« Démocratiser » un système administratif. Les paradoxes de la réforme des administrations publiques centrales en République tchèque (1989-1998)
p. 91-138
Texte intégral
1Le passage à la démocratie serait-il complet, dans les pays postcommunistes, sans une réforme profonde des administrations publiques centrales ? On a parfois tendance à considérer que les États perdurent, quasi immuables, qu’ils résistent aux aléas des changements politiques même aussi massifs que ceux de la fin des « démocraties populaires » européennes. Pourtant, les modalités de fonctionnement des régimes communistes de type soviétique justifient particulièrement qu’on s’arrête sur la question de la redéfinition de l’État après l’effondrement de 1989 en Europe centrale et orientale.
2Ces régimes politiques, particulièrement en Europe centrale et orientale, ont eu en effet pour particularité d’investir l’État avec l’ambition de contrôler de façon totale l’appareil administratif, puis d’étendre les compétences de ce dernier à tous les secteurs économiques et sociaux. La distinction entre le Parti et l’État n’était pas reconnue dans les discours d’autodésignation de ces régimes. La Constitution tchécoslovaque de 1960 officialisait en son article 4 le « rôle dirigeant » du « Parti communiste tchécoslovaque, avant-garde de la classe ouvrière, dans la société et au sein de l’État ». Elle précisait ensuite en son article 16 le cadre idéologique dans lequel l’État devait mener sa politique, celui de « l’opinion scientifique mondiale, le marxisme-léninisme », dans le but d’« éliminer les survivances de la société d’exploitation dans la conscience des gens1 ». Dans ce contexte historique, il était prévisible que la fin du régime communiste s’accompagne d’une réforme approfondie des compétences et du fonctionnement de l’État.
3Dans les pays de l’Europe centrale et orientale, la réforme de l’ancien État soviétique a d’abord visé les deux caractéristiques importantes de l’ancien système qu’étaient l’extension maximale du champ d’intervention étatique et la centralisation bureaucratique. Les politiques de démembrement de l’économie administrée et de privatisation de l’ancienne propriété d’État d’une part, et les réformes de décentralisation territoriales d’autre part furent donc au centre de l’attention des acteurs politiques et sociaux. Qu’en fut-il de l’État central et de ses administrations publiques ? On le sait, le mouvement en faveur de l’introduction du droit comme barrière à l’arbitraire a été un élément important dans le passage à la démocratie des pays d’Europe centrale et orientale. La notion d’État de droit a partout bénéficié d’un large consensus auprès des acteurs politiques et sociaux2. Les nouvelles Constitutions ont créé des Cours constitutionnelles et ont généralement prévu le contrôle juridictionnel des actes administratifs. S’agissant de la réforme des administrations publiques centrales, les approches ont été plus diversifiées. Pendant la période qui a précédé le processus d’élargissement de l’Union européenne à l’Est3, les pays d’Europe centrale n’ont pas nécessairement conçu cette réforme de la même façon ni fait le même diagnostic sur l’état de leurs administrations centrales au sortir du soviétisme. En Pologne et en Hongrie, la priorité a été rapidement donnée à une refonte globale du système dont l’objectif était de construire une administration impartiale et professionnelle. En ex-Tchécoslovaquie puis en République tchèque4, la question a d’abord été abordée en termes d’épuration politique des personnels administratifs.
4Dans le contexte centre-européen, la République tchèque se distingue comme le pays où la politique de décommunisation des administrations a été la plus précoce mais aussi comme celui où le vote d’un statut de l’administration publique a été le plus tardif. Le vote d’une loi sur l’administration publique n’est intervenu qu’en 2002 à la suite des pressions répétées de l’Union européenne5. Encore cette loi est-elle assortie d’un long délai de transition, qui retarde sa mise en application à l’année 2007. À titre de comparaison, la Hongrie et la Pologne se sont dotées de lois spécifiques respectivement en 1992 et 1997, la Lettonie l’a fait en 1994 et l’Estonie en 1995.
5Centrée sur le cas tchèque, notre recherche se donne pour objectif de comprendre la façon dont a été présentée et investie, dans le débat comme dans l’action publics, la question de la réforme des administrations centrales dans le nouveau contexte démocratique. L’administration centrale de l’ancien régime a incarné, avec le Parti communiste tchécoslovaque (PCT), l’étatisme centralisé de type soviétique. Elle constitue un site particulièrement pertinent pour l’évaluation de l’évolution de « l’État au concret » dans la République tchèque postcommuniste. Pourtant, par comparaison avec la réforme territoriale, qui a été abondamment commentée, la réforme de l’administration centrale postcommuniste n’a été, dans le cas tchèque, que peu étudiée, à tel point qu’on peut se demander si l’objet scientifique n’a pas subi en quelque sorte les conséquences du désaveu qui entoure l’ancien Parti-État6. Comment assurer la continuité de l’État en modifiant radicalement ses prérogatives et ses pratiques ? Comment la réforme de l’État central post-communiste est-elle devenue une question politique et un problème public en République tchèque ? Quels intérêts et conceptions les groupes identifiables comme ayant eu leur part dans ce processus défendaient-ils ? Jusqu’à quel point le produit de leurs options et de leurs actions était-il prévisible et est-il conforme à leurs attentes ?
6 Le choix a été fait de questionner prioritairement la politique des personnels et le statut des agents administratifs, dont le traitement constitue un indice important de la conception de l’État qui prédomine à un moment historique donné. À travers la question du statut des serviteurs de l’État, c’est moins le degré de centralisation territoriale qui est en cause, que le rôle de l’État, sa capacité d’action et les modalités de son fonctionnement, le degré d’« autonomie » qui lui est conféré et dans quel but, que ce soit par rapport à la sphère privée ou aux pressions politiques. En étudiant la façon dont ont été conçus le recrutement, la gestion du personnel et des carrières, la relation avec les partis politiques de gouvernement, et la coordination entre les services, nous espérons identifier les frontières de la « nouvelle » administration centrale dans sa relation au politique et au social, telles qu’elles ont été pensées et mises en pratique par les principaux acteurs concernés. De façon plus spécifique à la période postcommuniste, le nouveau statut des agents et des services de l’État pose, en particulier, la question de la continuité et de la rupture dans l’un des aspects les plus prégnants du système précédent : l’intervention du Parti dans la sélection et la gestion du personnel et, partant, le degré d’autonomie du travail administratif. De fait, la question de la réforme du statut de l’administration publique a été l’un des principaux points de frictions des débats politiques et reste encore aujourd’hui l’une des raisons du retard pris par la réforme de l’administration publique en République tchèque. Dans notre perspective, les « règles » de fonctionnement étatique ne sont donc pas considérées comme acquises et connues d’avance, mais comme faisant au contraire l’objet de redéfinitions qui dépendent grandement des contextes historiques, des jeux d’acteurs et des ressources engagées dans le processus de changement politique et social7.
7 D’un point de vue idéal-typique, nous suggérons de considérer qu’il y a deux façons distinctes de concevoir la réforme de l’État post-communiste. Une « politique de décommunisation » privilégiera l’épuration du personnel, considéré comme politiquement compromis, pour s’assurer de l’allégeance à la démocratie de ceux qui seront chargés de l’application de la politique gouvernementale. Nous verrons dans un premier temps que c’est cette option, plus idéologique que structurelle, qui fut choisie en République tchèque à travers notamment la « loi de lustration ». Une « politique de désoviétisation » visera moins les hommes et davantage le modèle organisationnel et les pratiques héritées du régime de type soviétique. Peut-être fallait-il s’y attendre à la suite d’un régime marqué par ce que l’on a appelé l’État-Parti, avec deux caractéristiques fortes : la soumission des services étatiques et administratifs aux directives du Parti communiste, à tous les échelons territoriaux ; une administration qui, en tant que représentante de l’appareil de l’État-Parti, est officiellement légitimée à étendre son contrôle sur l’ensemble de la vie économique et sociale. Au sortir de cette période, la désoviétisation peut consister avant tout à faire correspondre les structures de l’administration centrale aux contraintes juridiques et fonctionnelles d’un État de droit et d’une économie libre de marché. La prise en charge de cet aspect de la question fut singulièrement différée en République tchèque, au moins jusqu’à l’élection du premier gouvernement social-démocrate en juin 1998. Il nous faudra donc en second temps élucider une absence, la réticence durable à construire la réforme de l’État central comme un problème public prioritaire.
Épurer sans réformer : l’enjeu de la décommunisation des administrations publiques centrales
8Dans un premier temps du changement de régime politique, la réforme de l’État au niveau central a été abordée moins en termes fonctionnels qu’en termes politiques et moraux. Dans cette optique, il s’agit de vérifier la loyauté des hommes et moins d’assurer le changement de leurs pratiques. Plus exactement, il est sous-entendu que le renouvellement des cadres et employés ministériels modifiera également les méthodes de travail et la relation aux administrés. Dans l’esprit des initiateurs du débat, la réforme de l’administration centrale se confond en grande partie avec le problème de la « décommunisation » et se pose en termes de purge à critère politique.
Les voies de légitimation d’une politique d’épuration administrative
9La Tchécoslovaquie, puis la République tchèque, sont considérées comme ayant été « pionnières » en matière d’épuration de l’administration. Le Parlement tchécoslovaque est en effet le premier, en 1991, à voter une loi qui interdit, à titre temporaire, l’accès aux emplois publics à certaines catégories d’anciens communistes considérés comme les plus compromis avec l’ancien régime. La Tchécoslovaquie invente à cette occasion un terme, lustrace8, pour désigner la vérification du passé politique des détenteurs de postes définis comme pouvant justifier une telle mesure. La loi 451, dite de lustration, fait partie d’un dispositif juridique plus vaste, qui témoigne d’une véritable « gestion législative du passé communiste9 ». Comme en Albanie et en Pologne10, cette politique s’est accompagnée d’une condamnation formelle et globale du régime précédent11, Si la loi de lustration a attiré l’attention en Pays tchèques comme à l’étranger, c’est parce qu’il s’agit d’une épuration politique opérée à travers une procédure « administrative », ne présentant pas les garanties juridiques d’une procédure judiciaire. C’est également pour l’aspect rigoureux et obligatoire du dispositif qu’elle met en place.
L’hypothèque de la « normalisation » (1969-1989).
10Pourtant, immédiatement après la « révolution de velours », la tendance dominante était à une réflexion globale sur les méfaits du soviétisme et à une rupture claire avec les méthodes de l’ancien régime. L’un des slogans les plus connus de novembre 1989, « Nous ne sommes pas comme eux », signifiait, dans l’esprit des Tchèques, que la démocratie s’installerait sans avoir recours aux méthodes qu’avaient employées les communistes. Les purges opérées par des commissions administratives faisaient évidemment partie de celles-ci. Marqués par la réflexion qu’ils avaient menée au sein de la Charte 77, les leaders du Forum civique considéraient qu’il fallait, dans toute mesure de décommunisation, tenir compte de l’influence protéiforme qu’avait eue le Parti communiste, dans son fonctionnement concret, sur l’ensemble de la société tchécoslovaque. Il fallait éviter de céder à ce qu’ils présentaient comme une facilité : l’auto-disculpation par l’identification des « coupables ». Lors de son premier discours en tant que président de la Fédération tchécoslovaque, Vaclav Havel dénonçait vigoureusement les crimes de l’ancien régime. Il précisait cependant : « Chacun de nous porte sa part de responsabilité », c’est-à-dire, notamment, qu’il ait été ou non membre du Parti12. Aux yeux des leaders du Forum civique, il fallait plutôt s’attaquer à la transformation du « système » et de ses legs multiples, tant psychologiques et moraux qu’institutionnels. Ainsi que le résumait d’une formule lapidaire l’un des chefs du mouvement, l’ancien dissident Petr Pithart, « le Forum civique n’est pas là pour régler ses comptes avec les communistes, mais pour mettre fin à leurs pratiques13 ».
11Cette position (que l’on peut comparer à la « politique du gros trait » menée en Pologne par le gouvernement Mazowiecki) était peut-être plus difficile encore à tenir en ex-Tchécoslovaquie qu’ailleurs en Europe centrale. Dans la période la plus récente des années soixante-dix et quatre-vingt, le pays n’avait, en effet, pas connu de réformisme à la façon de Janos Kadar ni de début de dialogue entre communistes et dissidents comme ce fut le cas entre Jaruzelski et les leaders de Solidarité en Pologne. Pour comprendre l’échec des anciens dissidents tchèques à faire valoir une politique de clémence à l’égard des anciens communistes, il faut rappeler la nature du régime dit de « normalisation » mis en place après l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie. Ce régime s’était installé en 1968-1970 non seulement sur les ruines du « dubcekisme » et de la tentative des courants réformistes du PCT de construire un « socialisme à visage humain », mais aussi sur la frustration de ceux qui avaient goûté à la libéralisation culturelle et intellectuelle des années soixante et qui avaient rejoint le mouvement lorsque ce dernier avait pris une dimension plus clairement populaire et protestataire pendant l’été 1968. Après l’intervention militaire, les « commissions de vérification » furent les instruments d’une mise au pas et d’une purge de très grande ampleur, au PCT, dans les unions professionnelles, les universités, les administrations, les industries, etc14.
12L’équipe dirigeante était restée quasiment inchangée de 1969 à 1989 et toute velléité de « réforme », même issue du sérail (par exemple de Lubomir Strougal, Premier ministre écarté du gouvernement en 1988), était systématiquement refusée. Le PCT normalisé (1969-1989) semblait miné par les conditions de sa (ré) installation, qui avait nécessité le renvoi d’un demi-million de ses anciens membres, de la base au sommet. La présence physique des troupes soviétiques sur le sol tchécoslovaque rappelait d’ailleurs à qui voulait l’oublier les conditions de l’arrivée au pouvoir de Gustav Husak. Après l’installation de Mikhaïl Gorbatchev au Kremlin, Prague faisait partie du « front du refus » à la perestroïka, avec Berlin et Sofia. Certes, comme ailleurs, les dirigeants tchécoslovaques avaient dû accepter la nouvelle règle du non-cumul entre la fonction de chef de l’État et de chef du Parti. En décembre 1987, Gustav Husak avait donc cédé le poste de secrétaire général à Milos Jakes, qui appartenait également à l’aile conservatrice du Parti. L’application de la règle du non-cumul n’introduisit cependant aucun changement dans le fonctionnement concret de l’État tchécoslovaque.
13À la même période, en Pologne et en Hongrie, un débat existait déjà sur la spécificité et l’importance du travail administratif pour la mise en place des politiques décidées par le gouvernement et par le Parti. En Pologne, cette réflexion avait même été assez précoce, puisque le pays s’était doté d’un statut spécifique des agents de l’État en 1982. La règle de droit s’installait dans le fonctionnement des administrations publiques avec l’instauration d’un tribunal constitutionnel en 1985, puis d’un médiateur en 1987. En Hongrie, les débats ayant mené au vote de la loi sur l’administration publique en 1992 avaient commencé à la fin des années quatre-vingt, à l’initiative de syndicalistes et d’universitaires15. Dans la Tchécoslovaquie de la fin des années quatre-vingt, l’administration se caractérisait toujours par une grande opacité de fonctionnement et aucun débat n’existait sur les moyens d’en améliorer le « professionnalisme ». Ce dernier argument était utilisé dans les deux cas précités pour promouvoir un statut favorisant l’indépendance des employés de l’État. L’administration tchécoslovaque paraissait aussi étroitement contrôlée par le PCT qu’auparavant, à tous les échelons territoriaux de la pyramide administrative du pouvoir, aux niveaux de la Fédération, de la République, de la province et du district.
14Après la chute du régime communiste, la facilité même avec laquelle l’ancien pouvoir s’est effondré, a pu fréquemment être présentée comme suspecte. Les esprits ont été fortement impressionnés, en 1990, par la découverte des listes du ministère de l’Intérieur, qui contenaient environ 140 000 noms, dont une moitié cataloguée « candidats à la collaboration » et l’autre moitié composée d’informateurs présumés avérés. Ces listes, établies par la Sécurité d’État, la fameuse « StB » (pour Statni Bezpecnost), ont été rééditées en 1992 et à nouveau en 1999, à l’initiative de Petr Cibulka, un ancien dissident de Brno membre du Club des non-partisans engagés et de la Confédération des anciens prisonniers politiques, également éditeur d’un périodique connu pour son anticommunisme radical, Necenzurovane Noviny (Journal non-censuré). En 1990, une purge est menée dans la fonction publique et dans le monde politique, en dehors de tout cadre légal, en divulguant à la presse des listes de prétendus informateurs de la police politique. À l’approche des premières élections libres de juin 1990, un scandale éclate à propos du ministre de l’Intérieur du gouvernement de transition, Richard Sacher. Membre du Parti populaire, ce dernier est alors accusé d’être trop laxiste avec les employés du ministère de l’Intérieur. Chargé de la répression politique sous l’ancien régime, ce dernier abrite des archives confidentielles qui peuvent représenter un puissant moyen de pression sur les élites politiques et administratives du nouveau régime16.
15Avant les premières élections libres, les formations en lice décident de soumettre volontairement les noms de leurs candidats au ministère de l’Intérieur. Le Parti communiste est la seule formation à ne pas procéder alors à cette vérification. Après les élections, tous les députés signent une déclaration sur l’honneur assurant qu’ils n’ont jamais été collaborateurs de la police politique. Le Parlement crée en mars 1991 une commission pluripartite chargée de vérifier le passé des parlementaires : elle détecte dix députés anciens collaborateurs de la police politique (ces derniers ont tous engagé des procès pour diffamation), de même que quatorze hauts fonctionnaires ministériels, trente-trois cadres administratifs des services du Premier ministre, vingt-cinq parmi les employés du Parlement et dix au sein de la Chancellerie présidentielle17. Les travaux se poursuivent ensuite en s’étendant à d’autres groupes professionnels tels que les magistrats, les procureurs de la République, les fonctionnaires, les professeurs d’université et les journalistes.
16C’est dans ce contexte que, peu à peu, ceux qui étaient jusque-là opposés à l’existence d’une législation de décommunisation deviennent sensibles à l’argument selon lequel un cadre légal est nécessaire, ne serait-ce que pour empêcher la poursuite des épurations « sauvages ». En permettant de désigner les coupables, la législation aiderait en outre à délivrer le reste du corps social de la crainte persistante de l’ancien régime politique. Si la loi de lustration a été adoptée, c’est donc en partie pour légiférer dans un domaine où des mesures avaient déjà été prises de manière décousue et en dehors de tout cadre juridique.
La décommunisation : une thématique politique à haute valeur ajoutée.
17La question du rapport aux responsables de l’ancien système, quels que soient les critères choisis pour l’identification de ces derniers, commençait déjà, en outre, à diviser profondément la classe politique en cours de formation, entre les premières et les secondes élections parlementaires18. Les débats sur le contenu de la loi de lustration ont servi d’arène de reconnaissance et d’identification politiques. De ce fait, il a été rapidement dans l’intérêt de certains groupes politiques de pratiquer une forme de surenchère sur ce thème.
18Recréés dès 1989-1990, les groupes de défense des anciens prisonniers politiques ont contribué à faire de la question du rapport au passé communiste un sujet prioritaire sur l’agenda législatif. Les deux groupes les plus connus, la Confédération des prisonniers politiques et le Club des non-partisans engagés19, ont activement œuvré pour que le problème du rapport au régime passé donne lieu à une législation qui d’un côté, dédommage, et donc identifie, les « victimes » et de l’autre condamne, et donc désigne, les « coupables ». La Confédération a contribué à l’étude puis à la mise en place des mesures de dédommagements des anciens prisonniers politiques. En militant pour la juridicisation de la politique anticommuniste, la Confédération des prisonniers politiques comme le Club des non-partisans engagés ont joué un rôle également dans la façon dont le problème a été politiquement instrumentalisé. Formés majoritairement d’anciens prisonniers politiques des années cinquante, ces groupes adoptaient des positions critiques à l’encontre des opposants issus de la dissidence des années soixante-dix, pour leur politique jugée insuffisamment anticommuniste20. L’enjeu de la mémoire portait également celui de la définition de leur propre identité. Il s’agissait de faire reconnaître et prévaloir leur propre expérience de victimes des purges et des prisons staliniennes dans une période où la résistance à la « normalisation » leur paraissait, en quelque sorte, surévaluée21. Sur le terrain parlementaire, les positions de ces groupes trouvaient un relais actif dans les rangs du Parti chrétien-démocrate (KDS). Officiellement créé en décembre 1989, ce parti était issu d’un groupe constitué au milieu des années quatre-vingt dans la dissidence chrétienne œcuménique d’orientation conservatrice. S’il a coopéré avec le Forum civique à ses débuts, le Parti chrétien-démocrate a été l’un des premiers à quitter le mouvement pour se présenter aux élections de façon indépendante, dans l’éphémère coalition de l’Union chrétienne-démocrate22. Dirigé par Vaclav Benda, ce petit parti a fait de la lutte pour le vote de lois criminalisant l’ancien régime communiste l’une de ses principales thématiques23.
19Les arguments en faveur de la loi étaient divers au sein de l’assemblée. Comme Vaclav Benda, certains leaders de l’Alliance civique démocratique ou de l’ODS, comme Jan Ruml, étaient convaincus que la criminalisation du passé communiste était une condition essentielle à la construction d’une démocratie authentique en République tchèque. D’autres voulaient clarifier la situation et empêcher la multiplication des scandales attisés par le secret entourant la police politique. Après sa création au printemps 1991, l’ODS rejoignait le camp des défenseurs de la loi de lustration. Concrètement, les députés, promoteurs de la loi, insistaient sur deux impératifs : la nécessité, pour les élus, d’avoir à leur service une administration loyale et l’urgence de re-légitimer la force publique aux yeux de la population. Le caractère provisoire de la loi, limitée à cinq ans au départ, en soulignait le caractère exceptionnel, à l’image de la période d’exception qu’est, aux yeux des promoteurs de la lustration, le changement de régime politique. Cette limitation temporelle visait également à prévenir les critiques relatives au caractère discriminatoire du texte de loi.
20Le principal point de friction concernait, cependant, les modalités de mise en œuvre de la lustration. Elles ont profondément divisé les partisans de la procédure administrative et les défenseurs de la procédure judiciaire. Une première version de la loi, proposée par le Mouvement civique (héritier du Forum civique après la disparition de ce dernier), prévoyait le limogeage des seuls coupables de violation des droits de l’homme – leur délit devait en outre être constaté de façon individuelle. Pour les rédacteurs de cette version originelle (dont Pavel Rychetsky), il était fondamental de construire la démocratie en usant de « moyens démocratiques ». Les débats politiques et parlementaires furent passionnés sur cette question en 1990-1991. Les amendements apportés au projet originel du Mouvement civique en modifièrent profondément l’esprit comme les bases juridiques. En particulier, l’épuration administrative était préférée au processus judiciaire, long et hasardeux. Ce dernier risquait en effet de retrouver le problème posé dans ce type de cas par le droit positif : comment condamner quelqu’un de façon rétroactive, pour une faute qui n’était pas considérée comme telle par la légalité en vigueur au moment des faits ? Il s’agissait en outre de se prémunir contre le manque de preuves matérielles dues au fait que les services de sécurité de l’ancien régime avaient eu le temps de détruire ces dernières24. L’épuration ne se déroulerait donc pas au cas par cas devant des tribunaux, mais en suivant une procédure administrative de vérification auprès du ministère de l’Intérieur25.
21Les promoteurs de la procédure administrative faisaient valoir que la problématique principale était non pas la re-légitimation de l’État, mais la défense de la démocratie. Comme le résume le juriste Jiri Priban, « l’idée des lustrations part du principe que la démocratie n’est pas seulement un mécanisme impersonnel de reproduction du pouvoir dans lequel le droit joue un rôle de système régulateur souverain, mais également une question de confiance civique et de loyauté26 ». Le motif était qu’une administration tire de sa compétence et des informations qu’elle détient, un pouvoir propre, indépendant du pouvoir politique. Elle n’est pas un guichet d’enregistrement automatique, et peut donc être un danger pour la démocratie, quelles que soient par ailleurs la qualité et la bonne volonté des gouvernants démocratiquement élus. Les dispositions obligatoires de la loi de lustration visent donc exclusivement les employés de l’État. Les partis politiques et les médias privés peuvent avoir recours à la loi, mais ils n’y sont pas obligés27, alors que la procédure est obligatoire dans la fonction publique. Lors des débats, l’idée avancée était que, concernant la classe politique, le libre suffrage citoyen était seul légitime à départager le bon grain de l’ivraie. Vis-à-vis des administrations au contraire, la suspicion risquait de s’éterniser puisque aucun vote populaire ne pouvait apporter une légitimité démocratique aux détenteurs de fonctions publiques. Il s’agissait de protéger la nouvelle démocratie contre une répétition du coup de Prague de 1948, autrement dit, contre un renversement de régime qui emprunterait des moyens formellement démocratiques. La procédure administrative était préférée à la procédure judiciaire dans un souci d’« efficacité », afin de préserver le nouveau régime, par définition fragile, de tout retour en arrière.
22Cet argumentaire a prévalu encore tout récemment pour justifier la prolongation des mesures de lustration. Saisie par un groupe de 44 députés sociaux-démocrates favorables à l’interruption de ces dernières, la Cour constitutionnelle a rendu en décembre 2001 une décision contraire arguant du fait que, même douze ans après la révolution28, « un certain danger existe toujours. La démocratie doit avoir le droit de se défendre, même de façon préventive29 ». Cette position est encore celle avancée par les formations politiques de droite et de centre droit, pour légitimer la prolongation de la loi bien au-delà du délai d’application de cinq ans initialement prévu. Malgré l’opposition du président Havel, la loi de lustration a été une première fois prorogée, en 1995, jusqu’au 31 décembre 2000. Lors de son entrée en fonction en 1998, le gouvernement Zeman a annoncé son intention de ne pas prolonger ce système au-delà de l’an 2000. La loi sur la fonction publique devait, dans l’esprit de ses rédacteurs sociaux-démocrates, clore le chapitre de l’épuration anticommuniste dans l’administration. Sous la pression des partis de centre droit, cette loi a pourtant été amendée, en 2002, de façon à ne pas interrompre la validité de la loi de lustration, qui reste donc encore en vigueur aujourd’hui.
23L’adoption de la loi de lustration a été un moment de rupture important au sein du camp « démocrate » tchèque. Elle est longtemps restée une carte maîtresse dans le jeu politique de l’ODS. Les débats sur le rapport au communisme et aux anciens membres du PCT ont mis en lumière un clivage fondamental au sein du Forum civique, accélérant ainsi la scission du mouvement issu de la mobilisation de 1989. Le Forum civique avait connu dès l’hiver 1990 des divergences importantes sur les réponses à apporter aux fortes attentes de changement politique et social qui se faisaient sentir en son sein comme dans la société. Certains leaders ne partageaient pas la ligne officielle du Forum civique sur le sujet, à titre individuel ou au sein de groupes plus formalisés. Nombreux étaient par ailleurs les militants locaux qui considéraient que le courant havélien, dominant à la direction du mouvement, était insuffisamment attentif à la tâche selon eux prioritaire, consistant à « se débarrasser de la confrérie nomenklaturiste30 ». Cette expression, qui visait les directeurs d’entreprises aussi bien que les cadres administratifs nationaux ou régionaux, était rapidement devenue une thématique (et avait constitué une rubrique) à part entière dans la presse interne du mouvement. La scission du Forum, intervenue en mars 1991, menait à la dissolution de ce dernier et à la création de deux formations concurrentes, le Parti civique démocratique de Vaclav Klaus et le Mouvement civique de Jirí Dienstbier31. Les fondateurs de l’ODS avaient trouvé dans ce débat sur la décommunisation le moyen d’apparaître comme les « radicaux » face aux anciens dissidents qui étaient certes leurs partenaires au sein du Forum, mais aussi leurs principaux concurrents sur la scène politique. Très présents au gouvernement comme au Parlement après la large victoire du Forum civique aux élections de juin 199032, ces derniers étaient en position d’imposer une légitimité politique fondée sur l’opposition à l’ancien régime. Or, à quelques rares exceptions près, les leaders de l’ODS ne pouvaient se prévaloir de cette ressource d’une appartenance passée aux groupes de la dissidence. Le débat sur la lustration a donc offert au tout jeune parti, fondé officiellement le 21 avril 1991, une tribune de différenciation vis-à-vis des anciens dissidents, mais aussi un terrain d’entente avec ceux qui, au sein de la droite tchèque en cours de formation, notamment l’Alliance civique démocratique (ODA) et le Parti chrétien-démocrate (KDS), reprochaient au Forum civique d’être consensuel et d’adopter une position trop tolérante à l’égard des anciens communistes33. Paradoxalement, des ingénieurs et des économistes de l’ancien système parvenaient donc à représenter la rupture mieux que d’anciens opposants au régime communiste34. Le premier programme électoral de l’ODS (juin 1992) consacrait d’ailleurs un paragraphe entier à « l’épuration politique de toutes les sphères de la vie publique » en reprenant l’un des arguments législatifs avancés en 1991 : « Une structure réellement démocratique de l’État suppose que ceux qui sont chargés de l’exécution de ses fonctions ont non seulement les qualifications spécialisées pour le faire, mais également une qualification citoyenne. C’est pourquoi nous demandons une épuration générale de la vie publique contre ceux qui ont participé à l’installation, à la construction et au fonctionnement du régime communiste et à ses troupes répressives pendant les quarante-deux dernières années. La société démocratique a le droit de connaître la vérité sur ce sombre passé, sans quoi – l’assurance morale de nos citoyens ne pourra pas se consolider35. » En 1996, le programme se référait à nouveau à la loi de lustration : « En opérant une pression politique à travers la loi de lustration et par la nomination de nouveaux spécialistes, l’ODS a aidé à réaliser les changements de personnels indispensables dans l’administration étatique. » Le parti annonçait par ailleurs qu’il continuerait à exercer cette pression à l’avenir36. Par la suite, la défense de la loi de lustration a été utile au parti pour re-signifier son identité anticommuniste lorsque certains, au sein de la droite tchèque, lui reprochaient sa tiédeur voire son ambiguïté en la matière. Plus largement, l’ODS parvenait, à travers son positionnement sur la question de la lustration et sur l’anticommunisme, à attirer à lui les attentes très fortes en termes de rupture avec l’ancien régime.
La loi de lustration : une législation « efficace » ?
24La loi 451 sur certaines autres conditions pour l’exercice de fonctions dans les organes et les institutions étatiques de la République fédérative tchèque et slovaque et des Républiques tchèque et slovaque a été adoptée le 4 octobre 1991. Elle interdit l’accès à certains emplois publics à plusieurs catégories de personnes définies comme ayant collaboré avec l’ancien pouvoir politique. Il s’agit, d’une part, des agents, informateurs et collaborateurs avérés ainsi que des « collaborateurs volontaires » et des « candidats à la collaboration »37 de la police politique (la Sécurité d’État-StB), des personnels responsables des « affaires politiques » au sein des Services de la sécurité nationale (SNB)38 et des anciens étudiants des trois écoles soviétiques qui formaient sur le territoire tchécoslovaque le personnel des services secrets39. La loi vise d’autre part les dirigeants nationaux et locaux du Parti communiste ayant exercé leurs fonctions entre 1948 et 1989 depuis l’échelon du district jusqu’à l’échelon fédéral40, à l’exception des personnes ayant occupé ces postes uniquement pendant la période du printemps de Prague, entre janvier 1968 et mai 1969. Elle touche également les membres des Milices populaires41, l’organisation paramilitaire du régime directement dirigée par le PCT, qui comptait environ 100 000 personnes. Elle vise enfin les membres du Comité d’action du Front national après le 25 février 1948 (une quinzaine de responsables communistes impliqués dans le « coup de Prague »), ceux des « commissions de vérification » mises en place après février 1948, et enfin les membres des « commissions de vérification et de normalisation » mises en place après l’écrasement du printemps de Prague42.
25Le champ d’application de la loi est assez étendu, puisque presque tous les secteurs publics sont concernés. Sont soumis à vérification les agents administratifs employés par l’État, les personnels des chancelleries présidentielles, parlementaire et gouvernementale, les personnels administratifs du Conseil constitutionnel et de la Haute Cour de justice, les membres de la présidence de l’Académie des sciences tchèque, l’armée, les services de sécurité et de police, la justice, les agences de presse, la radio et la télévision nationales, la banque centrale, les entreprises publiques, les sociétés dont l’État est actionnaire majoritaire43.
26Tout employé et postulant doit faire une demande de « certificat » auprès du ministère de l’Intérieur44, qui vérifie son appartenance aux catégories visées par la loi. En cas de « lustration positive » (selon l’expression désignant le certificat qui confirme la collaboration), l’employeur doit démettre de ses fonctions la personne incriminée dans les quinze jours qui suivent sa prise de connaissance du certificat la concernant45. La procédure est donc véritablement administrative au sens où, comme le précise le juriste Jiri Priban, la loi « ne repose pas sur le principe de confirmation ou d’infirmation des faits établis par un organe judiciaire indépendant dont la décision servirait de base pour juger de l’aptitude desdites personnes à exercer des fonctions dans le secteur public concerné46 ». Le certificat est délivré par un organe du pouvoir exécutif. Si la possibilité existe d’engager une procédure judiciaire en attaquant le ministère, elle ne joue qu’un rôle secondaire dans la loi.
27Ce simple résumé du contenu de la loi laisse entrevoir en quoi elle a pu focaliser l’attention dans le débat public et politique. Elle renvoie d’une part aux dates de rupture et de traumatismes personnels et familiaux de l’histoire contemporaine tchécoslovaque : 1948, 1968 et bien sûr 1989 ; elle vise nommément les commissions de 1948 et de 1968-1970, ces instruments administratifs qui, de façon moins démonstrative mais non moins efficace que des procès politiques, ont prononcé des sentences d’emprisonnement et/ou de perte définitive de leur emploi et de leur raison sociale à l’encontre de milliers de personnes – et mis au pas l’ensemble de la population en âge d’étudier ou de travailler sous l’ancien système. Elle fait référence aux aspects les plus connus et visibles de la dimension dictatoriale et policière de l’ancien régime : les organes dirigeants du PCT – qui avaient perdu après 1968 la marge de manœuvre et de débat qu’ils avaient connu pendant les années soixante – et, surtout, la police politique. Malgré les argumentations dont ses défenseurs ont usé, elle ressemble à s’y méprendre à un règlement de comptes, notamment dans sa version originelle : comment ne pas penser aux précédents historiques de 1948 et 1968 lorsque, aux § 11 à 13, la loi de 1991 prévoit la constitution d’une « commission » indépendante auprès du ministère de l’Intérieur, chargée de vérifier les cas litigieux ? Dans la version remaniée de 1995, cette commission est abolie et les cas litigieux sont directement traités devant les tribunaux ordinaires.
28Les détracteurs de la loi démarchèrent des organisations internationales en dénonçant l’imputation de la culpabilité collective et la présomption de culpabilité. L’OIT, le Conseil de l’Europe et le Comité international pour l’application des accords d’Helsinki soulevaient des objections contre cette loi, estimant qu’elle instaurait une discrimination du travail fondée sur des motifs politiques ou qu’elle présupposait une culpabilité collective. À la même époque, la Cour constitutionnelle tchécoslovaque rejeta au contraire les motifs des détracteurs de la loi en argumentant qu’il ne s’agissait pas d’une loi criminelle, mais d’une loi administrative. En l’occurrence, donc, selon la Cour constitutionnelle, l’argument de la culpabilité collective ou de présomption de culpabilité n’était pas recevable puisque le texte ne relevait pas du droit pénal47.
29En renvoyant à la documentation de la StB comme à une source juridiquement fiable, la loi de lustration s’enfermait dans une logique pernicieuse qui consistait à créditer la force qu’elle voulait condamner. C’est sur ce point que les critiques les plus sérieuses ont été émises en Tchécoslovaquie, y compris par certains défenseurs de la loi. On sait, d’abord, que de nombreux dossiers ont été falsifiés ou détruits juste avant ou pendant le changement de régime par les services des ministères de la Défense et de l’Intérieur. Ensuite, et plus fondamentalement, faire de la documentation de la StB une source légitime ne tenait pas compte des nombreux vices de fond et de forme dus aux modalités de fonctionnement de cette même StB. En particulier, l’inclusion de la catégorie des « candidats à la collaboration » a été source d’injustices et d’allégations invérifiables. Nombreux étaient les agents recruteurs qui prétendaient « tenir » un « collaborateur » pour accélérer leur avancement et se faire bien voir de leur supérieur. Ces « candidats » pouvaient être considérés comme des agents potentiels par la StB alors même qu’ils avaient refusé de collaborer. Ils pouvaient également avoir formellement accepté, sans jamais donner d’information importante. Par une de ces ironies de l’histoire dont le post-communisme est fécond, ces « candidats » se recrutaient souvent parmi les dissidents, plus à même d’être approchés par les services de renseignement que les personnes qui n’avaient aucune activité oppositionnelle. Les dissidents pouvaient être tentés de donner des informations sans importance afin d’éviter la prison, de gagner temporairement une marge de manœuvre ou de protéger leurs proches contre les représailles policières et administratives48. L’un des effets non souhaités de la loi a été d’alimenter l’obsession de la police politique en la créditant d’une image d’efficacité et de fiabilité qui tenait peu compte de son fonctionnement concret dans les années soixante-dix et quatre-vingt.
30Du fait de ces ambiguïtés, l’application de la loi fut confrontée à des problèmes importants qui amenèrent à une modification du texte initial. Dès 1992, la Commission chargée d’étudier les certificats en appel demandait le retrait de la catégorie des « candidats à la collaboration » du texte de loi. Saisie à l’initiative du président de cette commission, Jaroslav Bata, et de 99 députés, la Cour constitutionnelle rendit en novembre 1992 une recommandation positive qui aboutit à l’abolition des clauses incriminées.
31Quel bilan peut-on tirer de la loi de lustration au niveau des administrations publiques centrales ? Malgré les critiques dont elle a fait l’objet, la loi de lustration est généralement considérée, en République tchèque, comme ayant eu des résultats positifs. Cela a été le cas également dans les pays voisins, puisque ceux-ci s’en sont inspirés dans les années qui ont suivi49. La loi de lustration est généralement évaluée, par ses défenseurs, en termes d’« efficacité » beaucoup plus qu’en fonction de son degré d’équité. Aux yeux de beaucoup, ce « filtre50 » fut utile pour écarter des administrations publiques les « adversaires » de la démocratie.
32Selon les estimations du ministère de l’Intérieur, 303 504 certificats de lustration auraient été émis entre 1991 et 1997 (ces chiffres englobent la lustration exigée par la loi sur les services de police). Parmi ceux-ci, 15 166 certificats (5 % du total) concluaient que l’individu concerné appartenait à l’une des catégories visées par la loi51. Jusqu’à juillet 1996, la Commission créée par la loi vérifia 580 certificats en appel. Elle en a annulé la moitié52. Par ailleurs, des centaines de personnes ayant une « lustration positive » ont fait appel auprès des tribunaux ordinaires.
33Aucune donnée n’est disponible, cependant, sur le nombre total de personnes ayant été obligées de renoncer à leur travail en application de la loi. Les chiffres du ministère de l’Intérieur ne différencient pas les demandes de certificat en fonction de leur motif. Ils regroupent donc les certificats émis comme condition à l’embauche, ceux établis pour des candidats avant les élections, et ceux demandés par un particulier pour avoir accès à son dossier ou suite à une diffamation. Il est donc difficile d’obtenir des statistiques concernant le renouvellement du personnel administratif suite à la loi de lustration.
34Une seconde difficulté pratique résulte de l’imprécision du texte lui-même. Les emplois de la fonction publique visés ne sont pas nommément spécifiés, ce qui a empêché le ministère de l’Intérieur d’en établir une liste détaillée. Concernant les administrations de l’État, la loi évoque simplement « l’exercice des fonctions occupées par élection ou nomination dans les organes de l’administration de l’État53 », sans en préciser le niveau hiérarchique. Cette lacune découle en partie du fait qu’il n’y avait pas alors de loi sur les administrations publiques établissant une classification unifiée des postes dans les ministères et organismes publics. La loi de lustration est plus précise dans les autres cas, puisque les grades concernés sont précisés en ce qui concerne l’armée et le ministère de la Défense (colonel, général et attaché militaire54), l’université (président d’université, directeur du personnel et les responsabilités pour lesquelles les universitaires sont élus par leurs pairs55) ou les entreprises d’État, bien que de façon plus imprécise (directeur et chef du personnel56).
35Dans ces conditions, chaque ministère a décidé par lui-même des échelons administratifs touchés par l’examen... Selon l’étude récapitulative de Carmen Gonzales-Enriquez, la lustration est généralement allée jusqu’au cinquième fonctionnaire le plus élevé dans la hiérarchie du ministère57. Au sein des ministères, la décommunisation, partielle, semble donc avoir touché avant tout les cadres supérieurs, mais pas leurs adjoints ni le petit personnel administratif. Les personnes visées par la loi ont été fréquemment rétrogradées plutôt que mises à pied. Les rares enquêtes existant sur le sujet ont été effectuées par des journalistes politiques. Elles indiquent par exemple qu’en 1992, donc pendant la grande vague de lustration opérée immédiatement après le vote de la loi, seuls dix-neuf responsables administratifs avaient été contraints de quitter leurs fonctions suite à l’application de la loi 45158. Une autre enquête effectuée trois ans plus tard indique qu’une centaine de cadres seraient tombés sous le coup de la loi59.
36Concrètement, les évolutions observées ont laissé une importante marge de manœuvre aux ministres et à leurs adjoints. Tomas Jezek, ancien conseiller du ministre fédéral des Finances Klaus (avant de devenir ministre des Privatisations), confie par exemple, dans un livre d’entretiens60, ses scrupules face à la « peur » qu’il provoquait chez les employés du ministère. Le conseiller décide alors de ne limoger que les chefs des anciens services politiques (le responsable de la gestion du personnel et le représentant des Milices populaires) et de rassurer le reste du personnel, afin d’introduire « une atmosphère efficace de travail » dans son ministère. Les mesures dépendaient aussi du caractère plus ou moins « sensible » du secteur concerné. Les services de sécurité ont fait l’objet d’une première purge avant même le vote de la loi. La majorité des 8 900 agents de la StB a été renvoyée en 1990. Quand, en juin 1991, a été fondé le Service d’information et de sécurité (le BIS), il restait environ 140 anciens membres de la StB (sur 1000 employés) mais à des postes auxiliaires ou techniques, et non à des fonctions de surveillance politique61. Un autre exemple de restructuration radicale, dû quant à lui à l’importance nouvelle prise par ce service : la police des étrangers et des frontières a été dotée d’un personnel d’environ 6 300 personnes, dont la moitié a été recrutée après 1990. Des changements ont donc existé dans certains ministères, mais la principale caractéristique de la période reste l’absence de coordination centralisée de ces initiatives.
37Par ailleurs, la lustration a pu encourager les anciens collaborateurs de la police politique et responsables du PCT à adopter des voies de reconversion dans la vie politique et/ou le secteur économique privé, secteurs qui n’entrent pas dans le champ d’application obligatoire de la loi. La loi a privilégié un type d’épuration centré sur le secteur public, ce qui a de facto favorisé la reconversion économique et privée d’ex-responsables communistes62. Des études ont montré par exemple que, parce qu’elle laissait les directeurs d’entreprises privées en dehors de son champ d’application, la loi de lustration a accéléré les demandes de privatisation dans l’industrie lors de la première vague de privatisation, qui eut lieu à la même période. Par cette accélération, les anciens directeurs pouvaient conserver leurs fonctions, une fois l’entreprise privatisée63. La loi n’empêche pas non plus leur reconversion politique, dans la mesure où les postes politiques électifs ne sont pas visés de façon obligatoire64.
38Une récente affaire éclaire d’un jour différent la première purge opérée au début des années quatre-vingt-dix. Elle concerne le problème particulièrement sensible des services de sécurité de l’ancien régime. La purge semble ne pas avoir empêché la protection ou le reclassement de certains agents du contre-espionnage militaire. C’est ce qui ressort des informations révélées à la presse au début du mois de juin 2001 par le ministre de l’Intérieur social-démocrate, Stanislas Gross, concernant cent quatorze cas de lustrations négatives délivrées dans les années 1991 à 1993 à des agents du contre-espionnage militaire membres de la StB65. Un véritable scandale s’en est suivi, par voie de presse et dans la classe politique, le sénateur tchèque Jan Ruml (ex vice-ministre, puis ministre ODS de l’Intérieur) et le slovaque Ivan Langos (ex-ministre fédéral de l’Intérieur) étant sommés de s’expliquer sur cette affaire. Stanislas Gross annonce alors le lancement d’une enquête sur ces « faux » ainsi que sur les anciens agents éventuellement encore employés par le ministère. Le gouvernement, pourtant opposé à la prolongation de la loi de lustration, annonce ensuite, en juillet 2001, que les dossiers de tous les cadres administratifs seront à nouveau examinés pour une nouvelle lustration.
39Dix ans après l’adoption de la loi, le débat est, à cette occasion, relancé sur l’efficacité des lustrations, puisqu’il apparaît que certains parmi les plus importants agents ont été protégés de la sorte, que ce soit intentionnellement ou du fait d’un dysfonctionnement administratif. On évoque alors la corruption des services du ministère de l’Intérieur, ce qui fait redouter la disculpation d’un plus grand nombre encore d’anciens agents. On « découvre » à cette occasion certains problèmes concrets, dus au défaut, ou à la réticence, de la communication entre ministères. Il était par exemple difficile d’obtenir certains dossiers individuels lorsque ceux-ci n’étaient pas entreposés au ministère de l’Intérieur mais au ministère de la Défense66. La loi limitant à soixante jours le délai de délivrance du certificat par l’Intérieur67, les services envoyaient un certificat positif faute de documents prouvant le contraire... Ce qui fut peu relevé par les médias tchèques, en revanche, c’est que la première version de la loi prévoyait des exceptions à son application. Dans « certains cas justifiés » où il allait de « l’intérêt de la sécurité nationale », les ministres de la Défense et de l’Intérieur, ainsi que les directeurs des services de sécurité et d’information et des services de police pouvaient dispenser de certificat certains personnels administratifs68.
40Ces « découvertes » tardives, ces scandales plus de dix ans après le renversement de l’ancien régime, les débats politiques que provoque encore aujourd’hui la loi de lustration témoignent de la difficulté à écarter l’opprobre social lié au régime communiste. Comme toute logique d’épuration postdictatoriale, la lustration avait pour objectif implicite d’épurer et d’apaiser le corps social en identifiant et en marginalisant les responsables de la dérive passée. Le bras civil de l’ancien régime, l’État, devait être de la sorte disculpé parce que lavé. Malgré l’importance des mesures mises en œuvre, ce processus a partiellement échoué en République tchèque. Dès le départ, l’identification des « coupables » a été troublée par l’inclusion des candidats à la collaboration, ce qui a produit plus d’injustices notoires qu’elle n’a permis d’écarter d’authentiques « adversaires de la démocratie ». Surtout, la marginalisation du « passé communiste » a été rendue difficile parce qu’aucune force politique n’a été en position après 1989 de se présenter comme le « rassembleur de la nation » sur la base d’une mémoire partagée au contenu valorisé. Rien de comparable par exemple avec la construction du mythe gaullien de « la France de la résistance ». Plus largement, il faut souligner, à la suite de Françoise Mayer, certains des effets de la durée même des régimes communistes, qui ont provoqué des identifications variées, plus ou moins intenses et plus ou moins durables selon les époques et selon les personnes : « La lecture des lois tchèques de gestion du passé révèle toute la difficulté qu’il y a à élaborer législativement le rejet d’un régime qui dura quarante et un ans et suscita chez les individus des modes d’identification et des comportements qui évoluèrent considérablement au cours des décennies69 ». Aussi les dispositions de cette loi, comme l’ensemble de la législation anticommuniste, sont-elles à lire et interpréter comme « la gestion d’un dissensus, plutôt que comme la manifestation d’une communauté d’interprétation à l’égard du passé70 ». Cette durée et cette diversité du souvenir rendent la stigmatisation uniforme et le consensus sur le passé extrêmement difficile, y compris dans un pays comme la République tchèque, où le discours anticommuniste a été pourtant dominant.
41La loi de lustration a été le lieu d’un affrontement sur le passé communiste qui a servi avant tout à introduire un clivage politique pérenne au sein de l’ancien camp démocrate. Du point de vue des administrations publiques centrales, le résultat est ambivalent : dans un premier temps, considérée comme positive en termes de reconquête d’une crédibilité politique, la loi de lustration a été rattrapée par la mise en cause de son application, toujours soupçonnable de rester incomplète. Finalement, ce qui semble en cause, c’est la logique qui a été au fondement de la réforme, logique qui personnalise la condamnation, en s’attaquant aux personnes plus qu’aux structures. Dans une telle perspective, la légitimité des administrations reste nécessairement fragile, puisqu’elle dépend uniquement de la loyauté politique de ses agents.
42De fait, l’attention apportée au débat sur l’épuration politique a longtemps masqué cet autre important aspect du problème : l’organisation, le statut et les méthodes de travail des administrations publiques centrales. Si les administrations centrales souffrent encore, en République tchèque, d’un déficit de crédibilité, ce n’est pas uniquement du fait des « ratés » de la lustration, mais peut-être avant tout parce que cet autre aspect de la réforme n’a pas réellement été abordé pendant les années quatre-vingt-dix. Là aussi, la question des personnels administratifs est centrale, mais elle se pose différemment. Une sélection strictement politique ne suffit plus si l’on considère que les anciennes pratiques répondent à une logique sociale durable qui leur confère une inertie propre susceptible de perdurer au-delà des changements de personnels. La loi de lustration a pris corps en s’appuyant sur une vision idéologique de l’ancien système administratif qui laissait peu de place à la prise en compte de la façon dont les administrations fonctionnaient au concret. En un mot, la loi de lustration a permis l’expression sociale et en partie la catharsis de la peur de l’ancienne structure de contrôle politico-policier, mais elle a aussi différé la prise de conscience de la faiblesse des administrations civiles de l’État postcommuniste.
L’absence de réforme structurelle des administrations publiques centrales : entre stigmatisation idéologique et laisser-faire pratique
43Contrairement à l’épuration politique des personnels, la réforme statutaire et structurelle des administrations centrales n’a, pendant longtemps, pas été construite comme une priorité en République tchèque. De fait, la République tchèque s’est longtemps distinguée, parmi les candidats du premier groupe à l’entrée dans l’Union européenne, par la faible attention portée par l’exécutif à la question de la réforme structurelle du système administratif central71. Ce qu’il faut analyser ici, c’est donc la singulière « absence » d’un débat sur la nature des administrations publiques centrales dans la nouvelle démocratie. On constate en effet que, sous cet angle, celles-ci n’ont pas fait l’objet d’un investissement important ni dans le débat politique, ni dans l’action publique. On aurait pu penser que le discours sur l’État de droit s’accompagnerait, comme dans le cas de l’Allemagne post-nazie, d’un investissement important pour recréer une administration professionnellement compétente et statutairement indépendante du politique. Rares sont pourtant les forces politiques et sociales qui, en République tchèque, se sont chargées de dégager les règles des nouvelles administrations centrales dans le contexte de ces États devenus démocratiques. Il y eut des discours dépréciatifs et des stratégies d’évitement, là où on pouvait s’attendre à des luttes pour la réappropriation et la recrédibilisation de la puissance publique.
L’administration publique centrale : un terrain paradoxalement délaissé
L’option de la continuité juridique.
44Compte tenu de l’importance du principe de l’État de droit dans le mouvement en faveur de la démocratisation en Europe centrale et orientale, un effort soutenu des leaders démocrates pour la réappropriation de l’État central eut été logique. La réalité fut plus ambivalente. De fait, pendant le changement de régime politique, ceux-ci n’ont pas recherché leur légitimité principalement dans la défense d’une certaine vision de l’intérêt général personnifié par un État commun. La priorité a été largement donnée à la reconquête du pluripartisme et de l’autonomie individuelle. Les leaders de la « révolution de velours » se sont surtout investis dans l’aspect politique du changement de régime. Ils ont élaboré un discours positif sur la démocratie, le rôle du citoyen, le pluripartisme et des débats importants continuent aujourd’hui à traverser la société politique tchèque sur ces questions. Au contraire des assemblées électives, l’État, et singulièrement l’État central tchèque, fut rarement conçu et présenté comme le lieu d’une importante réappropriation collective. Le débat sur la lustration a tenu lieu de réflexion sur le rapport entre un État démocratique et son administration centrale. L’État central a été l’objet de craintes et de critiques plus que de tentatives de redéfinition et de revalorisation de son rôle dans le nouveau contexte démocratique.
45Dans le domaine juridique, la transition de l’ancien au nouveau régime est restée ambiguë. Nulle Assemblée constituante n’a rompu avec l’ancien système juridique. Contrairement à ce qui s’était passé en 1945, lorsque le président Benes avait décrété la rupture juridique totale avec les normes édictées pendant la période 1938-194472, l’option choisie en 1989 fut celle de la continuité légale73. Les prescriptions juridiques émises sous l’ancien régime gardent donc leur validité jusqu’à l’adoption de nouvelles normes74. La philosophie dominante à la tête du Forum civique était qu’un État de droit ne se construit pas en enfreignant le droit existant, fut-il illégitime. Les gouvernements du Forum civique (1990-1992) craignaient toute forme d’interruption de la continuité administrative. Cette option avait été préférée à celle de la rupture juridico-administrative sous l’impulsion d’anciens juristes spécialistes de droit public membres de la Charte 77 (et anciens communistes réformateurs dans les années soixante), Pavel Rychetsky, Zdenek Jicinsky et Petr Pithart. Cette position était fréquemment argumentée par le recours à un discours « anti-révolutionnaire ». La « révolution de velours » tchécoslovaque a comporté une intervention massive de la population sous forme de grèves générales et de manifestations. Certains importants leaders du changement de régime ont refusé néanmoins le terme de « révolution » [revoluce], assez communément utilisé en République tchèque pour désigner les événements de novembre et décembre 1989. Dans un discours télévisé resté célèbre, Petr Pithart, alors Premier ministre de la République tchèque, préférait le terme de « libération ». Dans une diatribe contre ceux qui, au nom du Forum civique, réutilisaient des méthodes honnies de « chasse aux sorcières »75, il stigmatisait le terme de « révolution ». Dans une lecture proche d’une forme d’histoire naturelle des révolutions, Petr Pithart refusait, à travers le terme, l’intolérance et la soif du pouvoir nécessairement attachées, selon lui, aux processus révolutionnaires dans leur phase « jacobine ». Il exhortait les membres du Forum civique à se montrer responsables : « Je vous en prie, cessons dès que possible le démantèlement de tout ce qui vient du passé et commençons à construire76. » Cette vision de la démocratisation était par ailleurs volontiers rattachée à la tradition de la Première République, à travers le rappel de l’expression chère au président Masaryk, « la démocratie est avant tout l’administration calme77 ».
46On l’a vu, ces arguments n’ont pas empêché le vote de la loi de lustration et l’émergence d’un courant puissant en faveur d’une criminalisation législative de l’ancien régime communiste. À côté de lois anticommunistes, il existe néanmoins une réelle continuité juridique78, particulièrement marquée dans les domaines qui ont peu intéressé le législateur après 1989, ce qui est le cas des administrations publiques centrales. Les administrations locales et la démocratisation du système politique local puis régional ont été des problématiques fortement investies par les premières assemblées élues, ainsi que les institutions de contre-pouvoirs, au premier rang desquelles la Cour constitutionnelle. En revanche, l’intérêt porté aux administrations centrales, à la façon de les (réintégrer au projet démocratique, est resté faible. Dans le domaine des administrations centrales, la seule – certes fondamentale – rupture juridique fut l’abolition, dès le 29 novembre 1989, de l’article 4 de la Constitution concernant le rôle dirigeant du PCT79. Comme dans l’ensemble des lieux de travail, les cellules du PCT furent donc démantelées dans toutes les administrations publiques. Les textes de loi régissant le fonctionnement des administrations centrales sont cependant rares et anciens. La « loi de compétence80 » détermine le nombre des ministères (actuellement, ils sont au nombre de quinze) et des établissements publics centraux. Amendée près de quarante fois depuis 1989, cette loi ne réussit cependant pas à unifier le fonctionnement des administrations centrales dans la mesure où elle énonce les missions sans préciser le mandat ni les compétences de chacun de ces organes ni leur relation au pouvoir politique. Ni la Constitution ni la loi de compétence ne précise l’étendue des compétences et les limites de l’autorité des ministères et organes administratifs centraux. Un autre texte, la loi 2/1969, stipule par ailleurs le statut du gouvernement, au sens où elle précise que « l’activité des ministres est gouvernée, contrôlée et unifiée par le gouvernement de la République tchèque » (section 28, par. 2 et 3). Il est frappant de constater que, dans un rapport datant de 200081, le ministère chargé de la réforme de l’administration se réfère à cette loi adoptée en 1969, c’est-à-dire lors du rétablissement de l’ordre de l’après-1968. Ce renvoi est un indice intéressant de l’étendue de la non-intervention législative en ce domaine de 1989 à 200282.
La dépréciation durable des administrations dans le débat public.
47Pendant longtemps, la question de la réforme des administrations centrales n’a pas fait l’objet d’un réel débat en République tchèque. Les médias et commentateurs politiques accordaient généralement plus d’attention aux autres pans de la réforme de l’État. Dans un premier temps, les efforts législatifs et l’attention médiatique ont été entièrement absorbés par le problème fédéral. Dans les années 1990- 1992, le Parlement et la présidence s’engagèrent intensément dans la recherche d’une solution acceptable par la partie tchèque comme slovaque. Après la formation de la République tchèque au 1er janvier 1993, l’attention se porta sur la réforme territoriale, il est vrai fondamentale dans une région de tradition unitaire et centralisée comme les Pays tchèques83. La décentralisation régionale a toujours été conçue, depuis la révolution de velours, comme un des lieux favorables à l’approfondissement de la démocratie. Les courants libéraux centristes et le parti social-démocrate présentaient les régions décentralisées comme le moyen d’une réconciliation des citoyens avec l’État. Il s’agissait aussi, à leurs yeux, de créer des structures nouvelles susceptibles de casser les logiques centralistes et autoritaires héritées de l’ancien système administratif. C’est dans cet esprit que le principe de création de collectivités territoriales intermédiaires avait été intégré à la nouvelle Constitution de la République tchèque entrée en vigueur en 199384.
48Par comparaison, le fonctionnement de l’État central et le statut de ses agents apparaissaient comme un legs embarrassant du passé soviétique. L’intérêt pouvait se porter sur la question de l’épuration pour écarter les ex-collaborateurs, mais le fonctionnement des administrations centrales n’était pas vraiment un sujet de discussion publique. Les lenteurs administratives et l’accueil peu amène réservé aux administrés étaient présentés comme des survivances de l’ancien système, mais ces critiques ne débouchaient pas sur une interrogation plus approfondie sur l’héritage des administrations soviétiques en termes de routines de fonctionnement et méthodes de travail. Surtout, il semblait difficile de prendre la plume pour « défendre » les administrations, leur rôle et leur statut. Ainsi que le souligne l’historien Zdenek Valis, « on ne peut trop s’étonner que le terme même de “bureaucrate° donnait la chair de poule aux réformateurs du début des années quatre-vingt-dix » puisque « l’ancien régime était justement fondé sur un appareil administratif pléthorique qui unissait85 toutes les activités individuelles et contrôlait la vie du citoyen du berceau jusqu’à la tombe. Bien sûr, poursuit Zdenek Valis, l’observation des appareils bureaucratiques fonctionnant dans les pays d’Europe de l’Ouest ne faisait pas naître l’enthousiasme chez les réformateurs, ni un désir de copiage automatique86 ». C’était la bureaucratie en tant que telle qui était devenue un sujet à contourner.
49Les spécialistes, juristes ou cadres administratifs, ont été quelques-uns à dénoncer ce désintérêt, indice selon eux de la perception erronée qu’avaient la société et la classe politique postcommunistes, du rôle des serviteurs de l’État. Un haut fonctionnaire regrette par exemple le faible engouement pour la loi sur l’administration publique, qu’il relie à la mauvaise image des agents de l’État : « Le travail des employés des ministères et des organes administratifs est sous-estimé et sous-évalué. On oublie trop le fait que pour être un bon employé de l’État, il faut une préparation spécialisée, une longue initiation et des expériences professionnelles. L’administration d’État n’est pas considérée pour l’instant en République tchèque comme un facteur de stabilité, qui ne devrait pas être influencé par les résultats électoraux. Les partis politiques lorgnent sur certaines fonctions administratives comme sur des avantages, qu’on peut obtenir en gagnant les élections87. » Edvard Outrata, directeur de l’institut national de statistique de 1993 à 199988, juge quant à lui que si les agents compétents et de confiance, capables de « bien préparer les dossiers et de leur faciliter la voie » sont « rares », c’est parce qu’ils « ne sont pas reconnus à leur juste valeur » car « dans leur majorité, nos hommes politiques ne se rendent même pas compte à quel point » ce type de fonctionnaires « leur manque ». « Il est bien entendu étonnant » ajoute-t-il, « que ceci intéresse aussi peu nos dirigeants politiques et l’opinion publique89. »
50Le rapport final produit à l’issue d’une vaste étude effectuée dans le cadre du programme PHARE, constate par ailleurs que l’évolution de la conception de l’État et de l’administration centrale depuis la Première République (1918-1938) n’a pas fait l’objet d’un travail historique d’envergure en République tchèque. Aussi les réformateurs tchèques ont-ils opéré certains choix stratégiques sans pouvoir avoir recours à des analyses historiques comparées. Dans certains cas, comme celui de la dissolution, après 1989, des organes de contrôle administratif ou de formation des agents en cours de carrière, ces choix, précipités, se sont rapidement avérés malheureux dans la mesure où ces structures vont devoir être reconstruites ex-nihilo 90. Rédigé par un collectif de chercheurs et d’auteurs tchèques, ce rapport est particulièrement critique contre l’inaction gouvernementale en la matière. Celle-ci témoigne, selon les auteurs, d’une erreur de jugement majeure des décideurs tchèques, qui ont « sous-estimé l’importance de l’administration publique pour le bon déroulement de la transformation sociale vers la démocratie et l’économie de marché91 ».
51Le changement constitutionnel n’a pas non plus suffi à ouvrir le débat ni à réellement dicter l’agenda des réformes institutionnelles. La nouvelle Constitution tchèque, entrée en vigueur le premier janvier 1993, dispose que l’administration centrale, ses organes et ses personnels doivent être régis par la loi92. Le Préambule garantit par ailleurs l’égal accès aux postes de la fonction publique93. Comme la création du Sénat ou la décentralisation régionale, cet article correspond à une certaine vision du régime démocratique tchèque fondé sur l’existence de forts contre-pouvoirs, qui n’était pas partagée par les gouvernements Klaus. Comme dans ces autres domaines, la lettre constitutionnelle ne constitua donc pas une contrainte suffisante et cet article resta lettre morte pendant la législature de la coalition gouvernementale dirigée par l’ODS. Un projet de loi sur l’administration publique fut certes élaboré en 1993 et présenté à la Chambre en 1994. Le projet était défendu par Jan Kalvoda, vice-Premier ministre chargé de la législation et de l’administration publique, qui n’était pas membre de l’ODS, mais du petit parti ODA (Alliance civique démocratique)94. Ce projet n’a jamais été considéré comme prioritaire. Rejetée à sa première lecture95, la réforme ne fut plus réinscrite à l’ordre du jour.
Une idéologie antiétatique.
52La seule option considérée comme légitime, dans le postcommunisme, pour restaurer la crédibilité de l’État central tchèque semble avoir été de l’affaiblir, que ce soit au travers de la décentralisation ou de la réduction de ses domaines d’intervention. La question de la décentralisation territoriale a focalisé le débat sur la réforme de l’État dans les années quatre-vingt-dix. La réduction des domaines d’intervention de l’État central fait, quant à elle, partie des thématiques politiques fondamentales de la droite tchèque. L’ODS, en particulier, a construit un discours antiétatique dont l’écho a été très important pendant les années quatre-vingt-dix.
53L’État a, dans ce cas, fait l’objet d’un investissement idéologique important, mais dépréciatif. Le discours électoral du parti réduit le « pouvoir étatique » aux « cinq ressorts connus de l’ère libérale : les affaires étrangères, l’intérieur, la justice, la défense et les finances. ». Le second point du programme de 1998, dont est extrait ce passage, s’intitule d’ailleurs « Un État bon marché96 ». Autre constante du discours de l’ODS depuis la création du parti : le rôle de l’État est jugé à l’aune du service au « citoyen », jamais en référence à la notion d’« intérêt général » ou « public ». Au contraire, « les lois ne doivent pas élargir inutilement le cercle de l’intérêt public et du contrôle public au-dessus des affaires privées des citoyens97 ». L’opposition à toute régulation « superflue » susceptible de bloquer « l’esprit d’entreprise » et « l’attitude de marché » est l’une des pierres angulaires de la thématique électorale de l’ODS. C’est en faisant référence à ce type d’arguments que le programme de 1998 justifie l’opposition de l’ODS à la création d’un ombudsman et à la procuratie financière98. Le socle de l’État de droit et de la confiance en son ordre juridique, c’est « l’activité de l’individu libre qui a l’assurance que sa propriété est inviolable ». Depuis 1998, l’ODS fait plus encore qu’auparavant de la critique de l’État bureaucratique l’un des principaux thèmes de sa propagande électorale : « L’ODS est contre la bureaucratisation de nos vies, qu’il s’agisse d’une bureaucratie centralisée ou décentralisée. » Le programme de 2002 confirme cette tendance. L’un des dix points du programme présenté en forme de décalogue s’intitule en effet « L’ODS vote pour un courant d’air dans la bureaucratie ». Le parti propose une « intervention dérégulatrice » pour réduire d’un tiers en trois ans le nombre des règlements et des instructions. Chaque ministre devra défendre les réglementations qu’il souhaite sauvegarder et aura pour instruction d’en réduire le nombre au maximum. La même chose sera demandée aux groupes d’intérêts et unions professionnelles « parce que l’État n’est pas toujours le coupable ». Selon une logique similaire, il est proposé que les services de l’administration publique soient tous soumis à la « présomption de culpabilité » en inutilité avant d’être préservés99. Le programme propose encore la « destruction » des ministères de branches et du ministère pour le Développement local et la simplification de la réforme territoriale. Lors de discussions internes qui eurent lieu à la Conférence interne de l’ODS « Un espace libre pour des citoyens libres » du 11 juin 2000, le ton était particulièrement combatif : « La guerre pour la limitation du pouvoir de l’État et donc aussi des fonctionnaires continue. » Le texte dénonce « le désir des fonctionnaires d’accroître leur pouvoir » qui « se cache souvent sous les mots de l’Union européenne ». Le texte bilan de la manifestation rappelle que l’ODS a toujours été opposé à « l’égalitarisme en matière de revenus », que le parti dénonce derrière le rôle que joue traditionnellement l’ancienneté dans le calcul des rémunérations et le déroulement des carrières. C’est pourquoi l’ODS s’opposera au recrutement à vie et, « comme dans d’autres secteurs, (il) défendr (a), parmi les fonctionnaires comme ailleurs, la concurrence et la rémunération selon le travail100 ». Dans le programme de 2002, c’est à nouveau l’image de l’arbitraire qui domine la présentation que le parti fait du fonctionnaire. Le Parti social-démocrate, au pouvoir depuis 1998, est accusé d’avoir « à nouveau transformé l’homme en solliciteur et le fonctionnaire en maître puissant ». « Tout cela », affirme le programme, « est une diminution de l’espace pour votre choix libre et vos initiatives, pour la réalisation de vos idées. Vous faites la queue devant les administrations et vous argumentez, priez, voire, désespéré, soudoyez les fonctionnaires, pour qu’ils vous permettent de faire telle ou telle chose. La loi sur l’administration publique récemment adoptée vous cantonnera encore plus que maintenant dans le rôle de solliciteur101. »
54Ce type de discours sur l’État est relativement nouveau dans la tradition politique des Pays tchèques. La Première République tchécoslovaque (1918- 1938) avait tenté de développer un discours positif sur la communauté étatique et sur la mission du service public, ainsi qu’en témoigne, entre autres, l’importance de l’éducation civique dans le discours politique (et pédagogique) de l’entre-deux guerres102. Le discours de l’ODS trouve ses références dans des textes de l’école néolibérale anglo-saxonne103 et dans les expériences politiques étrangères, notamment dans le thatchérisme. L’ODS en fait même un argument d’auto-édification et de légitimation d’un rôle « historique » sur la scène politique nationale. Ce discours antiétatique a recueilli dans les années quatre-vingt-dix une forte audience qui s’explique par le contexte historique du postcommunisme tchèque. L’arbitraire administratif évoque la vie quotidienne de l’ancien régime dans un de ses aspects les plus immédiatement reconnaissables par tout un chacun. Plus lointainement, les critiques envers la toute-puissance d’un État despotique renvoient à celles qui avaient été prononcées à l’encontre de l’administration tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres, qui avait hérité de certains des traits de l’administration impériale habsbourgeoise. Enfin, les soubassements libéraux-libertaires visant à toujours plus d’autonomie individuelle trouvent des échos chez certains intellectuels proches d’une partie de la dissidence underground des années soixante-dix. Les membres de cette dissidence, qui s’étaient détournés de la Charte 77 dans les années quatre-vingt, ont fondé après 1989 des journaux importants comme l’hebdomadaire Respekt ou le quotidien Lidové Noviny. Malgré leurs différences, ces deux journaux ont été, pendant les années quatre-vingt-dix, deux vecteurs importants de la pensée libérale antiétatique sur la scène politique et médiatique tchèque.
Une convergence d’intérêts pour une stratégie de non-réforme
55Contrairement à ce que son argumentation politique pouvait laisser penser, l’ODS n’a pas engagé de réforme permettant de consolider le noyau dur de l’État, tel que défini par son discours électoral, tout en privatisant le reste de la fonction publique. Aucune initiative globale n’est prise pendant la période du gouvernement de Vaclav Klaus pour modifier les modalités de recrutement, de formation et d’organisation des ministères. Par comparaison avec d’autres domaines, comme la création d’un secteur économique privé, la réforme de l’État n’a pendant longtemps pas fait l’objet d’une politique globale.
56Or, le rejet hors de l’agenda politique de la question de la réforme structurelle des administrations publiques centrales signifiait logiquement que la rupture politique de 1989 pouvait coexister avec le maintien partiel, au niveau des pratiques, de ce dont « l’État » de type soviétique était fait. Comment comprendre qu’un parti tel que l’ODS, qui a construit son identité politique sur l’anticommunisme, ait pu si aisément mettre de côté la réforme structurelle des administrations centrales héritées du soviétisme ?
L’héritage ambigu de l’administration de type soviétique.
57Pour répondre à cette interrogation, il faut essentiellement élucider un paradoxe. L’observation des administrations centrales tchèques depuis 1989 indique que l’inertie de l’exécutif en ce domaine a produit un résultat qui est beaucoup plus proche du modèle administratif « libéral » que l’image de l’ancienne bureaucratie soviétique ne pouvait le laisser anticiper.
58Lorsqu’on aborde le problème de la réforme de l’État en Pays tchèques, on est frappé par l’apparente « perméabilité » des administrations publiques centrales aux discours politiques successifs dont elles ont été l’objet. Il n’y eut aucune résistance visible, qui aurait pu révéler la présence d’un esprit de corps tel qu’il peut exister dans certaines administrations en Europe occidentale. À tel point qu’on peut se demander si, paradoxalement, le système soviétique n’a pas accouché d’une administration faible. Le Parti-État, tout en reposant formellement sur une stricte subordination hiérarchique et sur un système centralisé et unifié, avait produit un régime administratif fractionné bien éloigné de l’image qu’on s’en fait habituellement. Du point de vue des pratiques, le fonctionnement de l’État de type soviétique avait progressivement abouti, dans les pays d’Europe centrale et orientale, à un résultat différent de ce qu’il était lors de son installation et de l’image qu’il avait acquise pendant la période stalinienne. À l’inverse de la vision d’un Parti-État omnipotent, l’État postcommuniste était, dans cette optique, un État « affaibli ». Plus exactement, l’administration soviétique se caractérisait par la faiblesse statutaire de ses agents et par la prédominance des logiques sociales sectorielles sur la cohésion des institutions centrales.
59La faiblesse statutaire des agents de l’État était l’une des composantes de la stratégie de pouvoir des régimes de type soviétique. Privilégiés de facto par leur appartenance à la nomenklatura, les agents de l’État ne pouvaient pas, en revanche, se prévaloir de droits et devoirs spécifiques garantis par la loi104. De ce point de vue, l’administration publique au temps du soviétisme avait une double caractéristique : une forte politisation dans le recrutement et la formation du personnel, et une dé-spécification statutaire. Pour ne pas constituer un contrepouvoir, l’administration centrale devait rester dépendante du Parti et ne pas bénéficier de statut spécifique. En 1948, au lendemain du « coup de Prague », le contrôle de l’État fut l’objet d’une lutte primordiale de la part du PCT. Il y eut des procès, des emprisonnements en camps de concentration et l’embauche de nouveaux personnels. Un Plan biennal du droit fut mis en place pour modifier la législation dans tous les domaines, et en particulier judiciaire et administratif105. L’une des priorités, dans ce cadre, était l’abolition du statut des fonctionnaires toujours en vigueur en 1948. Celui-ci datait de 1914, il avait été conservé pendant la Première République après la création de la Tchécoslovaquie en 1918 et à nouveau remis en vigueur en 1945 par le président Benes. En 1950, deux lois, l’une régissant les conditions de travail et de rémunération des agents de l’État et la seconde concernant plus spécifiquement les magistrats106, abolissent de facto cet ancien statut des fonctionnaires en annihilant la distinction entre les employés du secteur privé et ceux du service public, les militaires y compris. L’argumentaire du PCT faisait prévaloir la nécessité de mettre à bas la bureaucratie « bourgeoise » et de la remplacer par « un statut juridique et professionnel unique pour tous les travailleurs107 ». L’adoption d’un code du travail unique en 1965108 achève en ce domaine l’agencement juridique socialiste qui ne reconnaît pas de distinction « formelle » entre les agents publics et les autres, tous étant plus ou moins directement employés par l’État109. Ainsi que le souligne Tony Verheijen, en introduction de l’étude comparative qu’il a dirigée sur les administrations publiques centrales postcommunistes, l’une des caractéristiques des administrations publiques soviétiques était donc l’absence de loi spécifique sur l’administration publique et ses employés110. Le noyau dur des personnels d’État ne relevait pas d’un statut juridique spécial qui aurait pu garantir leur indépendance politique et leur recrutement au mérite (la seule exception étant la Pologne avec le statut des fonctionnaires de 1982). Avant 1989, la liste de la nomenklatura tenait plus ou moins lieu de système de distinction, au moins au niveau de la haute fonction publique.
60La seconde caractéristique, la prédominance des logiques sectorielles, n’a pas été anticipée ni souhaitée lors de l’installation des régimes soviétiques. Elle ne s’est mise en place que progressivement après la période de la déstalinisation. Laszlo Bruszt et David Stark montrent que, dans sa dernière période historique, l’État soviétique était devenu, par l’effet d’une progressive « socialisation » (par l’emprise grandissante des secteurs sociaux sur les organes étatiques et partisans censés les diriger), la sphère la moins autonome du socialisme d’État111. L’administration soviétique était fragmentée et fortement sectorisée. Les relations interministérielles étaient relativement cloisonnées, la rotation du personnel faible. Les ministères étaient « décentralisés » non pas au sens habituel du terme, mais parce qu’ils étaient davantage liés aux secteurs sociaux dont ils assuraient la gestion qu’aux autres ministères du gouvernement central. Les itinéraires de carrière sont un bon indicateur de ce fonctionnement où avait fini par dominer une porosité assez forte entre l’administration centrale et les établissements ou entreprises d’État du domaine considéré. Un syndicaliste de l’industrie minière membre du Parti communiste avait davantage de chance de devenir vice-ministre de l’Industrie et du Commerce, qu’un directeur de département du ministère des Finances112. Aussi, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le système a-t-il fini par reposer sur le pouvoir important laissé aux directeurs des différentes institutions publiques dans la gestion de leurs secteurs.
61Une fois supprimés les départements disciplinaires de la « politique des cadres », l’administration tchèque de l’après-communisme est, dans notre perspective, le dérivé de cette administration post-soviétique dé-spécifiée et sectorisée. Elle n’est pas le produit d’une série de réformes, mais un héritage du système postsoviétique. Et, ainsi que le note très justement Marie-Christine Kessler, l’héritage de l’administration communiste au niveau des pratiques tend à avantager un « succédané du modèle anglo-saxon », qui limite la spécificité de la fonction publique et a recours à des solutions souples, proches des méthodes de la gestion privée113. Contrairement à ce système, cependant, les salaires restent peu attractifs et la qualification des agents globalement insuffisante. Ce n’est que dans un second temps, lorsque, en partie sous la pression de l’Union européenne, le gouvernement tchèque devra faire de la réforme des administrations centrales l’une de ses priorités, que le statut des serviteurs de l’État sera explicitement posé dans le débat public comme le lieu d’un arbitrage important. Ce n’est qu’alors, après le changement de majorité parlementaire aux élections de juin 1998, que les publications concernant les différents modèles d’organisation de l’administration publique analyseront les avantages et inconvénients respectifs du système de carrière et du système d’emploi. On sait que dans la première conception, les agents de l’État bénéficient d’un statut généralement garanti par la loi, ils sont en principe titulaires et leur avancement s’effectue par voie interne ; dans la seconde, les agents de l’État sont recrutés sur des contrats de droit commun à des postes précis sans garantie particulière de carrière114.
62En République tchèque, le statut des agents de l’État115 reste aujourd’hui régi par le code du travail général116. Il n’existe pas d’institution centralisée responsable de la politique du personnel et de la préparation des candidats aux emplois administratifs publics. Les conditions de candidature ne sont pas unifiées : les niveaux de formation ou les expériences professionnelles requises ne sont pas harmonisés117. Concrètement, cela signifie qu’il n’y a pas de règles communes à tous les services s’agissant de la sélection, du recrutement et de la formation des personnels. On aboutit à « une administration publique où chaque institution publique est un employeur indépendant et local118 ». Ce constat, auxquels aboutit Staffan Synnerstrom à la suite d’une expertise fournie par SIGMA (OCDE), rejoint les conclusions de la Commission européenne, telles qu’elles apparaissent dans les rapports réguliers de l’Agenda 2000- élargissement. Ce rapprochement, objectif bien qu’involontaire, entre l’héritage soviétique et certains aspects du système d’emploi ne pouvait que convenir à l’ODS, qui se cantonnait donc à une politique de fait accompli en ce domaine.
63Les problèmes de fonctionnement étaient et restent aujourd’hui nombreux, cependant. Ils sont liés en premier lieu à un déficit de formation des agents. Les études et commentaires publiés en République tchèque insistent d’ailleurs particulièrement sur ce point. Sous l’ancien régime, les agents étaient nombreux à avoir un niveau de formation inférieur au baccalauréat. Les premières filières scolaires et universitaires spécialisées dans l’administration publique n’ont été ouvertes que progressivement après le changement de régime. À titre de comparaison, une École d’administration publique fut créée en Hongrie à la fin des années soixante-dix, lorsque le gouvernement et le Parti commencèrent à se donner pour objectif l’accroissement de la compétence des agents de l’État. Globalement, il y a cependant aujourd’hui en République tchèque une tendance à la hausse du niveau d’exigence en termes de formation. Les services ministériels sont demandeurs de stages en droit communautaire, affaires sociales, développement local et de l’environnement, langues étrangères, droit public, législation et informatique. Une formation universitaire est de plus en plus souvent requise, ce qui amène certains agents déjà en poste à prévoir une formation par correspondance119. Les services ne parviennent pas, en outre, à retenir leurs employés, dans un contexte où le chômage des diplômés du supérieur est faible et où le secteur privé est d’un tiers plus rémunérateur que le secteur public, sans que ce dernier offre des avantages sociaux particuliers120. Ceci dans une période où les agents de l’État doivent intégrer des transformations fondamentales de la législation, que ce soit en droit public (droit fiscal, droit européen) ou en droit privé (droit des affaires).
64Les administrations centrales tchèques se caractérisent en second lieu par un mode de gestion sectorisé et des méthodes de travail spécialisées par ministères. Les difficultés de communication et de coopération entre les services sont constantes121, à tel point qu’elles ont occasionné la création d’un néologisme à présent très usité, resortismus, composé à partir du terme resort qui en tchèque signifie « département administratif ». On retrouve ici une survivance du fonctionnement sectoriel évoqué plus haut à propos de l’ancien système. Après le changement de régime, cette tendance a été confortée par le renforcement de l’autonomie ministérielle due, pour une part, à la succession des gouvernements de coalition et, pour une autre, à l’absence de gestion centralisée des organes gouvernementaux. Chaque ministère décide librement de l’usage et de la répartition de son budget annuel. Il est seul juge du recrutement et de la gestion de son personnel et dispose d’une importante marge de manœuvre pour la rémunération de ses agents. La rotation de personnel entre ministères est minimale, et la formation des agents reste très spécialisée, ce qui explique la rareté des agents généralistes, y compris à des postes de direction. Le fonctionnement par branches ministérielles, qui reste aujourd’hui de règle, n’est pas de nature à faciliter la séparation des fonctions de conception et d’application – qui est pourtant l’un des objectifs de la réforme actuelle. Au contraire, les analystes notent que les ministères continuent à prendre en charge l’application des politiques publiques très en aval, au détriment de la qualité de la conception122.
65Les administrations publiques centrales ne faisant pas l’objet d’une réforme globale, les solutions à ces problèmes sont trouvées au cas par cas, ministère par ministère. Nous avons déjà évoqué la diversité d’application de la lustration selon les ministères. Une autre façon pour le gouvernement de constituer des équipes performantes sans réformer l’ensemble du système étatique central a été de contourner le problème en créant de nouvelles structures. Il n’est par exemple pas anodin que la « grande privatisation » touchant les entreprises industrielles, n’ait pas été conduite par le vieux ministère de l’Industrie et du Commerce, mais par une administration nouvelle qui a, en quelque sorte, courtcircuité ce dernier. Le ministère de la Privatisation fut en effet créé ex nihilo en août 1991, puis dissous en juillet 1996, à travers l’importation de personnel et de techniques occidentales123. Par ailleurs, les ministères se sont étoffés de cabinets ministériels de plus en plus nombreux qui ont progressivement fait des conseillers du ministre les personnes les plus influentes des ministères. Les services ordinaires s’avèrent souvent sous-qualifiés pour les fonctions de conception, que ce soit la rédaction des projets de loi ou la préparation des documents de synthèse en amont des décisions ministérielles124. Dans ce contexte, les hommes politiques recourent fréquemment à leurs conseillers, en qui ils ont confiance et qu’ils jugent plus compétents que les agents publics, pour l’élaboration des projets de loi et de réformes. Klaus H. Goetz et Hellmut Wollmann parlent d’une « sous-institutionnalisation » des administrations centrales en République tchèque due dans certains domaines, pendant la période Klaus, à une intervention fortement personnalisée du Premier ministre dans les affaires ministérielles125. Les effets sur le fonctionnement du ministère des Finances sont particulièrement visibles, selon les auteurs, dans la mesure où, essentiellement guidé par V. Klaus et ses conseillers, ce ministère a été incapable de modifier le caractère essentiellement réactif de son action publique dans le processus budgétaire.
Les profits d’un système non-réformé.
66L’argument avancé par les gouvernements dominés par l’ODS, pour justifier ce qui apparaît finalement comme une stratégie de non-réforme, était d’abord budgétaire. Si le Premier ministre V. Klaus était opposé à l’introduction d’un statut de l’administration publique, c’était non seulement par conviction idéologique (retrait de l’État et réticence vis-à-vis de toute forme de bureaucratisation), mais aussi pour éviter l’alourdissement des coûts de fonctionnement qu’un tel statut risquait de provoquer. Après le lancement, dans les années 1992-1994, de la privatisation par coupons des grandes entreprises d’État, le gouvernement a diminué l’intensité de son programme de réformes structurelles. À partir de cette date, l’essentiel des efforts gouvernementaux a été dirigé vers le maintien de la stabilité financière et de l’équilibre budgétaire. Dans un tel contexte idéologique (retrait de l’État) et politique (rigueur budgétaire), une réforme en profondeur des administrations publiques centrales, nécessairement coûteuse, pouvait difficilement être présentée comme prioritaire.
67Le discours idéologique de l’ODS faisait du marché libre le principal moyen – direct ou indirect – de la réforme, dont la finalité était le retrait de l’État. Étendu à la gestion des ressources humaines dans les administrations, ce « laisser-faire » permettait en même temps aux gouvernements Klaus de ne pas risquer l’affrontement avec les groupes sociaux, au sein des ministères comme dans certains milieux industriels, qui avaient intérêt à ce que certaines des pratiques de l’ancien système perdurent au moins partiellement. Certains effets paradoxaux du mode de privatisation, choisis en 1991-1992 par le ministre des Finances puis Premier ministre V. Klaus, sont maintenant connus. Loin de la rhétorique qui sous-tendait la réforme, la « privatisation par coupons » n’a pas fait table rase du passé. Elle s’est greffée sur les collaborations et les collusions existantes entre le système bancaire et les entreprises, en les transformant mais sans sérieusement les remettre en cause. Elle a également confirmé pendant cette période le rôle des services ministériels comme principaux intermédiaires et permis la reconversion d’anciens fonctionnaires des secteurs industriel et commercial dans le secteur économique privatisé126.
68Par ailleurs, les changements introduits après 1989 dans l’administration centrale ont été très graduels et ont tenu compte du pouvoir accumulé sous l’ancien régime par les chefs des services administratifs. Cela est vrai même dans le cadre de la lustration puisque l’application de la loi a laissé, on l’a vue, une marge de manœuvre certaine aux directeurs des services de l’État. Les difficultés rencontrées ensuite par le gouvernement Zeman lors de l’élaboration du projet de loi sur les administrations semblent indiquer que les employés de l’État avaient trouvé un terrain d’entente avec le gouvernement Klaus. Les services du ministère de l’Intérieur chargés de la coordination de la réforme administrative rencontrèrent d’importantes résistances dans les autres ministères, peu désireux d’abandonner leur marge de manœuvre dans la gestion et le travail des personnels127. Aussi ne faut-il peut-être pas s’étonner que le principal syndicat des salariés de l’administration publique centrale128 n’ait jamais milité en faveur de l’adoption d’un statut spécifique pour ses membres. Lors des négociations qui débutèrent par la suite, il se montra surtout soucieux d’assurer que les agents de l’État auraient bien des droits syndicaux et sociaux équivalents à ceux garantis par le Code du travail ordinaire129. Autrement dit, si l’inertie gouvernementale en matière de réforme des administrations centrales n’a pas été relevée dans le débat public, c’est en partie parce qu’elle convenait aux groupes sociaux directement concernés par une réforme profonde du mode de fonctionnement de l’administration centrale.
La progressive « partisanisation » des administrations publiques centrales
69Le décalage repérable à l’ODS entre le discours partisan et la pratique gouvernementale mérite qu’on s’y arrête. Si la loi de lustration a grandement marqué les esprits et a été habilement instrumentalisée par certains de ses promoteurs, elle ne donne cependant qu’une vision partielle de la façon dont le gouvernement tchèque a traité la question de la décommunisation. Cette politique cherchait à imposer une lecture idéologique de la sortie de l’ancien régime : l’ODS condamnait ceux qui s’étaient engagés au Parti communiste par conviction, qu’on pouvait soupçonner d’avoir réellement « cru » dans « l’utopie » communiste. Il pouvait justifier ainsi la violence de ses attaques contre les communistes réformateurs de 1968 engagés après cette date dans la dissidence. L’ODS comptait en revanche coopter ceux qui avaient pris leur carte par ce que le parti nomme, en le parant d’une connotation positive, le « pragmatisme », pour désigner des motifs de carrière professionnelle ou de conformité sociale. Dès le Congrès fondateur de son parti, le 21 avril 1991, Václav Klaus précise sa position à l’occasion d’un débat sur l’opportunité d’inscrire dans les statuts une clause interdisant l’adhésion aux anciens membres du PCT. Dans son discours introductif, Václav Klaus fait certes une critique virulente de toute « troisième voie » et de tout communisme réformé. Il conclut cependant : « De cela ne découle pas que notre parti doive se fermer à ceux qui aujourd’hui, mais peut-être aussi depuis longtemps par le passé, sont et étaient avec nous, sont favorables à notre programme politique et sont capables d’y collaborer et de le mettre en pratique. » Les anciens communistes ne devaient donc pas être collectivement écartés de l’ODS. Le leader faisait référence en priorité aux membres de la nomenklatura économique ou à ceux qui, grâce à leur position politique, avaient acquis un pouvoir économique conséquent. À la suite de ce discours, une partie des premiers militants de l’ODS quittait le parti pour former l’Union démocratique, à présent alliée à l’Union pour la Liberté.
70N’ayant lui-même jamais été membre du PCT, Vaclav Klaus pouvait tenir la ligne étroite qui consistait à coopter d’anciens communistes convertis au libéralisme économique, tout en donnant des gages rhétoriques et concrets (notamment à travers la reconduction de la lustration et la défense de la juridicisation de la politique anticommuniste) à la partie la plus anticommuniste de la classe politique, de son parti et de son électorat. Le leader fondateur de l’ODS a pu ainsi d’un côté s’entourer au gouvernement et au parti d’un certain nombre de ses anciens collègues économistes membres du Parti communiste, comme Vladimir Dlouhy, Ivan Kocarnik ou Karel Dyba et d’un autre côté recevoir le soutien du Parti chrétien-démocrate de Vaclav Benda, connu pour sa position de principe radicalement anticommuniste.
71La différence entre le discours partisan et ses pratiques gouvernementales dans le domaine de l’anticommunisme est nécessaire à l’ODS pour maintenir la cohésion partisane malgré la diversité de ses membres. Certains candidats et adhérents, souvent d’anciens prisonniers des années cinquante et leurs familles, d’anciens dissidents de la mouvance conservatrice ou encore certains catholiques pratiquants, sont de fervents anticommunistes, pour lesquels le nouveau régime ne peut s’instituer sur les bases de l’ancien. D’autres sont d’anciens membres du PCT ou d’anciens technocrates ou ingénieurs qui, sans avoir été nécessairement membres du PCT, ont forgé une vision différente de la sortie du soviétisme, plus en termes de reconquête d’une autonomie du secteur économique, où la lustration est moins importante que la liberté du marché, mais où aussi on observe, en pratique, la continuation de certaines solidarités passées.
72Dans les débats actuels, une ambivalence certaine est encore perceptible vis-à-vis de la perspective de la construction d’une administration indépendante. Le système laisse une grande marge d’intervention aux partis politiques dans la politique du personnel des ministères. Le système de gestion du personnel tel qu’il existait sous l’ancien régime fut supprimé après 1989. Le poste de directeur du personnel (ou « directeur des cadres ») est d’ailleurs parmi les plus méprisés de l’ancien système administratif130. Le fonctionnement partisan de l’ancien système n’a, cependant, pas été remplacé par de nouvelles règles institutionnalisant une gestion du personnel indépendante du pouvoir politique. Cette absence de code unifié, jointe à la forte autonomie ministérielle, a favorisé une progressive partisanisation des administrations publiques pendant toutes les années quatre-vingt-dix131. Le ministre et les vice-ministres sont les seules autorités arbitrant les carrières des agents ministériels, dont l’embauche et le renvoi sont aisés ; leur opinion est parfois le seul critère de notation des administrateurs. Nombreux sont les spécialistes et commentateurs qui aujourd’hui critiquent le fonctionnement en réseaux de patronage partisan que ce contexte a favorisé132. De son côté, la Commission européenne a continûment dénoncé l’« excessive politisation » des administrations publiques centrales tchèques. Les Rapports réguliers sur l’avancement de la République tchèque sur la voie de l’adhésion consacrent chaque année une rubrique entière au problème de la corruption au sein des différents organismes de l’État. Ce qui est tout aussi frappant, cependant, c’est que cette réalité a longtemps existé sans provoquer d’intérêt particulier en République tchèque. Tout se passe comme si les nouveaux partis politiques arrivés au pouvoir en 1990-1992133 étaient légitimés par le suffrage citoyen à occuper les postes de l’administration de l’État, sans qu’une repolitisation soit envisagée comme un dommage possible pour la démocratie. Au contraire, ces nouveaux venus devaient renouveler un corps administratif délégitimé. Comme on peut l’imaginer, les opposants de l’ODS ont dénoncé dès le départ ce procédé. Cette critique est restée, cependant, minoritaire et n’a, dans les années quatre-vingt-dix, pas accédé aux médias généralistes ni au grand public.
73Dans les années 1997-1998, l’évolution du contexte politique rend possible l’inscription du statut de l’administration publique centrale sur l’agenda gouvernemental et l’émergence d’un débat public sur le sujet. Des scandales économico-financiers puis politiques provoquent la démission de ministres puis du Premier ministre Vaclav Klaus en décembre 1997. La déclaration du nouveau gouvernement social-démocrate élu en juin 1998 inscrit le vote d’une loi sur l’administration publique parmi ses principaux objectifs. La critique des effets pervers de la lustration a amené le nouveau gouvernement à aborder différemment la question de la réforme des administrations publiques, d’autant que d’anciens membres du PCT ou d’anciens syndicalistes ont, depuis les années quatre-vingt-dix, adhéré au Parti social démocrate134. Les arguments fonctionnels (qualité des services, efficacité dans la mise en place des politiques publiques, capacité à intégrer l’acquis communautaire) prennent alors le dessus sur les arguments idéologique et budgétaire. Minoritaire au Parlement, le gouvernement Zeman a rencontré cependant d’importantes difficultés et la nouvelle loi n’a été adoptée qu’à la toute fin de la législature sociale-démocrate, au prix d’amendements substantiels135.
74De nombreuses inconnues demeurent sur la façon dont la loi sur l’administration publique tchèque sera interprétée et appliquée à l’avenir. Sa mise en place définitive prendra du temps puisqu’elle n’est prévue qu’en 2007, au terme d’un long processus de transition. Il est vraisemblable, par ailleurs, que Vaclav Klaus, fort de sa nouvelle stature de président de la République136, favorisera la relance du débat sur le statut des administrations publiques tchèques, et ce, quelle que soit par ailleurs la pression européenne.
75Au final, il semble bien que la politique de lustration entamée en 1991 a, non pas accompagné, mais plutôt « tenu lieu de réforme » du système administratif central tchèque. Le discours anticommuniste ayant accompagné le vote de la loi de lustration n’a pas été suivi d’un souci équivalent dans la restructuration des appareils étatiques hérités du soviétisme. Il a au contraire construit la réforme des administrations centrales comme un problème de loyauté individuelle des agents au nouveau régime politique – ou plus exactement de non-compromission avec l’ancien – en évacuant l’autre aspect, statutaire et structurel, qui aurait consisté à créer les conditions de possibilité d’une administration répondant aux exigences démocratiques d’égalité devant la loi et de non-discrimination, que ce soit à l’intérieur des services ou vis-à-vis des administrés.
76La coïncidence historique des débats concernant la réforme de l’État en Europe centrale et orientale, avec les nouvelles théories du management public, n’est évidemment pas sans effet sur la façon dont le problème a été perçu dans ces nouvelles démocraties. Le débat naît dans un contexte particulier dont il se nourrit, celui de la critique des monopoles et de l’« hypertrophie » de l’État, de l’inefficacité des méthodes d’action bureaucratiques, de l’impersonnalité du système étatique traditionnel. La valorisation du marché et le postulat de la possible universalisation des méthodes de gestion privées – qui sont au fondement des théories de la nouvelle gestion publique – caractérisent, à l’Ouest comme à l’Est, le contexte historique qui a accompagné puis suivi l’effondrement du système communiste137. Ces théories ont trouvé dans le contexte tchèque un ancrage puissant avec l’ODS et le discours antiétatique de ce dernier. Pour une partie importante de la droite tchèque, la rupture avec l’ancien régime communiste en République tchèque prend la forme d’une adhésion idéologique explicite au système libéral de type anglo-saxon. Lorsqu’on observe le produit de la stratégie de non-réforme qui a été celle de l’ODS, on peut dire qu’il y a eu pendant les années quatre-vingt-dix concordance objective entre les options libérales visant à construire des administrations plutôt faibles, et les administrations centrales telles qu’elles fonctionnaient au sortir du soviétisme. L’un des paradoxes les plus importants du postsoviétisme réside, selon nous, dans cette concordance possible entre les théories néolibérales telles qu’elles ont été réutilisées en Europe centrale, et certains fonctionnements sociaux du postsoviétisme. Cependant, comme dans d’autres États européens, le modèle managérial entre en contradiction avec la tradition étatique issue notamment de la période de la Première République Tchécoslovaque. Le système de l’entre-deux-guerres privilégiait la permanence de l’emploi, le recrutement au mérite, l’impersonnalité des règles régissant les carrières. Il valorisait la notion de mission d’intérêt général en élaborant un discours de légitimation insistant sur le « civisme » comme lieu de rencontre entre une certaine vision de l’État et de la démocratie tchécoslovaques. En optant pour une stratégie de non-réforme, les gouvernements tchèques ont permis que ne soit pas discutée la possibilité de mise à plat et de référence à l’avant-communisme dans ce domaine. La Première République de Masaryk, si souvent invoquée (sans avoir été nécessairement copiée) pendant la construction du pluripartisme, n’a pas été construite comme référence positive dans le domaine de la réforme de l’administration centrale. Dans le débat public comme dans le discours politique, c’est plutôt l’image de l’administration d’inspiration impériale habsbourgeoise qui a été mobilisée, plus comme repoussoir que comme possible modèle.
77Il est intéressant de noter dans ce contexte que l’intervention de l’Union européenne, loin d’aller dans le sens du « moins d’État », semble avoir au contraire favorisé la réaffirmation de la spécificité de l’administration publique dans le débat public. Le soutien de la Commission européenne a conforté les options de ceux qui, à la Chambre comme au gouvernement, voulaient promouvoir un statut de droit public pour les serviteurs de l’État. Malgré certaines contradictions qui témoignent des luttes politiques ayant entouré son adoption en 2002, le texte de la loi sur l’administration publique indique que le soutien de l’Union européenne a vraisemblablement joué dans ce cas un rôle de « tampon », en donnant la latitude au gouvernement social-démocrate de Milos Zeman de ne pas suivre trop fidèlement les recommandations conformes aux options du nouveau management public que lui délivraient d’autres institutions internationales, comme la Banque mondiale ou l’OCDE.
Notes de bas de page
1 Constitution de la République socialiste tchécoslovaque, 1960, article 16, (1) et (3).
2 Voir D. Colas, « Du Parti-État à l’État de droit ou à l’État de puissance », dans L’Europe postcommuniste, D. Colas (dit.), Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 57-77
3 Sur l’éventuel effet unificateur des recommandations de l’Union européenne en matière de réforme des administrations publiques centrales, voir : T. Verheijen, Civil Service Systems in Central and Eastern Europe, Cheltenham, UK & Northampton, MA, USA, Edward Elgar, 1999, p. 89-90, ainsi que B. Lippert, G. Umbach, W. Wessels « Europeanization of Central and Eastern Europe executives : European Union membership negotiations as a shaping power » et H. Grabbe « How does Europeanization affect Central and Eastern Europe governance ? Conditionality, diffusion and diversity », deux articles parus dans Journal of European Public Policy, 8 (6), 2001, respectivement aux pages 980-1012 et 1013-1031.
4 Le propos se limitera ici à la seule République tchèque, devenue indépendante au 1er janvier 1993. Le cas slovaque est assez différent dans la mesure où la réforme des administrations centrales a été ressentie comme le corollaire à la création du nouvel état slovaque, alors que cette problématique a été absente en République tchèque. Par ailleurs, il faut souligner que la Slovaquie abandonna dès 1993 la politique de décommunisation des personnels administratifs mise en place du temps de la Tchécoslovaquie. Sur les administrations publiques centrales en Slovaquie, consulter : P. Bercik et J. Nemec, « The Civil Service System of the Slovak Republic », dans Civil Service Systems in Central and Eastern Europe, T. Verheijen (éd.). op. cit., p. 184-205. Sur le cas slovaque, voir également : M. Kusy, « Does the Rule of Law (Rechtsstaat) Exist in Slovakia ? » dans The Rule of Law in Central Europe, J. Priban et J. Young (éd.), Aldershot, Ashgate, 1999, p. 101-117.
5 Il s’agit de la loi sur le service des employés de l’État dans les organes administratifs et sur la rémunération de ces employés et des autres employés des services administratifs parue au Recueil des Lois le 28 mai 2002. Elle fut votée à la Chambre des députés le 12 mars 2002 puis adoptée au Sénat le 26 avril. Communément appelée « loi sur le service étatique » (zakon o statni sluzbe), cette loi précise à la fois le statut, les modalités de recrutement, d’avancement et de rémunération, les droits et les obligations des agents de l’État et certains aspects de l’organisation générale des administrations centrales. Nous avons donc choisi de traduire cette expression par « loi sur l’administration publique », le terme de « service public » pouvant prêter ici à une confusion peu pertinente entre les situations tchèque et française.
6 Cette carence d’études sur le sujet handicape y compris les rapporteurs commandités par des organismes publics tchèques ou européens, ainsi que le constate l’équipe de rédacteurs du rapport Analyse de l’administration publique de la République tchèque réalisé dans le cadre du programme PHARE « Perfectionner l’administration publique » (Prague, sept. 1998). Lorsqu’elle est abordée dans la littérature spécialisée, la réforme des administrations centrales est souvent traitée en même temps que les autres pans de la réforme administrative (notamment territoriale) en discussion depuis 1990. Elle vient généralement en dernier dans l’ordre des priorités scientifiques. Dans la communauté des sociologues et des politistes tchèques, les exceptions à ce désintérêt sont rares. Voir par exemple O. Vidlakova, « Politico-administrative relations in the Czech Republic » dans Politico-administrative Relations : Who Rules ?, T. Verheijen (éd.), Bratislava, NISPAcee, 2001, p. 86-105. Par voie de conséquence, les numéros spéciaux de revues et les ouvrages collectifs internationaux parus sur le sujet ne contiennent que rarement une contribution sur le cas tchèque.
Concernant les personnels administratifs, il n’existe qu’une seule enquête sociologique récente portant sur l’administration centrale : P. Drulak (dir.), Ceska administrativa vprocesupripravy na vstup do EU, [L’administration tchèque dans le processus de préparation à l’entrée dans l’Union européenne], Rapport de l’institut des relations internationales, Prague, mai 2002. Une version remaniée de ce rapport est à paraître en 2003 : P. Drulak et St. Hampl, « Interactions and Identities of Czech civil servants on their way to the EU », Journal of European Public Policy. Notons cependant que l’attention n’est pas centrée sur les administrations centrales pour elles-mêmes. C’est la préparation à l’entrée dans l’Union européenne qui a amené ces chercheurs à s’intéresser à ces dernières. Commandée par le gouvernement, l’enquête porte exclusivement sur les services directement concernés par la future entrée de la République tchèque dans l’Union européenne. Il s’agit de services qui ont bénéficié de moyens humains et matériels supérieurs aux services ministériels ordinaires. Ainsi que le soulignent abondamment les auteurs du rapport d’enquête, ceux-ci ne peuvent être tenus pour représentatifs de l’ensemble des administrations publiques centrales tchèques. Dans le contexte de pénurie qui est celui de la recherche sur le sujet en République tchèque, cette enquête, intéressante et bien menée, s’avère néanmoins précieuse.
7 Sur la notion d’autonomie sectorielle dans les périodes de changements politiques et sociaux, voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1994 (1er éd, 1986), p. 108-119. Sur la façon dont se construit historiquement la manière particulière qu’a chaque société de se représenter le rapport qu’elle entretient avec l’État, voir F. Dreyfus, L’Invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (xviiie-xxe siècle), Paris, La Découverte, 2000.
8 Ce terme est tiré du latin lustrum, qui désignait, dans l’Antiquité, une cérémonie purificatrice célébrée tous les cinq ans.
9 F. Mayer, « Justice rétroactive et identification politique. Les Tchèques et leur passé communiste après 1989 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, juillet-septembre 2000, n° 59, p. 50-56. Les lois les plus connues, outre la loi de lustration, concernent la restitution des propriétés mobilières individuelles confisquées après 1948 (loi 403/1990 « d’atténuation des conséquences de certains préjudices liés à la propriété ») et la réhabilitation politique des anciens prisonniers politiques (loi 119/1990, votée le 23 avril 1990).
10 La loi du 18 juin 1998 condamne « la dictature communiste que l’Union soviétique et Joseph Staline ont imposée à la Pologne par la force et contre la volonté de la nation ».
11 En ce qui concerne la Tchécoslovaquie, le Parlement fédéral adoptait le 23 mai 1991 une motion qualifiant d’« illégal et condamnable » le régime communiste en énumérant « les maux qu’il a infligés au pays ». Deux ans plus tard, en juillet 1993, le Parlement tchèque votait la loi sur « l’illégitimité du régime communiste » (loi 198/1993). Ces lois ont avant tout une signification symbolique et n’ont pas d’implication juridique contraignante.
12 V. Havel, Discours de Nouvel An, 1990. Les discours prononcés par V. Havel entre décembre 1989 et mars 1990 sont disponibles en français dans V. Havel, L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1990.
13 Discours du Premier ministre tchèque P. Pithart, aux actualités de la télévision tchécoslovaque le 19 janvier 1990.
14 En janvier 1968, le PCT comptait près de 1,7 million de membres. 150 000 l’avaient quitté après l’intervention. 1,5 million d’adhérents environ furent soumis à vérification : près de 22 % ne retrouvèrent pas leur carte et 28 % ne la reprirent pas. Par un afflux de nouveaux membres, le parti retrouvait cependant 1,2 million d’adhérents en mai 1971. Dans l’armée, un cinquième des officiers avait été expulsé ou rayé et 20 généraux sur 136 gradés. Les procès commencèrent en 1970 et se poursuivirent sans discontinuer jusqu’en 1989. Pour ces chiffres et pour une analyse historique de cette période, voir A. Marès, Histoire des Pays tchèques et slovaque, Paris, Hatier, 1995, p. 344-345. Pour l’analyse de la mise en place et des conséquences de la « normalisation », voir J. Rupnik, « The restoration of Party-State in Czechoslovakia since 1968 » dans L. Holmes (éd.), The Witheringaway of the State ? Party and State under Communism, Londres and Beverly Hills, Sage Publications, 1981, p. 105-124.
15 I. György, « The Civil Service System of Hungary », dans T. Verheijen, op. cit., p. 147-148.
16 Les dissidents L. Lis (président de la commission parlementaire pour la défense et la sécurité après juin 1990) et O. Hromadko (président de la commission civique pour l’épuration du SNB auprès du ministère de l’Intérieur à partir de janvier 1990) accusèrent alors le ministre Sacher d’avoir été un informateur de la StB.
17 Sur ce point, voir C. Gonzalès-Enriquez, « Décommunisation et justice politique en Europe centrale et orientale », Revue d’Études comparatives Est-Ouest, 29 (4), 1998 p. 23-54.
18 La durée du premier mandat législatif avait été écourtée de quatre à deux ans (juin 1990-juin 1992).
19 La Confédération des anciens prisonniers politiques a été créée en 1990, partiellement en héritière de l’association K-231 formée à la fin des années soixante pendant la déstalinisation à la faveur de l’ouverture des camps et des premières réhabilitations mais dissoute dès le début de la « normalisation ». Le Club des non-partisans engagés a été, avec K-231, la seule organisation indépendante formée en 1968. Interdite à l’automne 1968, elle a été refondée en 1990 en tant que mouvement politique militant pour la « débolchévisation » de la société. En lice en 1992, elle n’a pas recueilli suffisamment de voix pour obtenir un siège au Parlement (le seuil électoral est de 5 % des suffrages).
20 Cette génération qui a connu les camps de travail forcé de la période stalinienne compte davantage de représentants de l’ancienne bourgeoisie de l’entre-deux-guerres et d’anciens membres des partis de l’ancienne droite tchécoslovaque, que celle des années soixante-dix rassemblée notamment dans la Charte 77.
21 Sur la façon dont les membres de la Confédération construisent leur propre identité sociale et politique à travers cette référence au passé, voir F. Mayer, « La prison pour passé, la résistance pour mémoire. La Confédération des anciens détenus politiques », Cahiers du CefreS, (26), Prague, octobre 2001, p. 121-158.
22 L’Union chrétienne-démocrate obtenait 8,6 % des voix et 9 sièges à la Chambre du peuple du Parlement fédéral en juin 1990.
23 L’exemple de V. Benda est symptomatique de la façon dont le Parti chrétien-démocrate s’est concentré, à ses débuts, sur la thématique de la juridicisation de la politique anticommuniste. Fondateur du parti, qu’il a dirigé jusqu’à 1993, V Benda est un ancien activiste de la dissidence chrétienne œcuménique, ancien membre de la Charte 77 et du VONS (Comité pour la défense des personnes injustement poursuivies), puis, après 1989, de la Confédération des anciens prisonniers politiques. Après 1989, il a été l’un des plus ardents militants, au sein du Parlement fédéral (en 1989-1992) puis du Sénat (1996-1999), d’une criminalisation du régime communiste et d’un traitement juridique de réparation en faveur des victimes de la répression de l’ancien régime. Avant sa disparition en 1999, il fut (de 1994 à 1998) directeur du Bureau pour la documentation et l’information sur les crimes du communisme, dont il développa considérablement les travaux et le personnel. Insistant sur la fonction policière de l’institution, V. Benda s’était entouré de militants issus pour une part de la génération des jeunes opposants au régime qui, dans les années quatre-vingt, avaient émergé des milieux culturels alternatifs – personnes qu’on retrouve aujourd’hui dans des journaux comme Respekt, Babylon ou Revolver Revue. Sur ce point, voir F. Mayer, « Justice rétroactive et identification politique », op. cit., p. 54-55.
24 C’est l’argument utilisé par exemple par la Cour constitutionnelle dans son avis sur la loi de lustration, en 1991. Cité par M. Gillis, « Lustration and décommunisation » dans The Rule of Law in Central Europe, J. Priban et J. Young (dit.), Aldershot, Ashgate, 1999, p. 63.
25 Rappelons cependant que la décommunisation a également pris en République tchèque une forme judiciaire, avec notamment les procès de V. Bilak, secrétaire du Comité central en 1968, A. Lorenc, chef de la StB (police politique) et Milos Stepan, secrétaire du Parti communiste praguois au moment des événements de 1989.
26 J. Priban, « La législation entre révolution et État de droit : le cas des lustrations », Les Cahiers du CEFRES, Prague, (26) octobre 2001, p. 51.
27 Les médias privés peuvent demander un certificat pour vérifier le passé de leurs éditorialistes selon le §21 (1). Les partis politiques peuvent, d’autre part, avoir recours à la loi en ce qui concerne leurs dirigeants et leurs élus (§21 (2)). Loi 451/1991.
28 Le groupe de députés auteur de la saisine faisait valoir que, douze ans après la révolution, les personnes liées à l’ancien régime ne sont plus en mesure de mettre en danger le système démocratique.
29 Selon les termes du juge constitutionnel J. Malenovsky, repris par la radio nationale tchèque, le 6 décembre 2001.
30 Cette expression est encore fréquemment employée dans la presse adepte d’un anticommunisme radical. La logique sous-jacente en est toujours la recherche du communiste « masqué » derrière une apparence de démocrate libéral.
31 Membre « collectif » du Forum civique, l’Alliance civique démocratique (ODA) a continué à exister après la dissolution de celui-ci. Elle a été le partenaire de l’ODS au sein des coalitions gouvernementales des années suivantes. Le Mouvement civique, quant à lui, subissait en juin 1992 un revers électoral dont il ne se releva pas : avec un peu moins de 4 % des voix, il ne parvenait pas à entrer au Parlement.
32 Le Forum civique emportait les élections de juin 1990 côté tchèque avec 49,5 % des voix et 127 mandats sur 200 au Conseil national tchèque (future Chambre des députés de la République tchèque indépendante). Les autres formations représentées au Conseil national tchèque étaient alors le Parti communiste qui, avec plus de 13 % des suffrages, conservait 32 sièges, un mouvement indépendantiste morave, le HSD-SMS (10 %, 22 mandats) et une coalition chrétienne-démocrate, le KDU (8,6 %, 19 sièges). Au niveau fédéral, le Forum civique avait obtenu 118 sièges sur les 300 mandats du Parlement bicaméral de la Fédération (sur ces 300 sièges, 176 étaient réservés à des élus tchèques : 101 sur 150 à la Chambre du peuple et 75 sur 150 à la Chambre des nations).
33 L’alliance de l’ODS et du KDS (Parti chrétien-démocrate) a contribué à ce que le parti de V. Klaus acquière l’image de parti anticommuniste, qui fut la sienne pendant la majeure partie des années quatre-vingt-dix. Après avoir formé une coalition électorale avec l’ODS en 1992, le KDS a fusionné avec ce dernier en 1996.
34 Pour plus de développements sur ce thème, voir M. Hadjiisky « La démocratie par le marché. Le cas des Pays tchèques (1990-1996) », Politix, (47) automne 1999, p. 63-88.
35 Programme électoral de l’ODS, juin 1992, Liberté et prospérité, p. 14.
36 Programme électoral de l’ODS, juin 1996, Liberté et prospérité, p. 31.
37 § 2 (1), a/ à c/ et §2 (2). Pour leur identification, la loi renvoie à la documentation de la StB elle-même : Est considérée comme collaborateur volontaire toute personne désignée par les documents de la StB comme « confident », « candidat à la collaboration secrète » ou « collaborateur secret ». Les clauses §2 (1) c/ et §2 (2) relatives aux collaborateurs « volontaires » ont été ensuite abolies.
38 § 2 (1), e/
39 §2 (1), h/
40 § 2 (1), d/. Il s’agit des secrétaires ou membres du présidium des organisations du PCT au niveau du district, de la province, de la République ou de la Fédération et des membres du Comité central ou du Bureau pour la gestion du travail partisan du PCT.
41 §2 (1), f/.
42 §2 (1), g/.
43 §1 (1), a/ à f/.
44 §5
45 §14 (1)
46 J. Priban, « La législation entre révolution et État de droit : le cas des lustrations », op. cit., p. 63.
47 Sur la question de la culpabilité collective et la réception qu’a eue cette critique en République tchèque, voir J. Priban, « La législation entre révolution et État de droit : le cas des lustrations », op. cit., p. 63-64 et F. Mayer, « Justice rétroactive et identification politique », op. cit., p. 53.
48 Nous rejoignons ici J. Priban qui explique à ce propos que « le paradoxe réside en ce que le nouveau régime doit se fonder sur la présomption d’exactitude et de fiabilité de documents qui ont été collectés par une organisation ayant largement, et à de nombreuses reprises, fait la preuve de sa nature criminelle » et ayant fort bien pu manipuler et falsifier les preuves et informations contenues dans ses archives. De là découle un biais particulièrement troublant, celui de « mettre sur le même plan ceux qui “ont pris part au mal politique° et ceux qui en furent les victimes ». En procédant par catégorisation, la loi ne se donne pas les moyens de « distinguer l’état d’esprit des différents collaborateurs de la police secrète », ce qui a pour effet, dans certains cas, de prolonger, par diffamation, les effets de la répression de l’ancien régime à l’encontre des personnes qui en ont le plus souffert avant 1989. J. Priban, « La législation entre révolution et État de droit : le cas des lustrations » op. cit., p. 60.
49 Ainsi que le soulignent G. Mink et J-Ch Szurek, « le “modèle tchèque° d’épuration » fut adopté par « la plupart des gouvernements postcommunistes » : comparée à la lenteur de la voie judiciaire, « on estima que c’était là la mesure la plus adéquate pour inscrire dans l’espace politique la césure qui faisait tant défaut depuis 1989. », La Grande Conversion. Le destin des communistes en Europe de l’Est, Paris, Seuil, 1999, p. 173-175 et tout le chapitre III « Vaincre la décommunisation », p. 151-184.
50 C’est un terme fréquemment employé en République tchèque pour résumer l’utilité et les effets positifs de la loi de lustration. Dans des contextes très différents, ce terme est employé par exemple par le juriste J. Priban, « La législation entre révolution et État de droit : le cas des lustrations », p. 67, ou par la députée de centre droit H. Marvanova, dans une interview à la radio nationale, le 6 décembre 2001, à propos de la décision de la Cour constitutionnelle concernant la prolongation de la loi.
51 Chiffres du ministère de l’Intérieur, Section pour la protection des secrets officiels, cités par K. Williams, " Lustrace v Ceske Republice : zhodnoceni " Britske Listy, 2 novembre 1999 (www.britskelisty.cz/9911/19991102d.html). Une traduction anglaise de cet article est disponible dans Central Europe Review, 1 (19), novembre 1999 (www.ce-review.org/99/19/william19.htlm). Ces chiffres correspondent à ceux repris par « L’Avis de la Commission européenne sur la demande d’adhésion de la République tchèque. » Bulletin de l’Union européenne – suppl. 17/97. Il était question, en juillet 1996, d’environ 300 000 certificats dont 9 000 (3 %) concluant à l’appartenance de la personne aux services visés par la loi. En juillet 2001, le nombre de certificats demandés était estimé à 400 000 (Radio nationale tchèque, 28 août 2001).
52 Chiffres du ministère de l’Intérieur, cités « L’Avis de la Commission européenne sur la demande d’adhésion de la République tchèque », Bulletin de l’Union européenne – suppl. 17/97, p. 11.
53 §1 (1) a/
54 §1 (2).
55 §1, (3).
56 Ibid.
57 C. Gonzalès-Enriquez, Décommunisation et justice politique en Europe centrale et orientale, op. cit., p. 23-54.
58 J. Brabec, J. Spurny et J. Sidlo, « Buldozer lidskych osudu » [Le bulldozer des destins humains], Respekt, (48) 30 novembre 1992.
59 V. Mlynar et R. Stencl, « Ocista na pokracovani » [La poursuite de l’épuration], Respekt, (29) 17 juillet 1995.
60 P. Husak, Budovani kapitalismu v Cechach. Rozhovory s Tomasem Jezkem [La construction du capitalisme en Pays tchèques. Entretiens avec Tomas Jezek], Prague, Volvox Globator, 1994, 1997, p. 100-106.
61 Lidove Noviny, 10 février 1998, cité par K. Williams, op. cit., p. 2.
62 Nous rejoignons ici une des conclusions de F. Mayer concernant la loi de lustration : « Justice rétroactive et identification politique », op. cit., p. 53.
63 La loi de lustration ne concerne que les chefs d’entreprises publiques et l’insistance de certaines usines pour se retrouver dans la première vague de privatisation n’a parfois pas d’autre motif que celui-ci. C’est ce qui apparaît par exemple dans les études de cas analysées par Ed Clark et A. Soulsby, « The re-formation of the Managerial Elite in the Czech Republic », Europe-Asia Studies, 48 (2), 1996, p. 285-303 (particulièrement sur ce point, p. 298). O. Bouin et I. Grosfeld soulignent quant à eux la part importante laissée à l’appréciation des directions d’entreprise dans la privatisation du début des années quatre-vingt-dix : « Crédibilité des réformes et ajustement des entreprises en Pologne et en République tchèque », Revue économique, 46 (3), mai 1995, p. 775- 786. Sur ce sujet, voir aussi l’enquête effectuée par une équipe de sociologues de l’université Masaryk-de-Brno : I. Mozny et al., Social conséquences of a change in oumership. Two case studies in industrial enterprises in the Czech Republic, printemps 1993, Brno, Masarykova Univerzita, 1995.
64 Le Parti communiste de Bohême et Moravie (KSCM) est aujourd’hui le troisième parti d’importance nationale, derrière le Parti social-démocrate (CSSD) et le Parti civique démocratique (ODS). Il a obtenu 18,5 % des voix aux dernières élections parlementaires de juin 2002.
65 Radio nationale tchèque, édition spéciale dirigée par J. Marek, le 19 juin 2001.
66 Ainsi que l’a expliqué à l’occasion de cette affaire I. Langos (ministre tchécoslovaque de l’Intérieur au moment des faits), les dossiers du contre-espionnage militaire avaient été transmis au ministère de la Défense dès avant les premières élections de juin 1990. Cette information a été ensuite confirmée par R. Sachet, alors ministre tchèque de l’Intérieur. Cette mesure était destinée selon ce dernier à rendre au ministère de l’Intérieur sa vocation civile, en détachant les départements dépendant des affaires militaires. Les dossiers et les officiers du contre-espionnage militaire étaient donc passés sous l’autorité du ministère de la Défense, alors dirigé par l’ancien haut cadre du PCT et général de l’armée tchécoslovaque M. Vacek (ministre de décembre 1989). I. Langos, interviewé par le journal slovaque Narodni Obroda, repris, ainsi que la réaction de R. Sacher, par la Radio nationale tchèque, édition du 5 juin 2001.
67 §6 (3)
68 §2 (3) et § 3 (2) de la loi de 1991.
69 F. Mayer, Justice rétroactive et identification politique, op. rit., p. 56.
70 F. Mayer, « Gestion politique du passé et mémoire du communisme en Europe centrale après 1989 : le cas tchèque », Cahiers français, 2001, p. 97.
71 Les critiques de la Commission européenne ont été continues sur ce point depuis la candidature officielle de la République tchèque, en 1996. L’Avis de la Commission européenne paru en 1997 juge par exemple que « depuis 1990, les gouvernements consécutifs n’ont pas accordé une grande priorité à la réforme et à la modernisation nécessaires de l’administration publique. Rien ne permet de penser que cette situation va changer. » Puis : « l’absence de tout plan solide ou cohérent pour la modernisation de l’administration publique est le tout premier motif d’inquiétude dans ce domaine. Les mesures qui ont été prises sont totalement inadaptées aux importants problèmes qui doivent être résolus. »« Agenda 2000 : Avis de la Commission sur la demande d’adhésion de la République tchèque à l’Union européenne », Bulletin de l’Union européenne, supplément 14/97, p. 83-88 et p. 98.
72 Il s’agit du décret constitutionnel présidentiel n° 11 de 1944 sur le rétablissement de l’ordre juridique, à nouveau promulgué en 1946 sous forme de loi (12/1946).
73 La question de la rupture ou de la continuité juridique pendant les changements de régime politique n’est, en effet, pas nouvelle en ex-Tchécoslovaquie, même si elle a, depuis 1989, acquis une acuité particulière. Elle s’était déjà posée aux hommes politiques et aux juristes en 1918, lors de la création de la Tchécoslovaquie, par rapport au droit austro-hongrois, en 1945 par rapport au protectorat de Bohême-Moravie, ainsi qu’en 1948 lors du Coup de Prague. Sur ces débats, voir D. Hendrych, « Continuité juridique et changement politique », Cahiers du Cefres, (26), juillet 2001, p. 17-39.
74 Le juriste J. Priban développe dans ses écrits une conceptualisation intéressante qui permet de mettre cette ambiguïté juridique en perspective. Partant du constat, indéniable, que l’option en faveur de la continuité légale a pu être concomitante avec une volonté de rupture politique radicale avec le régime précédent, il propose d’interpréter le refus de la tabula rasa juridique comme le signe d’une « révolution » qui refuse d’avoir recours à la fiction juridique moderne classique de l’unicité du « peuple souverain » ou de la « volonté générale ». L’un des faits les plus surprenants dans le processus révolutionnaire tchèque, selon Priban, c’est « l’absence du peuple (en tant qu’agent historique uni dans une vision politique et sociale) dans le discours idéologique de la révolution » au profit d’une valorisation du « forum » (un « espace public ouvert dont l’accès est sans restriction et où il n’y a certainement pas de définition pré-existante de ceux qui ont permission de parler en un tel lieu ») et de ce que ce dernier permet en termes d’autonomie et de diversité. « Les révolutions de velours n’ont pas été conceptualisées (par les acteurs) en termes de pouvoir souverain du peuple mais plutôt en termes de libertés et d’autonomie de ceux qui composent le peuple. Le peuple souverain a disparu, remplacé par une stratégie demandant la pluralisation et l’autonomisation des différentes sphères de la vie. » Ces révolutions ont tenté de donner un sens pluraliste au concept de peuple et ont été caractérisées par des « efforts à la décentralisation » plus que par des tentations globalisantes. J. Priban, Dissidents of Law, Aldershot, Ashgate, 2002. Les citations sont extraites des pages 40 à 45.
75 À cette époque, certaines sections locales du Forum civique avaient, indépendamment de la direction du mouvement, diffusé des listes de collaborateurs du régime communiste, pour obliger à la démission les anciens cadres administratifs et industriels.
76 Discours prononcé le 19 janvier 1990 à la télévision tchécoslovaque. Ce discours fut ensuite publié dans le journal Cesky Tydenik, 20-23 janvier 1995, accompagné d’un commentaire de P. Pithart. Ces deux textes ont été réédités dans un recueil d’articles et discours paru par la suite : P. Pithart, Po devetaosmdesatem, kdo jsme ? [Après 1989, qui sommes-nous ?], Bratislava, Brno-Kalligram-Doplnek, 1998, p. 290-300.
77 Cette expression a été par exemple citée par I. Fisera lors de l’assemblée du Forum civique du 2 février 1990. I. Fisera était alors l’un des trois leaders de la direction collégiale du mouvement. Inforum 16/90, 13 février 1990.
78 F. Mayer attire l’attention sur cette transition juridique ambiguë en reprenant un passage particulièrement significatif de la loi du 13 novembre 1991 sur « la période des non-libertés ». Celle-ci indique que le régime communiste a enfreint les droits de l’homme, mais rappelle en même temps que les lois émises à cette période restent en vigueur tant que d’autres lois n’en ont pas disposé autrement. F. Mayer, « Justice rétroactive et identification politique », op. cit., p. 53. Témoins de cette difficulté liée à la période de changement de régime, les débats entre juristes et au sein de la classe politique sont récurrents concernant la primauté du « droit positif » ou du « droit naturel » et les relations entre la légalité juridique et la légitimité politique. Voir par exemple le débat paru dans Lidové Noviny entre les juristes VI. Klokocka d’une part et Fr. Samalik et V. Pavlicek d’autre part en juin et juillet 1994. Un résumé de ces débats est paru en français dans D. Hendrych, Continuité juridique et changement politique, op. cit., p. 36-37.
79 Constitution de la République socialiste tchécoslovaque, 11 juillet 1960, chapitre 1, article 4.
80 Loi 2/1976 sur l’établissement de ministères et autres organes centraux de l’administration de l’État de la Tchécoslovaquie.
81 Ministère de l’Intérieur de la République tchèque, section « Réforme de l’administration publique », Rapport IV Conception pour la modernisation de l’administration publique centrale concernant le statut des agents et la structure des autorités administratives, 2000, p. 1-2.
82 La seule loi postérieure à laquelle ce rapport fait allusion est la loi 219/2000 sur la propriété de la République tchèque.
83 Rappelons que la Tchécoslovaquie était un État unitaire de 1918 à 1968.
84 À la suite de longs débats qui ont différé leur mise en place de plusieurs années, quatorze régions décentralisées ont finalement été créées en l’an 2000 par le gouvernement social-démocrate dirigé à l’époque par M. Zeman.
85 Z. Valis utilise le verbe svazovat, en référence aux Unions [Svaz] de jeunesses, sportives et professionnelles qui encadraient les différents aspects de la vie sociale.
86 Radio nationale tchèque, Zdenek Valis, Cesku chybi nepoliticti urednici [La République tchèque manque de fonctionnaires apolitiques], diffusé le 13 mars 2002 à l’occasion du vote de la loi sur l’administration publique.
87 J. Novakova « Nekolik uvah nad navrvhem sluzebniho zakona » [Quelques considérations sur la proposition de loi sur l’administration publique], Integrace, 8/2001. J. Novakova a été directrice du personnel au Bureau supérieur de contrôle (des ministères), puis directrice du Bureau du ministère du Développement local – qui équivaudrait en France au cabinet du ministre.
88 Exilé au Canada pendant la normalisation, E. Outrata occupa dans ce pays de hautes fonctions administratives. Après avoir quitté ses fonctions à l’institut national de statistique tchèque, en 1999, il s’engagea en politique comme candidat indépendant soutenu par le Parti chrétien-populaire. Il est actuellement sénateur.t
89 E. Outrata, « Zacneme konecne se skutecnou reformou statni sluzby ? » [Allons-nous enfin engager une réelle réforme de l’administration publique ?], Literarni noviny, 23 janvier 2002.
90 N. Vzdelavaci Fond [Fonds d’instruction populaire], Projet PHARE « Perfectionner l’administration publique », Analyza verejne spravy Ceske Republiky [Analyse de l’administration publique de la République tchèque], septembre 1998, chapitre 1.
91 Ibid., point 1.3.4. Financé par la Communauté européenne, le projet a été confié à une équipe pluridisciplinaire d’universitaires tchèques. Ses coordinateurs principaux sont R. Bures, T. Cebisova et E. Pauknerova.
92 L’article 79 de la Constitution de la République tchèque votée le 16 décembre 1992 dispose que « les ministères et autres organes administratifs sont régis ainsi que leurs compétences déterminées uniquement par la loi », et que « les conditions juridiques des employés de l’État dans les ministères et autres organes administratifs sont aménagés par la loi. »
93 Selon l’art. 21 de la Liste des droits humains et civiques, Préambule de la Constitution de 1993.
94 L’Alliance civique démocratique (ODA) comptait alors à la Chambre 14 députés sur 200. C’était le plus petit parti de la coalition gouvernementale qui regroupait également, aux côtés de l’ODS (76 députés), le Parti chrétien-populaire (KDU-CSL : 15 députés).
95 Ce projet de loi a été rejeté au motif que les incitations visant à améliorer la qualité des services étaient insuffisantes. On faisait valoir en outre que l’adoption de la loi pouvait constituer un obstacle pour la restructuration et le renouvellement de l’administration. En particulier, le projet de loi ne prévoyait pas de période transitoire, ce qui signifiait en pratique la reconduction quasi automatique des agents en place, sans stage ni examen complémentaire. Enfin, les dépenses supplémentaires constituées par les salaires et les retraites n’avaient pas été chiffrées et intégrées aux prévisions budgétaires.
96 Programme électoral de l’ODS, juin 1998, Hlavu vzhuru [Relevez la tête].
97 Ibid.
98 Point 4.1 « La vie privée est intouchable, l’ODS va la défendre ».
99 I. Langer parle, dans un article paru un an plus tôt, de nécessité d’« inventaire » de tous les pouvoirs de l’État, de ses services, des lois et des règlements. Nas statje neohrabany otesanek [Notre État est un équarrisseur maladroit], I. Langer, Mlada Fronta Dnes, 28 mai 2001.
100 Deuxième conférence interne, ODS, 11 juin 2000 – Un espace libre pour des citoyens libres, discours de M. Benes « Nous voulons un marché du logement fonctionnel et une vraie réforme de l’administration publique. »
101 Programme électoral de l’ODS, juin 2002, Vers un nouveau destin. Extrait issu du chapitre consacré à l’administration publique (« L’ODS vote pour un courant d’air dans la bureaucratie »).
102 Notons cependant, ainsi que le souligne le juriste tchèque D. Hendrych, que cette tradition constitutionnelle tchécoslovaque est relativement courte et marquée par d’importants conflits. Pendant l’entre-deux-guerres, deux tendances ont coexisté de façon relativement divergente : celle qui défendait un « État organisé essentiellement sur la base de la société civile, c’est-à-dire un groupe d’individus libres et indépendants bénéficiant de certains droits » et celle qui mettait en avant « la base nationale, rapportée à l’appartenance du citoyen à une nation particulière, prise au sens de groupe ethnique ». Sur la façon dont le constitutionnalisme tchécoslovaque puis tchèque s’est construit dans la discontinuité historique et nationale, voir D. Hendrych, « Constitutionalism in the Czech Republic », dans The Rule of Law in Central Europe, J. Priban et J. Young (éd.), Aldershot, Ashgate, 1999, p. 13-28.
103 On connaît l’importance d’auteurs comme M. Friedman ou F. Von Hayek dans le parcours politique et intellectuel de V. Klaus.
104 Une exception existait à cette règle, au bénéfice des agents des forces de répression, qui étaient protégés par une législation spécifique.
105 D. Hendrych rappelle que, dans une expression restée fameuse, K. Gottwald comparait, en 1948, le « droit bourgeois » à « une vieille outre dans laquelle nous verserons du vin nouveau », dans Continuité juridique et changement politique, op. cit., p. 28.
106 Les lois 66/1950 et 67/1950.
107 La juriste spécialiste en droit administratif T. Cebisova est une de celles (rares) qui reviennent explicitement sur cette période. « Zakon o statni sluzbe. Jaky a proc ? » [Quelle loi de l’administration publique et pourquoi ?], Parlamentni Zpravodaj, 2/2000, p. 1.
108 La loi 65/1965, entrée en vigueur au 1er janvier 1966.
109 Les administrations des autres États d’Europe centrale et orientale ont connu la même évolution justifiée par des arguments idéologiques similaires. Pour des précisions historiques sur les cas hongrois, polonais et bulgare, voir I. György, « The Civil Service System of Hungary », p. 131-135, T. Verheijen, « The Civil Service of Bulgaria : Hope on the Horizon », p. 92-95 et C. Torres-Bartyzel et G. Kacprowicz, « The National Civil Service System in Poland », p. 159-162, dans Civil Service Systems in Central and Eastern Europe, T. Verheijen (éd.), op. cit.
110 T. Verheijen, « Context and Structure » dans Civil Service Systems in Central and Eastern Europe, T. Verheijen (éd.), op. cit., p. 3.
111 D. Stark et L. Bruszt, Post-Socialist Pathtvays. Transforming Politics and Property in East-Central Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 109-136.
112 Sur ce point, voir notamment K.H. Goetz et H. Wollmann, « Governmentalizing Central Executives in Post-Communist Europe : a Four Country Comparison », Journal of European Public Policy, 8 (6), décembre 2001, p. 868.
113 M-C Kessler « Modes et modèles de transformation de la gestion publique », Politiques et management public, 14 (1), mars 1996, p. 16.
114 Les juristes ayant participé à ce débat en République tchèque (en 1998-2002), insistent tous cependant sur la diversité du fonctionnement des administrations en Europe occidentale. Ces deux « modèles » n’existent pas réellement à l’état pur, mais font figure de référence dans les débats.
115 Au niveau central, la République tchèque compte aujourd’hui quinze ministères et dix-huit organismes administratifs d’État. Selon des chiffres établis en 1998, ces organismes publics centraux (administrations déconcentrées comprises) emploient plus de 130 000 personnes (Fonds d’instruction populaire, Analyse de l’administration publique de la République tchèque, op. cit.). Avant l’abolition des districts au 1er janvier 2003, l’organisation territoriale reposait sur 75 districts dirigés par des représentants nommés par le gouvernement et responsables devant le ministère de l’Intérieur. Chaque ministère disposait au niveau du district de services déconcentrés responsables devant l’échelon central. Le chef du district était assisté par une assemblée composée de représentants des communes. La réforme actuelle prévoit le transfert des compétences et personnels des districts aux communes et aux régions nouvellement créées. Le nombre total de personnes employées par les organes de l’État est estimé à environ 250 000, y compris les 40 000 policiers et 30 000 militaires. Sur ce nombre, il y aurait 80 000 agents d’administration centrale.
116 La loi sur l’administration publique votée en 2002 n’entrera en vigueur qu’au 1er janvier 2004 et sa mise en œuvre complète est prévue pour 2007.
117 Seule exception, introduite en 1998 par l’avis 51/1998 du ministère de l’Intérieur : les fonctions requérant des aptitudes spécialisées dans les services déconcentrés des districts et des communes.
118 Voir S. Synnerstrom, « Transformation des administrations régies par des codes du travail de type soviétique en services définis par une législation de service public », Politiques et management public, 14 (1), mars 1996.
119 P. Hitzger, « Pruhlednost a profesionalizace verejne spravy je nejlepsi sluzbou obcanum » [La transparence et la professionnalisation de l’administration publique constituent le meilleur service rendu aux citoyens], Integrace, 5/2000, p. 4.
120 À titre d’illustration, précisons que plus de trois-quarts des employés interviewés lors de l’enquête dirigée par P. Drulak en 2001 travaillaient dans leur département depuis moins de cinq ans. Près de la moitié y était employée depuis moins de deux ans. Le tiers des personnes interrogées était employé des administrations publiques depuis dix ans et plus. Cette rotation indique que, au moins dans les départements concernés, il y a une forte dynamique et ouverture de l’administration publique (près des trois cinquième des agents ont une expérience professionnelle en dehors de l’administration publique). Elle va aussi à l’encontre, notent les auteurs, de la stabilité et de l’accumulation de l’expérience professionnelle et de la mémoire administrative. P. Drulak (dit.), Ceska administration v procesu pripravy na vstup do EU [L’administration tchèque dans le processus de préparation à l’entrée dans l’Union européenne], op. cit., p. 17 et 31.
121 Les agents interviewés dans l’enquête suscitée énoncent ce problème comme étant le plus grand obstacle à l’amélioration de leur travail : la coordination est insuffisante entre les services, au niveau inter- comme intra-ministériel. La participation aux réunions inter-ministérielles est d’ailleurs minimale, alors que les réunions internes sont considérées comme prioritaires. Les personnes interrogées s’identifient beaucoup plus à leur sous-direction, à leur service, qu’au ministère ; ceux qui s’identifient au gouvernement sont minoritaires. Malgré la faible ancienneté de beaucoup de ces employés, le référent professionnel principal est donc le service dans lequel ils ont été recrutés (pour environ 70 % d’entre eux). P. Drulak (dit.), op. cit., respectivement p. 18, 16, 24 et 50-51.
122 Fonds d’instruction populaire, Analyse de l’administration publique de la République tchèque, op. cit., chap. 3.
123 Voir C. Squires Meaney « Foreign Experts, Capitalists and Competing Agendas. Privatization in Poland, The Czech Republic and Hungary », Comparative Political Studies, 28 (2), 1995, p. 275-305.
124 Fonds d’instruction populaire, Analyse de l’administration publique de la République tchèque, op. cit., chapitre 6.
125 K. H. Goetz, H. Wollmann, Governmentalizing Central Executives in post-Communist Europe : a four-Country Comparison, op. cit., p. 875.
126 Sur cette question, voir notamment E. Clark et A. Soulsby, The Re-formation of the Managerial Elite in the Czech Republic, op. cit., p. 285-303.
127 Voir les interviews d’Y. Streckova, vice-ministre de l’Intérieur chargée de la réforme des administrations publiques, parues dans les journaux Verejna Sprava (hebdomadaire édité par le gouvernement tchèque), n° 19/1999 et Parlamentni Zpravodaj (mensuel indépendant), 2/2000. Une difficulté comparable a été relevée dans la réforme des administrations publiques centrales en Bulgarie. T. Verheijen, The Civil Service of Bulgaria : Hope on the Horizon, op. cit., p. 115.
128 Il s’agit de la Confédération syndicale des organisations publiques. Sa présidente, A. Vondrova, a été particulièrement active lors des négociations préparatoires à la loi sur l’administration publique.
129 Il serait intéressant de mieux étudier l’apparent paradoxe que constitue l’usage d’arguments proches des thèses néolibérales par un syndicat politiquement marqué à gauche. Ce syndicat est membre de la Confédération syndicale tchéco-morave, héritière de l’ancienne centrale officielle, dont les prises de position politiques sont clairement anti-ODS. Dans un commentaire du projet de loi en forme de réquisitoire, la présidente de la confédération, A. Vondrova, considère pourtant que la loi ne devrait porter que « sur les quelques écarts par rapport aux normes juridiques ordinaires qui sont nécessaires pour l’exécution correcte, impartiale et hautement professionnelle de l’administration publique », alors qu’elle constitue un « agencement juridique séparé », ce que A. Vondrova critique en se référant à la « tendance moderne européenne » à l’alignement du statut des agents publics sur les codes du travail généraux. Elle se prononce également contre la mise en place de l’emploi à vie au nom de la flexibilité de l’emploi... A. Vondrova, « Zakon o statni sluzbe dostatecne nesleduje moderni evropske trendy » [ « La loi sur la fonction publique ne suit pas suffisamment les tendances modernes européennes »], Parlamentni Zpravodaj, 4/2001.
130 Dans le système administratif soviétique, le poste de directeur du personnel était l’un des plus « politisés » qui soit, avec celui de chef de la cellule locale du Parti. Cette fonction appartenait à un membre du Parti qui avait donné suffisamment de garantie de sa fidélité et de son obéissance pour se voir confier une telle charge.
131 Compte tenu de l’importance de la référence à l’expérience thatchérienne par le gouvernement Klaus, il est intéressant de constater que cette évolution se rapproche de celle que l’on observe en Grande-Bretagne depuis la mise en place des réformes des administrations publiques centrales. F. Dreyfus montre ainsi que si l’objectif affiché (et pas toujours atteint) des réformes inspirées des théories néomanagériales est une meilleure gestion des deniers publics, leurs implications concrètes en Grande-Bretagne favorisent les pratiques de patronage et de clientélisme partisans. Les changements structurels (création d’agences d’exécution, modification consécutive des règles de recrutement et d’emplois aux postes de direction, fragmentation des structures administratives, la diversification de leurs statuts et de leurs personnels...) se sont accompagnés d’une augmentation substantielle de l’implication des politiques dans la « gestion des ressources humaines » – alors que, traditionnellement, la fonction publique britannique est connue au contraire pour l’importance qu’y revêtait le principe de la neutralité politique des agents de l’État. Comme le souligne l’auteur, « c’est plus particulièrement l’épineuse question de l’égalité de traitement qui est posée dès lors que l’administration, assimilée à une entreprise agissant sur le marché, prétend satisfaire des clients plutôt que des citoyens ». F. Dreyfus, L’Invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (xviiie-xxe siècle), Paris, Éditions La Découverte, 2000, p. 244 et suiv.
132 Voir par exemple, parmi les spécialistes du sujet, les articles précités de T. Cebisova, J. Novakova ou E. Outrata, ainsi que le Rapport Analyse de l’administration publique de la République tchèque (chapitre 6).
133 À l’exception du Parti populaire (futur parti chrétien-populaire), toutes les formations politiques arrivées au gouvernement après 1989 ont été créées après le changement de régime. Le Parti populaire existait pendant l’ancien régime dans le cadre du « Front populaire » contrôlé par le PCT.
134 Notons cependant que le Parti social-démocrate tchèque n’est pas le descendant du PCT, comme ses homologues centre-européens. Il est issu de la refondation, en décembre 1989, du Parti social-démocrate historique interdit par le régime communiste en 1948.
135 Entre la première proposition de loi déposée en 1999 et le vote de sa version finale en avril 2002, les débats, importants, portèrent notamment sur l’abolition des dispositions de la loi de lustration et sur la titularisation des fonctionnaires. Désireux de faire passer la loi avant la fin de sa législature, le Parti social-démocrate finit par céder sur ces deux importants aspects afin d’obtenir le ralliement du centre droit. Contrairement au projet initial, le texte finalement adopté reconduit donc la lustration dans l’administration publique et n’instaure pas l’emploi à vie des agents de l’État.
136 V. Klaus a été élu Président par les deux Chambres en mars 2003.
137 Sur les thèses néolibérales, voir F. Dreyfus, L’Invention de la bureaucratie, p. 241 et suiv. W.J. Samuels (éd.), The Chicage School of Economy, New Brunswick, N. J, Transaction, 1993 et B. Jobert (dir.), Le Tournant néolibéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, cités par F. Dreyfus, op. cit., p. 14.
Auteur
Doctorante à l’IEP de Paris-CERI, membre associée au CRAPE, Université de Rennes.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Halbwachs
Espaces, mémoire et psychologie collective
Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.)
2004
Gouvernement des juges et démocratie
Séverine Brondel, Norbert Foulquier et Luc Heuschling (dir.)
2001
Le parti socialiste entre Résistance et République
Serge Berstein, Frédéric Cépède, Gilles Morin et al. (dir.)
2001