Du bon usage d’un changement de paradigme Allemagne-Afrique du Sud
p. 139-156
Texte intégral
1Il peut a priori paraître surprenant de procéder à une comparaison entre l’unification allemande, qui a eu pour effet de mettre fin à l’existence de l’ancienne RDA et de créer cinq nouveaux Länder au sein de la République fédérale d’Allemagne, et la transition opérée en Afrique du Sud qui a conduit à l’organisation, en avril 1994, des premières élections auxquelles l’ensemble de la population était appelé à participer et en 1996 à l’adoption d’une nouvelle constitution témoignant de la consolidation du régime démocratique. Si ces deux situations résultent, directement pour l’Allemagne et indirectement pour l’Afrique du Sud, de l’effondrement du communisme soviétique, elles ont surtout en commun d’avoir été négociées entre les partenaires concernés : la RDA et la RFA signent en 1990 le Traité d’unification, tandis qu’en Afrique du Sud, après la libération de Nelson Mandela en 1991, l’African National Congress et le Parti national – au pouvoir depuis 1948 – entament de laborieuses négociations dont la constitution intérimaire de décembre 1993 est le fruit. Alors qu’en Allemagne, est opéré dans les nouveaux Länder le transfert des normes constitutionnelles en vigueur en RFA, la constitution sud-africaine de décembre 1993 – désormais démocratique et soucieuse du respect des droits de l’homme – institue un gouvernement d’union nationale auquel l’ensemble des forces politiques participe. Le compromis auquel l’ANC et le PN ont abouti ne se limite toutefois pas au seul agencement des pouvoirs ; il porte également sur l’administration et, plus particulièrement, sur la fonction publique à l’encontre de laquelle aucune mesure de révocation ne pourra être prise, si ce n’est dans le cadre de procédures disciplinaires. Lorsque l’Allemagne a été réunifiée de manière improvisée1, avec l’implantation du système fédéral, le gouvernement allemand a été confronté au problème des critères de recrutement, au sein de la fonction publique dans les cinq nouveaux Länder, de personnels ayant servi dans l’administration de l’ex-RDA. Dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une transition, mais d’un « transfert2 », les administrations des nouveaux Länder devaient suivre l’organisation constitutionnelle de la RFA.
2Nonobstant les différences entre cette situation et celle d’une transition négociée permettant, comme en Afrique du Sud, de choisir les formes d’organisation institutionnelle les mieux adaptées au contexte spécifique du pays concerné, on peut montrer que, dans les deux cas, l’antagonisme entre les anciens et les nouveaux modèles d’organisation de la fonction publique a permis de justifier la suspicion à l’égard des anciens cadres et de leur aptitude à mettre en œuvre des politiques radicalement nouvelles, par rapport à celles qui prévalaient dans le régime antérieur. À côté de l’éviction motivée par des raisons politiques, – la collaboration avec la Stasi, en particulier – la solution mise en œuvre en Allemagne a logiquement consisté à évaluer la capacité des candidats, originaires de la RDA, à remplir les fonctions auxquelles ils postulent par référence au modèle administratif de la RFA. Ce type de solution peut être mis en œuvre quelles que soient les circonstances présidant au changement politique et son élaboration théorique n’implique pas que, concrètement, le modèle de référence soit le même partout. Le choix en faveur d’un modèle administratif est conditionné par divers facteurs internes, voire externes comme dans le cas de l’Afrique du Sud où – notamment, sous la pression des organisations financières internationales – la Constitution de 1996 a adopté une orientation néolibérale dont témoignent les dispositions relatives à l’administration publique.
3Ce qui importe ici, c’est de noter la similarité de la logique argumentative qui sous-tend les modalités de recrutement tant des anciens serviteurs de la RDA que des « fonctionnaires » sud-africains à partir de 1996. En effet, les critères de sélection des candidats ont été énoncés à partir d’un modèle, »« weberien » en Allemagne, « managérialiste » en Afrique du Sud, soit, dans les deux cas, des modèles radicalement opposés à ceux qui avaient été appliqués en RDA et à Pretoria. Critères apparemment neutres et objectifs, ils permettent d’établir l’adéquation entre les « qualités » des postulants et les exigences requises pour l’exercice de leurs fonctions. Compte tenu des différences organisationnelles entre le modèle administratif en vigueur dans le régime autoritaire antérieur et celui de l’État démocratique, la « culture » administrative des fonctionnaires constituait une sorte de handicap et un facteur potentiel d’inadaptation aux nouvelles règles. L’instrumentalisation de la notion de culture administrative, intégrant celle de compétence, a permis de légitimer un système de sélection qui visait, en Allemagne, à écarter de la fonction publique certaines catégories d’agents et, en Afrique du Sud, à favoriser, dans le cadre de la politique d’affirmative action, des postulants faisant partie des groupes antérieurement désavantagés. La comparaison des modalités de « passage » vers une « nouvelle culture administrative », en Afrique du Sud et en Allemagne, permet d’ouvrir une perspective critique sur les usages politiques et sociaux de la notion de « culture » dans la situation particulière de la consolidation d’un régime démocratique.
D’un modèle l’autre
4L’intérêt de l’analyse comparée de l’Allemagne et l’Afrique du Sud tient au fait que les modèles sur lesquels étaient construites les administrations de la RDA et de l’Afrique du Sud autoritaire étaient opposés, comme le sont également ceux de l’Allemagne unifiée et de l’Afrique du Sud démocratique. En effet, l’organisation administrative dans les États autoritaires et communistes est structurée selon des principes et des règles hétérogènes, tenant à divers facteurs, historiques, idéologiques et sociaux ; il en va de même dans les États démocratiques, ce qui contribue à expliquer que l’implantation de la nouvelle gestion publique, là où elle a pu être réalisée, ne revêt pourtant pas partout les mêmes formes3.
5La description, même sommaire, des systèmes de la RDA et de l’Afrique du Sud permet très précisément de comprendre pourquoi, dans le processus de transition et de consolidation, la référence à un nouveau modèle – quelles que soient les caractéristiques spécifiques de l’administration qui en est la matrice – constitue une méthodologie de recrutement des agents.
Un passé révolu
6En RDA, comme dans les autres États de type communiste, aucune différenciation statutaire n’existait entre les agents de l’État (ceux du Parti, inclus) et les autres travailleurs, tous relevant du même régime légal. La fonction publique, contrairement à celle de la RFA, était une structure ouverte dans laquelle un individu pouvait entrer pour un temps, à n’importe quel §moment de sa vie professionnelle, et en sortir pour occuper un autre emploi. La qualification professionnelle de ceux qui occupaient notamment les postes les plus élevés était sans rapport direct avec les fonctions administratives, les diplômes d’économie étant particulièrement prisés – ce qui n’a guère lieu d’étonner dans un État planificateur et gestionnaire de l’activité économique.
7Le cas sud-africain offrait une image inversée de cette situation. Pendant les longues années de domination du Parti national4, la structure du service public, héritée de l’Empire britannique, était construite, au moins formellement, selon un modèle de type weberien. L’administration sud-africaine affichait « l’importance accordée aux règles et le respect des procédures déterminées au niveau central, la classification rigide des tâches et le manque de mobilité des agents, un sens aigu de la hiérarchie et la répugnance à mettre en question les autorités supérieures, le formalisme dans les relations de travail interpersonnelles et la valorisation des qualifications formelles et de l’ancienneté au détriment des autres compétences et de l’expérience5 ».
Le présent démocratique
8L’administration ouest-allemande peut être décrite comme une bureaucratie : elle est organisée selon le principe hiérarchique, les grades des fonctionnaires correspondent à des compétences « techniques » qui ont été vérifiées lors du concours d’accès à la fonction publique et le travail y est accompli conformément aux règles légales ; la formation juridique est d’ailleurs requise pour accéder aux grades les plus élevés. Enfin, les fonctionnaires, Beamte, sont recrutés à temps plein et pour la vie et ils sont statutairement assujettis à des règles particulières, distinctes de celles du droit du travail. Toutefois, depuis longtemps et bien avant 1990, notamment dans les administrations des Länder, une importante proportion d’agents du service public n’avait pas le statut de fonctionnaire6. Mais quel que soit leur statut légal, ils sont tous soumis à l’obligation de neutralité dans l’accomplissement de leurs fonctions conformément aux principes régissant l’État de droit. En Allemagne de l’Ouest, la possession d’un diplôme en droit constituait le critère essentiel pour pouvoir postuler à un emploi dans la fonction publique ; cette formation visant à donner l’assurance que les fonctionnaires respecteront les procédures formelles, interpréteront avec exactitude les lois et règlements à appliquer et, par-dessus tout, qu’ils agiront conformément aux compétences légales qui leur sont imparties, tant au sein de la hiérarchie administrative qu’à l’extérieur à l’égard du public. Après la réunification, ce modèle administratif étant transféré dans les nouveaux Länder, il a été exigé des postulants à une fonction publique que leur profil professionnel soit en adéquation avec ce que l’on attendait d’eux.
9Pour des raisons tenant aux conditions politiques dans lesquelles s’est effectué le processus de transition en Afrique du Sud, la Constitution intérimaire de 1993, fruit du compromis négocié entre l’ANC et le Parti national, avait seulement posé les principes qui, dans un régime démocratique, doivent, d’une part, régir l’action de l’administration et, d’autre part, garantir les droits et les obligations des fonctionnaires, ce qui permettait, en particulier, d’assurer la stabilité de leur emploi à ceux qui étaient en fonction. Toutefois en disposant que la fonction publique devait être représentative de l’ensemble de la nation sud-africaine et en instituant, par ailleurs, le principe de la discrimination positive en faveur des personnes ayant été antérieurement désavantagées – règle générale applicable dans tous les secteurs d’activité – elle ouvrait la voie à des changements dont les effets pour ne pas être immédiats7 n’en seraient pas moins conséquents. La Constitution de 1996, adoptée dans un contexte politique de consolidation du régime, établit les principes et les valeurs qui devront désormais guider l’action publique et le fonctionnement de l’administration. Ces principes, qui devront présider à la mutation de l’administration, avaient été exposés, un an plus tôt, de manière détaillée dans le Livre blanc sur la transformation du service public8, inspiré des théories du New Public Management 9. L’insistance avec laquelle d’innombrables documents, depuis le début des années quatre-vingt-dix, avaient souligné l’inadéquation de la culture et des compétences des fonctionnaires avec, d’une part, les buts – le développement économique et social, en particulier – à réaliser par un gouvernement démocratique et, d’autre part, les méthodes de travail d’une administration ouverte, dont l’action est orientée vers le service du public tout en étant respectueuse du principe best value for money, impliquaient que la politique de recrutement du personnel soit, elle aussi, modifiée. En conséquence, « la vieille idée d’une fonction publique, comme un lieu clos offrant un emploi à vie disparaîtra. La compétition ouverte et des pratiques de recrutement plus innovantes ouvriront le service public à un beaucoup plus large éventail de talents et permettra l’inclusion de toutes les parties de la société. De nouvelles compétences seront plus facilement absorbées et les exigences opérationnelles seront mieux remplies grâce à l’usage de contrats à durée déterminée, au recours aux emplois à temps partiel et à une plus grande flexibilité du travail10 ».
10On le constate, en Allemagne comme en Afrique du Sud, le « nouveau » modèle d’administration procède d’une conception antinomique de celle qui avait cours antérieurement. Partant de cette donnée objective, il est logique pour les gouvernants d’en inférer qu’en raison de leur culture administrative, les fonctionnaires de l’État communiste et de l’État de l’apartheid s’adapteront difficilement à une organisation fonctionnant sur des principes totalement hétérogènes par rapport à celle qui les employait précédemment11.
La culture en question
11Il n’est pas contestable que les cultures des mondes bureaucratiques – celle, dominante, dans un système de parti-État et celle d’un État de droit démocratique – diffèrent profondément. Toutefois, en plus des limites ordinairement pointées sur le culturalisme en général12, le terme de « culture », tel qu’il est utilisé dans le processus de transition pour caractériser les administrations et leur personnel, recouvre en fait deux aspects distincts quoique intimement liés : si le premier, qui renvoie à l’idéologie politique, est plus largement occulté dans le discours en Allemagne qu’en Afrique du Sud, le second permet, dans les deux cas, de faire valoir que les compétences désormais exigées des postulants ne correspondent pas nécessairement à celles qui étaient antérieurement valorisées.
L’occultation de l’idéologie politique
12Si, en théorie, il n’est guère possible – eu égard aux principes de la démocratie pluraliste – de discriminer qui que ce soit en raison de ses opinions politiques, il n’en demeure pas moins que l’idéologie politique supposée des agents publics pèse sur leur avenir.
13En Afrique du Sud, depuis le début des années cinquante13, les fonctionnaires étaient issus d’un groupe social, démographiquement très minoritaire mais politiquement dominant : celui des Afrikaners, qui a construit, à partir d’une interprétation religieuse de la Création, une vision du monde conférant une supériorité sur le reste de l’humanité à la race blanche et, en son sein, aux Afrikaners, peuple élu de Dieu. Dans la mesure où les caractéristiques sociales et raciales, couplées avec l’appartenance, ou au moins la proximité avec le Parti national au pouvoir14, constituaient les conditions permettant d’être recruté, les fonctionnaires étaient représentatifs d’une communauté dont les valeurs et la représentation du monde se traduisaient politiquement dans la mise en œuvre systématique des mesures d’apartheid confortées par la répression. De même, en RDA, l’accès aux emplois de « fonctionnaire d’État », dont la définition était plus large que celle de Beamte en RFA, était directement lié à la loyauté politique à l’égard du parti communiste, sans toutefois que la qualité de membre du Parti soit une condition du recrutement. Par ailleurs, l’appartenance sociale aux « couches inférieures »– la classe ouvrière, en particulier – était considérée comme garantissant également la conformité avec l’idéologie dont l’État, dominé par le parti, était l’instrument15.
14Dans ces conditions, tant en Afrique du Sud qu’en Allemagne, les gouvernants ont considéré que les fonctionnaires, et plus particulièrement ceux qui occupaient des postes hiérarchiquement élevés, étaient idéologiquement en plein accord avec les buts poursuivis par le gouvernement du parti-État. Autrement dit, ces agents, même si l’analyse se limite à ceux qui n’étaient employés ni dans la police ni dans les forces de sécurité, avaient contribué à élaborer ou à exécuter des politiques publiques en porte-à-faux, voire grossièrement contradictoires comme en Afrique du Sud, avec les valeurs démocratiques et pluralistes qui sont au fondement du régime qu’ils auront désormais à servir. Sachant, par exemple, qu’en Afrique du Sud « l’administration s’est développée en tant que partie intégrante de la structure d’apartheid16 », il est légitime de s’interroger sur la capacité des fonctionnaires à adopter une autre conception du monde et à être loyaux à l’égard d’un gouvernement qui agit conformément à des principes libéraux et poursuit des fins opposées à celles qu’ils estimaient précédemment être justes.
15Si la socialisation politique des serviteurs de ces États – dont les régimes ont duré pendant plus de quarante ans – pouvait justifier une certaine suspicion à l’égard de leurs opinions, le motif tiré de l’inadéquation de leurs compétences par rapport à celles que requiert un système administratif d’un type « nouveau » avait le mérite de la neutralité et de l’objectivité.
Une culture administrative inadéquate
16L’organisation formelle de l’administration, les modalités de formation et de recrutement des agents ainsi que leur statut, et la manière dont étaient conçues leurs tâches ont contribué à forger une culture administrative – sous-système de la culture politique – dont étaient imprégnés les fonctionnaires ayant servi le régime autoritaire.
17La question de la formation tient en Allemagne fédérale une place primordiale pour accéder à la fonction publique17. Or si, en RDA, le recrutement des cadres s’effectuait principalement parmi les diplômés de l’enseignement supérieur, la plupart d’entre eux n’était pas titulaire d’un diplôme en droit – même s’ils étaient employés comme juristes. Dans la mesure où l’administration de l’Allemagne de l’Est, contrairement à celle de l’Ouest, ne fonctionnait pas par référence à la notion d’État de droit, les compétences spécialisées, dans les domaines scientifiques notamment, étaient considérées comme les plus utiles à l’État socialiste. Par ailleurs, si la formation continue des fonctionnaires était obligatoire, elle visait à perfectionner leur connaissance du marxisme-léninisme et des techniques de planification. En fait, servir l’État en RDA signifiait servir le Parti et son idéologie, ce qui impliquait un « engagement » politique. À l’inverse, le Beamte sert la Constitution et le droit et doit observer une stricte neutralité politique dans l’exercice de ses fonctions. Finalement quelles qu’aient pu être les compétences des fonctionnaires de la RDA, au regard des critères de la RFA, elles ne correspondent pas théoriquement à ce que l’on attend d’un « professionnel » d’une administration définie de manière idéal-typique comme légale-rationnelle. Les procédures de recrutement mises en place pour intégrer ces personnels dans l’administration des nouveaux Länder reflètent l’ambiguïté du sens de la notion de « culture administrative », ici indissociable de la culture politique de l’État autoritaire.
18Dans le contexte de l’unification, une fois évacué le « passif » de la RDA, il convient de favoriser l’émergence d’un modèle « démocratique » en convertissant les citoyens aux « nouvelles valeurs ». Cette transformation repose à la fois sur la disqualification et la requalification tant des pratiques que des personnes. Ce qui a été appelé en Allemagne la Vergangenheitbewältigung (surmonter le passé) constitue le cadre à l’intérieur duquel il s’agit d’opérer, à défaut de pouvoir remplacer entièrement le personnel18, la conversion à de nouvelles valeurs. Un dispositif essentiel de l’introduction du système fédéraliste, et donc de l’éradication de l’ancien système, a consisté dans le « parrainage » administratif des nouveaux Länder par ceux de l’Ouest19. Dans ce contexte, le « partenariat » entre ministères régionaux apparaît à bien des égards comme l’exercice d’une coopération entre partenaires inégaux puisque les fonctionnaires de l’ancienne RFA sont censés apporter un savoir et un savoir-faire, qu’eux seuls détiennent. Cependant, le transfert d’un savoir organisationnel qui se limite aux aspects technico-administratifs s’accompagne nécessairement d’une justification de la « restructuration » qui elle, suppose une évaluation explicite du contenu de l’action publique et un jugement, souvent disqualifiant sur le savoir et les pratiques des employés de l’ex-RDA. Il convient, dès lors, non seulement de démanteler l’ancien système centralisé, mais de transformer les personnes elles-mêmes, jugées incapables d’initiatives et perverties par ce système. Si le « partenariat » entre anciens et nouveaux Länder en Allemagne était conçu selon une même logique objective de « transfert » puisqu’il ne visait qu’à mettre en œuvre le système décentralisé, la sélection des personnels dans les ministères s’appuyait toutefois – outre les procédures de vérification du passé – sur un critère beaucoup plus extensible de « l’autonomie » des personnes. La population locale dans ce contexte de l’effondrement de l’ancien régime est ainsi jugée « défaillante » et appelle assistance et suppléance, comme l’illustrent les propos d’un directeur d’administration régionale, originaire de RFA. « Lorsqu’on a déshabitué pendant quarante ans une population à prendre des initiatives, à développer des idées, à exécuter des idées qui viennent de haut, on l’a alors mise sous tutelle. On ne peut pas attendre que du jour au lendemain beaucoup de fantaisie soit développée20. » L’autonomie, définie ici comme la capacité à formuler soi-même ses propres buts, doit ainsi faire l’objet d’un « processus d’apprentissage », ce qui à l’évidence, excède le simple transfert d’un savoir procédural et est symptomatique d’une évaluation d’un système de valeurs jugé inadapté. Les contextes de l’action publique locale ou nationale, les temporalités propres à chaque administration ou à chaque secteur21, les gains possibles en termes d’évolution de carrière pour le personnel ouest-allemand sont alors autant de critères qui entrent en compte dans l’évaluation des personnes.
19Ainsi les employés des administrations, candidats à l’intégration dans la fonction publique, ont-il été soumis à un questionnaire sur leur passé personnel et professionnel par une commission fédérale (Gaucke), susceptible d’aboutir à leur licenciement selon le degré de leur « proximité avec le système de domination communiste ». Cette « épuration » est cependant sélective, même si cette situation ne procède pas le plus souvent d’une décision autoritaire uniquement imposée par le haut, mais relève aussi d’une dynamique endogène à la gestion de l’après-communisme qui conduit les individus à s’adapter aux standards de la RFA, d’une part, ou à procéder à leur auto éviction, d’autre part22. Ce processus révèle l’ensemble des contraintes liées à l’intégration des acteurs dans le nouveau système, que d’aucuns ont qualifié de « colonisation intérieure ». De manière significative, certains fonctionnaires originaires de la RFA, transférés à l’Est, ironisent sur la « prime de brousse » qui leur est allouée : en effet, la transmission d’un savoir légitime à des autochtones néophytes par l’intermédiaire d’experts délégués par le pouvoir constitue l’une des caractéristiques possibles d’un système de domination « coloniale ».
20En Afrique du Sud où le changement politique met fin à un système de domination coloniale interne et ouvre à tous les citoyens un égal accès aux emplois, la mise en œuvre de la politique d’affirmative action 23 constitue l’un des moyens pour procéder au renouvellement du personnel de l’administration... Cette politique volontariste, à moyen et à long terme, implique qu’un considérable effort de formation soit consenti au bénéfice de ceux qui en ont été privés, mais aussi que ceux qui ont été empêchés d’accéder à des emplois, en raison de leur couleur ou de leur sexe et quelles qu’aient pu être leurs compétences, soient recrutés24. Cette possibilité a été ouverte par la loi de 1994 relative au service public, amendée en 1997, qui établit les nouvelles règles applicables au personnel des administrations et notamment à leur recrutement. Largement inspirée du modèle britannique mis en œuvre à partir de l’ère Thatcher, la fonction publique est désormais organisée d’une manière à promouvoir une nouvelle culture. Alors que celle qui prévalait antérieurement « était perçue comme autoritaire, secrète, discriminatoire, corrompue et irresponsable25 », il s’agit de développer le sens de l’innovation, de la performance, de la responsabilité et de la transparence dans l’action et d’en finir avec la bureaucratie tatillonne, peu performante, totalement partisane, et assez largement corrompue26.
21Dans la mesure où la légitimité de la fonction publique implique qu’elle soit représentative de l’ensemble de la population – contrairement au passé – la question du renouvellement du personnel se pose dans des termes particuliers : le mérite demeurant un critère de recrutement dans le cadre de l’administration de type managérial, le législateur procède à une redéfinition des compétences. Si, sous le régime du Parti national, le niveau de diplôme constituait un critère de recrutement, la réalité des compétences administratives de nombre de fonctionnaires a pu être sérieusement mise en question : en effet, la politique visant à éviter le chômage de la population afrikaner avait conduit à recruter des personnes sans qualification, sur la base de leur seule appartenance communautaire27. Il en résultait, au moment des négociations ouvrant la voie vers la transition, que 40 % des Afrikaners ayant un emploi travaillaient pour le gouvernement28 !
22Conformément aux principes du New Public Management le mérite s’entend désormais des « personnes les plus aptes à réussir dans un emploi spécifique29 ». Autrement dit, le recrutement s’effectue pour pourvoir un emploi précis et l’aptitude ne s’évalue pas de manière prédéterminée par rapport aux diplômes, mais au vu de l’expérience et des compétences particulières des candidats, en adéquation avec le profil du poste. Si la majorité des fonctionnaires est censée être recrutée à vie, pour faire carrière au sein de l’administration, tant le recrutement que l’avancement dans un emploi plus élevé sont ouverts et ils s’opèrent, pour tous les postulants ayant fait acte écrit de candidature, par voie d’entretiens. Il en va de même pour les postulants à des emplois à durée déterminée ou temporaire. Dans tous les cas, les agents de l’État, des provinces et des municipalités sont régis par le droit commun du travail et ne bénéficient pas d’un statut particulier ; ils sont liés par contrat à l’employeur public30.
23Il n’est pas douteux que ce système facilite la mise en œuvre de la politique d’affirmative action et permet de recruter des personnes qui, antérieurement, n’avaient aucune chance d’obtenir un emploi dans la fonction publique – si ce n’était, tant pour les Noirs que pour les femmes, des emplois n’exigeant guère de qualifications. En mettant un terme à l’avancement sur la base de l’ancienneté, le gouvernement sud-africain ouvre, en particulier, la possibilité pour de nouveaux candidats d’entrer en compétition avec d’anciens fonctionnaires et d’être recrutés. On constate ainsi qu’en décembre 1997, les Noirs (cette population « antérieurement désavantagée » comprend aussi bien les Colored, les Indiens que les Noirs à proprement parler qui, dans le passé, constituaient chacun des catégories distinctes) représentent 79 % de la fonction publique, que 49 % des agents sont des femmes ; les échelons supérieurs de la fonction publique sont occupés pour 33 % par des Noirs, mais ils sont 56 % dans les postes de directeurs généraux31. En imposant à tous les ministères et aux services provinciaux de prendre l’initiative et/ou de répondre à la demande de formation de leurs agents, le gouvernement facilite l’intégration de ceux qui, en dépit de leurs qualités personnelles et de leurs aptitudes, ne sont pas spécifiquement formés dans le domaine correspondant à leur emploi.
24La nouvelle culture administrative et les nouvelles valeurs du service public constituent un leitmotiv des très nombreux rapports émanant du Department of Public Service and Administration ; bien que l’organisation de la fonction publique et les principes qui doivent guider son mode de gestion relèvent désormais d’une philosophie managériale, largement appuyée sur des considérations économiques, l’implantation d’une nouvelle culture prend du temps et les habitudes anciennes, de type bureaucratique, perdurent. Le renouvellement du personnel ne peut être effectué que dans la durée.
25Contrairement à ce que l’on a observé en Allemagne, où le processus d’intégration des anciens fonctionnaires de la RDA reconnus aptes a pu être réalisé dans des délais relativement brefs, la situation en Afrique du Sud est différente. La politique d’affirmative action est conçue pour produire ses effets à moyen et à long terme dans la mesure où doit d’abord être comblé le déficit éducatif dont a souffert – et, dans une large mesure, continue de souffrir32 – une partie de la population. Le volontarisme dont fait preuve le gouvernement pour faciliter l’intégration des groupes désavantagés comporte quelques risques33, mais sa valeur symbolique n’en est pas moins effective. Enfin et surtout, en Afrique du Sud comme en Allemagne, la référence à un « nouveau modèle administratif » postulant une nouvelle culture permet de neutraliser les motivations politiques pour lesquelles d’anciens agents ou fonctionnaires ne sont pas recrutés.
Au-delà des cultures
26En postulant la nécessité pour les agents administratifs de se convertir à une « nouvelle » culture, les gouvernants sud-africain et allemand ignorent, à dessein, ce que l’analyse des usages sociaux et politiques met en évidence. En effet, ni l’injonction de la rationalisation des procédures ni les programmes de formation des personnels ne permettent de réduire ces transformations à une simple imposition de nouveaux paradigmes qui aurait justifié ex ante les licenciements massifs. Tant au niveau politique qu’à celui de l’administration, les acteurs agissent en vertu de logiques multiples dont l’observation conduit à réfuter le postulat d’un « déterminisme » culturel qui expliquerait leurs conduites.
Logiques politiques
27Si l’adaptation à un nouveau modèle administratif n’a concerné, en Allemagne, que les anciens agents de la RDA qui ont pu se faire recruter, en Afrique du Sud, paradoxalement ce sont tout d’abord les gouvernants eux-mêmes qui ont été confrontés à une situation politique inédite34.
28Le passage de la prison, de l’exil et de la clandestinité à l’occupation des postes gouvernementaux s’étant opéré dans un court laps de temps, il est nécessaire de rappeler comment se sont élaborés, dans la durée, les principes organisationnels de l’ANC qui, à la suite des élections de 1994 dont les résultats ont été confirmés par celles de 1999, domine désormais la scène politique et gouverne le pays, et de se demander dans quelle mesure la culture de l’ANC est adaptée à l’exercice du pouvoir. Interdite dès 1960, ses dirigeants emprisonnés en 1964, l’ANC a disparu formellement de la scène sud-africaine, mais n’en a pas moins continué d’agir, en Afrique du Sud mais aussi à l’extérieur, en particulier dans les États limitrophes. Le fonctionnement d’une organisation illégale œuvrant dans la clandestinité a, pour d’évidentes raisons, peu à voir avec des principes de transparence, d’ouverture, et d’autonomie des individus. Mais si la survie et l’efficacité de l’action politique et militaire des militants, notamment en exil, imposaient une organisation hiérarchisée, cloisonnée, dont les membres obéissent aux ordres, est de nature à forger une culture, qualifiée par certains d’« autoritaire35 », il est attesté qu’antérieurement à l’interdiction de l’ANC, le parti fonctionnait déjà sur un mode hiérarchique et centralisé tout en favorisant le développement des structures locales et la discussion démocratique36. R. Suttner montre que les éléments hiérarchiques et bottom up, démocratiques et non-démocratiques, étaient présents dans les pratiques et les idées développées au sein de l’ANC depuis les années cinquante37 ; il infirme, sur la base de données de terrain, le point de vue selon lequel la culture des exilés et des militants de l’intérieur aurait été différente38 et met en évidence la mixité des caractéristiques observable dans ces deux populations. Autrement dit, il n’y a pas deux « cultures », celle des exilés qui occupent la majorité des postes ministériels et celle des membres de l’ANC de l’intérieur qui sont les plus nombreux parmi les dirigeants des provinces. Les valeurs qui ont modelé l’ANC empruntent leurs caractéristiques à différents répertoires d’action qui, au cours du temps et dans des contextes spécifiques ont déterminé les pratiques de l’organisation.
29Il n’en demeure pas moins que l’idéologie du mouvement de libération trouve son fondement dans le marxisme, et en conséquence on peut légitimement s’étonner que les élites de l’ANC au pouvoir mettent en œuvre des politiques de type néo libéral. Le fait de se conformer aux recommandations des organisations financières internationales39, en dépit du coût en termes sociaux, signifie-t-il que ces élites adhèrent à cette idéologie ou qu’elles font simplement preuve de pragmatisme et s’adaptent à une situation doublement inédite : gouverner d’une part, dans un contexte international radicalement transformé d’autre part. Placés dans la position de gouverner, les membres d’une organisation, fût-elle révolutionnaire, se conforment à leurs rôles et aux règles qui les régissent et qu’ils ont, en l’occurrence, contribué à instituer ; par ailleurs, la fin de la guerre froide – qui a ouvert la possibilité d’un changement politique en Afrique du Sud – a pour conséquence qu’en raison de la puissance dominante des États-Unis qui imposent leurs vues aux organismes financiers internationaux, les alternatives au modèle qu’ils prescrivent sont désormais limitées. Le développement du pays impliquant le redressement de son économie, notamment grâce aux prêts du Fonds monétaire international et aux investissements étrangers, les marges de manœuvre sont étroites.
Cultures hétérogènes
30Que l’on parle de transfert ou de transition, les changements constituent un ensemble hétérogène de pratiques qui doivent être analysées comme des phénomènes hybrides à partir d’une approche « par le bas40 ». Les transitions dans les administrations peuvent être analysées à l’aune des relatively general mechanisms and processes to locally accumulated institutions, understandings, and practices41. Les études empiriquement menées sur les situations de transferts montrent au contraire la variété des répertoires d’action à disposition des acteurs qui ne recouvrent pas un clivage est/ouest42.
31En Allemagne, les élites administratives de l’Est et de l’Ouest ne forment pas deux groupes qui seraient clairement opposés sur le plan des valeurs, comme le présuppose l’inférence entre la culture politique et la culture administrative. Bien plus, les fonctionnaires de l’ancien régime communiste ne constituent pas un groupe possédant la même culture tant politique qu’administrative – pas plus que leurs homologues ouest-allemands ne pourraient être réduits à un groupe homogène. L’attribution d’une culture autoritaire relève d’une analyse, qui interprète le système politico-administratif de manière « substantialiste43 », c’est-à-dire imputant au régime est-allemand une « nature » ou une « intention » totalitaire ; les administrations étatiques y sont de simples « courroies de transmission » entre les masses et le Parti44. Les études récentes sur la RDA, qui se sont appuyées sur la micro-histoire et en délaissant la perspective macroscopique ou étatiste, font douter de la pertinence des paradigmes substantialistes. En effet, l’analyse fine des configurations d’acteurs, de leurs stratégies individuelles et collectives conduit à abandonner le modèle « presse-bouton » de ces régimes, qui avait conduit nombre d’études à mettre au jour des changements de paradigmes (globaux et sectoriels) depuis 1945 dans la conduite de l’action publique, mais à partir de la seule analyse des documents officiels. Il faut plutôt lire le système politique de la RDA comme un ensemble d’« organisations politiques et bureaucratisations qui sont des espaces sociaux composés d’individus socialement situés, c’est-à-dire avec des trajectoires sociales et professionnelles spécifiques. L’insertion des acteurs dans ces espaces façonne la distribution sociale des ressources ainsi que les intérêts et les dispositions des agents qui ne peuvent se réduire totalement au rapport que l’agent entretient avec le parti unique45 ». Dans cette nouvelle lecture, les agents de l’État ou les administrés ont des marges d’interprétation et de négociation, comme cela est en particulier illustré dans l’analyse des lettres de citoyens aux administrations (les Eingaben) ou encore dans le refus de participer aux activités proposées par l’usine46.
32Bien que les études micro-sociologiques sur l’administration sud-africaine fassent défaut, on peut présumer que les fonctionnaires – en dépit de l’emprise de l’idéologie du nationalisme chrétien incarné par le Parti national – ne constituaient pas non plus un groupe homogène, ne serait-ce qu’en raison de la différenciation des positions hiérarchiques qu’ils occupaient. En Afrique du Sud, comme ailleurs, des individus ou des catégories d’agents ont pu agir en fonction d’intérêts particuliers – ce qu’atteste par exemple le phénomène de corruption – non congruents avec les buts formulés au niveau politique. Par ailleurs, dans la mesure où à partir du début des années quatre-vingt, au sein même de la communauté afrikaner, un certain nombre de critiques s’exprimait à l’encontre du régime et où il apparaissait de plus en plus clairement que le changement politique était inéluctable, à terme, il est hautement probable que certains fonctionnaires ont utilisé les marges de manœuvre, dont ils pouvaient disposer, dans la mise en œuvre des politiques publiques qui faisaient l’objet des contestations les plus fortes. Qu’il s’agisse d’attitudes « sincères » ou opportunistes, en tant qu’elles visent à constituer des garanties pour l’avenir, importe peu du point de vue qui nous occupe ; elles mettent simplement en évidence la capacité, en l’espèce anticipée, de mise en conformité avec de nouvelles valeurs.
33En opposant la culture administrative des personnels en fonction sous le régime autoritaire à celle que requiert le nouveau modèle administratif, les gouvernements allemand et sud-africain ont – dans les faits – pu procéder à une épuration qui ne dit pas toujours son nom. Légitimes parce que se référant à des critères objectifs, neutres et dépolitisés, les recrutements ont permis, en Allemagne, de faire le tri parmi les anciens agents de la RDA et, en Afrique du Sud, de concrétiser la politique d’affirmative action. Dans les deux cas, les conséquences qui en résultent pour les agents ayant servi l’ancien régime et n’ayant pas été maintenus en fonction, se limitent à une brève période à l’issue de laquelle, comme le montrent les épurations menées ailleurs, ils ont des chances de retrouver un poste. Les politiques conduites en Allemagne et en Afrique du Sud se caractérisent par la permanence de leurs effets qui, loin de ne concerner que la phase de transfert ou de transition, sont destinés à perdurer. Par ailleurs, on doit noter qu’en Allemagne, parce qu’il s’appuyait sur des normes ouest-allemandes47, pourtant débattues en RFA à la fin des années quatre-vingt, le processus d’unification a eu pour effet de geler, dans un premier temps, la modernisation administrative.
34Si l’on accordait une validité heuristique à la notion de culture, telle qu’elle a été utilisée à l’égard de la fonction publique en Allemagne et en Afrique du Sud, le « revirement » des dirigeants de l’ANC serait proprement incompréhensible. En réalité, ni la « culture politique » ni la « culture administrative » ne rendent compte de la réalité tissée par la multiplicité des interactions quotidiennes des relations, motivations et logiques d’action qui déterminent les rapports que les agents étatiques entretiennent avec leur environnement. C’est pourquoi la référence à une « culture » ne permet pas d’expliquer les interactions des individus confrontés à la transition. En situation de fluidité institutionnelle et de forte incertitude, les agents administratifs et/ou politiques se trouvent dans des positions variables qui les affectent différemment. Ils sont tous placés dans des situations inédites, auxquelles ils doivent faire face dans des délais brefs, avec des possibilités de choix d’action réduites et en ignorant d’autres – comme la critique de la rationalité l’a montré plus généralement pour la sociologie de la décision48.
35En raison de la temporalité dans laquelle s’est développé le processus conduisant au changement politique, la situation des fonctionnaires sud-africains et allemands de l’Est a été bien différente ; si les premiers ont pu anticiper – jusqu’à un certain point – les transformations à venir, les seconds ont été confrontés de manière brutale à l’unification et aux conséquences qui en résultaient pour eux.
36Le transfert ou le choix en faveur d’un type de modèle administratif ne repose pas non plus sur l’énonciation d’objectifs homogènes et clairement définis mais bien plus dans l’imitation de la « bonne voie » dans une situation d’incertitude. Ce qui peut ici être décrit comme un processus isomorphique49 d’organisation ne diffère pas à cet égard des situations plus ordinaires de mimétisme institutionnel, si ce n’est justement le fort degré d’incertitude.
37Mais il n’empêche que pour les gouvernants agissant dans le cadre d’un changement politique négocié, la légitimité de leur action ne peut être fondée que sur des normes générales et impersonnelles. Les prescriptions constitutionnelles et législatives relatives à l’administration publique et aux caractéristiques de la fonction publique ont permis, tant en Allemagne qu’en Afrique du Sud, que le recrutement de nouveaux agents s’opère de manière apparemment neutre, sans référence expliciteau passé et au type de culture qu’il a pu engendrer.
Notes de bas de page
1 G. Lehmbruch, « Die improvisierte Vereiningung : Die Dritte deutsche Republik », Leviathan, 18, 1990, p. 462-486.
2 G. Lehmbruch, « Institutionentransfer im Prozeβfi der Vereinigung : Zur politischen Logik der Verwaltungsintegration in Deutschland », dans Verwaltungsreform und Verwaltungspolitik im Prozeβ der deutschen Einigung, A. Benz, H. Mading, W. Seibel, (éd.), Baden-Baden, Nomos, p. 41-66.
3 Voir F. Dreyfus, L’Invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (xviiie-xxe siècles), Paris, La Découverte, 2000.
4 Le Parti national a gagné les élections en 1948 et a « régné » en maître jusqu’à l’adoption de la Constitution intérimaire de décembre 1993 et les premières élections démocratiques d’avril 1994.
5 « Managing People in a Transformed Public Service (8 octobre 1997) », White Paper on a New Employment policy for the Public Service, 2e éd., Department of Public Service and Administration, p. 9.
6 H.U. Derlien, « Unorthodox employment in the German public service », RISA, 65 (1), 1999, p. 15-26. Sur le problème spécifique de la décentralisation, qui s’ajoute à celui de la transition dans le cas de l’Allemagne : K. Kônig, « Verwaltung im Übergang. Vom zentralen Verwaltungsstaat zur dezentralen Verwaltung », Die öffentliche Verwaltung, 44 (5), 1991, p. 177-184 ; P. Laborier, « L’enjeu de la culture dans l’unification allemande. Du dirigisme centraliste au pluralisme démocratique », Allemagne d’Aujourd’hui, 121, 1992, p. 146-165
7 F. Dreyfus, « Vers une administration démocratique en Afrique du Sud », dans L’Afrique du Sud en transition, G. Conac, F. Dreyfus, J.O. Monteiro (dir.), Paris, Economica, 1995, p. 183-197.
8 « White Paper on the Transformation of the Public Service », Government Gazette, 24 novembre 1995, p. 3-77.
9 F. Dreyfus, « Le saut de l’ange », Revue française d’administration publique, 85 (L’administration de l’Afrique du Sud), 1998, p. 7-14.
10 « Managing People in a Transformée ! Public Service », op. cit., p. 10.
11 G.-J. Glaefiner, « Vom “demokratischen Zentralismus° zum demokratischen Verwaltung ? Problème des Umbaus einer Kaderverwaltung », dans A. Benz, H. Mäding, W. Seibel, op. cit., p. 67-79. G.-J Glaeβner, Demokratie nach dem Ende des Kommunismus. Regimewechsel, Transition und Demokratisierung im Postkommunismus, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1994.
12 Voir les contributions en français dans Cultures politiques, D. Cefaï (dit.), Paris, PUF, 2001.
13 Voir F. Cloete, « La transformation de l’administration. Objectifs et contraintes », Revue française d’administration publique, 85 (L’administration de l’Afrique du Sud), 1989, p. 64-65.
14 Les privilèges et le pouvoir des fonctionnaires afrikaners fonctionnaient comme une « menotte » ; il y a des exemples de fonctionnaires révoqués simplement parce qu’ils n’étaient pas membres du Parti national ; voir D. Posel, « Whiteness and Power in the South African Civil Service : Paradoxes of South African State », Journal of Southern African Studies, 25 (1) 1999, p. 115.
15 Voir M. Gravier, Identité et loyauté. Étude des processus de recomposition identitaire des agents ministériels du Brandebourg et de la Saxe depuis l’Unification allemande, Thèse pour le doctorat de Science politique, Université Paris I, 2000, p. 148-153.
16 S. J. Terreblanche, An Overview on the Role of the Public Sector in South Africa-past and Future, Conférence de la Newick Park Initiative on the Public Sector in South Africa, 1991, p. 36.
17 O. Giraud et M. Lallement « Construction et épuisement du modèle néo-corporatiste allemand. La Réunification comme consécration d’un processus de fragmentation sociale », Revue rançaise de sociologie, XXXIX (1), 1998, p. 36-69.
18 Voir le rapport du Bundestag, « Strukturelle Leistungsfahigskeit des Rechtsstaats BRD bei der Überwindung der Folgen der SED-Diktatur » dans Prozeβ der deutschen Einheit. Elitenwechsel im öffentlichen Dienst, Francfort, Suhrkamp, 1999.
19 Le Mecklembourg-Poméranie par le Schleswig-Holstein ; la Saxe-Anhalt par Hambourg et la Basse-Saxe ; le Brandebourg par la Rhénanie du Nord-Westphalie ; la Thuringe par la Hesse et la Rhénanie-Palatinat ; la Saxe par le Bade-Wurtemberg et la Bavière. Sur les aspects généraux de cette aide : D. Grunow, N. Wohlfahrt, « Verwaltungshilfe fiir die neuen Bundeslânder – vom Reformeifer zur kollektiven Selbstschadigung ? », dans Verwaltungsreform und Verwaltungspolitik im Prozefî der deutschen Einigung, W. Seibel, A. Benz, H. Mâding (éd.), Baden-Baden, Nomos, 1993, p. 162- 176.
20 Entretien avec un directeur d’administration régionale, originaire de Hesse, 1992.
21 Voir par exemple la restructuration des deux polices berlinoises, F. Jobard, « Unifier les polices berlinoises après la chute du mur », Revue française de science politique, 53 (3), 2003, p. 351-381. Dans le cas d’un secteur fortement restructuré comme les universités, voir les nombreuses publications de R . Mayntz.
22 Voir P. Laborier, Culture et édification nationale en Allemagne. Genèse des politiques de la culture ?. Thèse de doctorat, Paris, IEP, 1996, Chapitre IX.
23 Affirmative action can be defined as the laws, programmes or activities designed to redress past imbalances and to ameliorate the conditions of individuals and groups who hâve been disadvantaged on the grounds ofrace, gender and disability, dans « The Transformation of the Public Service », White Paper, Government Gazette, 1995.
24 Sur les mesures que doivent prendre les administrations et les règles à observer pour la mise en œuvre de cette politique, voir « Affirmative Action the Public Service », White Paper, Government Gazette, 23 avril 1998.
25 L. Louw, « How to beat the “system° », dans Reconstructing the State, DSA, S. Van Zyl éd., août-septembre 1993, p. 20.
26 Voir F. Cloete, précité.
27 Il a été mis en évidence que, pour résoudre les conflits entre les Anglais et les Afrikaners, l’État de l’apartheid avait organisé un programme massif d’affirmative action au profit des Afrikaners : ils peuplaient l’administration, recevaient des fonds spéciaux pour l’éducation, et bénéficiaient d’un traitement préférentiel dans l’attribution des contrats commerciaux ; voir M. Vestergaard, « The Negotiation of Afrikaners Identities », Daedalus, hiver 2001, p. 21.
28 R. Ross, A Concise History of South Africa, Cambridge University Press, 1999, p. 190.
29 P. Fitzgerald, Affirmative Action – Quotas, Targets or Strategie Human Resource Management ?, International Conférence on Affirmative Action in the Public Service, Cape Town, 29-30 mars 1996, p. 5.
30 Voir White Paper « Managing People in a Transformée ! Public Service », Department of Public Service and Administration, 8 octobre 1997 et Public Service Régulations 2001, 5 janvier 2001, amendé.
31 Voir White Paper « Human Resource Management in the Public Service », Department of Public Service and Administration, décembre 1997.
32 Voir à ce sujet K. Asmal et W. James, « Education and Democracy in South Africa Today », Daedalus, op. cit., p. 185-24.
33 Efforts to redress the inherited imbalances have not been uniformly successful. Financial capital can be borrowed, but intellectual capital takes much longer to accumulate through hard work and expérience. Affirmative action appointments that ignore these realities hâve put victims of the legacy of racism and sexism in positions beyond their level of compétence, sometimes with unfortunate results, M. Ramphele, « Citizenship Challenges for South Africa », Daedalus, op. cit., p. 11.
34 Ce qui s’est posée à une autre échelle dans le gouvernement des nouveaux Länder. De manière générale, sur l’endogénéité du recrutement, politique et administratif, en Allemagne : T. Cusack, Local Political/Administrative Elites : Roots and Roles, Berlin, WZB Paper, 1996.
35 M. Ramphele, Citizenship Challenges for South Africa, op. cit., p. 9.
36 N. Mandela, Long Walk to Freedom, Londres, Abacus, 1995, p. 167-168.
37 Voir R. Suttner, « Culture(s) of the African National Congress of South Africa : Imprint of Exiles », Journal of Contemporary African Studies, 21 (2), p. 303-320 ; R. Suttner, Early History of African National Congress (ANC) underground : From the M. Plan to Rivonia, unpublished paper, présenté le 14 août 2003.
38 M. Ramphele, Citizenship Challenges for South Africa, op. cit., p. 9.
39 Voir P. Bond, Against Global Apartheid. South Afica Meets the World Bank, IMF and the International Finance, University of CapeTown Press, 2001.
40 R. Banégas, « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures et Conflit, 12, 1993, p. 105-140.
41 C. Tilly, « Lullaby, Chorale, or Hurdy-Gurdy Tune ? », dans The Rational-Choice Controversy in Historical Sociology, R. Gould (éd.), Chicago, University of Chicago Press, 2000.
42 P. Laborier, « Conservation ou rénovation ? Transitions de la politique culturelle », Politix, 33, 1996, p. 111-132 ; V. Lozac’h, « Les processus de changement dans les nouveaux Länder : enjeux théoriques et méthodologiques », dans Regards et miroir. Mélanges Rémy Leveau, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1997, p. 173-193.
43 C’est dans une telle perspective que S. Meuschel (Légitimation und Parteiherrschaft in der DDR. Zum Paradox von Stabilität und Révolution in der DDR. 1945-1989, Francfort, Suhrkamp, 1992) interprète la RDA comme fertile, prédisposée à une culture politique de soumission à l’autorité politique qui serait un trait de la culture allemande en général et plus spécifiquement de l’héritage prussien. Sur la critique de ce culturalisme : P. Laborier, « Après l’acculturation. Les conséquences éthiques de l’acculturation à partir de l’exemple du développement de l’État en Allemagne », dans De Kant au Kosovo. Mélanges en l’honneur de Pierre Hassner, A.-M. Le Gloannec et A. Smolar (dir.), Paris, Presses de Science-Po-Esprit, (à paraître).
44 H. Weber, Geschichte der DDR, Munich, Dtv, 1989.
45 J. owell, L’État totalitaire en action. Les politiques du logement en RDA (1945-1989), Thèse de Sciences Sociales, Paris, EHESS, 2001, p. 22.
46 S. Kott, Le Communisme au quotidien, Paris, Belin, 2001.
47 Sur la percée récente du NMP, voir H.-U. Derlien, « Standort der empirischen Verwaltungsforschung », dans K. Kënig (dit.), Verwaltung und Verwaltungsforschung – Deutsche Verwaltung an der Wende zum 21. Jahrhundert, Speyer, Forschungsinstitut für ôffentliche Verwaltung bei der Deutschen Hochschule für Verwaltungswissenschaften, 2000, p. 15-44.
48 H. Simon, Administration et processus de décision, Paris, Economica, 1983.
49 Au sens de P. Di Maggio et W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », dans The New Institutionalism in Organizational Analysis, P. Di Maggio et W. Powell (éd.), Chicago, The University of Chicago Press, 1991, p. 63-82.
Auteurs
Professeur de Science Politique, Directrice du CACSP, UFR de Science Politique, Université Paris I.
Professeur de Science Politique, Directrice du CRAPS, Université de Picardie, Amiens.
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Maurice Halbwachs
Espaces, mémoire et psychologie collective
Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.)
2004
Gouvernement des juges et démocratie
Séverine Brondel, Norbert Foulquier et Luc Heuschling (dir.)
2001
Le parti socialiste entre Résistance et République
Serge Berstein, Frédéric Cépède, Gilles Morin et al. (dir.)
2001