Introduction
p. 11-20
Texte intégral
1La question de la transition vers la démocratie, ou plus précisément du passage des régimes autoritaires vers des formes de pouvoir politique plus démocratiques, a fait l’objet d’un grand nombre d’analyses s’inscrivant dans des modèles théoriques dont la pertinence explicative n’est pas toujours avérée1 ; en effet, dès lors que l’on tente de se référer aux « lois » de la transition – lois établies a posteriori à partir d’un certain nombre de cas – pour prévoir les transitions à venir ou analyser celles qui n’ont pas servi à construire les modèles – les limites sont rapidement atteintes2.
2Notre ambition ici ne consiste pas à analyser les conditions (internes, internationales, économiques, sociales et finalement politiques) qui doivent être réunies pour que s’opère un changement politique dont la finalité est l’instauration de la démocratie, mais à s’interroger sur une des variables qui est (ou peut être) considérée comme conditionnant la « réussite » de ce projet c’est-à-dire la consolidation d’un nouveau régime. Alors que nombre de chercheurs ont focalisé leur attention sur le personnel politique3, ses caractéristiques sociologiques, les réseaux auxquels il appartient, les soutiens dont il bénéficie et, plus globalement, la manière dont s’opèrent les reconversions des anciennes élites4 ou l’émergence de nouveaux acteurs, l’administration en tant qu’appareil d’État ayant vocation à mettre en œuvre les politiques publiques élaborées – au moins en théorie – par les représentants légitimes des citoyens n’a guère suscité l’intérêt des chercheurs.
3En principe, les décisions politiques ne produisant les effets attendus que dans la mesure où elles sont appliquées conformément à la philosophie de ceux qui les ont prises, il semble souhaitable que les fonctionnaires se conforment aux nouvelles règles du jeu et à la conception de la démocratie telle qu’elle est formulée au niveau politique. L’enjeu est, en effet, non négligeable pour la consolidation du régime dans la mesure où l’effectivité du changement se mesure concrètement pour les citoyens à l’aune de la réalisation des réformes promises par le gouvernement.
4Concrètement, la question se pose de savoir si le maintien en fonction de ceux qui ont servi l’ancien régime est acceptable, et si le schéma selon lequel était organisée l’administration permet de réaliser les objectifs que s’assigne le gouvernement. La manière dont est résolu ce problème est loin d’être uniforme et elle ne revêt pas la même signification dans toutes les situations historiques, comme l’atteste, par exemple, la comparaison entre la dénazification et la décommunisation dans la fonction publique allemande. Différents paramètres contribuent à expliquer l’attitude des nouveaux dirigeants à l’égard de l’administration – qu’il s’agisse des individus qui la composent et/ou de son mode d’organisation – parmi lesquels, outre les conditions spécifiques dans lesquelles s’opère le changement de régime, le contexte international et les rapports de force politiques au niveau national ont leur part.
5Les choix opérés au moment où un nouveau régime prend place sont, à bien des égards, contraints, que la voie empruntée soit celle de l’épuration ou celle résultant du compromis politique à l’origine du changement. Mais on constate qu’au cours du temps – celui de la consolidation démocratique – les acteurs, puisant dans différents répertoires rhétoriques, légitiment des pratiques qui s’écartent des principes initialement posés.
6Les conditions dans lesquelles s’opère le passage d’un type de régime à un autre expliquent en partie le traitement dont l’administration fera l’objet. Toutefois une autre variable, attestée empiriquement, doit être prise en considération : la configuration historique dans laquelle s’effectuent la transition et la consolidation constitue un élément éclairant les options gouvernementales à l’égard du système administratif. En effet, jusqu’à la fin des années soixante-dix, ni l’action interventionniste de l’État ni l’organisation « bureaucratique » de l’administration5 ne sont frontalement mises en question, alors qu’après 1990, la chute du communisme confortant les analyses néolibérales, le modèle du « moins d’État » peut constituer une référence utile à la promotion d’un nouveau type d’administration.
Des changements conditionnés
7Grosso modo, le changement de régime intervient dans deux cas de figure. Dans le premier, l’ordre ancien est balayé brutalement comme ce fut le cas lors de la capitulation de l’Allemagne nazie en 1945, de la libération de Rome par les Alliés en juin 1944, de la révolution des œillets au Portugal, de la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie après celle du mur de Berlin. Dans le second, illustré par l’Espagne ou l’Afrique du Sud, l’avènement d’un régime démocratique résulte de négociations entre tous les acteurs – notamment ceux qui avaient été exclus de la scène politique – qui ont été menées dans le cadre institutionnel du régime autoritaire ; quant à la réunification de l’Allemagne, elle a également fait l’objet d’accords entre les deux États, la RFA et la RDA qui en signant le traité d’unification mettait un terme à son existence et, partant, à la domination du SED sous laquelle ses citoyens avaient vécu.
Épurer ou apurer le passé
8La nécessité de sanctionner ceux qui ont mis en œuvre les politiques du régime autoritaire ou totalitaire6 et la crainte de maintenir les loups dans la bergerie7 justifient théoriquement l’éviction des fonctionnaires ayant servi les anciens maîtres. En effet, socialisés pendant de longues années par une idéologie (le fascisme, le national-socialisme, le communisme, etc...) s’imposant de manière contraignante à l’ensemble de la société, les agents du parti-État sont « naturellement » suspects soit d’être hostiles au régime, soit d’être incapables de s’adapter à une nouvelle vision du monde et, singulièrement, aux principes devant désormais guider l’action publique.
9Si l’épuration est censée avoir valeur d’exemple – au plan moral –, elle doit aussi satisfaire les attentes des citoyens qui ne font pas confiance aux agents de l’ancien régime et/ou qui ont directement pâti de leur action et demandent qu’ils en assument les conséquences. La vengeance et les représailles privées étant inacceptables pour un régime démocratique respectueux du droit, et le « principe de réalité » empêchant de procéder au remplacement en bloc des agents de l’État, la solution consiste à élaborer des procédures permettant de déterminer quels sont ceux qui, en raison de leur position hiérarchique, de leur fonction réelle au sein de l’appareil administratif et de leur comportement personnel ont eu partie intimement liée avec l’ancien régime. Le résultat de ces procédures individuelles servira de base aux mesures d’éviction ou de maintien au sein de l’administration publique.
10Ce type de procédé mis en œuvre en Italie et en Allemagne, mais aussi en France8, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, au Portugal en 1974, en République tchèque en 1991, vise explicitement à trier parmi les fonctionnaires ceux qui se sont compromis avec le régime défait et qui, en conséquence, ne doivent pas être autorisés à exercer une fonction dans l’État désormais démocratique, voire sont également condamnés à accomplir une peine. Les critères sur lesquels doivent être fondées les décisions des organes chargés de l’épuration sont toujours multiples ; si la référence à l’implication politique à un haut niveau de responsabilité renvoie habituellement au passé, au Portugal le comportement antidémocratique après le coup d’État, l’incapacité de s’adapter au nouveau régime démocratique et l’incompétence ont, dans un premier temps, aussi été retenus par la loi comme motifs de sanction9.
11Quelles que soient l’ampleur et l’effectivité réelles des mesures d’épuration, elles donnent à voir dans la période immédiate où de nouvelles autorités sont au pouvoir que le prix de la compromission doit être payé afin que la rupture avec le passé soit consommée.
Transformer progressivement
12Les transitions négociées aboutissent dans la mesure où les questions politiques essentielles qui sont en jeu sont « traitées » dans le compromis ouvrant au changement. Il en résulte que le sort réservé à l’administration varie selon la situation particulière de chaque pays.
13En Allemagne, si le principe même d’unification n’est guère compatible avec la notion d’épuration, le Traité prévoit néanmoins la possibilité de licencier les personnes qui auraient porté atteinte aux droits de l’homme ou auraient appartenu au SED ou à d’autres organisations de masse. Les administrations ont donc été dotées « d’instruments juridiques exceptionnels leur permettant, entre autres, d’écarter les profils indésirables10 ». L’unification postulant que les règles antérieurement applicables en RFA le sont désormais à l’égard des nouveaux Länder, le recrutement des fonctionnaires est effectué sur la base de critères de compétence, notamment en matière juridique ; toutefois, l’intégration des personnels de l’administration de la RDA doit également répondre à d’autres exigences d’ordre politique. En effet, le principe de loyauté auquel sont soumis tous les fonctionnaires allemands signifiant que tous ceux qui sont recrutés offrent la garantie de leur engagement en faveur de l’ordre libéral démocratique, des procédures spécifiques ont été mises en place afin de s’assurer que les postulants à un emploi public, originaires de l’Est, satisfont effectivement à cette exigence. Si, en théorie, les règles générales devaient s’appliquer au recrutement des fonctionnaires issus de la RDA, celles-ci ont, en réalité, été adaptées.
14En Espagne et en Afrique du Sud où l’administration n’a pas fait l’objet de mesures directes, elle a en revanche été affectée « par la bande11 ». Pendant la période qui s’étend de la mort du Caudillo aux élections de 1977 et à l’adoption de la Constitution en 1978, l’épuration n’est pas à l’ordre du jour en Espagne où nombre de membres de l’élite politico-administrative – indifférenciée sous le tardio franquismo – participent comme candidats aux élections et où l’on autorise aussi « la reconversion de l’appareil bureaucratique du mouvement phalangiste et des “syndicats verticaux°... dans la fonction publique d’État12 ». Quant à l’Afrique du Sud, le compromis politique élaboré à l’issue de près de trois de négociations entre le Parti national et le Congrès national africain s’y est traduit dans les dispositions de la Constitution intérimaire du 22 décembre 1993 interdisant que soit prises toute mesure d’épuration13. En même temps, la reconnaissance constitutionnelle du principe de l’ affirmative action, qui ouvre des droits particuliers aux populations ayant fait l’objet de discriminations pendant les longues années de l’apartheid, constitue le moyen grâce auquel s’effectuera progressivement la recomposition du personnel employé par l’État. De son côté, la Constitution espagnole de 1978, en instituant les Communautés autonomes, révolutionne l’organisation centralisée de l’État espagnol et, partant, ouvre la voie à une restructuration de l’administration entre le centre et la périphérie et à une différenciation des statuts de la fonction publique.
15Ces dispositions, loin d’être bénignes, si elles ne produisent pas tous leurs effets de manière immédiate, répondent à des demandes sociales et politiques pressantes et, tout comme les mesures d’épuration, elles indiquent clairement que le régime a changé.
Des pratiques nuancées
16La mise en œuvre effective des décisions concernant l’administration et son personnel a donné lieu à des pratiques assez diverses selon les pays et le moment où elle prend place. Les raisons invoquées par les gouvernants pour justifier l’écart entre les principes et l’action doivent être analysées en tant qu’elles permettent de comprendre que le changement dans l’administration ne relève pas des mêmes logiques que celui qui concerne le politique.
La continuité de l’État
17L’épuration n’est pas menée de manière identique dans tous les pays où elle a été effectuée, mais on constate que les mesures prises à l’encontre des fonctionnaires sont plus drastiques dans la période qui suit immédiatement le changement et qu’au fil du temps elles s’édulcorent. Après la capitulation de l’Allemagne, toutefois, on constate que chacune des quatre puissances occupantes ayant mené sa propre politique, le tableau est très différencié selon les zones et les périodes. Par ailleurs, l’épuration ne touche pas, dans tous les pays, les mêmes catégories d’agents au sein de la hiérarchie administrative.
18Passée la première phase pendant laquelle les nouvelles autorités doivent se manifester par des actes à forte visibilité, d’autres préoccupations se font jour permettant d’expliquer que la grande majorité des personnels de l’État n’est pas démise de ses fonctions14.
19La continuité de l’État, impliquant nécessairement que la machine administrative – quels qu’en soient les défauts – fonctionne, constitue l’argument rhétorique sur lequel s’appuient les gouvernants pour modérer l’épuration. Par ailleurs, le démantèlement de l’administration ne se justifie pas dans la mesure où la très grande majorité de ceux qui ont servi l’ancien régime n’ont pas adhéré à ses valeurs, qu’ils n’ont été que des « suiveurs15 ». S’étant conformés, passivement, aux normes en vigueur dans le passé, il y a tout lieu de croire qu’ils se conformeront également à celles qu’institue le nouveau régime.
20Dans les cas portugais et tchèque, ce sont pour l’essentiel les fonctionnaires occupant des postes de responsabilité sous le régime salazariste et communiste qui ont été sanctionnés. Assez curieusement, en République tchèque où la loi de lustration applicable aux communistes revêt une importance politique symbolique majeure, il semble qu’elle ait été appliquée avec une grande modération dans l’administration qui, en tant que telle, n’avait pas valeur d’enjeu primordial. À l’inverse le cas italien met en évidence – comme le conforte celui de la France16 – l’inégalité des fonctionnaires face aux mesures d’épuration ; l’importance des ressources sociales, voire politiques, dont dispose l’élite administrative lui permet soit d’échapper à l’épuration, soit d’être blanchie in fine, tandis que les « lampistes » sont davantage frappés. Cette situation s’explique en grande partie par la situation politique que connaissent après la guerre ces deux pays. En Italie, face à la puissance du parti communiste, et avec l’accord de ce dernier17, les autres partis – et singulièrement la Démocratie chrétienne – veulent promouvoir une forme de « réconciliation nationale » permettant l’inclusion dans le nouveau régime de tous ceux qui, en raison de leurs compétences, peuvent contribuer à faire fonctionner l’État. En France, bien que les procédures d’épuration aient touché massivement certains fonctionnaires d’autorité – tels les préfets18 –, dès que les circonstances politiques ont changé, marquées par le départ des communistes du gouvernement, la tendance en faveur de l’effacement se fait jour. Le cas français est loin d’être isolé, comme l’atteste beaucoup plus tard celui du Portugal.
21L’amnistie, l’annulation juridictionnelle des sanctions et, dans bien des cas, la réintégration au sein de l’administration de ceux qui en avaient été évincés constituent les moyens ultimes d’effacer les fautes passées, d’assurer la cohésion de la nation et la consolidation de la démocratie.
22L’épuration a, en fin de compte, rapidement trouvé ses limites dans les « nécessités du moment » qui justifient de rassembler pour reconstruire et se traduisent finalement dans le compromis politique, après que l’exorcisme a été symboliquement accompli.
D’un modèle administratif à l’autre
23Dans les pays où le compromis politique a permis que s’opère le changement, sans que celui-ci puisse être préjudiciable aux fonctionnaires, les principes progressivement mis en œuvre pour transformer le modèle administratif sont rationnellement fondés et, en conséquence, politiquement neutralisés.
24Le sort des agents de l’État de l’ancienne RDA voulant être intégrés dans la fonction publique allemande, régie par des principes de type « weberien », est assez exemplaire. La compétence en matière juridique, qui est requise pour tous les candidats-fonctionnaires, est étrangère à la culture administrative de la majorité des postulants de l’Est. En RDA, le fonctionnariat – en tant que système – n’existait pas, les origines professionnelles des personnels administratifs étaient très variées et la rigidité des règles inhérentes à l’État de droit ignorée. Dans ces conditions, il était possible d’invoquer l’inadaptation ou le manque de qualités personnelles pour évincer des candidats et occulter les raisons politiques qui, de fait, fondaient la décision.
25En Afrique du Sud, la Constitution de 1996 a établi que l’administration publique devrait être organisée conformément aux principes qui sont de nature à garantir son efficacité, sa transparence et son moindre coût. Postulant la rupture avec une culture administrative « bureaucratique », ces principes cohérents avec l’orientation économique néolibérale prescrits par les organisations financières internationales ont ainsi ouvert la voie à une transformation radicale de l’organisation administrative, des modes de recrutement et d’avancement du personnel, en opposition complète avec le modèle antérieur19. Au système de fonction publique fermé est substitué un système ouvert, recherchant des compétences gestionnaires et innovantes, recrutant sur contrat et non plus à vie. Couplés avec la mise en œuvre de l’affirmative action, ces règles inspirées de la nouvelle gestion publique ont pour objet de modifier substantiellement et durablement la composition du personnel. Tant en Allemagne qu’en Afrique du Sud, les impératifs du modèle administratif existant ou en construction constituent la justification rationnelle sur laquelle appuyer, le cas échéant, l’éviction de fonctionnaires indésirables.
26En Espagne où la question de la « modernisation » de l’administration n’est pas prévue sur l’agenda politique, l’institutionnalisation constitutionnelle des communautés autonomes qui répond à une revendication historique des Catalans et des Basques marque la rupture définitive avec l’organisation centraliste de l’État espagnol. La portée politique et symbolique de cette réorganisation des pouvoirs est considérable, mais quels que soient ses effets directs sur l’administration – à construire – des communautés autonomes, elle n’affecte pas le modèle administratif central qui ne sera pas réformé de sitôt. En effet, le mode d’action (de transaction) qui a présidé au processus de transition vers un régime démocratique perdurera alors même que ce dernier aura été consolidé et aura permis à l’Espagne d’entrer dans la Communauté européenne.
27On peut finalement conclure, au vu des pratiques dont l’administration est l’objet lors du changement, qu’en tant que telle elle ne constitue que rarement un enjeu politique dans le processus de démocratisation ; l’exemple tchèque est, à cet égard, particulièrement éclairant : aucune réforme de l’administration n’est mise en œuvre après la fin du régime communiste et seule la pression exercée par l’Union européenne conduit le gouvernement à faire adopter, en 2002, une loi relative à la fonction publique applicable à partir de 2007 !
28L’analyse des épurations montre que l’existence des dispositifs permettant de les accomplir est plus importante que les effets qu’ils produisent. La légitimité des nouveaux gouvernants s’inscrit, en général, pour partie dans leur capacité à purger le passé ; bien que l’épuration ne soit qu’un des instruments disponibles pour réaliser ce projet20, elle permet, de manière immédiate, d’agir « pour l’exemple » et donne à voir la volonté des gouvernants de commencer une nouvelle ère où les coupables n’auront plus leur place. Toutefois, passé le court moment où la punition est à l’œuvre – qui risque toujours de s’apparenter à la vengeance –, « le retour à l’ordre, la nécessité de faire face à d’urgents problèmes matériels et la restauration de l’État21 » justifient que soit effacé le passé et que s’enclenche la phase de la réconciliation – que l’on pourrait qualifier de compromis différé –, gage de la consolidation de la démocratie.
29Théoriquement, la mise en place de nouvelles institutions politiques – voire, comme dans le cas tchèque, d’un nouveau système économique – pourrait s’accompagner d’une « grande transformation » de l’administration ; or, celle-ci se caractérise, sauf rare exception, par sa pérennité et son immutabilité. L’épuration, dont le but n’est pas de transformer l’organisation administrative, apparaît comme « une question d’efficacité, une condition indispensable au bon fonctionnement des services publics. C’est seulement dans la mesure où il sera certain de disposer de fonctionnaires bons patriotes et républicains loyaux que l’État pourra procéder à son œuvre d’administration et reconquérir la confiance des citoyens22 ». Cette analyse d’André Philip, datant de 1945, à une époque où le modèle administratif de type weberien n’était pas contesté, aurait pourtant pu justifier la mise en place d’une nouvelle forme d’administration. Si l’on examine les arguments avancés en Afrique du Sud pour construire un système administratif correspondant aux normes de la nouvelle gestion publique – insistant sur le meilleur service rendu aux citoyens et sur l’efficacité – appuyé sur la politique d’affirmative action qui postule, implicitement, que les fonctionnaires recrutés seront loyaux –, on constate que la légitimité de l’administration et, partant, la confiance qu’elle doit inspirer aux citoyens tiennent une place centrale dans la rhétorique du changement. Le choix politique des dirigeants de l’ANC a permis de reconfigurer le système administratif et la composition de son personnel ; et il est pertinent de se demander si la reconfiguration du système ne constituait pas la condition primordiale permettant de procéder à cette recomposition. On aurait pu attendre du gouvernement néolibéral tchèque qu’il agisse de la même manière ; or, paradoxalement, seule la lustration – dont on ignore combien d’agents administratifs elle a effectivement touché – a été mise en œuvre alors même que la compétence et l’efficacité de l’administration de l’État pouvaient être sérieusement mises en doute. La résistance manifestée par V. Klaus à l’encontre de la réforme – alors même que le système économique faisait l’objet d’une transformation radicale – et les raisons qui la sous-tendent donnent à voir, si l’on effectue une comparaison avec l’Afrique du Sud, que l’adoption d’un nouveau modèle d’administration n’est pas tant inspirée par des raisons « idéologiques » que par son instrumentalité. Alors qu’en Afrique du Sud, elle permet de renouveler le personnel au profit des groupes antérieurement désavantagés, en République tchèque les liens sectoriels entre certains ministères et les anciennes élites administratives reconverties dans les activités économiques contribuent à coaliser des intérêts défavorables à la réforme.
30Finalement, l’administration en tant que telle ne semble pas véritablement constituer un enjeu dans le processus de démocratisation quelles que soient les conditions dans lesquelles il se déploie. En fait, l’attention des nouveaux gouvernants se porte sur les personnels, suspects ou coupables d’avoir servi des régimes odieux. Si l’épuration remplit une fonction symbolique, ses effets réels se diluent dans le temps ; l’effacement du passé grâce à l’amnistie, la réintégration de nombre de fonctionnaires accréditent l’idée qu’en toute circonstance et quel que soit le régime, ils appliquent sine ira et studio la politique du jour, comme l’atteste notamment l’attitude des fonctionnaires français sous Vichy. La mise en conformité de ceux qui ont servi un régime autoritaire ou totalitaire avec les règles du jeu dans l’État démocratique confirme ce point de vue, même dans les cas où un nouveau modèle administratif modifie, comme en Allemagne après la réunification et en Afrique du Sud, les critères de recrutement. Mais si les effets de l’épuration ne durent que pendant le temps de la transition, ceux que produisent la référence à un nouveau modèle sont permanents.
Notes de bas de page
1 Voir M. Dobry, « Les voies incertaines de la transitologie », Revue française de science politique, (50), 2000, n° 4-5, p. 585-613.
2 Voir par exemple J. Santiso, « De la condition historique des transitologues en Amérique latine et Europe centrale et orientale », Revue internationale de politique comparée, vol. 3, 1996, n° 1, p. 41-68.
3 Par.exemple, J.J. Linz et A. Stepan, Problems of Démocratie Transition and Consolidation : Southern Europe, South America and Postcommunist Europe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1996 ; P. Schmitter, G. O’Donnell et L. Whitehead (éd.), Transitions from Authoritarian Rule. Prospects for Democracy, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1986 .
4 Voir G. Minck, J.C. Szurek, « L’ancienne élite communiste en Europe centrale : stratégies, ressources et reconstructions identitaires », Revue française de science politique, (48), 1998, n° 1, p. 3-40.
5 Voir F. Dreyfus, L’Invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (xviiie-xxe siècles), Paris, La Découverte, 2000.
6 Le terme totalitaire renvoie à l’acception qui lui est donnée par Mussolini, inventeur du terme ; voir J.P. Faye, Théorie du récit. Introduction aux « langages totalitaires », Paris, Hermann, 1972, p. 57 et suiv.
7 « Écarter toute influence nazie et militaire des institutions publiques et de la vie culturelle et économique du peuple allemand », cité par Magali Gravier, p. 50.
8 Voir M. O. Baruch (sous la dir.), Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003.
9 A. C. Pinto, « Dealing with the Legacy of Autoritarianism Political Purges and Radical Right Movments in Portugal’s Transition to Democracy 1974-1980s » dans Modern Europe after Fascism 1943-1980s, S. U. Larsen (éd.), Social Science Monographs, Boulder, 1998, p. 1686-1687.
10 Voir M. Gravier, p. 67.
11 Voir W. Genyes, p. 83.
12 M. Beltran, « L’administration espagnole depuis la fin du franquisme », Pôle Sud, mai 2002, n° 16, p. 68.
13 La fonction publique était composée, massivement, de « mâles, afrikaaners, protestants et liés au Parti national ».
14 Le cas de la France à la Libération nous semble exemplaire du type d’argumentation utilisée pour justifier une épuration limitée : pour de Gaulle, il ne s’agissait pas « de faire table rase de la grande majorité des fonctionnaires de l’État », voir J.-P. Rioux, La France de la Quatrième République. I. L’Ardeur et la nécessité 1944-1952, Paris, Seuil, 1980, p. 58.
15 M. Gravier, p. 63.
16 Voir par exemple F. Rouquet, L’Épuration dans l’administration française, Paris, CNRS Éditions, (Histoire 20e siècle), 1993.
17 C’est P. Togliatti, ministre de la Justice et leader du PCI, qui fait adopter la loi d’amnistie du 33 juin 1946
18 Voir M. O. Baruch, « L’épuration du corps préfectoral », dans M. O. Baruch, op. cit., p. 139-171.
19 Voir F. Dreyfus, « Le saut de l’ange », Revue française d’administration publique, 1998, n° 85, p. 7-14.
20 La mise en place d’une Commission vérité et réconciliation devait remplir cette fonction en Afrique du Sud ; voir sur ce sujet en général Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002.
21 J. P. Rioux, op. cit., p. 59.
22 A. Philip, préface à André Ferrat, La République à refaire, Paris, Gallimard, 1945, p. 8, cité dans M. O. Baruch, op. cit., p. 409.
Auteur
Professeur de Science Politique, Directrice du CACSP, UFR de Science Politique, Université Paris I.
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