L’évolution de la violence
p. 69-78
Texte intégral
1Comment décrire une réalité dont nous voudrions montrer combien elle est floue et mouvante à l’aide de concepts qui doivent viser à être clairs et distincts ? Essayons au moins de ne pas accroître inutilement la confusion.
2Si cet exposé d’un spécialiste des relations internationales porte sur l’évolution de la violence, ce n’est pas parce qu’il traiterait de la criminalité individuelle ou sociale, ni, encore moins, de la violence symbolique, structurelle ou institutionnelle. Mais c’est tout de même parce qu’il vise à un élargissement par rapport à la définition stricte ou étroite de la guerre (relation non pas d’homme à homme, mais d’État à État selon le Rousseau de l’État de guerre). Ce que nous voulons discuter, c’est la violence politique, définie comme l’acte d’infliger à une collectivité (peuple, faction, groupe, nation) un mal ou une souffrance physique (que ce soit par des moyens militaires ou économiques). Cela inclut donc, à côté des guerres inter-étatiques, les guerres civiles, les révolutions (mais aussi les répressions) violentes, la violence terroriste et la violence totalitaire.
3Trois constatations m’incitent à replacer ainsi la guerre inter-étatique dans un cadre plus général.
4Premièrement, la grande majorité des conflits violents, aujourd’hui, sont des guerres civiles. Deuxièmement, la grande majorité des personnes victimes de mort violente collective au xxe siècle ont été tuées par leurs propres gouvernements (selon un spécialiste américain, 151 millions de victimes jusqu’en 1987 par opposition à 39 millions de victimes des guerres et des guerres civiles1). Troisièmement, par suite du coût déclinant des armes, des sommes croissantes à la disposition de groupes non étatiques (par suite notamment de la drogue et de la criminalité organisée) et de la vulnérabilité croissante des sociétés complexes, des groupes ou des réseaux, même peu nombreux, peuvent infliger des dommages (jadis réservés aux États) de plus en plus importants.
5C’est pourquoi j’ai donné à mon recueil d’articles d’il y a quelques années le titre La Violence et la Paix2 (par opposition, justement, aux œuvres célèbres de Tolstoï, Proudhon et Raymond Aron qui opposaient la guerre et la paix) et le sous-titre : De la bombe atomique au nettoyage ethnique. Cet ouvrage comprenait trois parties, consacrées à la guerre, au totalitarisme et au nationalisme, mais chacune d’elles a pour centre le problème de la violence.
6De même, mon recueil plus récent a pour titre : La Terreur et l’Empire3, ce qui voudrait indiquer une continuité avec l’ouvrage précédent : la forme de violence qui occupe le devant de la scène depuis le 11 septembre 2001 est la terreur, la forme de paix recherchée par les États-Unis est la paix par l’empire, alors que sous la guerre froide ce qui était à l’ordre du jour c’était la paix par l’équilibre et que pendant la dizaine d’années qui sépare la chute de l’Union soviétique de l’attentat du World Trade Center, on a pu espérer des progrès vers la paix par le droit.
« La guerre est mon caméléon » (Clausewitz)
7L’essentiel de notre propos est de comparer les caractères de la violence, de la guerre et des efforts pour les tenir en échec pendant les trois périodes que nous venons de mentionner : la guerre froide, l’après-guerre froide (ou ce qu’on pourrait appeler le nouvel entre-deux-guerres) et l’après-onze-septembre, ce que certains ont appelé l’âge de la terreur sacrée et l’autre le stade final, militarisé de l’empire américain. Mais pour les mettre en perspective, il nous faut d’abord remonter plus haut, en esquissant à très grands traits les grandes étapes de l’interaction entre facteurs culturels et idéologiques, facteurs technologiques et économiques et facteurs militaires ou stratégiques dans l’histoire de la guerre.
8Dans un premier stade, la guerre est l’activité centrale des hommes. Elle est vue d’abord soit comme leur principal moyen de subsistance, par la chasse aux esclaves ou aux terres cultivables, soit comme une activité rituelle et codifiée, pourvue d’un caractère religieux ou symbolique. Dans certaines langues « masculin » et « guerrier » sont synonymes. Pour une grande part, le thème dominant de l’histoire a été celui des conquêtes et des invasions alternant ou combinant motifs économiques, motifs religieux et recherche de la puissance et de la gloire.
9Des différenciations ont toujours émergé entre les guerres d’anéantissement ou guerres à outrance et les guerres codifiées ou ritualisées, selon les lieux, les époques, les classes et les degrés d’hostilité ou d’étrangeté, distinction entre Grecs et barbares, entre chrétiens (ou musulmans) et infidèles ou barbares, codes de chevalerie réservés à une aristocratie, etc.
10Selon certains historiens, la manière occidentale de faire la guerre se distingue par le primat de l’engagement direct et par sa brutalité4. Malgré toutes ces différenciations, cependant, un continuum de la violence existait, sans distinction nette ou absolue entre la guerre inter-étatique et la violence des individus, des bandes ou des chefs de guerre.
11L’Europe connaît un deuxième stade, avec l’apparition de l’État moderne. Celui-ci met fin aux guerres de religion en affirmant son monopole de la violence légitime ; mais il se réserve le droit d’utiliser la force à l’extérieur, la guerre devenant l’ultima ratio regum, l’instrument de l’État pour réaliser ses objectifs de puissance ou de sécurité quand la diplomatie ne suffit pas. Cette guerre « post-westphalienne » réservée aux États qui se reconnaissent réciproquement comme légitimes, entraîne une limitation, codifiée par le droit international public. Mais celle-ci ne s’applique pas aux rapports avec les « barbares » contre qui supériorité technologique et déni d’humanité (institutionnalisé par l’esclavage) se combinent pour permettre une violence sans limites.
12D’autre part, en Europe même, le système de la guerre limitée entre États légitimes est bouleversé par les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’intrusion de la passion révolutionnaire et anti-révolutionnaire, la levée en masse, les ambitions illimitées et le génie stratégique de Napoléon. Mais après 1815, on en revient, pour un siècle, à la guerre limitée par le concert des grandes puissances et le souci de l’équilibre européen, un équilibre troublé, certes, par le déclin de l’empire ottoman et la montée de l’Allemagne et par les forces révolutionnaires réprimées mais bouillonnantes du nationalisme et du socialisme.
13Cependant, à la fois au niveau de la société civile, avec la fondation de la Croix-Rouge et au niveau des États avec les conférences de La Haye, la double idée du droit humanitaire codifiant la limitation de la guerre et de l’organisation internationale préparant l’instauration de la paix se fait jour au tournant du siècle.
14Tout cela est une fois de plus bouleversé après 1914 par la combinaison de ce que Raymond Aron appelé la « surprise technique »5 de la brutalité de la grande guerre, par la violence déchaînée de la guerre civile russe6, par la fureur idéologique des mouvements totalitaires. Déjà la guerre de Sécession américaine et les guerres balkaniques avaient constitué des signes annonciateurs de l’innovation technique pour l’une, de la cruauté engendrée par la haine ethnique pour les autres, d’un niveau de violence inédit après 1815 dans les deux cas. Mais la Grande Guerre devait emporter les espoirs de modération et engendrer l’enchaînement des guerres, des révolutions et des totalitarismes de ce qu’on a appelé la nouvelle guerre de Trente Ans, en y incluant la Deuxième Guerre mondiale et ses horreurs génocidaires, à commencer par la Shoah.
15Nous voici arrivés au centre de notre propos, c’est-à-dire à la Troisième Guerre mondiale, celle qui n’a pas eu lieu, et à ses substituts. En effet, une nouvelle surprise technique, encore plus révolutionnaire que celle de 1914, devait avoir l’effet contraire : empêcher une guerre mondiale qui semblait dans la logique de l’opposition géopolitique et idéologique entre les deux grands vainqueurs de celle qui venait de s’achever.
16Peut-être cette guerre russo-américaine n’aurait-elle pas eu lieu sans l’existence des armes nucléaires. Mais il est certain que la division bipolaire, la guerre froide, l’endiguement et la dissuasion appartiennent au même ensemble qui engendrait une situation inédite à la fois paradoxale et stable. Certes, en dehors de l’Europe, les guerres de la décolonisation et les affrontements intérieurs au Tiers Monde avec, quelquefois, la participation de l’un des deux Grands continuaient. Toutefois, deux règles ne furent jamais violées : pas d’emploi des armes nucléaires, pas d’affrontement direct entre les deux Grands.
17Certes, encore, on a assisté à des guerres de force violentes à l’intérieur du camp soviétique (invasions de Budapest et de Prague, conflit sur l’Oussouri avec la Chine et guerre limitée entre celle-ci et le Viêtnam), mais rien de tel à l’intérieur de l’OTAN. On a pu se demander si cette absence de conflit violent entre Occidentaux était due à la menace soviétique. Mais l’effondrement de celle-ci n’a pas ressuscité l’éventualité de la guerre entre pays occidentaux, même entre ennemis héréditaires. La guerre semblait sortie pour de bon de l’horizon des sociétés libérales développées, et même de leur imaginaire. Ce qui entraînait des conséquences considérables, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique.
18Sur le premier plan, la science politique, surtout américaine, a été dominée, ces dernières années, par la question des raisons de cette situation. Les espoirs de paix qui succèdent de manière éphémère à toutes les grandes guerres seraient-ils enfin justifiés au sortir de la guerre froide ? Ce déclin, voire cette disparition, sont-elles dues à la démocratie ? Au capitalisme et à l’interdépendance économique ? À la démographie, le prix de chaque vie individuelle comptant beaucoup plus pour des pays à la population déclinante ? À l’urbanisation, l’importance du territoire n’étant plus de nature à justifier qu’on se fasse la guerre pour une province ? L’interprétation prédominante, lancée par un article important de Michael Doyle7, était que Kant avait raison : les démocraties (Kant parlait plutôt des États républicains, distinction importante et souvent oubliée) ne se font pas la guerre entre elles (bien qu’il leur arrive de la faire aux États non démocratiques). D’où des controverses un peu stériles sur les guerres du passé, comme la guerre du Péloponnèse et sur le caractère démocratique ou non des États qui s’y affrontaient.
19Il est clair que dans la mesure où la thèse de la paix démocratique a une validité (certains l’ont désignée comme la seule loi définitivement établie par la science politique), elle concerne non pas la démocratie en tant que telle, mais la démocratie libérale moderne. Elle se fonde sur la mutation des valeurs analysées par Benjamin Constant dans son célèbre texte sur la liberté des modernes8, fondée sur le primat de l’individu et des « jouissances privées » par rapport à la collectivité, à l’héroïsme et au sacrifice. Mais cette mutation est loin d’être universelle.
20Ce qui caractérise la période de l’après-guerre froide, c’est l’opposition entre un centre (recouvrant à peu près la zone de l’OCDE) plus stable, plus prospère, plus libre (sinon plus démocratique) et plus pacifique qu’à aucune autre époque et en aucune autre partie du globe, et une périphérie où la chute des empires, la décomposition de certains États et la naissance contestée de certains autres, les conflits ethniques et les guerres civiles étaient plus nombreux que jamais. Si certains conflits s’apaisaient parce qu’ils n’étaient plus entretenus par la rivalité des deux Grands, d’autres apparaissaient ou se développaient parce qu’ils n’étaient plus contrôlés par ces derniers. Les espoirs mis dans l’ONU et la sécurité collective pour remplacer l’ordre bipolaire de la guerre froide étaient vite déçus. À un certain progrès du droit international et d’une conscience des problèmes globaux ou planétaires s’opposaient le progrès de zones d’anarchie ou de non-dit et celui des particularismes.
21Le problème central était, désormais, celui de la relation entre ces deux mondes. Pour les uns, comme Fukuyama9, le centre, sorti de l’histoire, montrait la voie à la périphérie, encore aux prises avec les révolutions et les conflits ; pour d’autres, comme Huntington10, le conflit de base qui se substituait à celui des idéologies opposait les civilisations ou les religions et, finalement, l’Occident, citadelle assiégée, et le reste du monde ; pour les troisièmes, les deux mondes obéissaient à deux logiques différentes ; le centre n’était pas menacé par la périphérie mais, en même temps, il ne pouvait pas grand-chose pour elle. Il devait se contenter d’accueillir éventuellement certains des membres de la périphérie mûrs pour être cooptés par le centre ou d’effectuer des percées lorsque des intérêts trop vitaux pour le centre (tel le pétrole) ou des horreurs trop insupportables, interminables ou susceptibles de se répandre y avaient lieu. Mais il ne devait surtout pas s’y laisser emprisonner durablement11.
22Effectivement, comment expliquer aux populations du centre, qui ont renoncé à la guerre entre elles et que rien ne menace directement, que leurs fils doivent recommencer à tuer ou à être tués au nom d’idées abstraites ou d’idéaux inaccessibles, tels que l’ordre mondial ou les droits de l’homme, dans des régions dont elles n’ont parfois jamais entendu parler ? Pour la guerre comme pour la paix, le problème central apparaissait être celui de la distance entre sociétés du centre et de la périphérie. La problématique qui se substituait à celle de l’endiguement et de la dissuasion était celle des guerres civiles (à la périphérie) et de l’intervention (du centre). Et après un certain activisme lié à l’éclosion du droit d’ingérence, certaines déconvenues (par exemple en Somalie) conduisaient plutôt les puissances du centre à l’inaction et au repli. Malgré les interventions tardives en ex-Yougoslavie et au Timor oriental, la tendance à la fracture entre les deux mondes semblait l’emporter.
23C’est cette opposition elle-même qui a été emportée par le choc du 11 septembre 2001. Désormais c’est le centre du centre qui est atteint. Le coup part des États-Unis eux-mêmes mais ses organisateurs sont répandus aux quatre coins du monde et c’est dans au moins soixante pays que Washington qui, désormais, a trouvé sa mission dans la guerre contre le terrorisme, va les poursuivre. C’est une globalisation instantanée de la violence, déjà préfigurée par l’attentat de la secte Aoum qui, en 1995, voulait faire sauter tout Tokyo.
24Désormais les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, l’étatique et le non-étatique, le centre et la périphérie se brouillent ou s’estompent de manière sans doute irréversible. Certes, il y a des régions plus ou moins touchées par la violence, l’Europe est pour l’instant relativement épargnée et, aux États-Unis même, il n’y a pas eu dans les deux ans qui ont suivi d’attentat comparable à celui des deux Tours. Mais les habitants du centre à des degrés divers se sentent en état sinon de guerre, du moins d’insécurité, situation à laquelle sont habitués ceux de la périphérie. Dans un monde globalisé, la guerre que mène le terrorisme contre un autre phénomène transnational, le tourisme, touche à Bali les Australiens aussi bien que les Indonésiens, en Égypte ou au Pakistan les Européens comme les citoyens du pays.
25Plus généralement, comme nous l’avons signalé en commençant, les énormes sommes à la disposition de petits groupes, la réduction du prix des armements et la vulnérabilité des sociétés modernes complexes font qu’un nombre de plus en plus réduit d’hommes peut infliger des dommages de plus en plus considérables aux pays et aux États les plus puissants. La réaction de ceux-ci inflige inévitablement des destructions à des populations beaucoup plus vastes que les organisations terroristes, surtout s’il s’agit de réseaux clandestins et mobiles, et d’individus prêts au suicide. D’où de nouvelles réactions de vengeance ou de désespoir qui entraînent un élargissement du conflit.
26Nous sommes entrés et, dans un sens, revenus, dans une ère où la violence est multiforme, imprévisible, à la fois fragmentée et globale, et le plus souvent asymétrique. Cette période combine l’atmosphère – encore accrue – de confrontation de la guerre froide et des conflits coloniaux avec le caractère diffus et ambigu de la période suivante, celle de l’après-guerre froide. On était passé de la menace aux risques, on revient à la menace mais une menace en tout cas décentralisée et peut-être multiple et contradictoire – ce qui accroît l’anxiété des victimes potentielles et les désaccords à l’intérieur des sociétés et entre elles.
Confusion, distinctions, dialectique
27La première source de confusion tient à la réalité même : les sources de la violence, en particulier terroristes, sont multiples, mais des réseaux et des mouvements très divers dans leurs origines et dans leurs objectifs derniers tendent à converger et à s’allier. De même, les réactions des populations, en particulier dans le Sud, sont très diverses mais recèlent un potentiel de violence puisé dans un fonds d’humiliation et de ressentiment.
28Mais il y a une confusion conceptuelle et politique qui est due à la réaction du gouvernement Bush après le 11 septembre. En déclarant le 12 septembre : « Nous avons trouvé notre mission : c’est la guerre contre le terrorisme », il postulait premièrement l’existence et l’unicité du mouvement terroriste, deuxièmement que la lutte contre lui pouvant être définie comme une guerre, enfin que la réduction de toute la politique extérieure se réduisait à cette guerre.
29Or ces trois postulats soulèvent des questions fondamentales. Premièrement, dans la lutte contre le terrorisme, ne faut-il pas distinguer entre terrorisme global et mouvements insurrectionnels nationaux ? On peut admettre que quelles que soient leurs sources et leurs motivations, leurs méthodes (en particulier le terrorisme aveugle ou le crime de masse) sont également condamnables et néanmoins adapter la lutte contre eux aux circonstances particulières de chacun et, notamment, au terrain politique dont il est issu et qu’il s’agit d’influencer.
30Deuxièmement, si on définit la lutte contre le terrorisme comme une guerre, quelles conséquences en résultent-elles pour le traitement des prisonniers ? Faut-il les considérer comme des criminels à traduire en jugement ou comme des prisonniers bénéficiant des garanties des conventions de Genève ? Ou s’agit-il d’une troisième catégorie, à éliminer purement et simplement, sans autre forme de procès et sans essayer de déterminer leur innocence ou leur culpabilité ? Quelles conséquences, en ce cas, en découlent-elles pour la sécurité et la liberté des populations, celles des pays victimes et celles des pays d’origine des terroristes ? Par définition, la lutte contre le terrorisme est indéfinie. Mais si elle se prévaut d’une levée des garanties juridiques justifiées par un état d’exception lui-même conséquence de l’état de guerre, on risque d’appliquer indéfiniment des mesures conçues pour une situation temporaire et exceptionnelle. On aboutit alors à un état d’exception, donc de violence potentielle, permanent, qui change la nature du régime et de son rapport avec la population.
31Troisièmement et surtout, le problème se pose des rapports entre lutte anti-terroriste et relations internationales entre États. La doctrine Bush proclame que « les États qui aident ou abritent des terroristes seront traités comme des terroristes ». Il reste que ce sont des États qui, en tant que tels, ont une puissance, une vulnérabilité, un statut juridique, des intérêts ou des objectifs différents à la fois de ceux d’un mouvement terroriste et de ceux des États-Unis. D’autre part, ils représentent des populations dont le sort et les réactions doivent être pris en compte par les uns et par les autres.
32La doctrine de sécurité des États-Unis12 aboutit à des résultats étonnamment contestables, contradictoires ou dangereux, précisément à cause de l’adoption d’un critère unique : celui du terrorisme, lui-même défini par le fait de viser les États-Unis et les pays qui s’identifient à eux. D’une part, le document déclare qu’il n’y a plus désormais de conflit entre les grandes puissances et que les États-Unis, la Russie, la Chine sont du même côté, celui de la lutte contre le terrorisme. Moyennant quoi Ouïgours et Tchétchènes sont ajoutés à la liste des mouvements terroristes et la structure du système international semble être celle d’une Sainte Alliance des États contre les mouvements violents ou insurrectionnels quels qu’ils soient, la terreur exercée par les grandes puissances contre leurs voisins ou par certains États contre leurs citoyens n’étant pas prise en compte.
33Mais, d’autre part, le Président Bush déclare : « Tout État qui abrite ou aide des terroristes sera considéré comme terroriste. » Il y a donc des États qui sont en conflit avec les États-Unis parce qu’ils sont du mauvais côté dans le conflit fondamental qui oppose ceux-ci au terrorisme. Mais cela laisse ouverte la question de savoir si l’on combat un État pro-terroriste ou terroriste selon les mêmes règles, la même stratégie, les mêmes armes qu’un individu ou un mouvement terroriste. Or la doctrine américaine, après avoir fort justement souligné combien la menace terroriste exige une riposte spécifique, transpose cette riposte à ses rapports avec les États.
34Les États-Unis remarquent fort justement que face à des hommes ou des organisations qui recherchent le suicide et qui ne disposent pas de territoires ou d’installations fixes, la dissuasion ne fonctionne pas, et qu’il faut s’efforcer, face à eux, comme dans toute opération de police, de prendre les devants. Il est également évident qu’il est plus facile d’influencer les États qui soutiennent les terroristes que ces terroristes eux-mêmes : les États peuvent être dissuadés dans la mesure où ils se comportent en États, où ils ont quelque chose à perdre et quelque chose à gagner, où les représailles peuvent affecter leur puissance extérieure ou leur pouvoir intérieur, où menaces ou promesses peuvent leur faire abandonner leur soutien aux terroristes dans le cadre d’une négociation.
35Cependant, la doctrine de la « guerre préemptive » (en réalité : préventive) et de la « défense anticipée », légitime contre les mouvements terroristes fanatiques, est appliquée par la doctrine Bush également aux États. Du coup, contrairement à la Charte de l’ONU qui ne reconnaît comme légitime que l’usage de la force mandaté ou légitimé par le Conseil de Sécurité (la guerre défensive n’étant légitime qu’en cas d’extrême urgence en attendant que celui-ci puisse se réunir), l’emploi unilatéral de la force, donc la guerre offensive dans les faits (même si ses raisons à long terme et ses justifications rhétoriques sont défensives) se trouve relégitimée. D’autant plus que les critères du danger qui justifie l’attaque préventive ne se limitent pas au terrorisme : ils comprennent également les armes de destruction massive et les « États brigands », c’est-à-dire imprévisibles et tyranniques.
36Là aussi les États-Unis identifient correctement (et plus lucidement que les Européens) le danger maximum : la conjonction du fanatisme et de la technologie, ou encore la conjonction des trois éléments – par exemple l’imminence d’une attaque terroriste utilisant des armes de destruction massive, organisée ou inspirée par un État brigand. Nul doute qu’en pareil cas l’attaque préemptive serait justifiée. Mais la doctrine américaine semble justifier l’emploi de la force devant la présence présumée d’un seul des trois éléments, au motif qu’il pourrait un jour se combiner avec les deux autres et que ce risque, aussi lointain soit-il, est trop grave pour être connu.
37Dès lors, toute cible peut être l’objet d’une attaque préventive, tout État peut se voir contraint à « changer de régime » par la force militaire. On ne peut qu’évoquer le vieil adage selon lequel la recherche par un État de la sécurité absolue amène l’insécurité absolue, pour les autres et finalement pour lui-même.
38Dès lors, le danger de la violence se présente, dans la phase actuelle, sous deux formes opposées mais reliées dialectiquement : l’imprévisibilité anarchique et la bipolarisation manichéenne, la fragmentation et la mondialisation. D’une part, le terrorisme peut frapper n’importe où – il refuse la distinction entre objectifs militaires et populations civiles, voire entre Américains et Juifs, désignés comme ennemis principaux, et les autres infidèles, voire entre ceux-ci et les populations appartenant à la même nation, comme à Tokyo, ou à la même religion, comme à Riyad. D’autre part, la riposte peut, elle aussi, tomber n’importe où. Elle s’efforce de maintenir la distinction entre agresseurs à éliminer et populations innocentes (d’où la non-destruction de Belgrade ou de Bagdad, contrairement à celles de Dresde et d’Hiroshima hier, de Grosny et de Sarajevo aujourd’hui), mais cette distinction est exposée à éclater sous l’effet de l’escalade. On a affaire à deux forces qui se conçoivent l’une et l’autre comme lancées dans une contre-offensive (contre les croisades, la colonisation, la mondialisation d’un côté, l’agression du terrorisme fanatique de l’autre) et ne laissent guère de marge de manœuvre à ceux (Européens ou musulmans modérés par exemple) qui refusent de se laisser entraîner dans cette gigantesque confrontation, remplaçant la vieille opposition Est-Ouest.
39Il est vrai qu’il n’y a plus de refuge pour la neutralité. Mais il est non moins vrai que les chances de limiter la violence qui monte résident dans le refus du manichéisme et dans la conciliation de l’esprit de résistance et de l’esprit critique. Il s’agit de dire oui à la lutte contre le terrorisme mais non à sa transformation en guerre de religion, en conflit des civilisations, ou en opposition violente du Nord et du Sud, des riches et des pauvres, des anciens colonisateurs et des anciens colonisés. Il s’agit de suivre les exigences de la sécurité mais sans sacrifier celles de la liberté, de reconnaître les situations extrêmes ou exceptionnelles, mais en refusant de les considérer comme la norme. Bref, il s’agit de reconnaître, contre les illusions des uns, qu’il n’y a pas de paix qui ne doive être défendue contre la violence, mais aussi, contre les emportements des autres, qu’il n’y a pas de défense légitime et efficace sans perspective de paix.
Notes de bas de page
1 II s’agit de Rudolph Rummel. Cf. P. Hassner, La Violence et la Paix, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000, p. 15.
2 P. Hassner, La Violence et la Paix, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000.
3 P. Hassner, La Terreur et l’Empire, Paris, Seuil, 2003.
4 Cf. J. Keegan, A History of Warfare, Londres, Pimlico, 1994, p. 388 ; et surtout W. Hamson, The Western Way of War, New York, 1989 ; et Id., Carnage and Culture, New York, Anchor, 2001, ch. 1.
5 R. Aron, Les Guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1952.
6 Cf. N. Werth, « Un État contre son peuple », dans Le Livre noir du communisme Stéphane Courtois et al. dir., Paris, Robert Laffont, 1997.
7 M. Doyle, « Kant, liberal legacies and foreign affairs », Philosophy and Public Affairs, 1983.
8 B. Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), dans Les Libéraux, 2, P. Manent éd., Paris, Hachette, Pluriel, 1986.
9 F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
10 S. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
11 M. Singer et A. Wildawsky, The Real World Order : Zones of Peace. 1. Zones of Turmoil, New York, Chatham House, 1993.
12 « The National Security Strategy of the United States of America », The White House, septembre 2002. Tr. fr. (extraits) dans Washington et le monde, P. Hassner et J. Vaisse, Paris, Autrement, 2003, extrait 29, p. 131-132.
Auteur
Directeur de recherches émérite à la Fondation nationale des Sciences politiques.
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Maurice Halbwachs
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