivage européen s’institutionnalise et s’implante véritablement dans le système partisan danois. D’une part, il traverse de façon claire le système de partis pour le diviser en trois blocs. Les quatre partis bourgeois (parti conservateur, parti libéral, centre démocratique et parti chrétien populaire) se déclarent et sont considérés comme les champions authentiques de l’intégration européenne. Trois autres partis (parti social-démocrate, parti radical et parti du progrès) sont en principe favorables à la Communauté Européenne mais avec quelques réserves et hésitations quant aux transferts de pouvoirs et à l’approfondissement de l’intégration. Enfin, les quatre petits partis de gauche, parti socialiste, parti socialiste de gauche, les communistes et le parti de la justice demeurent opposés à l’appartenance européenne du Danemark, souhaitent que celui-ci se retire de la Communauté Européenne et demandent un référendum dans ce sens. D’autre part, ce clivage européen divise les partis de façon interne. Parmi les formations politiques du deuxième groupe, ceux dont les positions en matière européenne sont les moins établies, le clivage européen crée des factions au cœur même des états-majors. Le parti social-démocrate est le plus touché par cette division très marquée et parfois violente entre tenants et opposants aux institutions et au système européens. Pourtant, au plan strictement national, ce clivage n’est pas retranscrit à l’intérieur du système de partis. Depuis le début des années 1980, le parti social-démocrate demeure le premier parti en pourcentage de votes et quant à ses chances gouvernementales, obtenant régulièrement plus de 30 %. Libéraux et conservateurs le suivent avec des scores avoisinant respectivement 12 % et 18 %. Le parti socialiste semble avoir profité de l’éclatement du système antérieur et se place en quatrième position recueillant entre 8 et 14 % des votes. Viennent ensuite le parti du progrès (6 %), le centre démocratique (4 %), le parti radical (4 %), le parti chrétien populaire (2 %), le parti de la justice (1 %) et les partis d’extrême gauche (moins de 1 %). Ce n’est que par les élections européennes que se manifestent clairement et de façon facilement identifiable la présence et l’importance de ce clivage européen.
17Dans presque tous les autres pays européens, les résultats obtenus par les partis politiques lors des élections européennes sont relativement proches ou très proches de ceux des élections législatives nationales. Les principaux partis arrivent en tête et l’ordre hiérarchique national est reproduit au niveau européen. Il n’en va pas du tout ainsi pour le Danemark. Les résultats des élections européennes deviennent notablement différents de ceux des élections législatives nationales, modelant un système de partis unique se superposant au système partisan issu des élections nationales. Ainsi, dans le cas danois, l’ordre hiérarchique habituel national est quelque peu secoué lors des élections européennes.
18Certes, le parti social-démocrate arrive en tête, mais c’est de justesse, en perdant un tiers de son électorat coutumier. Viennent ensuite le parti libéral, le parti conservateur, le parti centre démocrate et le parti socialiste. Leurs scores européens sont relativement conformes aux résultats nationaux avec quelques inversions et de légères pertes de recueil de votes pour les partis pro-européens. De plus, la popularité des partis au niveau national est reflétée partiellement lors des élections européennes, tout comme elle peut l’être également lors d’élections locales. Mais ce sont les partis de consensus qui souffrent le plus au cours des élections européennes : ne sachant pas exactement se placer, ils laissent le champ libre aux deux ailes du clivage européen. Les partis pro- et anti-européens obtiennent de bons résultats européens du fait de leur positionnement clair et assuré sur ces questions alors que les partis hésitants sur les problèmes européens sont incapables d’effectuer le transfert de leur électorat national au niveau européen. D’une manière générale, aucun de ces partis n’obtient des résultats identiques. Les partis anti-Communauté Européenne remportent plus de voix lors des élections européennes contrairement aux partis pro-Communauté Européenne qui reculent de façon plus ou moins nette. Ce phénomène est encore aggravé par la présence à l’occasion des élections européennes d’une organisation regroupant divers mouvements anti-européens : le Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne pour lequel votent, avant 1994, plus de 20 % de l’électorat. Cette organisation ne saurait être assimilée à un parti politique4 dans la mesure où elle n’existe qu’à l’occasion des élections européennes, dans un seul but de contestation pure, sans projet politique défini. La seule idéologie fédératrice de ce regroupement de différentes associations est la volonté de manifester l’opposition du peuple danois au fait d’être membre de la Communauté Européenne et de contrer toutes velléités d’une plus grande intégration. Créé lors du référendum de 1972 afin de faire campagne en faveur de la non-adhésion, le Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne se veut le regroupement anti-européen le plus large possible. Pour ce faire, il accueille des personnalités politiques issues de toutes les formations politiques quelle que soit leur idéologie politique : gauche, extrême gauche, membres du parti social-démocrate ou du parti radical. Le but est de construire à l’occasion des élections européennes un mouvement qui fédère les oppositions européennes. Or, l’importance des scores obtenus par ce mouvement au cours des élections européennes prouve sa réussite à tel point qu’il déforme complètement la structure du système de partis national pour lui superposer un système de partis typiquement européen où les électeurs ne prennent plus en compte, lors des scrutins quadriennaux, leurs opinions politiques traditionnelles mais se concentrent sur la seule question européenne, transformant les élections européennes en quasi-référendum sur l’appartenance communautaire. Il en va de même pour le récent Mouvement de Juin, apparu avant 1994, et qui a recueilli aux élections européennes 15,2 % des suffrages en 1994 et 15,7 % en 1999, faisant reculer le Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne dont le score est tombé à 10,3 % en 1994 et à 7,1 % en 1999. Les élections européennes de 1994 sont le premier scrutin où l’opposition à l’Union Européenne totalise plus de 25 % des suffrages exprimés, apportant une fois encore, la confirmation de l’implantation d’un clivage européen fort.
19Le système de partis danois issu des élections européennes instaure donc une nouvelle hiérarchie au sein des formations en lice mais également consacre la division de l’électorat suivant le clivage européen. Ce dernier oppose de manière très nette trois quarts de l’électorat favorable à une plus grande intégration, à un quart très réticent soit à l’appartenance pure et simple du Danemark à l’Union Européenne, soit craignant pour la souveraineté danoise. De plus, au sein même des deux ailes de ce clivage se subdivisent deux sous-groupes. D’une part, à l’intérieur du camp pro-européen, demeure le clivage traditionnel entre le parti social-démocrate et les partis bourgeois. D’autre part, au sein du camp anti-européen, il convient de faire une distinction entre la gauche traditionnelle, représentée par le parti socialiste et les petits partis d’extrême gauche, et le Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne.
20Dans les cas danois et irlandais, l’influence européenne dans la transformation des systèmes de partis apparaît prépondérante malgré la nature différente des modifications systémiques. S’il est vrai que le système partisan danois ne connaît pas de restructurations profondes, l’apparition d’un nouveau système de partis superposé au premier et résultant uniquement des élections européennes est une preuve indéniable de la puissance du nouveau clivage européen dont fait l’objet le Danemark. Le cas de l’Irlande apparaît plus limité, d’une part, parce que le fait européen n’a pas eu la même emprise sur le jeu politique, et d’autre part, parce que l’électorat ne s’est pas trouvé divisé par ces questions, déjà divisé par des clivages plus anciens mais toujours puissants et voyant dans l’adhésion européenne une issue au problème nationaliste.
21Alors que l’on pensait que les élections européennes étaient sans poids sur la structure des relations des partis au sein d’un système partisan, l’étude des cas danois et irlandais apporte un démenti. Les élections européennes ne sont pas des scrutins sans importance. Leurs caractéristiques propres les maintiennent dans la catégorie des élections de deuxième ordre. Les critères de définition donnés par Reif sont encore partiellement applicables mais le schéma d’analyse ne prévoyait pas l’instauration d’un clivage européen divisant les systèmes partisans mais également les partis politiques. Certes, l’instauration d’un tel clivage est soumise à des conditions précises mais l’intégration européenne demeure une notion clivante, provoquant des altérations dans la répartition habituelle des électeurs lors des élections nationales.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet les analyses de Ronald Inglehart sur le développement des courants contestataires et post-matérialistes.
2 Le calcul des indices de fractionnement est un concept élaboré par D. W. RAE dans son ouvrage The political consequences of electoral laws, New Haven. Yale University Press. 1967.
La finalité de ce calcul est de mesurer précisément le fractionnement d’un système partisan. Il se calcule de la façon suivante à partir des pourcentages obtenus par les partis politiques lors du scrutin soit à partir du pourcentage des sièges gagnés.
ID Frac = 1-0, a2-0, b2-0, c2-0, d2-0, e2... où a, b, c. d, e équivalent aux pourcentages obtenus. Un indice de 0,5 correspond à un bipartisme parfait. Plus l’indice tend à se rapprocher de 1, plus le système tend au fractionnement et au multipartisme.
3 K. REIF, « Nine second order élections – a conceptual framework for the analysis of european election results », European Journal of Political Research, 1980, 8 (3), pp. 3 à 44.
4 Le manifeste du Mouvement Populaire contre la Communauté Européenne daté du 29 octobre 1979 refuse le statut de parti politique.
Auteur
Doctorant en science politique, allocataire de recherche
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Maurice Halbwachs
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