Mémoires de l’objet – patrimoine et post-esthétique du trauma
Memories of the Object—heritage and Post-aesthetics of Trauma
p. 131-159
Résumés
Cet article traite de la mémoire de l’esclavage et de la place accordée à ses patrimoines dans les musées français. Il étudie la structuration du travail de mémoire via la sécrétion de quatre types de discours : juridique, politique, scientifique et social. Ces énoncés infléchissent les stratégies de valorisation des collections muséales, dont les variantes sont observées principalement à travers les cas de Nantes et de Bordeaux. L’identification des limites de ces muséographies conduit à l’analyse des stratégies mobilisées par les conservateurs pour y pallier. Parmi celles-ci, l’auteur insiste sur la façon dont la pratique artistique agit sur l’imaginaire patrimonial et sur la mise en forme de l’Histoire. Puisque le décodage et le ré-encodage des patrimoines par la création contemporaine produisent de nouvelles visualités qui ouvrent sur ce qu’il appelle une post-esthétique du trauma.
The article addresses the memory of slavery and the place given to its heritage in French museums. It examines the structuring of memory work by the production of four types of discourse: legal, political, scientific and social. These statements affect the strategies of presentation in museum collections, whose variations are examined here mainly at Nantes and Bordeaux. Identifying the limitations of these museologies leads to an analysis of the strategies adopted by curators to remedy them. The author focuses on the way their artistic practice impacts the heritage imaginary and shapes the presentation of History. The decoding and re-encoding of heritage by contemporary creativity produce new visual effects that open up onto what he calls a post-aesthetics of trauma.
Entrées d’index
Mots-clés : patrimoines de l’esclavage, mémoire collective, musée, art contemporain, trauma culturel
Keywords : slavery heritage, collective memory, museum, contemporary art, cultural trauma
Texte intégral
Biographie de la méthode
1En 2006, La Bouche du roi (2004) (fig. 1) de Romuald Hazoumé est exposée au musée du Quai Branly. Elle est composée de 304 masques, faits de bidons d’essence représentant des esclaves, à l’exception de deux pièces qui figurent les chefs blanc et noir. Romuald Hazoumé a voulu jouer sur la métaphore en montrant :
[…] comment les bidons sont transportés dans des barques pour traverser le fleuve, la promiscuité, l’entassement pendant le voyage, des bidons se percent, on est obligé de les rafistoler, on est obligé de les jeter, on fuit la douane. […] Et cet objet bidon devient l’esclave d’aujourd’hui1.
2L’installation porte sur l’esclavage contemporain mais par ce clin d’œil visuel au Brooks (1789), elle fait allusion à la traite transatlantique. Elle est exposée à quelques mois de l’ouverture de la nouvelle scénographie du musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne (Nantes, février 2007) et des cérémonies du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne (1807-2007). Par son contexte et la nature du thème traité, La Bouche du roi est le microcosme des questions évoquées par cet article. Celui-ci revient sur « l’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public2 » et sur la représentation de ses patrimoines dans les musées français. Ces derniers conservent plusieurs objets allant d’un fonds documentaire important consacré à l’esclavage (Maison de la négritude et des droits de l’homme, Champagney) à des archives considérables (musée des Beaux-Arts, Chartres) en passant par la prodigieuse iconographie des abolitions relayées par les timbres et médailles (musée de la Poste, Paris). Ce travail de recherche a débuté par leur inventaire qui nous en a révélé l’inestimable richesse.
3Dans un premier temps, l’inventaire a consisté en une collecte de données « biographiques » sur l’objet. Dans un second temps, ce travail fut approfondi par une enquête qualitative avec des visites de musées (installés sur les anciens ports négriers), des rencontres avec des conservateurs, des élus chargés de la culture et des associations, sur la base d’entretiens non directifs. Nous avons commencé par nous intéresser aux politiques de valorisation (exposition, médiation, recherche), mais quoique partant de l’objet, ce travail avait tendance à le délaisser pour une étude de l’institution muséale. Ce qui portait inévitablement l’analyse sur les stratégies d’acteurs relatives à la prise en charge de ces patrimoines. Peu à peu, nous avons constaté que la gestion du trauma est capitale dans la construction de « la conscience historique3 ». Ensuite, le trauma contenu dans l’objet impose des contraintes à la mise en scène muséale. Enfin, il est central dans le décodage et le ré-encodage que l’art contemporain effectue sur les patrimoines. Ce constat menait à l’articulation d’une double analyse portant sur les logiques d’acteurs existantes dans l’espace public et sur les intrigues de l’objet dans l’espace muséal.
4Nous pressentions progressivement qu’un léger déplacement théorique serait nécessaire pour appréhender entièrement la question. C’est alors que fut adoptée l’hypothèse selon laquelle le sens du patrimoine de l’esclavage dépend des relations que les acteurs (association, politique, historien, conservateur, artiste) entretiennent avec le trauma contenu dans l’artefact. Pour en administrer la preuve, cet article est divisé en trois parties. Dans la première, il s’agit d’étudier la structuration du travail de mémoire via la sécrétion de quatre types de discours : juridique, politique, scientifique et social. Ces discours sont autant de signes de l’influence de la diplomatie culturelle internationale et de symptômes endogènes aux « nouvelles frontières de la société française4 ». Ces énoncés infléchissent la valorisation des collections muséales dont les modalités sont étudiées dans la deuxième partie, principalement à travers le cas de Nantes. En guise de comparaison, d’autres musées seront évoqués dans les villes de Paris, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Lorient, Honfleur, et Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Il s’agira d’observer les variantes dans la muséographie sans perdre de vue que cette typologie des cas se base sur des fondamentaux liés au rapport du musée avec son objet (histoire, beaux-arts, ethnographie). Identifier les limites des muséographies (et en nommer les causes) conduira à l’analyse des stratégies mobilisées par les conservateurs, traitées dans la troisième partie. Parmi celles-ci, nous insisterons sur la façon dont la création contemporaine5 agit sur l’imaginaire patrimonial et sur la mise en forme de l’histoire dont elle participe à indiquer les valeurs dans lesquelles elle doit s’écrire. Par ailleurs, la terminologie patrimoines de l’esclavage servira à désigner les objets issus de la traite transatlantique (musée de Nantes), de l’esclavage (musée de Bordeaux), des révoltes d’esclaves et des abolitions.
Production des discours : l’imaginaire de l’esclavage en débat
5L’inflation mémorielle observée en France survient dans un cadre mondial où les questions liées au développement socio-économique s’accompagnent d’une philosophie politique des droits de l’homme inscrite dans l’agenda de la diplomatie culturelle internationale. Les années 1990 en ont façonné le visage dans le contexte de la Décennie mondiale du développement culturel (1988-1997) initiée par l’Organisation des nations unies qui en a confié la coordination à l’Unesco. Ce programme avait plusieurs axes, dont la protection du patrimoine culturel et naturel, la création artistique, la connaissance des cultures et la coopération qui transitaient par des projets comme « La Route de la soie-route du dialogue ». Dans sa seconde phase (1993-1997), le programme met l’accent davantage sur le développement. Cependant :
[…] à partir des années 1970, les historiens africains, interpellés par l’échec du projet panafricaniste scellé dans la constitution de micro États-nations à l’échelle du continent et l’impasse des projets de développement portés par les élites au pouvoir, élaborent de nouveaux paradigmes et posent la question des racines historiques du sous-développement6.
6Ces paradigmes constituent une réelle épaisseur dans la construction des historiographies nationales. Dans ce contexte, l’esclavage domestique interne à l’Afrique est occulté, aussi bien par les recherches universitaires que par les musées africains. La traite transatlantique est alors un argument opératoire des demandes d’annulation de la dette africaine. Ces revendications scellées dans la désillusion du développement mènent au projet « La Route de l’esclave » dont les activités renforcent le programme de la Décennie mondiale du développement culturel. Proposée par Haïti et les pays africains en 1993, « La Route de l’esclave » est approuvée lors de la 27e session de l’Unesco et lancée l’année suivante à Ouidah (Bénin). Le projet prolonge la politique générale de l’Unesco avec les principes saillants : « vérité historique, paix, développement, droits de l’homme, mémoire, dialogue interculturel7 ». Cette actualité de l’esclavage surgit dans le contexte français à la croisée de plusieurs discours qui sont informés par « la condition noire en France8 ». Son imaginaire est traversé par des énoncés sur l’immigration, l’intégration, la discrimination, le racisme, les questions identitaires ou la colonisation. Afin de mieux appréhender les différents régimes de cette mémoire, jetons un regard chronologique sur son histoire récente.
7Le nouveau travail de mémoire s’invite dans l’espace public à l’occasion des commémorations nationales du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage (avril 1998) au cours desquelles la mémoire des abolitionnistes était célébrée. Le 23 mai de la même année, une marche est tenue contre cette approche de l’histoire, rappelant la nécessité de se pencher sur la mémoire des esclaves dont les révoltes ont eu des conséquences sur la dynamique abolitionniste9. Le regard porté sur le passé s’est transformé et sous-tend la construction d’un nouveau paradigme mémoriel qui conteste l’hégémonie du discours officiel d’agir sur l’histoire-mémoire. En proposant une autre référence historique basée sur la dimension héroïque de l’esclave, il réduit la distance entre la mémoire des esclaves et celle des abolitionnistes. Mais la proposition du modèle de l’esclave comme acteur du processus des droits humains a une double conséquence sur l’État-nation. Elle introduit l’histoire coloniale dans le récit de l’histoire nationale et impose un autre « régime d’historicité10 » à l’histoire de la République.
8À la suite des commémorations de 1998, une proposition de loi est déposée à l’Assemblée nationale pour une reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Adoptée en première lecture en 1999, elle est finalement votée le 6 avril 2000 et promulguée le 21 mai 2001 par la loi n° 2001-434, dite loi Taubira, qui donne naissance au Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME)11. Cette loi amène la mémoire sur le terrain juridique, engendrant des conséquences indirectes dans les rapports de force entre plusieurs groupes. Prenons l’exemple de la polémique sur la colonisation, suscitée par l’article 4 de la loi du 23 février 2005 portant sur la reconnaissance par les programmes français du « rôle positif de la présence française outre-mer ». Cet article a été perçu par certains comme une tentative de contrebalancer la loi Taubira. La polémique qu’il soulève conduit à la fondation au printemps 2005 du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Il regroupe des historiens, chercheurs et enseignants préoccupés par l’instrumentalisation politique dans l’enseignement de l’histoire.
9Quelques mois plus tard, à la suite des propos du président de la République précisant que « ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire », une pétition est signée par un collectif de 19 personnalités regroupant des historiens et des écrivains représentatifs de l’élite culturelle française sous le slogan « Liberté pour l’histoire », dirigé par Pierre Nora. Contrairement au CVUH, ce collectif demande alors l’abrogation de toutes les lois mémorielles12 en s’appuyant sur l’exemple de la plainte déposée (puis retirée) quelques mois plus tôt contre l’historien Olivier Petré-Grenouillau pour révisionnisme par l’association Collectifdom (Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais). Mais si le clivage qui s’instaure entre le CVUH et Liberté pour l’histoire n’est pas très net autour de la loi de 2005, « ces positions divergent précisément à partir de la réception — acceptation ou rejet — de la loi Taubira, révélant du même coup les univers de sens moral accordé à l’expérience esclavagiste13 ».
10Quant au travail autour du patrimoine, il n’a pas cessé d’accompagner la construction mémorielle. Déjà en 1985, à l’occasion du tricentenaire du Code Noir, une exposition prévue au château des ducs de Bretagne sur « La Traite des Noirs et le commerce triangulaire du xvie au xixe siècle » n’avait pas pu se tenir faute d’une participation municipale14. Cette déception sera réparée par l’association Les Anneaux de la mémoire (fondée en 1991) qui donnera son nom à l’exposition soutenue par l’office du tourisme au musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne (1992-1994). En 2005, le CPME et la Direction des musées de France lancent l’inventaire muséographique des patrimoines de l’esclavage et de ses abolitions15. En 2007 est publié le Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions qui a recensé l’ensemble des fonds d’archives disponibles, tant publics que privés allant du xviie siècle à 1848. Il est édité par la Direction des archives en association avec les services d’archives des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et des chambres de commerce des grandes villes portuaires.
11En 2011, l’inventaire du CPMHE est repris par le Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique (Direction générale des patrimoines) à travers son programme transversal et pluriannuel de recherche et d’action sur le thème « les patrimoines des traites négrières et de l’esclavage », fondé en étroite collaboration avec le Service des archives. À Bordeaux, l’association DiversCités organise des visites guidées portant sur l’architecture des villes françaises, anciens ports négriers. Le 23 août 2009, elle lance la campagne nationale « débaptiser les rues de négriers », en proposant de réviser la signalétique urbaine. Cependant, c’est un fait assez curieux, mais bien observable, que les initiatives des associations soient peu orientées en direction de l’espace muséal à l’exception du projet de médiation « L’Esclave au Louvre » initié par Françoise Verges alors présidente du CPMHE et consistant en des visites guidées d’œuvres qui portent les traces de l’esclavage.
12Arrêtons là l’évocation narrative du processus de travail mémoriel. En reconsidérant ses trajectoires, il apparaît que la représentation de la mémoire est nettement informée par l’agencement des discours normatifs. Voyons maintenant comment intercède le trauma entre les « usages politiques du passé16 » et les « usages publics de l’histoire17 ». La notion de crime contre l’humanité, empruntée au lexique de la Shoah, met en avant la dimension traumatique propre à ce type de mémoire ; dimension qui fut, pendant la majeure partie du xxe siècle, une affaire de la psychanalyse. Mais depuis plusieurs années, les études liées au trauma culturel se sont diluées dans des matériaux aussi divers que le roman, la nouvelle, l’histoire, la critique littéraire, le journalisme, la philosophie ou l’art18. Le livre édité par Cathy Garuth19 est l’un des premiers à poser les fondements de son étude systématique. Par conséquent, quelques approches sociologiques en donnent une définition qui peut s’appliquer à une gamme de crimes historiques. Selon Jeffrey Alexander, un trauma culturel survient quand les membres d’une communauté sentent avoir été sujets à d’horribles événements ayant laissé des taches indélébiles sur la conscience de leur groupe, marquant leur mémoire à jamais et changeant leur identité d’une façon fondamentale20. Suivant cette définition, il est bien certain qu’aussi loin que nous remontons dans l’histoire, il n’y a nul événement qui ait le plus marqué le regard actuel jeté sur l’Africain que l’esclavage. « L’essor du racisme moderne est donc intimement lié à la traite et à l’esclavage, dont il a constitué un soubassement idéologique21. »
13Mais pour qu’un trauma émerge dans une collectivité — reconnaissent ces auteurs —, il faut que les crises sociales soient des crises culturelles. Dans ce cas, l’argumentaire peut mobiliser deux économies symboliques différentes selon qu’on soit en Afrique ou dans sa diaspora. En Afrique, sous le prisme de la version dépendantiste du marxisme, l’esclavage pris sous l’angle d’une injustice historique est la cause d’un sous-développement qui engendre une crise culturelle. Au sein de la diaspora, en tant que générateur du racisme moderne, il est source de discrimination à l’égard des personnes d’ascendance africaine. Force est de reconnaître que dans ces représentations discursives, la manière dont l’esclavage a eu des impacts socioculturels relève d’un fait non direct et doit donc être considéré comme une catégorie. Car, comme le montre Ron Eyerman, qui a travaillé sur la mémoire des Noirs américains, la notion de trauma culturel implique que l’expérience directe ne soit pas une condition nécessaire de l’apparition du trauma22. Ainsi, dans l’écart entre l’événement et sa représentation, le trauma culturel apparaît comme un processus social qui définit une blessure pénible à la collectivité, établit la victime, attribue des responsabilités et distribue des conséquences matérielles23.
14On pourrait certes significativement objecter, d’une part, qu’une telle définition est arbitraire, si l’on considère qu’elle détermine le trauma au regard d’une culture de la mémorisation dont le contenu se réfère à une histoire politisée et à l’expérience non directe de la souffrance humaine24. D’autre part, cette objection, à juste titre, fait écho à une critique qui reproche à ces études sociologiques de ne pas s’ancrer dans la littérature de la psychanalyse et de la psychologie (la citant de façon sélective) et participant d’une déconstruction du trauma vidé de son sens véritable25. Pourtant, l’approche constructiviste du trauma culturel éclaire le mieux notre analyse. Comme nous venons de le voir, le changement des structures de sens est dû à l’effet d’un processus socioculturel largement affecté par l’action humaine et par le pouvoir des institutions. Aussi, dans notre définition du trauma culturel, il faut retenir que l’esclavage transatlantique ne crée pas un trauma collectif (car n’étant pas directement lié à l’expérience de témoins), cela ne réside pas dans l’événement mais dans sa médiation, dans la façon dont il a été socialement géré. Arrivé à cette définition constructiviste du trauma, il serait judicieux de voir comment son agency intercède dans la représentation du patrimoine.
15Le mémorial — comme baume du trauma — est un espace de dialogue et de compréhension. Le milieu associatif l’invoque comme lieu de réconciliation, car objet commun de souvenir et de médiation qui concourt à la lecture d’un espace public pluriel. Il est alors un artefact à géométrie variable qui participe d’une construction identitaire, incarne le principe de réconciliation, enferme des aspects idéologiques et comporte inévitablement une dimension politique. Le meilleur exemple est fourni par le processus qui a conduit à la naissance du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes (1998-2012)26. Vu sous ces différentes facettes, le mémorial fait surgir la multiplicité des sens accordés à la notion de patrimoine tout en portant la marque de son ambiguïté. Puisque, dans ce cas précis :
Le patrimoine est à la fois processus de transformation en patrimoine, « processus de patrimonialisation », et langage de l’action et de la perception, c’est-à-dire une ressource disponible qui ne doit pas tout à la mémoire qui le soutient parce qu’il est tout autant un outil pour rechercher cette mémoire27.
16Ce qui précède montre combien le trauma culturel et la mémoire de l’esclavage découlent d’une « construction sociale de la réalité28 » qui éclaire les relations entre les processus institutionnels et les univers symboliques. Ici, la nature de l’enjeu mémoriel doit être interrogée d’un point de vue poststructuraliste dans le sens où la mémoire n’est pas dans la tête des personnes mais réside dans leurs discours portant sur le passé29. Au sein de la structuration de ce champ arbitraire, « comment faire ressentir à un visiteur l’expérience de porter l’esclavage en patrimoine30 ? »
Histoire des collections et stratégies de valorisation
17La question relative à l’exposition est complexe car le passé des esclaves est avant tout celui des maîtres. Les artefacts produits par ces derniers constituent « une forme d’autorité du passé », alors « quelle autorité définit l’esclave31 ? » Par conséquent, la question essentielle dans cette perspective est la nature même de cette autorité. Pour éclairer celle-ci, nous partirons de deux exemples de l’iconographie abolitionniste : le Brooks et le médaillon de Josiah Wedgwood. Le 5 juillet 1787, la Société pour l’abolition de la traite confie à trois de ses membres la mission de trouver un emblème représentatif de leur combat. Trois mois plus tard, les trois hommes présentent à la Société l’icône connue sous le nom Am I not a Man and a Brother ? (fig. 2).
18Aussitôt approuvé, Josiah Wedgwood devenu membre de la Société (en décembre 1787) en assura la plus large diffusion (par des médaillons surtout), s’appuyant sur sa propre usine d’objets manufacturés32. Sa médiatisation par divers articles domestiques (médaille, poterie, peinture, tapisserie, broderie, bijoux et autres objets de design) montre à quel point les artefacts matériels de l’art populaire étaient des supports du débat sur la liberté33. Le musée du Quai Branly conserve par exemple un exemplaire de la matrice à impression de cette image (cote 70.2009.27.1), tandis que le musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne expose plusieurs produits dont un bol abolitionniste au centre duquel figure l’image (fig. 3).
19L’invocation d’une empathie devant rallier le plus de voix à la cause abolitionniste était la principale stratégie de cette icône. C’est le même objectif recherché dans Description of a Slave Ship (1789) (fig. 4) dessiné sur la base d’un négrier de Liverpool nommé Brooks34 par un anonyme au service de la Société britannique pour l’abolition de la traite. En avril 1789, il est imprimé en 700 exemplaires et entre mars et juillet de la même année, on estime jusqu’à 10 000 exemplaires en circulation à partir des versions de Plymouth, Philadelphie et Londres35. Une réplique du Brooks est exposée dans le parcours du musée d’Aquitaine de Bordeaux et des exemplaires se trouvent dans les collections privées de quelques familles nantaises36.
20Selon Marcus Wood, la fascination exercée par le Brooks est enracinée dans l’attrait du dessin technique, de la tradition narrative biblique, des codes esthétiques et de l’art décoratif. Il considère sa genèse et sa réception en rapport avec un agenda abolitionniste ancré dans une histoire des idées de la fin du xviiie siècle qui préconise une totale passivité de l’esclave37. Le Brooks, en effet, ne cesse de soulever l’ire des associations. Lors d’un forum avec l’organisation Anti-Slavery International, l’artiste et commissaire d’exposition Christopher Spring avait énoncé la possibilité de présenter La Bouche du roi au British Museum dans le cadre de la célébration du bicentenaire de l’abolition de 2007. À la suite de cette annonce, Toyin Agbetu de l’organisation panafricaine Ligali38 adressa une lettre à Neil MacGregor lui proposant de reconsidérer sa décision d’utiliser l’image du Brooks pour marquer le bicentenaire. Plus tard, Toyin Agbetu sera amené à apprécier La Bouche du roi comme une œuvre qui subvertit l’image du Brooks39. Nous reviendrons sur ce que l’art contemporain fait aux patrimoines, à la mémoire et à l’histoire de l’esclavage. Cependant, ces deux exemples montrent combien le régime référentiel des patrimoines est ancré dans l’esprit de la modernité et s’accorde mal avec une mémoire héroïque de l’esclave. Ainsi, à la complexité de négocier la mémoire dans l’espace public s’ajoute une difficulté d’ordre sémiotique qui s’accroît dans les musées d’histoire. Ceux-ci disposant moins de prétextes pour fondre l’histoire de l’objet dans l’esthétisme.
Depuis toujours, les « musées d’histoire » — quelle que soit l’extension qu’on donne à ce terme — ont eu partie liée avec le politique. […] On pourra, certes, objecter que tout musée public est porteur d’un projet politique au sens large. […] Mais ceux qui se définissent plus particulièrement par une perspective historique dominante — sur la nation, telle localité, telle époque, tel type d’activité, classe d’objets, etc. — répondent à des volontés ou à des relations d’ordre politique plus précises40.
21Cette « histoire sous surveillance41 » encadre un discours autorisé qui échappe peu aux rets de l’actualité du débat public. Prenons d’abord l’exemple du musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne qui s’impose dans la valorisation des patrimoines42. Voyons comment — en plus de faire face aux vestiges de la modernité — il doit négocier le signe du trauma. Le musée est inséré dans un réseau de centres et d’instituts de recherches, il est par ailleurs membre du Comité scientifique des patrimoines de la traite et de l’esclavage piloté par la Direction générale des patrimoines. Il tente, du reste, d’être un appui aux programmes scolaires par l’utilisation de documents d’époque pour ses illustrations43. Afin de combler une lacune constatée auprès des scolaires (simplifications et confusions), une salle est consacrée à la traite dans ses différentes étapes, en explicitant de façon pédagogique : la chronologie, les champs territoriaux et les produits. Les objets sont contextualisés dans une scénographie immersive qui évoque l’entrepont d’un bateau négrier. La salle regroupe des archives (présentes à 25 % dans les collections et à 30 % dans le musée), des produits échangés lors du trafic, des maquettes, des dioramas de plantations, des supports vidéo, des fouets, des chaînes et des fac-similés, à l’instar des pointes anti-émeutes. Dans cette salle sont donc concentrés les objets que Geoffrey Cubitt nomme atrocity material44, composés d’images, de textes, d’installations, qui dépeignent la souffrance physique des esclaves45. Les objets sont sobrement présentés comme des documents illustratifs. On peut y voir le rejet de la victimisation, la crainte de fatiguer le public, d’épuiser sa compassion ou d’encourager son voyeurisme. En tout cas, la mise en scène opère le mieux possible une distanciation avec les représentations stéréotypées tout en s’évertuant de ne pas figurer les esclaves comme des victimes anonymes. Mais le trauma s’invite dans la syntaxe où s’entremêlent histoire et mémoire dont la relation est d’ailleurs maintenue par une statue érigée comme mémorial le 25 avril 1998 et saccagée au mois de mai de la même année46 (fig. 5). Installée à la fin du parcours, elle est le trait d’union entre le musée et le mémorial physiquement liés par un parcours d’interprétation patrimoniale à l’aide de dix panneaux disséminés dans la ville47.
22Le musée de Nantes et le musée d’Aquitaine — musée d’histoire à vocation régionale — de Bordeaux partagent le souci d’illustrer les séquences révolutionnaires des esclaves ayant contribué à la dynamique abolitionniste. Ils s’enracinent également dans une histoire de la ville ainsi que l’exprime l’installation des mascarons dans les deux parcours. Mais cet ancrage est restitué avec deux partis pris différents. Sur 32 salles, allant de l’Antiquité à nos jours, la traite est racontée sur une vingtaine de salles à Nantes alors que Bordeaux n’expose l’esclavage que dans le parcours du xviiie siècle. Le musée d’Aquitaine a reçu en 2001 un legs du chirurgien Marcel Chatillon constitué de 600 gravures de dessins et peintures sur l’esclavage. Au mois de mai 2009, à l’ouverture des quatre salles (environ 700 m²) consacrées à ce thème, 300 à 400 objets sont sélectionnés et exposés. Au même titre que Nantes, les documents d’archives sont mis sous format audiovisuel, à l’instar de l’histoire du navire de traite La Licorne. Cependant, contrairement à Nantes, l’étude des publics a été faite à partir du Livre d’or des visiteurs48. Et si la muséographie est réalisée sous le regard critique de plusieurs historiens et spécialistes (Jacques de Cauna, Sylvia Marzagali, Dominique Rogers, Rafael Lucas), il n’existe pas de réelle politique de recherche. Toutefois, le musée organise tous les deux ans les rencontres atlantiques du musée d’Aquitaine en partenariat avec le Centre international de recherches sur les esclavages (Ciresc/CNRS).
23La muséographie situe la ville de Bordeaux au xviiie siècle (fig. 6). La section « la fierté d’une ville de pierre » montre cette transformation urbaine qui s’explique en majeure partie par le contrôle de son arrière-pays, principalement Saint Domingue, et par son négoce maritime. Les grandes familles sont évoquées de même que l’histoire de la présence des Africains dans la ville. Les activités du port et la croissance démographique dues à l’expansion économique accompagnent une vie intellectuelle dense. Les sections « Bordeaux porte océane », « l’apogée de la marine à voile », « les rivalités coloniales », « l’eldorado des Aquitains » célèbrent la gloire de la ville à côté des salles « traite et esclavage dans l’histoire », « Bordeaux port négrier » ou la « traite des Noirs ». Cette narration se termine par les classiques « héritages », « métissages et syncrétismes ». L’esclavage est rappelé en écho au développement de la ville qui glorifie Bordeaux avec une petite nostalgie d’exotisme (senteurs, épices, voyages, couleurs, histoire glorieuse de l’aventure).
24Au musée de la Compagnie des Indes (Lorient), la traite est évoquée à travers le voyage, les produits coloniaux et le capital généré par la Compagnie avec ses comptoirs d’Afrique. Quelques salles « comptoirs d’Afrique », « la compagnie des Indes et la traite », « les escales » abondent d’artefacts produits dans les cours des rois d’Afrique. Des sculptures décrivant la vie quotidienne dans les sociétés africaines sont juxtaposées avec des fusils de traite. Le musée expose plusieurs gravures de Paul et Virginie dont la Maison de l’armateur (Le Havre) évoque la possibilité d’en posséder toutes les versions à la suite de l’inventaire lancé en 2005. La Maison de l’armateur dispose également des portraits de Bernard d’Anne St Pierre (abolitionniste possédant des esclaves) et des Foäche, Pierre Martin et son frère Stanislas. L’esclavage est évoqué par les anecdotes de deux cartels : « commerce triangulaire », où il est relaté comment Stanislas Foäche décida d’être négrier et « Bonaparte et le retour de l’esclavage ». Malgré un mémorial dévoilé le 10 mai 2009 par le maire de la ville sous forme de plaque commémorative sur les quais et le nom donné au musée, l’esclavage s’en résume à l’euphémisme (fig. 7). Mais sa présence hante le parcours en arrière-fond des décors et de l’intimité des maisons bourgeoises du xviiie siècle. La mémoire de l’esclavage meuble la vie des cercles cultivés, elle est l’ombre des portraits exposés et se fond dans « la culture du goût49 » de toute une époque.
25Au musée du Nouveau Monde (La Rochelle), de nombreux objets portent sur les produits coloniaux. Dans les années 1980, quelques acquisitions ont concerné les patrimoines de l’esclavage, mais cette politique a baissé au cours des années 1990. Une partie de cette collection a été déposée au musée d’Aquitaine, néanmoins, dans le courant de l’année 2010, de nouveaux objets ont fait leur entrée dans les collections. Il s’agit de pièces à caractère ethnographique comme celles que possède le musée du Quai Branly où ces patrimoines sont majoritairement dans les collections historiques et les collections Amériques. Au Quai Branly, la valorisation a concerné la création du site internet Les îlots de la liberté50. Depuis 2010, plusieurs objets ont été transférés au musée Victor-Schœlcher (Pointe-à-Pitre) fondé en 1887 à partir de la collection que Victor Schœlcher avait léguée au conseil général de la Guadeloupe. 250 pièces de cette collection (constituée d’objets, d’une importante bibliothèque et de plusieurs partitions de musique) se trouvaient au musée du Quai Branly. Un premier transfert a été effectué en 2010 avec 17 objets acquis par Victor Schœlcher durant ses voyages en Afrique. La seconde phase concerne 35 objets provenant d’îles des Caraïbes autres que les îles françaises. En 2008, un projet d’extension muséographique a été initié au musée Victor Schœlcher pour résoudre la demande d’information du public local sur l’histoire51 (fig. 8).
26À la lumière de ces exemples, plusieurs questions s’imposent. Que signifie pour un objet d’être médiateur d’une histoire traumatique dont il est le témoin imparfait52 ? Comment figurer l’expérience de la souffrance humaine et de son combat dans le processus historique ? Que peut la représentation devant l’ambivalence du regard ? Doitelle encourager ce que Martin Jay nomme un « regard fixe53 », donc convoquer le spectateur non éthique ou doit-elle invoquer un regard d’identification ? Peut-on afficher une indifférence morale dans l’exposition de l’esclavage ? Comment éviter la perception qui déshumanise ou la construction de victimes stéréotypées ? Doit-on jeter un regard esthétique sur des chaînes de servitude ou faut-il les montrer comme objets banals de la vie quotidienne ?
27Ces questions mettent en situation les différentes stratégies d’évitement de la dimension traumatique dont ces patrimoines sont dépositaires et interrogent le statut de l’artefact entre œuvre d’art et document. Nantes et Bordeaux sont dans le registre de « l’inventaire historique54 », ils présentent ces documents comme des preuves d’une histoire sans introduire aucune ambiguïté dans leur approche. La Maison de l’armateur, se cachant derrière l’esthétique des beaux-arts, dissipe l’esclavage dans les goûts d’une époque, inspirant par là une nostalgie qui, de l’avis de membres d’associations, est très choquante. Il est en effet aisé de constater l’écart entre l’histoire de l’esclavage et la perception visuelle qu’on pourrait s’en faire. Ce qui induit une déformation dans l’appréhension mentale du phénomène. Ce jugement de valeur n’épuise certainement pas la question. N’allons donc pas trop vite à une description réductionniste de la muséographie d’institutions qui, par ailleurs, n’est pas essentiellement consacrée à ce thème. Certaines invoquent le manque d’espaces ou de crédits, d’autres (comme le musée de la Marine d’Honfleur qui y a consacré une petite vitrine et le musée de la Marine de Paris55) sont confrontés à une pénurie d’objets pouvant autoriser un réel discours. Tentons d’identifier les obstacles — autres que matériels — qui s’opposent à un discours constructif.
L’objet-patrimoine entre l’artiste et le conservateur
28À l’occasion du bicentenaire de 2007, Ross Wilson interprète les stratégies curatoriales dans l’exposition de l’esclavage à l’aune d’une sociologie des émotions56. Ses résultats aboutissent à ce qu’il nomme le complexe curatorial, qui résulte de cinq points d’écart entre les rôles traditionnels du conservateur et l’engagement qu’implique l’exposition de l’esclavage. Son rôle objectif est confronté à son engagement subjectif. Son détachement vis-à-vis du sujet s’oppose au contenu affectif de celui-ci. Son autorité incontestée s’efface devant la reconnaissance de sa pratique curatoriale. La position neutre de la représentation rencontre l’opinion d’une nouvelle scénographie et le fait de fournir de simples informations rencontre le souci de faciliter la compréhension57. Dans notre étude, où l’enquête n’est pas faite dans le cadre restreint d’une manifestation, la nature du dilemme n’en est pas moindre. Cependant Ross Wilson décrit la dynamique du complexe mais n’en explique pas réellement les causes. Dégageons trois facteurs qui informent, dans notre cas, l’action du conservateur.
29D’abord, les valorisations des collections sont initialement dues non pas à une quelconque volonté des conservateurs mais à une poussée du débat public. Les mécanismes d’exposition dosent alors leur propos sur ce calendrier et « l’histoire — la vérité historique — devient le fruit d’un compromis58 ». Il est assez facile de constater le relatif équilibre entre le travail local des associations sur la mémoire et la qualité de la représentation de l’esclavage au musée. Si la collaboration entre le musée et les associations semble aller de soi à Nantes et à Bordeaux, si elle a débuté et a échoué à La Rochelle59, elle est quasi inexistante au Havre, ville dont les traces liées à cette histoire ont été presque entièrement détruites par la Seconde Guerre mondiale et où aucune association n’est dynamique sur la question.
30Ensuite, érigée pour conjurer toute subjectivité dans le traitement de l’histoire et devant autoriser une mémoire partagée en toute sérénité, la neutralité invoquée dans les stratégies de valorisation neutralise le sens. Entre le savoir et la visualité, est pris un public désarmé devant des artefacts qui enferment l’esprit ambivalent de la modernité60. Or, si toute muséographie de l’histoire implique certes une relative subjectivité du conservateur, de quelle subjectivité s’agit-il ? Est-elle la même que celle de l’historien ? À propos de celle-ci, Paul Ricœur dégage quelques aspects dont « le jugement d’importance, tel qu’il préside à la sélection des événements et des facteurs61 ». Cette subjectivité dans le choix des documents informe largement la rationalité de l’histoire. Et il n’est pas fortuit de noter qu’elle ne se superpose pas pour autant au devoir de réserve du conservateur qui implique l’effacement derrière son poste interdisant toute singularisation dans le discours62.
31Enfin, la dimension morale des patrimoines de l’esclavage, renforcée par son caractère juridique, annihile l’audace dans la recherche d’un modèle de présentation muséographique efficace. On peut lire dans le rapport 2005 du CPME que « tout argument économique ou politique, ainsi que le principe de souveraineté lui-même, doivent s’effacer devant l’argument moral, qui transcende l’idée de l’intérêt particulier (du groupe, de la nation, de l’État)63 ». La forte dimension morale place le musée entre deux responsabilités que Geoffrey Cubitt exprime bien dans le contexte londonien. Le défi du musée est, d’une part, d’éduquer le public (majoritairement, la classe moyenne blanche) à reconnaître l’esclavage comme un crime contre l’humanité et sa centralité dans l’histoire britannique. D’autre part, il doit montrer à la communauté afro-caribéenne qu’il est un lieu où leurs voix peuvent être entendues, la souffrance et la résistance de leurs ancêtres reconnues64.
32Comment créer l’empathie dans la représentation muséale du trauma culturel sans faire de l’espace de cette représentation un lieu de mémoire vivante ? Si le conservateur de Schœlcher affirme répondre à une demande mémorielle sans faire du musée un mémorial, celui de Nantes entend distinguer absolument les médiations au musée et au mémorial65. Si ces professionnels du patrimoine séparent l’affect du sens en évitant la dimension mémorielle, une militante scientifique comme Françoise Verges considère que la prise en compte de la mémoire n’est pas nécessairement incompatible avec une objectivation historique. Au sein de ce clivage, nous pressentons que le problème est généré par un paradoxe interne à l’objet spécifique aux patrimoines de l’esclavage. Il s’agit de la tension existante entre la mémoire biographique de l’objet66 (son histoire et la surcharge sémantique qu’il acquiert au fil du temps) et son régime référentiel ancré dans l’histoire de la modernité67. Comment opérer une distanciation critique entre le référent de la représentation culturelle des objets sans oblitérer la mémoire de ces derniers ? Ce défi à relever semble d’emblée nier au musée sa capacité d’être le meilleur endroit pour valoriser les patrimoines de l’esclavage tant sa rigueur scientifique est fuyante. Puisque le savoir qu’il construit conserve une dimension fantaisiste dans la mesure où il n’est possible qu’à travers un procédé imaginatif. La manière dont le contenu du musée est présenté nous amène à — mais ne détermine aucunement — ce que le visiteur expérimente et apprend68. Le sens de l’objet dépend de l’environnement de l’exposition et de l’interprétation personnelle des visiteurs69.
33Si l’esprit de la modernité fixe le régime référentiel des patrimoines, alors n’est-ce pas l’ambiguïté de cette référence qu’il importe de faire surgir dans la muséographie ? Cette ambiguïté visuelle dans l’iconographie aboutirait à une « esthétique conflictuelle70 ». Mais pour y arriver, ne devrons-nous donc pas promouvoir une autre logique de présentation qui partirait de l’histoire des objets ?
Plutôt que d’illustrer des séquences pédagogiques par des objets recherchés à cet effet, il [s’agit] de développer une histoire des objets, en insistant sur le caractère fragmentaire et aléatoire de la transmission, ainsi que sur la multiplicité des interprétations qu’ils peuvent susciter71.
34Cette histoire des objets consistera, dans le cas du Brooks, à montrer le processus ayant conduit à la naissance de l’objet, à l’univers mental qui le sous-tendait, à la façon dont il a été distribué, l’impact des supports utilisés et l’écart de l’objet vis-à-vis de son époque. Cette histoire de l’objet s’appesantit sur les conséquences qui résultent de sa réception et sur ses enjeux auprès des communautés représentées sous forme de synecdoque. L’ambition d’un tel projet serait de faire surgir la conscience ambiguë, tragique et controversée du Brooks. Les objets ont une dimension émotionnelle attachée à des événements, restituer une histoire plurielle de leurs représentations, c’est relire l’histoire dans la pluralité de ses référents.
35Toujours est-il que promouvoir une autre logique de présentation nécessite d’aller vers une double médiation. Pour l’instant, les musées les plus avancés sur la question en restent au premier temps du traitement. Dans celui-ci, les objets interviennent comme documents illustratifs des faits historiques, ce qui relève d’un enseignement de l’histoire. Or, cette médiation doit tendre vers une présentation où l’histoire de l’objet (ses variantes, son ambiguïté) sera mise en avant, ce qui relève de la recherche sur l’histoire. L’objet-patrimoine devient le matériau d’un dispositif qui permet d’étudier l’histoire et d’établir un rapport à l’histoire. Dès lors, travail de mémoire et construction de l’histoire se rejoignent au service d’une empathie de l’intellect qui permet de mieux comprendre, et le conservateur du musée d’histoire pourra « d’abord conserver, ensuite rendre intelligible : double fonction de l’historien72 ». Au regard de ce qui vient d’être dit, l’exposition de l’esclavage ne peut pas se limiter :
[…] à montrer des œuvres, mais bien à démontrer une certaine interprétation des œuvres et des idées (interprétation forcément construite et donc, d’une certaine façon, signée) [ce qui] tend à sortir le concepteur de son anonymat, en même temps qu’elle admet d’être définie comme une tentative pour, si l’on peut dire, faire des idées avec des choses73.
36Par conséquent, cette implication dans l’enrichissement de la connaissance scientifique étant risquée, c’est sur le terrain de l’exposition temporaire que le conservateur agit en invitant l’art contemporain dans l’espace patrimonial, l’artiste devant l’histoire. À défaut d’opérer un changement de logique dans le dispositif scénique, il déplace la recherche dans les mains d’un artiste qui repousse les limites de l’interprétation. L’artiste peut se prévaloir d’une liberté qui lui permet d’opérer une transfiguration des symboles en décodant et en ré-encodant les signes du trauma. Porteur d’un métalangage dont la dimension réflexive se place entre les contraintes scéniques et l’action du conservateur, son rôle devient flou : créateur ou médiateur, bouclier ou manipulé, il sera probablement tout à la fois. Ici, le sens de l’invitation de l’art contemporain dans l’espace patrimonial est à chercher dans quelques relations opportunistes entre l’artiste et le conservateur. Ces stratégies d’acteurs autour des patrimoines de l’esclavage échappent mal à une dimension moralisante du travail créateur qui intervient alors dans le champ des droits humains ou du prosélytisme socioculturel : créolisation, métissages, syncrétisme, multiculturalisme, cosmopolitisme, etc. Au cours de ces collaborations, les artistes recyclent certes l’iconographie moderniste, mais certains affichent une singularité dans son traitement en inventant une nouvelle visualité.
37Le musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne a accueilli une œuvre de l’artiste brésilienne Maria Theresa Alves à la suite de son séjour à l’école des beaux-arts de Nantes en mai 2011, dans le cadre du projet « Pensées archipèliques ». Le travail de l’artiste a pour point de départ un tableau du musée intitulé Jeune femme perçant l’oreille de son serviteur noir (fig. 9).
38Œuvre anonyme exécutée vers 1735, ce document est simplement décrit par le cartel comme la preuve d’une présence des Africains dans la ville de Nantes. Dans ce tableau, une jeune femme s’apprête à percer l’oreille de son esclave qui exprime une grimace d’effroi. « L’ensemble de la scène secrète une sensation d’intimité induite par la proximité physique de la femme et son esclave (de pacotille) mais tendue par la soumission inquiète de ce dernier74. » C’est de cette relation contradictoire entre le propriétaire et son meuble que part le second niveau d’un travail où l’artiste a réalisé une vidéo pour laquelle trente femmes réinterprètent des postures de nus féminins de la peinture française. La déconstruction du regard sexiste est extrapolée dans une série d’allusions où l’histoire de la visualité est l’ombre d’une histoire des relations de pouvoir. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’art de notre temps réinterprète le patrimoine, ce qu’il n’a jamais cessé de faire. Il faut voir comment le musée doit interpeller une nouvelle région de notre capacité à comprendre autre que la réception passive des objets.
39Au cours d’une collaboration avec la Biennale Evento 2011, le musée d’Aquitaine a accueilli une exposition dirigée par Michelangelo Pistoletto regroupant les travaux de six artistes qui reviennent sur l’esclavage et la servitude moderne75. L’année 2012 a prolongé cet esprit en invitant William-Adjete Wilson à présenter son œuvre Océan noir (2008-2009). L’artiste emploie le storytelling pour détailler chronologiquement le processus qui va de l’esclavage aux indépendances, en agençant une objectivité historique avec une recherche de ses origines. Enfin, dans les projets de la prochaine redéfinition muséographique, le conservateur envisage de renforcer sa politique en matière d’art contemporain et de montrer les relations de Bordeaux avec l’Afrique et l’Extrême-Orient. Au musée Schœlcher, si le conservateur avoue que la recherche n’est pas fortement présente, il compense dans l’art contemporain en travaillant avec les artistes par des opérations « carte blanche ». En 2009, une exposition portant sur les lieux de l’esclavage est organisée avec une quarantaine d’œuvres du photographe Philippe Monge, intégrées par la suite dans la collection. Au musée du Nouveau Monde, l’artiste Aston est accueilli en résidence en 2012 pendant près de deux mois pour l’installation de son œuvre monumentale Bateau négrier (2007).
40La réflexion esthétique sur la traite transatlantique et ses conséquences ouvre la voie à l’analyse des processus de l’histoire des mentalités, à l’intérieur de laquelle s’effectuent la formation et la déconstruction des racismes76. Au sein de cette création contemporaine toutefois, certains artistes sont fidèles aux séquences historiques qu’ils revisitent très souvent à partir du chronotope du navire ou par le leitmotiv du corps enchaîné (Jack-Ben Thi, Arrachement Carg 12, 1993). Dans ce registre narratif, la dimension héroïque de l’histoire est représentée (série de Jacob Lawrence sur Toussaint Louverture, 1986-1997) ainsi que ses effets (Kara Walker, Slavery ! Slavery, 1997). Dans un autre ordre, Yinka Shonibare évoque par subtile synecdoque (Sir Foster Cunliffe playing, 2007) la mémoire de l’esclavage, en faisant allusion au portrait que John Hopnner (Portrait of Sir Foster Cunliffe, 1787) dresse du petit-fils d’un grand armateur de Liverpool ayant bâti toute sa fortune sur la traite. Shonibare l’habille avec du tissu wax où repose l’ironie de l’authenticité et du mythe de la race. Godfried Donkor, quant à lui, se réfère au journal économique britannique Financial Times (2007) pour établir des connexions entre l’esclavage, l’accumulation du capitalisme occidental et le processus de transformation mondiale de l’imaginaire. Dans la série de 2007, The Birth of Venus, il travestit le tableau pro-esclavagiste de Thomas Stothard en l’entourant d’images pornographiques, mettant la sexualité de la Vénus noire au centre du commerce des corps77.
41Chez Fred Wilson, les procédés de patrimonialisation des objets par l’institution muséale sont au centre de plusieurs œuvres : The Other Museum, White Columns, New York, 1990 ; Recent Acquisitions, Gracie Mansion Gallery, New York, 1991 ; Mining the Museum, Maryland Historical Society, Baltimore, 1992 et The Museum: Mixed Metaphors, Seattle Art Museum, 1993. La méthode d’investigation des musées interroge les contradictions qui habitent l’esprit de la modernité. Elle nous projette un miroir sur nos propres limites à questionner l’image. Elle nous montre comment les institutions définissent nos croyances esthétiques, découpent nos jugements de valeurs et nos connaissances de l’histoire. C’est ainsi qu’en confrontant le travail de Fred Wilson avec le texte de Walter Benjamin sur le concept d’histoire78, Jennifer Gonzalez l’assimile à ce qu’elle nomme « matérialisme conceptuel79 ». Les performances curatoriales de Fred Wilson, en effet, opèrent une nouvelle représentation de l’histoire et, pour ce faire, ne respectent ni les chronologies normatives ni les découpages des univers établis. Elles juxtaposent des mondes et ainsi donnent à voir que l’histoire est un artefact (artifice humain) culturel qui relève d’une construction.
Post-esthétique du trauma : création artistique et mise en forme de l’histoire
42L’art contemporain n’apporte certes pas une intelligibilité scientifique au phénomène historique de l’esclavage, mais peut rendre sensible des faits que le discours professionnel peine à traduire. D’ailleurs, l’enjeu de l’image dans sa capacité à rendre compte de l’esclavage mieux que la littérature fut posé dans la discussion qui a abouti à la création du Brooks80. C’est dans la nature de l’image que de nous amener à la compréhension d’un phénomène en mobilisant l’affect et l’intellect. En fait, selon Jill Bennett, la manière dont les affects nous mènent à quelque chose est incluse dans la structure même de l’art. Ce qu’il nomme la « vision empathique81 » est une invitation à revenir sur les liens qui existent entre les opérations affectives et critiques ayant bénéficié d’une large littérature. Pour sa part, Nick Crossley montre que l’émotion est généralement associée à des croyances réactionnaires, à la colère ou à la frustration causées par un manque de réciprocité dans la communication. Pour toutes ces raisons, l’étude de son fonctionnement n’est jamais convoquée dans une situation communicative. Pourtant, l’émotion est partie intégrante de la rationalité communicative, selon Nick Crossley, qui reproche à Jürgen Habermas de l’extraire de sa théorie de la communication82.
43« Pourquoi ne sait-on pas rendre compte de l’esclavage, de manière émotionnelle, sous une autre forme que celle formatée par la méthode historiographique européenne en lui ôtant ainsi sa profonde signification humaine83 ? » Pour y arriver, il serait judicieux — ainsi que le suggère Timothy P. Brown —, que les musées reconsidèrent leurs collections en liaison avec une histoire du trauma culturel84 sans faire de leurs institutions des « musées de la souffrance humaine85 ». Ce qui nous a le plus marqué durant nos recherches, c’est le souhait formulé par les conservateurs de Nantes et de Bordeaux d’aller plus loin dans la muséographie. Cela témoigne d’une insatisfaction réelle des acteurs mais aussi d’une conscience critique. Dans tous les cas, ces propos dénotent qu’en France, la muséographie de l’esclavage traverse une crise et qu’elle cherche son modèle. Ce mal-être justifie le rôle de la création dans le terrain du patrimoine car en période d’incertitude, la création permet de réfléchir sur nos dilemmes, de les comprendre et d’en saisir toute la complexité. Elle nous rappelle les faits tombés dans l’oubli, construit de nouveaux imaginaires et remet en question des certitudes codées par les institutions et par le temps. Mais, selon Martina Kopf, devant les artefacts du trauma culturel, la création restaure le sens, elle intègre les expériences douloureuses dans la mémoire collective et confère aux victimes de la dignité86.
44À la suite des travaux de Juango Igartua et de Dario Paez87 sur la guerre d’Espagne où une mémoire se reconstruit par l’art, Ron Eyerman affirme que le passé n’est pas seulement représenté à travers le langage mais il est renommé dans l’association d’artefacts. Ainsi, la manière dont l’esclavage est représenté par l’art participe à la formation d’une mémoire collective88. Peut-on pour autant affirmer, en ce qui nous concerne, que la mémoire collective se reconstruit à travers la représentation artistique ? L’étude que nous avons menée n’apporte pas de réponse certaine à cette question. Cependant, les artistes reconstruisent une nouvelle mémoire de l’esclavage qui va contre son imaginaire tel que patrimonialisé par les musées. Selon Mélanie Ulz, en effet, les stratégies d’artistes comme Fred Wilson ou Kara Walker sont différentes, mais leurs discours esthétiques créent des images rémanentes (afterimages) qui développent une nouvelle visualité de l’histoire dont le paradigme dépasse l’iconographie traditionnelle de l’esclavage89.
45Revenons à La Bouche du roi en guise d’exemple. En éclairant le processus de retraduction des signes du trauma et de la modernité, nous comprendrons mieux pourquoi Toyin Agbetu de l’organisation Ligali a finalement apprécié son exposition au British Museum, tout en restant hostile à l’icône patrimoniale du Brooks. Au lieu de signifier le supplice par une opération faite pour mobiliser l’empathie (Brooks et Am I Not a Man and a Brother?), La Bouche du roi opère une mise à distance plastique de l’iconographie moderniste du Brooks tout en invitant à une prise de conscience d’une souffrance qu’elle réinvestit dans notre présent. Par ce rapprochement distancié, le ré-encodage esthétique flétrit la référence de la représentation culturelle du Brooks et enrichit la mémoire de ce dernier. Cette démarche mène à une dimension constructiviste du trauma où celui-ci n’est plus l’artefact qui ressasse l’histoire-mémoire sans la dépasser. En conséquence, cette réinterprétation du patrimoine aboutit à une post-esthétique du trauma qui tisse l’émotion dans sa rationalité communicative. Car en orientant notre regard sur la répartition des responsabilités (par les deux têtes de proue du bateau), elle établit une communauté de partage qui complexifie l’histoire. Puisque la victime est diluée dans le temps et projetée par analogie dans notre contemporanéité suivant un « anachronisme didactique90 ». Face aux patrimoines de l’esclavage représentés par le Brooks, La Bouche du roi forge une nouvelle rationalité de l’histoire que le musée échoue à reproduire.
Notes de bas de page
1 Romuald Hazoumé, entretien avec Virginie Adoutte-Riff, Production 6, dans Romuald Hazoumé. La Bouche du roi, cat. expo., Paris, musée du Quai Branly (12 septembre-13 novembre 2006), Paris, Flammarion/Musée du Quai Branly, 2006, p. 45.
2 Christine Chivallon, « L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-4bis/5, 2005, p. 64-81.
3 Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, Paris, Seuil, 1996.
4 Didier Fassin (dir.), Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2010.
5 Les artistes contemporains qui travaillent sur cette thématique sont si nombreux et leurs stratégies si diverses qu’ils méritent un article entier. Nous citerons ici pour exemples quelques-uns dont le travail a une portée médiatique internationale.
6 Ibrahima Thioub, « Regard critique sur les lectures africaines de l’esclavage », communication au colloque Historiens africains et mondialisation, Bamako, 3e congrès de l’Association des historiens africains (10-14 septembre 2001), dactyl.
7 Doudou Diène, « Éditorial », Bulletin d’information de La Route de l’esclave, 1, 2000, p. 1.
8 Pap Ndiaye, La Condition Noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.
9 À la suite de cette marche, seront créés le comité Marche du 23 mai 1998 ou CM98 et l’association DiversCités (Bordeaux, 1998-2009) remplacée par la Fondation du mémorial de la traite des Noirs (2009).
10 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2012.
11 En 2009, le CPME devient Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE), remplacé en mai 2013 par le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE).
12 Avec un bémol sur la loi Gayssot (n° 90-615 du 13 juillet 1990), Gérard Noiriel, Nicolas Offenstadt, « Les historiens et les autres. Sur le rôle des historiens dans les débats publics récents en France », mars 2007, (http://cvuh.blogspot.com/2007/03/les-historiens-et-les-autres-sur-le.html, consulté le 16 décembre 2013).
13 Christine Chivallon, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012, p. 62.
14 Jean-Louis Bodinier, « Nantes : mémoire ou amnésie autour de la traite ? », Les Anneaux de la mémoire. Nantes-Europe. Afrique. Amériques, cat. expo., Nantes, musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne, (5 décembre 1992-4 février 1994), Rochefort, Centre international de la mer-Corderie royale, 1992, p. 136.
15 La fiche d’enquête est envoyée par courriel le 27 juillet 2005 à partir d’un listing des musées nommé « Carol », regroupant les musées de France (MDF) au nombre de 1 192 ainsi que des musées non MDF. 1 200 à 1 300 questionnaires furent envoyés.
16 François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.
17 Gérard Noiriel, « De quelques usages publics de l’histoire », Tracés. Revue de sciences humaines, 2009, À quoi servent les sciences humaines (I), p. 123-132.
18 Mark Jarzombek, « The Post-traumatic Turn and the Art of Walid Ra’ad and Krzysztof Wodiczko. From Theory to Trope and Beyond », dans Lisa Saltzman, Eric Rosenberg (éd.), Trauma and Visuality in Modernity, New Hampshire, Trustees of Darmouth College, 2006, p. 249.
19 Cathy Garuth (éd.), Trauma: Explorations in Memory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995. Voir aussi Dominick LaCapra, Writing History, Writing Trauma, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001.
20 Jeffrey C. Alexander, « Toward a Theory of Cultural Trauma », dans Jeffrey C. Alexander et al., Cultural Trauma and Collective Identity, Berkeley/Londres, University of California Press, 2004, p. 1.
21 Pap Ndiaye, « Pour une histoire des populations noires en France : préalables théoriques », Le Mouvement social, 213/4, 2005, p. 94.
22 Ron Eyerman, « Cultural Trauma. Slavery and the Formation of African American Identity », dans Jeffrey C. Alexander et al., Cultural Trauma and Collective Identity, op. cit., p. 71.
23 Jeffrey C. Alexander, « Toward a Theory of Cultural Trauma », art. cité, p. 11-17.
24 Mick Broderick, Antonio Traverso, « Interrogating Trauma. Towards a Critical Trauma Studies », dans M. Broderick, A. Traverso (éd.), Interrogating Trauma. Collective Suffering in Global Arts and Media, Londres/New York, Routledge, 2011, p. 8.
25 Wulf Kansteiner, Harald Weilnböck, « Against the Concept of Cultural Trauma (or How I Learned to Love the Suffering of Others without the Help of Psychotherapy) », dans Astrid Erll, Ansgar Nünning (éd.), Cultural Memory Studies. An International and Interdisciplinary Handbook, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2008, p. 235-237.
26 À ce sujet, voir Emmanuelle Cherel (avec la contribution de Gabriela Brindis Alvarez), Le mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes. Enjeux et controverses (1998-2012), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
27 Hervé Glevarec, Guy Saez, Le patrimoine saisi par les associations, Paris, La Documentation française, 2002, p. 271.
28 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck/Masson, 1996 ; John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998.
29 Voir Alan Radley, « Artifacts, Memory and the Sense of the Past », dans David Middleton, Derek Edwards (éd.), Collective Remembering, Londres, Sage, 1990, cité par Ron Eyerman, « Cultural Trauma. Slavery and the Formation of African American Identity », art. cité, p. 62.
30 Bogumil Jewsiewicki, « Synthèse générale », Africultures, 91, 2013, Exposer l’esclavage, p. 192.
31 Ibid., p. 197.
32 Martha Katz-Hyman, « Doing Good While Doing Well: The Decision to Manufacture Products that Supported the Abolition of the Slave Trade and Slavery in Great Britain », dans Celeste-Marie Bernier, Julie Newman (éd.), Public Art, Memorials and Atlantic Slavery, Londres/New York, Routledge, 2009, p. 82-83.
33 Andy Green, « Remembering Slavery in Birmingham: Sculpture, Paintings and Installations », dans Celeste-Marie Bernier, Julie Newman (éd.), Public Art, Memorials and Atlantic Slavery, op. cit., p. 56.
34 Ce bateau avait transporté entre 609 et 740 esclaves au lieu des 454 autorisés.
35 Dans cette période historique, l’idée abolitionniste portée par le Brooks est combattue par une iconographie pro-esclavagiste. L’image la plus représentative est The voyage of the Sable Venus from Angola to West Indies (1794) de Thomas Stothard (1755-1834). Inspirée de la Naissance de Venus (vers 1484) de Sandro Botticelli, cette représentation du middle passage transforme le trauma de l’esclave en promesse d’un éden sur fond de références bibliques et de renaissance de l’âme.
36 En 2012, au cours d’une de mes visites, le conservateur du musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne (Nantes) venait d’acquérir une version française du Brooks auprès d’une de ces familles.
37 Marcus Wood, Blind Memory: Visual Representations of Slavery in England and America, 1780-1865, Manchester University Press, 2000, p. 19.
38 Association panafricaine des droits de l’homme vigilante quant à la représentation de la culture et de l’histoire des personnes d’origine africaine au sein des médias britanniques. http://www.ligali.org/about-ligali.html, consulté le 19 décembre 2013.
39 Christopher Spring, « Art, Resistance and Remembrance. A Bicentenary at the British Museum », dans Laurajane Smith et al. (éd.), Representing Enslavement and Abolition in Museum. Ambiguous Engagements, Londres/New York, Routledge, 2001, p. 201-202.
40 Michael Werner, « Deux nouvelles mises en scène de la nation allemande. Les expériences du Deutsches Historisches Museum (Berlin) et du Haus Der Geschichte Der Bundesrepublik Deutschland (Bonn) », dans François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, op. cit., p. 77.
41 Marc Ferro, L’histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
42 Avant l’ouverture des nouvelles salles de Nantes, des expositions ont eu lieu en France ultramarine, comme le note le rapport de 2005 du CPME. En outre, le musée de Nantes fut devancé pendant longtemps par le musée des Salorges dont il a hérité les collections. Voir à ce sujet Bertrand Guillet, « Entre refoulement et reconnaissance, occultation et exposition, comment s’est constituée, durant le xxe siècle, la collection sur la traite des Noirs au musée de Nantes », In Situ, 20, 2013 (http://insitu.revues.org/10137, consulté le 24 décembre 2013).
43 Pendant la seule année scolaire 2009-2010, 7 460 élèves ont visité les salles du musée consacrées à ce thème, constituées d’environ 580 pièces. Durant cette même année, le musée a accueilli 31 085 scolaires dont 24 % sur le thème de la traite des Noirs. Voir Laurence D’Haene, « Ce que les scolaires apprennent au musée d’Histoire de Nantes », Place publique, septembre-octobre 2011, p. 29-33.
44 Geoffrey Cubitt, « Atrocity Materials and the Representation of Transatlantic Slavery. Problems, Strategies and Reactions », dans Laurajane Smith et al. (éd.), Representing Enslavement and Abolition in Museum. Ambiguous Engagements, op. cit., p. 229.
45 En se basant sur une étude des publics à l’occasion du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage (Grande Bretagne, 2007), Geoffrey Cubitt montre que l’exposition de ces objets (émotionnellement chargés) crée un haut degré racialisé de perception sociale. Un visiteur évoque le malaise devant ces objets où tout le monde lorgnait les visiteurs noirs, guettant leurs réactions, ibid., p. 231.
46 Réalisée par Lisa Marcault-Derouard (étudiante à l’école des Beaux-arts de Nantes), elle est une réplique de La Délivrance (1914) d’Émile Guillaume.
47 Sur la fréquentation du mémorial, voir Laurence D’Haene, Christian Fortin, « Visiter avec des élèves le mémorial de l’abolition de l’esclavage », Place publique, juillet-août 2012, p. 131-133.
48 Avant le nouvel accrochage de 2009, le musée enregistre 100 000 entrées par an, il en compte 130 000 désormais, avec 17 000 au premier mois d’ouverture des salles.
49 Simon Gikandi, Slavery and the Culture of Taste, Princeton, Princeton University Press, 2011.
50 Les îlots de la liberté, http://www.quaibranly.fr/fr/liberte/, consulté le 16 décembre 2013.
51 Le musée a reçu environ 3 500 visiteurs en 2008, il dépasse aujourd’hui les 6 000 avec 1 500 scolaires par an. Il a mis en place un service éducatif avec des enseignants détachés et a produit un DVD comme support d’outils pédagogiques.
52 Lisa Saltzman, Eric Rosenberg, « Introduction », dans Lisa Saltzman, Eric Rosenberg (éd.), Trauma and Visuality in Modernity, op. cit., p. IX.
53 Martin Jay, « Sartre, Merleau-Ponty, and the Search for a New Ontology of Sight », dans David Michael Levin (éd.), Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1993, p. 148.
54 Christine Chivallon, « Les questions posées par le discours muséographique confronté à l’expérience esclavagiste », Africultures, 91, 2013, Exposer l’esclavage, p. 60.
55 Lors de notre inventaire en 2012, le musée conservait quatre objets liés à la traite. Deux armes non réglementaires composées d’un orgue à cinq canons (fin xviiie siècle, no inventaire 27 AR 6) et d’un orgue à sept canons (fin xviiie siècle, no 27 AR 7), la maquette d’un bateau à mât et voile unique (début xixe siècle, no 5 MM 2) et des entraves de chevilles (fn xviiie siècle, no 5 SO 100).
56 Gillian Bendelow, Simon J. Williams (éd.), Emotions in Social Life. Critical Themes and Contemporary Issues, Londres/New York, Routledge, 1998.
57 Ross Wilson, « The Curatorial Complex. Making the Bicentenary of the Abolition of the Slave Trade », dans Laurajane Smith et al. (éd.), Representing Enslavement and Abolition in Museum. Ambiguous Engagements, op. cit., p. 136.
58 Marc Ferro, L’histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire, op. cit., p. 80.
59 Entretien téléphonique avec la conservatrice du musée du Nouveau Monde, 2011.
60 Cette ambiguïté est montrée au sein du musée d’Aquitaine par l’expansion de l’esclavage s’accommodant d’une vie intellectuelle dense. Au sujet de cette ambiguïté, voir Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, Paris, Lignes-Léo Scheer, 2006 ; Neil Larsen, Modernism and Hegemony. A Material Critique of Aesthetic Agencies, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990 ; David Michael Levin (éd.), Modernity and the Hegemony of Vision, op. cit., 1993.
61 Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1967, p. 33.
62 Voir Nathalie Heinich, Michael Pollak, « Du conservateur de musée à l’auteur d’expositions : l’invention d’une position singulière », Sociologie du travail, 1/31, 1989, p. 29-49.
63 CPME, « Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions », rapport remis au Premier ministre, 12 avril 2005, p. 11.
64 Geoffrey Cubitt, « Atrocity Materials and the Representation of Transatlantic Slavery. Problems, Strategies and Reactions », art. cité, p. 231.
65 Ces propos recueillis sont certainement informés par la forte identité des institutions implantées dans des contextes socioculturels différents.
66 À ce sujet, voir Igor Kopytoff, « La biographie culturelle des choses », Journal des africanistes. 76/1, 2006 ; Nathalie Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, 6, 1993 ; Étienne Souriau, « L’œuvre d’art en tant que personne », dans Ignace Meyerson (dir.), Problèmes de la personne, Paris, Mouton, 1973.
67 L’affect (considéré par les professionnels du patrimoine « non pas comme participant d’une opération critique » mais comme pulsion irrationnelle de la dimension mémorielle) est – du point de vue des associations – l’expression d’une abjection des références de la représentation culturelle des objets, lesquelles références sont ancrées dans l’esprit raciste de la modernité.
68 Ludmilla Jordanova, « Objects of Knowledge: A Historical Perspective on Museums », dans Peter Vergo (éd.), The New Museology, Londres, Reaktion Books, 1989, p. 23.
69 Charles Saumarez Smith, « Museums, Artefacts, and Meanings », dans Peter Vergo (éd.), ibid., p. 19.
70 Celeste-Marie Bernier, « “Speculation and the Imagination”: History, Storytelling and the Body in Godfried Donkor’s “Financial Time’s” (2007) », dans Celeste-Marie Bernier, Julie Newman (éd.), Public Art, Memorials and Atlantic Slavery, op. cit., p. 206.
71 Michael Werner « Deux nouvelles mises en scène de la nation allemande. Les expériences du Deutsches Historisches Museum (Berlin) et du Haus Der Geschichte Der Bundesrepublik Deutschland (Bonn) », art. cité, p. 89.
72 Marc Ferro, L’histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire, op. cit., p. 177.
73 Nathalie Heinich, Michael Pollak, « Du conservateur de musée à l’auteur d’expositions : l’invention d’une position singulière », art. cité, p. 47.
74 Emmanuelle Cherel, « Par ces murs, nous sommes mal enfermés. Maria Thereza Alves », dossier de presse de l’exposition (24 mars-27 mai 2012), château des ducs de Bretagne, Nantes. (http://www.chateau-nantes.fr/fichier/t_download/3150/download_fichier_fr_dp_mariatherezaalves.pdf, consulté le 17 décembre 2013).
75 Exposition « C’est à ce prix que nous mangeons du sucre », Bordeaux, musée d’Aquitaine (6 octobre 2011-23 janvier 2012), avec William Kentridge, Pascale Marthine Tayou, Marzia Migliora, Wael Shawky, Michael Blum et Shilpa Gupta.
76 Birgit Haehnel, Melanie Ulz, « Slavery, Trauma and Visual Representation », dans Birgit Haehnel, Melanie Ulz (éd.), Slavery in Art and Literature: Approaches to Trauma, Memory and Visuality, Berlin, Frank & Timme, 2010, p. 12.
77 Sur les relations entre esclavage et pornographie, voir Marcus Wood, Slavery, Empathy, and Pornography, Oxford/New York, Oxford University Press, 2002.
78 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », trad. de M. de Gandillac dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
79 Jennifer Gonzàlez, « Against the Grain: The Artist as Conceptual Materialist », Fred Wilson: Objects and Installations. 1979-2000, cat. expo., Center for Art and Visual Culture (11 octobre 2001-12 janvier 2002), University of Maryland, 2001 p. 31.
80 Marcus Wood, Blind Memory: Visual Representations of Slavery in England and America, op. cit., p. 15-16.
81 Jill Bennett, Empathic vision. Affect, Trauma, and Contemporary Art, Redwood City, Stanford University Press, 2005, p. 21.
82 Nick Crossley, « Emotion and Communicative Action: Habermas, Linguistic Philosophy and Existentialism », dans Gillian Bendelow, Simon J. Williams (éd.), Emotions in Social Life. Critical Themes and Contemporary Issues, op. cit., p. 30-32.
83 Christine Chivallon, « Rendre visible l’esclavage. Muséographie et hiatus de la mémoire aux Antilles françaises », L’Homme, 180, 2006, p. 27.
84 Timothy P Brown, « Trauma, Museums and the Future of Pedagogy », Third Text, 18/4, 2004, p. 249.
85 Terence Duffy, « Museums of “Human Suffuring” and The Struggle for Human Rights », Museum international, 53/1, 2001, p. 10-16.
86 Martina Kopf, « Trauma, Narrative and the Art of Witnessing », dans Birgit Haehnel, Melanie Ulz (éd.), Slavery in Art and Literature: Approaches to Trauma, Memory and Visuality, op. cit., p. 47.
87 Voir Juango Igartua, Dario Paez, « Art and Remembering Collective Events: The Case of the Spanish Civil War », dans James Pennebaker, Dario Paez, Bernard Rimé (éd.), Collective Memory of Political Events. Social Psychological Perspective, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 1997, p. 79-102.
88 Ron Eyerman, « Cultural Trauma. Slavery and the Formation of African American Identity », art. cité, p. 68-69.
89 Mélanie Ulz, « Slavery in Art and Literature », dans Birgit Haehnel, Melanie Ulz (éd.), Slavery in Art and Literature: Approaches to Trauma, Memory and Visuality, op. cit., p. 30.
90 Par « anachronisme didactique », Marcus Wood entend la méthode des médiateurs d’exposition qui, à défaut d’objets-témoins, font recours aux fac-similés composés de nouveaux matériaux propres à notre époque. Marcus Wood, « Atlantic Slavery and Traumatic Representation in Museums: The National Great Blacks in Wax Museum as a Test Case », dans Celeste-Marie Bernier, Julie Newman (éd.), Public Art, Memorials and Atlantic Slavery, op. cit., p. 20.
Auteur
Malick Ndiaye est historien de l’art, chercheur au département des musées à IFAN/université Cheikh Anta Diop, Dakar. Il est spécialiste d’art contemporain, des patrimoines africains et des études postcoloniales. Il participe à plusieurs rencontres internationales, collabore avec des revues et coordonne diverses activités scientifiques autour de ces thématiques.
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