L’histoire politique existe-t-elle ?
p. 43-53
Texte intégral
1Voici quelques réflexions sur l’histoire politique selon deux perspectives chronologiquement différentes mais qui, je crois, se recoupent ou du moins se rejoignent. Dans un premier temps je présenterai les difficultés que l’on rencontre pour appliquer au Moyen Age occidental le concept d’histoire politique et comment ont émergé, du xiiie au xxe siècle, les notions de politique et d’histoire politique – et les institutions et manifestations qui en constituent le contenu. Dans un second temps, me plaçant à notre époque et considérant l’évolution historiographique depuis 1945, j’essaierai d’analyser le retour de l’histoire politique et je formerai le souhait de la voir évoluer vers une anthropologie politique historique.
I – Genèse du vocabulaire politique
2Il y a peu de domaines dans lesquels les carences de la sémantique historique se font davantage sentir que dans celui de la politique. Il y en a peu également dans lesquels il importe davantage de rechercher avec soin ce que recouvre le terme et de comparer le vocabulaire d’époque et le vocabulaire actuel, une des préoccupations majeures de la discipline historique aujourd’hui1.
3Michel Sennelart par exemple a donné une excellente analyse du terme regimen qui apparaît au Moyen Âge comme l’équivalent de « gouvernement », mais avec un champ sémantique plus large, à partir de l’affirmation de Grégoire le Grand dans la Régula pastoralis vers 590 : « Le gouvernement des âmes (regimen animarum) est l’art des arts »2, et au xiiie siècle le Florentin Jean de Viterbe dans son Liber de regimine civitatum se pose la question : « Qu’est-ce que le regimen civitatis ? »3, mais l’expression est peu employée au Moyen Âge.
4En français (et la chronologie ne doit pas être très différente dans les principales langues européennes) le mot politique apparaît comme substantif en 1268. C’est la traduction du titre du traité d’Aristote traduit du grec en latin par Guillaume de Moerbeke à la demande de Thomas d’Aquin vers 1260. C’est un terme savant.
5Politique comme adjectif apparaît en 1365 dans l’œuvre de Nicole Oresme, universitaire qui a été précepteur du roi Charles V, traducteur d’Aristote, le premier grand théoricien de la monnaie.
6Un phénomène important pour la suite de ce qu’on appellera l’histoire politique est l’apparition de « partis » (politiques) dans la France du xive siècle4. Le conflit entre Armagnacs et Bourguignons en est la plus frappante illustration.
7Le terme parti apparaît en 1568 dans le cadre des guerres de religion et c’est avec la signification de membre d’un parti qu’apparaît « homme politique » en 1636.
8Mais le substantif politique reste toujours savant, et le substantif courant est police, qui signifie l’administration et le gouvernement.
9Politique apparaît enfin comme substantif en 1675 pour désigner l’ensemble des affaires publiques concernant le pouvoir, l’activité relative à l’exercice des pouvoirs dans un état. Suivent corps politique en 1721, science politique en 1770, droits politiques en 1789.
10Selon Alain Guerreau5, c’est l’esprit des Lumières qui impose l’idée d’un champ politique autonome. Il accorde une importance particulière au contrat social (1762) de Rousseau6 et souligne que se produit en même temps et dans le même contexte l’autonomisation de la religion et de l’économie (Adam Smith. Inquiry into the nature and causes of the Wealth of the nations, 1776). Pour Alain Guerreau l’émancipation du politique vient de la fission définitive du dominium médiéval, le pouvoir sur les personnes (la politique) et le pouvoir sur la terre (l’économie).
II – L’histoire politique médiévale
Idées et concepts7
11Si la Bible est devenue au Moyen Âge une des sources du gouvernement avec la législation impériale romaine et la philosophie politique grécoromaine, elle n’est pas à l’origine des notions qui définissent les bases et les principes du domaine politique. Dans l’Ancien Testament, le politique est absorbé dans le religieux, et dans le Nouveau, Jésus abandonne le domaine à César.
12L’empire romain lègue au monde médiéval trois notions fondamentales : civitas, la cellule politique, respublica, l’État, imperium, le pouvoir.
13Civitas fut annexée par la pensée chrétienne dans la grande œuvre programmatique de saint Augustin, La Cité de Dieu (début du Ve siècle) qui distingua la cité terrestre et la cité céleste et qui les opposa comme l’imperfection et la perfection, c’est-à-dire fit de la cité céleste le modèle de la terrestre. La politique eut donc son modèle dans le ciel et eut pour mission de corriger les imperfections de la cité terrestre, monde du péché et de l’homme pécheur. Le regimen animarum dont Grégoire le Grand, un siècle plus tard, fit l’art des arts fut confié par Dieu au magistère de l’Église tandis que le regimen corporum était confié au pouvoir politique laïque.
14Civitas poursuivant une évolution commencée sous le Bas-Empire en vint à désigner la ville en concurrence avec urbs et cette ambiguïté se poursuivit jusque vers 1460 où civitas /cité retrouva son sens politique plein.
15Respublica se replia dans le domaine du vocabulaire savant.
16Imperium fut victorieusement concurrencé par regnum, le rex, méprisé ou écarté dans l’Antiquité, s’ouvrant les portes du pouvoir sous la double pression de la mémoire des rois juifs de l’Ancien Testament et des chefs barbares en quête de légitimation de leur pouvoir. La montée du rex et des mots de la famille de regere coïncide avec une longue éclipse du droit romain jusque vers le milieu du xiie siècle où la renaissance de ce droit se combine avec l’élaboration écrite du droit coutumier et la codification du nouveau droit canon.
17Le rex a récupéré trois notions définissant trois aspects du pouvoir et trois dimensions de la politique : auctoritas, potestas et surtout majestas8. Auctoritas désigne la nature du pouvoir royal, potestas l’exercice de ce pouvoir. Quand saint Louis, par une lettre de juin 1248 datée de Corbeil, confie à sa mère Blanche de Castille, au moment de partir pour la croisade, ce que nous appelons la régence du royaume, il précise qu’il lui délègue la plena potestas, les pleins pouvoirs, mais il conserve l’auctoritas. Quant à la majestas elle permet au roi de s’élever au-dessus de tout pouvoir en récupérant le caractère sacré des empereurs romains et en s’isolant à l’abri de la loi de lèse-majesté9.
18La définition du roi qui s’impose à toute la pensée et la littérature médiévales est celle d’Isidore de Séville (viie siècle) : rex a recte regendo (« roi vient de gouverner droit »). La politique est enchâssée (embedded au sens de Polanyi) dans la théologie et l’éthique.
19Depuis l’époque carolingienne règne une conception ministérielle du prince et de la politique. La politique est un office, un ministère divin.
20La notion s’enrichit de la conception indo-européenne de la société tripartie définie par Georges Dumézil. A la différence du roi indien et du roi primitif romain – caractérisés par une des trois fonctions –, le roi chrétien médiéval est à la fois un roi de chacune des trois fonctions, la première fonction, « sacrée » ou « politique » qui relève de la giustitia, la deuxième « guerrière » qui vise à l’établissement de la pax et la troisième, « productrice » ou « économique » qui répond à l’utilitas communis et à la necessitas.
21Dans la cité-ville, situation dominante en Italie, pour surmonter l’antagonisme des grandes familles et des factions, en attendant qu’un individu ou une famille assume le pouvoir dans le cadre d’une signoria ou d’un principat, le pouvoir est souvent confié à un personnage étranger, le podestat, investi de la potestas. Parfois, comme notamment en Allemagne, le pouvoir peut être assumé par une oligarchie de notables, en général des marchands ou des maîtres de métiers.
22La genèse et l’évolution de l’État monarchique, la forme la plus importante et la plus riche d’avenir de l’organisation politique, ne sont pas aussi claires qu’on le souhaiterait. Par exemple, la désignation, le rôle, l’évolution des grands officiers, et en particulier le poids politique de la chancellerie devraient être précisés. Il serait utile, si cela est possible, de dresser une prosopographie des titulaires de ces offices. De même, l’évolution de la curia d’une institution féodale vers une cour royale devrait mieux définir la genèse du champ politique, à travers ses membres et la nature de leurs fonctions de consilium et d’auxilium.
23Le domaine politique subit une importante mutation aux xiie et xiiie siècles avec l’instauration de la distinction entre public et privé et la renaissance de la notion de respublica. Le premier grand traité politique médiéval est le Policraticus de Jean de Salisbury dédié en 1159 à Thomas Becket, où la distinction entre personne privée et personne publique est fondamentale. On retrouve cette distinction essentielle appliquée à la personne royale un siècle plus tard (1259) dans l’Eruditio regum et principum composée par le franciscain Gilbert de Tournai pour Saint Louis. Que signifie précisément la notion de républicanisme appliquée à l’auteur du Liber de regimine civitatum, Jean de Viterbe, vers 1238 ?
24Faut-il considérer la politique comme le dernier mot de la réflexion scholastique du xiiie siècle ? Comment se situe par rapport à sa pensée théologique et philosophique le traité laissé inachevé par Thomas d’Aquin à sa mort en 1274, le De Regno où il assigne comme objectif à la politique le bien commun. Son disciple, Gilles de Rome, précepteur du roi de France Philippe IV, écrit pour son royal élève le De regimine principum entre 1277 et 1279.
25Le tournant du xiiie au xive siècle voit le triomphe d’Aristote et l’affirmation de la raison d’État10, c’est le triomphe du rex sur l’imperator. Philippe Auguste déclare que le roi de France ne reconnaît pas de supérieur dans son royaume, mais un siècle plus tard son descendant Philippe le Bel poussant l’évolution à son terme affirme : rex est imperator in regno suo.
26On a parlé de laïcisation du pouvoir. Il n’en est rien. Il s’agit d’un transfert de sacralité sur l’État. Le dominicain Vincent de Beauvais, le penseur politique de saint Louis, parle de « corps mystique de l’État » (corpus reipublicae mysticum).
27Dans la première moitié du xive siècle le franciscain Guillaume d’Ockham a professé ce qu’on a appelé le nominalisme politique qui soutenait l’indépendance du pouvoir temporel d’un côté et du pouvoir ecclésiastique de l’autre et tendait à désacraliser le pouvoir en soutenant le caractère arbitraire des signes11.
Évolution des institutions et du gouvernement
28La monarchie s’assure au xiiie siècle la maîtrise de l’espace politique en s’attribuant l’essentiel des prérogatives étatiques : Philippe-Auguste réalise la centralisation autour du pouvoir monarchique par la création des baillis et des sénéchaux, ancêtres des préfets et s’efforce de rationaliser la pratique financière de la royauté par l’établissement d’un budget (c’est l’ébauche d’une politique financière). Saint Louis établit le monopole royal de la guerre et de la paix, de la monnaie dans le royaume et surtout met la main sur la justice par la légitimité de l’appel au roi de toutes les décisions de tribunaux féodaux.
29La curia d’institution féodale devient un organe d’État : le Conseil. Des institutions centrales, étatiques, établies de façon stable (à Paris pour la France) se mettent à fonctionner régulièrement. La Cour des comptes en France est définitivement installée en 1320, le Parlement (plus puissant en Angleterre qu’en France) remplit une double fonction : judiciaire et politique (il enregistre les ordonnances et peut adresser des remontrances au roi).
30Le roi exerce un pouvoir législatif régulier par la délivrance d’ordonnances normalement valables pour tout le royaume. Leur nombre, auparavant très faible, s’accroît considérablement au xiiie siècle selon un rythme comparable à celui du progrès de l’écrit administratif en Angleterre12.
31Les assemblées d’états apparaissent sous saint Louis pour traiter des monnaies qui requièrent la compétence des bourgeois puis sous Philippe le Bel qui sollicite le soutien des trois états dans son conflit avec le pape. Les états généraux se réuniront ensuite en France en 1347, en 1413, en 1484, en 1615, en 1789.
32On voit également se manifester dans la France des xiiie et xive siècles l’opinion publique relayée par les médias (chroniques, sermons – la chaire devient une tribune « politique ») : c’est l’accueil du peuple manifesté sur les routes à Philippe-Auguste revenant de Bouvines, c’est le soutien populaire exprimé à saint Louis enfant et à sa mère attaqués par les grands féodaux, ce sont les notables et le peuple répondant à l’appel de Philippe le Bel devant Notre-Dame de Paris, ce sont les tumultes populaires au xive et au début du xve siècle, surtout à Paris mais aussi dans certaines villes du royaume en général contre les impôts : Tuchins à Béziers en 1381, Harelle à Rouen en 1382.
33Un peu partout dans la Chrétienté se développe à partir du xiiie siècle une véritable propagande politique qui témoigne de l’émergence d’une vie politique diffuse13. Elle investit des formes nouvelles : les « joyeuses entrées » royales14, les chansons15. L’argent fait son entrée en politique. La pratique féodale de l’octroi de fiefs cède la place à celui de revenus et plus encore de pensions et de sommes d’argent : c’est le fief-bourse16.
34Le tournant du xiiie au xive siècle est le moment décisif où l’État moderne prend en France son essor et finalement le mot « État » dans son sens moderne apparaît au début du xvie siècle et définitivement en 154917.
III – Critique de l’histoire politique
35La domination de l’histoire politique et le rétrécissement du champ de l’historiographie se sont accentués du xviie au xixe siècle. Pourtant des critiques de cette orientation se manifestent dès le milieu du xviiie siècle. Je ne citerai que trois grands noms : Voltaire, Chateaubriand, Michelet, et un moins connu, Legrand d’Aussy.
36Voltaire aborde l’histoire de façon littéraire, traditionnelle, événementielle dans l’Histoire de Charles XII, roi de Suède (1731). Mais il appelle à un renouvellement de l’histoire dès ses Nouvelles considérations sur l’histoire (1744) : « Je n’étais plus guère instruit au fond. Je n’apprenais là que des événements... ». Il demande à l’historien de s’intéresser à l’économie et à la démographie. Il lui assigne comme objectif « les changements dans les mœurs et dans les lois » et conclut : « on aurait ainsi l’histoire des hommes au lieu de savoir une faible partie de l’histoire des rois et des cours »18.
37En 1782 Legrand d’Aussy dans l’Avertissement à son Histoire de la vie privée des Français écrit : « Obligé par les grands événements qu’il doit raconter d’écarter tout ce qui ne s’offre pas à lui avec une certaine importance, l’historien n’admet sur la scène que les Rois, les ministres, les généraux d’armée... dont les talents ou les fautes ont produit le malheur ou la prospérité de l’État. Mais le bourgeois dans sa ville, le paysan dans sa chaumière... le Français enfin au milieu de ses travaux, de ses plaisirs, au sein de sa famille et de ses enfants, voilà ce qu’il ne peut nous représenter »19.
38Chateaubriand dans la Préface de ses Études historiques (1831) écarte l’histoire politique de son programme d’une nouvelle histoire : « les sociétés anciennes périssent : de leurs ruines sortent des sociétés nouvelles : lois, mœurs, usages, coutumes, opinions, principes même, tout est changé. Une grande révolution est accomplie, une grande révolution se prépare : la France doit recomposer ses annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de l’intelligence »20.
39Paradoxalement la Révolution Française a créé un monde nouveau où la politique a perdu la prédominance.
40Il faut enfin rappeler la préface de 1869 de l’Histoire de France de Michelet. L’histoire avant lui « avait des annales, et non point une histoire. Des hommes éminents l’avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements divers de son activité religieuse, économique, artistique, etc. Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constitué ».
IV – Le renouvellement de l’histoire
41Le xxe siècle voit le renouvellement de l’histoire. Je l’évoquerai en France, principal théâtre de ce mouvement.
42L’initiateur en est Henri Berr (1863-1954) qui fonda en 1900 La Revue de synthèse historique et publia en 1911 La synthèse en histoire et en 1921 L’histoire traditionnelle et la synthèse historique.
43Les critiques de l’histoire traditionnelle sont encore plus vives dans le célèbre article de l’économiste François Simiand dans la Revue de Synthèse Historique en 1903, « Méthode historique en science sociale », qui oppose à la domination de l’histoire politique une histoire en dialogue avec les jeunes sciences sociales. Durkheim est passé par-là.
44La date essentielle est 1929, année de fondation par Lucien Febvre et Marc Bloch des Annales d’histoire économique et sociale au titre significatif. Dans le recueil de ses écrits Combats pour l’histoire, publié en 1933, Lucien Febvre se prononce contre « le politique d’abord ».
45Jacques Julliard en 1974 rappelle la persistance du climat dans lequel sont nées les Annales : « L’histoire politique a mauvaise presse chez les historiens français. Condamnée il y a une quarantaine d’années par les meilleurs d’entre eux, un Marc Bloch, un Lucien Febvre, victime de sa solidarité de fait avec les formes les plus traditionnelles de l’historiographie du début du siècle, elle conserve aujourd’hui encore un parfum Langlois-Seignobos qui détourne d’elle les plus doués, les plus novateurs des jeunes historiens français »21.
V – Retour et renouvellement de l’histoire politique
46Le retour de l’histoire politique que décèle Jacques Julliard est confirmé par Pierre Lévêque dans son article politique (Histoire) du Dictionnaire des Sciences Historiques d’André Burguière22. Il rappelle que Marc Bloch, peu avant sa mort, avait nuancé : « il y aurait beaucoup à dire sur ce mot de « politique ». Pourquoi en faire, fatalement, le synonyme de superficiel ? Une histoire centrée, comme il est parfaitement légitime, sur l’évolution des modes de gouvernement a sa mission, s’attacher à comprendre par le dedans les faits qu’elle a choisis comme les objets de ses observations ». Il note que pour Marx l’étude du mode de production doit déboucher sur la mise en valeur de la lutte des classes et celle-ci sur le combat politique. Il cite René Rémond pour qui trois traits caractérisent un changement récent de l’histoire politique : la « réhabilitation du politique, l’élargissement du champ d’investigation, l’incorporation de la période immédiatement proche »23. Il remarque que « la rénovation de l’histoire politique s’opère par la transposition dans ce domaine des exigences et des méthodes qui avaient assuré dans la première moitié du siècle celle de l’histoire économique et sociale et plus récemment celle de l’histoire des mentalités et des comportements ».
47Il conclut à la fin à « la prépondérance injustifiée » de l’histoire politique mais à sa « place légitime » dans la discipline historique.
48Jacques Julliard dans l’article cité plus haut tient compte de l’étude de Paul Ricœur sur « l’autonomie du politique »24. Il met le retour du politique en historiographie en rapport avec l’accroissement de son rôle dans les sociétés modernes où s’affirme « la prépondérance des choix politiques sur les mécanismes naturels ». J’ajoute en cette année 2000 que l’on voit bien aujourd’hui paradoxalement, contrairement à une fausse impression, que s’affirme face à l’économie, la prépondérance des choix politiques. On le voit aussi bien dans la construction européenne face à la logique de l’euro que dans la mondialisation ou dans l’impact des nouvelles technologies de la communication.
49Il a également raison de souligner la part prise dans le retour du politique par le retour de l’événement, mais il s’agit de l’événement nouveau défini par Pierre Nora et qui se caractérise par sa nature « d’événement-monstre » et par son pouvoir mythique25. La nouvelle histoire politique fait appel à la nouvelle histoire de l’imaginaire. Il a aussi raison d’insister sur le fait que la nouvelle histoire politique n’échappe plus à l’histoire sociale car « il n’y a pas d’événement politique par nature mais par l’écho qu’il provoque dans une collectivité ».
50En revanche je ne suis plus Jacques Julliard – en tout cas pas jusqu’au bout – quand il affirme que « le renouvellement de l’histoire politique se fera – est en train de se faire – au contact de la science politique ». Je dirai qu’il se fera davantage par opposition à elle que par contamination par elle et par les méthodes quantitatives (statistiques, sondages).
51La nouvelle science politique, c’est-à-dire la politologie, présente d’importants défauts aux yeux de l’historien : abstraction et juridisme, insuffisante attention accordée à la dimension historique, poids excessif attribué aux institutions et aux œuvres politiques, confusion du politique et de la politique. Déjà Jean Touchard avait reproché à la politologie son « absence de dynamisme historique », son « manque d’épaisseur, de poids social »26.
52En revanche je suis d’accord avec Jacques Julliard quand il affirme que le renouvellement de l’histoire politique se fait par sa réconciliation avec la longue durée braudélienne dans la dialectique de la continuité et du changement. C’est une histoire politique métamorphosée par le point de vue anthropologique27.
VI – Vers l’anthropologie politique historique
53Je pense donc que la nouvelle histoire politique doit être une anthropologie politique historique selon la définition donnée par André Burguière de l’anthropologie historique28. Il la définit comme une histoire des « comportements et des habitudes ». Je reprends volontiers l’expression ancienne « histoire des mœurs » et, dans le domaine politique, je parlerais volontiers d’histoire des « mœurs politiques » en donnant à mœurs la définition de Tocqueville selon qui « on pourrait les appeler les habitudes du cœur, mais aussi les différentes notions que possèdent les hommes, les diverses opinions qui ont cours au milieu d’eux et l’ensemble des idées dont se forment les habitudes de l’esprit ».
54Je renvoie à cet article d’André Burguière29qui donne comme exemples d’études d’anthropologie politique historique en histoire ancienne les travaux de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Détienne, Nicole Loraux, lesquels, en étudiant la société grecque antique qui a imaginé la politique, en ont donné la vision suivante : « La politique n’est pas un pur stock d’idées produites par les élites conscientes et qui se seraient communiquées progressivement à l’ensemble du corps social par leur propre capacité à convaincre et à mobiliser. Pour imprégner la vie sociale, la politique doit signifier plus qu’elle-même : non seulement un projet d’organisation du pouvoir, mais une manière de communiquer avec les autres et de comprendre le monde »30.
55Pour l’histoire moderne et contemporaine, André Burguière donne pour exemples, sinon pour modèles, l’œuvre de Maurice Agulhon, de La République au Village aux images symboliques de Marianne et à la mythologie de De Gaulle (2000) et les travaux de Mona Ozouf sur La Fête révolutionnaire (1976) et de Michel Vovelle sur La Fête en Provence au xviiie siècle (1976).
56J’avais en 1971 essayé d’esquisser ce que pourrait être une histoire politique rénovée dans un article s’efforçant de répondre à la question : Is still politics the backbone of History ?31. J’y suggérais que la nouvelle histoire politique devait avoir pour domaine plutôt le politique que la politique, qu’elle devait s’élaborer dans le dialogue avec les autres sciences sociales (sociologie, ethnologie, économie) autour de la notion de pouvoir et qu’elle devait accorder un intérêt particulier à la symbolique du pouvoir, aux rites et aux signes du pouvoir, intégrer l’imaginaire dans son territoire. J’y indiquais comme modèle le chef d’œuvre pionnier de Marc Bloch : Les rois thaumaturges32.
57Pour employer une métaphore de notre époque qui n’est plus celle de l’anatomie mais de l’atome, l’histoire politique n’est plus l’« épine dorsale » de l’histoire, elle en est le « noyau ».
Conclusion
58L’histoire politique est légitimement et nécessairement revenue. Il y a une interface entre cette nouvelle histoire politique et la nouvelle science politique, la politologie. Mais de même que le politique est autonome par rapport à l’économique (même s’il y a un pouvoir économique), au social même si toute histoire est une histoire sociale), au religieux (même si cette autonomie n’est pas totale, même dans les sociétés occidentales laïcisées), l’histoire politique doit, au sein d’une science sociale synthétique regroupant histoire, sociologie et ethnologie ou anthropologie que j’appelle anthropologie politique historique, être autonome par rapport à la science politique, à la politologie. Elle entretient des relations plus fondamentales avec deux valeurs (et réalités) essentielles : l’homme – les hommes et le temps –, les durées.
Notes de bas de page
1 Maurizio Vitoli, From Politics to Reason of State. The Acquisition and Transformation of the Language of Politics 1250-1600, Cambridge, 1992.
2 Michel Sennelart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, 1995, p. 27.
3 Ibid., p. 25-26.
4 Raymond Cazelles, Société politique. Noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, Paris-Genève, 1982.
5 Ouvrage à paraître. Je remercie l’auteur de m’en avoir communiqué le manuscrit.
6 Ne faudrait-il pas remonter à Hobbes ?
7 John B. Morrall, Political Thought in Medieval Times, 1962 ; Walter Ullmann, Principles of Government and Politics in the Middle Ages, 1961. Sur l’héritage du Moyen Âge : Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne, Yves-Charles Zarka dir., Paris, 1999.
8 Ernst Kantorowicz dans The King’s two bodies 1957 (trad. fr., Les Deux Corps du Roi, 1989, nouvelle éd., Gallimard, coll. « Quarto », 2000) insiste sur la notion de dignitas désignant le roi mais c’est, me semble-t-il, une notion influencée par la pensée byzantine et de portée plus limitée dans l’Occident médiéval que ne l’affirme Kantorowicz.
9 Jacques Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval » dans Genèse de l’État moderne en Méditerranée, École Française de Rome, 1993, p. 183-213, dans l’attente des travaux de Yann Thomas et de Jacques Chiffoleau.
10 Ernst Kantorowicz : « Mysteries of State : An Absolutist Concept and its Late Mediaeval Origins », Harvard Theological Review, XLVII (1955), trad. fr. par L. Mayali dans Mourir pour la patrie, Ernst KANTOROWICZ, Paris, 1988, p. 75-103.
11 Arthur Stephen Macgrade, The Political Thought of William of Ockham, Cambridge, 1974 ; Jeannine Quillet, Les clefs du pouvoir au Moyen Age, Paris, 1972.
12 Voir le livre classique de Michael Clanchy, From memory to written Record. England 1066-1307, 1979, Oxford, 1993.
13 Le forme della propaganda politica nel Duo e nel Trecento. Relazioni tenute al Convegno internazionale di Trieste (2-5 marzo 1993), Paolo Cammarosano dir., Rome, 1994 (avec conclusions de Jacques Le Goff).
14 Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les Entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, 1968 ; A. Blanchard, « Une entrée royale », Le Temps de la réflexion, V (1984), p. 353-374.
15 Par exemple « Chanson sur les établissements du roi saint Louis », Bibliothèque de l’École des Chartes, I, 1840, p. 370-374.
16 B. D. Lyon, From Fief to Indenture. The Transition from Feudal to non-Feudal Contract in Western Europe, Cambridge, MA, 1957.
17 J’ai laissé de côté le problème du tyran et les expériences politiques de la Sicile médiévale et par conséquent Frédéric II comme homme d’État. Ernst Kantorowicz, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2000, avec une postface d’Alain Boureau.
18 Dans l’excellente anthologie de Jean Ehrard et Guy Palmade, L’Histoire, Paris, A. Colin, col. U, 1964, p. 160-163.
19 Cité par André Burguière, « Anthropologie historique », Dictionnaire des Sciences Historiques, Paris, PUF, 1986, p. 58.
20 Cité par Jean Ehrard et Guy Palmade, L’Histoire, op. cit., p. 189.
21 Jacques Julliard, « La politique » dans Faire de l’Histoire, Jacques Le Goff et Pierre Nora dir., Paris, 1974, vol. II, Nouvelles approches, p. 305.
22 Op. cit, 1986, p. 515-522.
23 René Rémond, « Une nouvelle histoire politique » dans Des repères pour l’homme, Paris, 1982, p. 43-45.
24 Paul Ricœur, « Le paradoxe politique », Esprit, (mai 1967).
25 Pierre Nora, « Le retour de l’événement » dans Faire de l’Histoire, Jacques Le Goff et Pierre Nora dir., Paris, 1974, vol. I, Nouveaux problèmes, p. 285-308.
26 Préface de Louis Bodin, Histoire des idées politiques, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1957. En soulignant la préférence accordée à « idées » sur « doctrines », Jean Touchard me fait songer à la tournure d’esprit de Gramsci affirmant à propos du matérialisme historique de Marx que le mot important est « historique » qui est positif et non « matérialisme » qui est idéologique.
27 Une excellente illustration récente de cette tendance est le colloque qui a produit l’ouvrage collectif, sous la direction de Jacques Julliard, La mort du roi, à propos des funérailles de François Mitterrand.
28 Article cité, v. n. 19.
29 Passage de De la démocratie en Amérique, cité par André Burguière, ibid, p. 59.
30 Ibid., p. 57.
31 Paru d’abord dans Daedalus (Hiver 1971), p. 1-79, puis en français (« L’histoire politique est-elle toujours l’épine dorsale de l’histoire ? » dans Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, p. 333-349.
32 Marc Bloch, Les mis thaumaturges, 1924, nouvelle édition 1983 (avec une préface de Jacques Le Goff).
Auteur
Directeur d’études à l’EHESS
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