L’échec américain de la Russie
p. 359-367
Texte intégral
1La présence des Russes sur le continent américain, en Californie aussi bien qu’en Alaska, est un épisode presque oublié, encore que ce ne soit qu’en 1867 que les Américains aient acheté l’Alaska, devenu 49e État de l’Union en 1959. L’achat de l’Alaska marque un infléchissement dans l’expansion territoriale des États-Unis, non pas dans la forme, car ce n’était certes pas la première fois que quelques millions de dollars avaient servi de monnaie d’échange pour reculer les limites de la République, mais parce qu’il s’agissait du premier « membre disjoint », alors même qu’il restait encore des vides sur la Frontière. Pourtant cette acquisition, menée rondement par le Secrétaire d’État de l’administration Johnson, William Henry Seward, ne souleva alors aucune opposition sérieuse, sinon de la part du Sénat, peu disposé à se laisser imposer les décisions de l’exécutif. Du côté russe, l’impression prévalut que le gouvernement tsariste était satisfait de se débarrasser d’un territoire dont il ne savait que faire, dans des conditions financières jugées alors inespérées : 7,2 millions de dollars. Une véritable aubaine pour chacun des partenaires, qui n’imaginaient nullement l’importance géopolitique de cette transaction.
2La traduction récente en anglais du rapport du capitaine P.N. Golovin sur sa mission en Alaska en 1862 aide à mieux comprendre les motivations du gouvernement russe2. En 1860, le ministre des Finances, sur instructions d’Alexandre II, avait décidé d’envoyer le conseiller d’État Serge Kostlivcov en Alaska pour enquêter sur la situation de la colonie. À la requête du grand-duc Constantin, amiral de la Flotte, dont on connaissait l’hostilité au maintien de la présence russe en Amérique, le ministre de la Marine lui adjoignit un officier, Golovin, pour lui fournir un rapport indépendant. Après la mission, qui prit place en 1861, chacun des deux envoyés rédigea son rapport, et celui de Golovin fut publié en février 1862 dans le Morskoj sbornik (Anthologie navale), le journal officiel du ministère de la Marine. Il explique fort bien la situation qui était alors celle de l’Amérique russe, ne cherche pas à dissimuler l’échec de la colonisation, et trace ainsi la voie à une cession éventuelle aux États-Unis.
3La découverte des îles Aléoutiennes et du futur Alaska3 résulte du voyage du navigateur danois Béring, au service du tsar, en 1741. Ce fut, semble-t-il, un de ses adjoints, le capitaine Alexis Čirikov, qui mit le premier le pied sur la terre américaine et en rapporta un lot de fourrures qui furent vendues en Russie à leur retour. La qualité de ces peaux excita les convoitises des marchands et les incita à se lancer dans l’aventure, si bien qu’en 1764 le gouvernement russe accorda le privilège exclusif de la traite des fourrures dans cette région nouvellement découverte à deux marchands, à condition pour eux de verser le dixième de leurs profits au Trésor. En fait, l’éloignement rendait les opérations coûteuses et hasardeuses, à moins de réunir des capitaux suffisamment abondants pour surmonter ces handicaps. Telle fut la raison d’être de la Russian American Company, fondée à Irkutsk en 1799, approuvée par le tsar Paul Ier et transférée à Saint-Pétersbourg l’année suivante. Le souverain montra son intérêt pour cette aventure en souscrivant lui même vingt actions.
4Compagnie commerciale munie d’une charte impériale pour une durée de vingt ans, la Russian American Company était aussi et surtout, comme sa voisine, la Compagnie de la Baie d’Hudson dont la charte de fondation date de 1670, une entreprise de colonisation, chargée de civiliser les populations locales, Aléoutes, Tlingits, Esquimaux, de mettre en valeur la région et de pourvoir à sa défense contre d’éventuels agresseurs. Parmi ses tâches figuraient l’évangélisation de ces natifs, leur alphabétisation, leur éveil au monde extérieur. Les premières années furent relativement faciles, car les profits tirés de la traite des fourrures étaient assez élevés pour couvrir les dépenses d’installation. La compagnie créa des postes permanents dans plusieurs des îles de l’archipel et sur le continent, se dota d’une capitale, New Arkhangel, l’actuel Sitka, dans l’île Baranov, située au sud. Puis, rapidement, les progrès de la colonisation marquèrent le pas, en raison des rigueurs du climat, de la longueur des communications avec la métropole et de la difficulté d’entrer en contact avec les populations locales, surtout les Tlingits, particulièrement réticents à l’égard des Russes. Il est vrai que le manque de prêtres orthodoxes retarda leur christianisation, au moment où apparaissaient les premières difficultés économiques, liées à la raréfaction des animaux à peaux, castors, ours, phoques, renards polaires..., victimes d’une chasse trop intensive.
5La compagnie tenta une diversion en direction du sud, en implantant, en 1812, un poste sur la côte de ce qu’on appelait la Nouvelle-Albion, nom donné à la partie septentrionale de la Californie alors espagnole. La raison officielle de la création de Fort Ross était la nécessité de procurer aux colons de l’Alaska de la nourriture fraîche en viande et légumes. Des terrains cédés sans difficultés par les Indiens permirent en effet l’établissement de cultures et l’élevage du bétail. Mais ni le gouvernement espagnol ni les missions franciscaines n’avaient été consultés sur cette prise de possession. En fait, la chasse au phoque et la pêche se révélèrent plus profitables que la culture ou l’élevage, si bien que l’enclave de Fort Ross ne remplit jamais son rôle de centre nourricier, tout en demeurant une épine dans une terre réclamée par le Mexique qui s’était substitué à l’Espagne. Ayant perdu tout intérêt dans cette entreprise, talonnée par le gouvernement mexicain, la Compagnie finit par vendre Fort Ross, en 1835, à John Sutter, cet immigré suisse, devenu citoyen mexicain, qui avait reçu de larges concessions de terres au confluent du Sacramento et de l’American River, où il fonda New Helvetia. C’est là que furent découvertes treize ans plus tard les pépites d’or qui provoquèrent la ruée vers la Californie. L’intermédiaire dans cette transaction fut le consul russe à San Francisco qui disparut avec une partie de la somme avant de la remettre à la Russian American Company4.
6Les visées des Russes sur la côte du Pacifique avaient suscité les inquiétudes du gouvernement américain et, en particulier, du secrétaire d’État, John Quincy Adams, qui, en réponse à l’oukase du 4 septembre 1821 étendant la souveraineté russe jusqu’au 51e parallèle et interdisant le commerce maritime aux navires autres que russes, avait répondu par une note très ferme : « ... Nous dénions le droit de la Russie à tout établissement territorial sur ce continent et affirmons le principe que les continents américains ne sont plus ouverts à de nouveaux établissements européens. » C’était, deux ans avant leur formulation, l’affirmation des principes contenus dans la déclaration de Monroe, motivée, comme on le sait depuis les travaux de Dexter Perkins, au moins autant par les ambitions russes que par les velléités de la Sainte Alliance de mater la révolte des colonies espagnoles. Un traité signé en 1824 limita l’expansion russe vers le sud au 54° 40’ de latitude nord et préserva les droits exclusifs des Russes dans leurs ports d’Amérique. Un traité de commerce et de navigation signé en 1832 établit la réciprocité pour les navires des deux pays dans les ports respectifs. La question de Fort Ross n’était alors pas du ressort des États-Unis, puisque cette partie de la côte venait de passer de la souveraineté espagnole à celle du Mexique.
7Avec la ruée vers l’or qui entraîna un rapide peuplement de la Californie, des relations commerciales d’un type nouveau s’instaurèrent, sur lesquelles le rapport de Golovin apporte des données intéressantes. Dès 1848, l’administrateur de l’Alaska fit transporter à San Francisco un lot de marchandises diverses qui se vendirent facilement malgré leur mauvaise qualité. Il renouvela l’opération en 1850 et 1851, avec un succès moindre, car les chercheurs d’or boudaient cette camelote. Il eut alors l’idée de livrer une cargaison de glace, sachant que les Américains, grands amateurs, la faisaient venir de Boston, à prix élevé. Un premier chargement de 250 tonnes rapporta à la Compagnie 18 750 dollars, soit 75 dollars par tonne. Ce fut le début d’un trafic très profitable, officialisé par un contrat entre la Russian American Company et l’American Russian Trading Company, dirigée par un homme d’affaires américain, Beverley C. Sanders. Le premier porta sur une livraison annuelle de mille tonnes, valable jusqu’en 1855. Un nouveau contrat, d’une durée de vingt ans cette fois fut signé en 1854, applicable à partir de 1855, accordant à la Russian American Company le privilège exclusif de la livraison de glace à sa partenaire américaine, en même temps qu’elle s’engageait à fournir du bois, du poisson et du charbon. Ce nouveau contrat, qui pouvait élargir les horizons économiques et commerciaux de l’Alaska, fonctionna mal, en raison, selon Golovin, des spéculations dans lesquelles se lança Sanders, fut dénoncé unilatéralement par les Russes et remplacé par un troisième, qui prenait effet à partir de 1860.
8La glace constituait le principal article d’exportation de l’Alaska dans les années cinquante : 20 500 tonnes de 1852 à 1860, représentant une valeur globale de 122 000 dollars. Cette nouvelle orientation contraignit la Russian American Company à construire à Sitke et à Kodiak des installations de stockage. En comparaison, les exportations d’autres marchandises représentaient peu de choses. L’économie de l’Alaska, fondée sur une mono-production, était devenue entièrement dépendante de la Californie.
9L’entrée de celle-ci dans l’union en 1850 coïncidait avec la popularisation du concept de Manifest Destiny, exprimé quelques années auparavant par un journaliste et appliqué déjà dans le cas du Texas5. Dans ce contexte nouveau, l’Alaska revêtait un intérêt croissant pour les États-Unis. Ses potentialités stratégiques furent mises en évidence en 1854 et 1855, au cours de la guerre dite de Crimée, lorsque les côtes septentrionales de la Sibérie constituèrent l’objectif d’une attaque anglo-française. En 1854, une flotte de six vaisseaux, trois anglais et trois français, partit des îles Hawaï, gagna la mer d’Okhotsk, réussit à investir le port de Petropavlovsk, dans le Kamchatka, mais échoua dans une tentative de débarquement. L’année suivante, la même flotte détruisit Petropavlovsk, saisit un navire de la Russian American Company, le Sitka, et occupa temporairement une des îles Kouriles. En même temps, les Aléoutes se soulevèrent contre les Russes. Ces épisodes, très rarement relatés, firent renaître dans certains cercles dirigeants américains des craintes sur les visées britanniques dans le Nord-Pacifique et, du côté russe, accentuèrent les doutes sur l’opportunité de maintenir l’Alaska dans l’empire6.. Ils avaient déjà été exprimés par le gouverneur de la Sibérie, Muraviev, qui avait occupé la vallée de l’Amour et prévoyait l’avenir de la colonisation russe sur le continent asiatique plutôt qu’en Amérique. Il avait proposé dès 1853 de vendre l’Alaska aux États-Unis et en avait convaincu ultérieurement le grand-duc Constantin qui se fit l’avocat de la cession7. Du côté américain, le sénateur de Californie, William Gwin, bien connu pour ses vues expantionnistes, soumit au Secrétaire d’État, William L. Marcy, un plan destiné à acquérir l’Alaska. Marcy approcha à son tour le ministre de Russie aux États-Unis, Edouard de Stoeckl, qui préféra ne pas se prononcer. Ce silence cachait-il une approbation tacite ? Peut-être. En tout cas, l’idée faisait son chemin, puisqu’elle fut reprise en 1860 par le président Buchanan, qui avait derrière lui une longue expérience diplomatique, comportant en particulier un séjour à Saint-Pétersbourg comme ministre des États-Unis. Le bruit que les Mormons pourraient quitter l’Utah pour s’établir dans l’Amérique russe parvint aux oreilles de Stoeckl qui questionna le président Buchanan. D’après la tradition, sa réponse fut : « Quant à nous, nous serions très contents d’en être débarrassés8 ». C’était à la veille de la guerre de Sécession qui mit fin à toutes les velléités d’achat ou de vente.
10Si la guerre civile interrompit les pourparlers, elle créa néanmoins un contexte favorable, dans la mesure où l’empire tsariste, à la différence du Royaume-Uni et de la France, se cantonna dans une neutralité absolue dont les États-Unis lui furent reconnaissants. En outre, en 1863, ils refusèrent de se joindre à une démarche commune de l’Autriche, de la France et du Royaume-Uni en faveur des Polonais qui venaient de se soulever une fois encore contre l’autocratie. Ce fut le tour des Russes d’apprécier avec reconnaissance la position américaine. Les relations étaient au beau fixe entre Russes et Américains, Seward exprimait ouvertement son admiration pour Gorčakov, comme s’il attendait une occasion pour mettre sur le tapis la question de l’Amérique russe. Il alla jusqu’à suggérer au ministre américain à Saint-Pétersbourg, Cassius Clay, d’inviter le grand-duc Constantin en visite officielle aux États-Unis, ajoutant : « Je pense que nous pourrions en tirer avantage, et les Russes aussi. Je m’abstiens d’en préciser les raisons.9 » Il y a tout lieu de croire qu’il faisait alors allusion à l’Alaska.
11À Saint-Pétersbourg, le renouvellement de la charte de la Russian American Company faisait l’objet de discussions depuis 1860, bien que l’échéance ne se situât qu’en 1863. La Compagnie était alors la cible de vives critiques politiques, qu’exprima le grand-duc Constantin, et rencontrait d’autre part des difficultés croissantes dans ses activités. Les dividendes versés à ses actionnaires expriment bien l’évolution de ses affaires : d’un maximum de 27 roubles par action en 1840 et 1841, ils étaient tombés à 20 en 1858 et 1859 et à 16 en 1861. Parallèlement, le coût de l’entretien des colonies ne cesse de s’élever, de 250 000 roubles par an dans les années cinquante à 309 000 en 1858 et 335 000 en 186110. Cette situation financière explique la proposition faite à la Compagnie de renouveler sa charte, mais pour une durée réduite de vingt ans à douze, et moyennant de nouvelles obligations, ce qu’elle refusa naturellement. Elle fut donc autorisée à continuer momentanément ses activités, sans garantie. En même temps, elle fit l’objet de plusieurs enquêtes, dont celles de Golovin et de Kostlivcov. Se sachant vulnérable, elle chargea de son côté un de ses employés, P.A. Tixmenev, de prendre sa défense, en écrivant son histoire qui parut à Saint-Pétersbourg en 1861-186311.
12Le rapport de Golovin est très révélateur des difficultés de la compagnie dans la mesure où il met en pleine clarté les limites de la colonisation russe. En 1860, la population était évaluée à 10 000 individus pour un territoire trois fois plus grand que la France, parmi lesquels 600 Russes et 1 900 « Créoles », c’est-à-dire métissés de Russes et de natifs. Le groupe ethnique le plus nombreux était celui des Aléoutes, estimé à près de 5 000 personnes. Ces chiffres sont naturellement sujets à caution, au moins pour ce qui est des natifs, car la présence russe était limitée aux archipels et à la frange côtière. Il apparaît nettement que l’Alaska ne constituait pas une zone attractive pour les Russes, en raison de son isolement et de son éloignement. Les relations avec la métropole à travers la Sibérie étaient très lentes et malaisées, au point que Golovin avait préféré traverser l’Europe jusqu’en Angleterre, s’y embarquer à destination de Boston, rejoindre Panama, traverser l’isthme, puis suivre la côte jusqu’à Sitka, en visitant au passage Acapulco et San Francisco12.
13Dans son rapport, il critique la politique suivie à l’égard des natifs, fondée essentiellement sur leur conversation au christianisme orthodoxe. Il suggère de les dégager de leurs obligations à l’égard de la Compagnie russo-américaine, ce qui semble indiquer la pratique du travail forcé ou une forme clandestine de servage, de renforcer le rôle des chefs locaux (les « toions »), de répandre l’instruction et, d’une façon générale, de les intéresser davantage à leur sort. Mais cela n’arrivera que lorsque les missionnaires seront « des personnes d’un meilleur caractère moral et d’une meilleure éducation, plus capables de comprendre leur vocation, décidés à ne plus se cacher derrière les murs de leurs forts, prêts à vivre plus près des natifs et à leur montrer l’exemple ». Il serait bon de séparer les enfants de leurs parents afin de leur donner une éducation totalement différente et de rompre avec le milieu naturel. Curieusement, ce thème d’une éducation séparée est exprimé au même moment par les Américains, qui l’appliquent déjà aux Indiens en attendant de le faire aux Noirs. Il est indispensable aussi d’organiser également de véritables tribunaux.
14Mais les critiques les plus dures sont adressées à la Russian American Company : elle recherche le profit et non le bien-être des habitants ; elle se trouve dans une situation de monopole qui lui permet de vendre très cher des produits de très médiocre qualité. Il n’existe d’ailleurs pas de monnaie, et les échanges se font sur la base du.troc, pour le plus grand désavantage des natifs. La seule solution serait d’ouvrir deux ports aux navires étrangers, afin de stimuler la concurrence. Il serait bon aussi d’établir un service maritime entre Sitka et Victoria, dans l’île de Vancouver, en correspondance avec les navires britanniques en relations avec l’Europe. La Russian American Company a concentré tous ses efforts sur la traite des fourrures aux dépens d’une réelle mise en valeur du sol, ce qui a écarté jusqu’à présent les véritables colons dont l’afflux conditionne le développement de ces terres lointaines. « La Compagnie a trouvé plus profitable et avantageux de procurer aux habitants du grain et de la viande importés plutôt que de faire des efforts sérieux de recherche. Faut-il l’en blâmer ? Non, elle a agi comme une compagnie commerciale, en vue du profit, car autrement elle n’aurait pas survécu.13 »
15La solution globale proposée par Golovin consiste à nommer un gouverneur de la colonie, indépendant de la Russian American Company et muni de larges pouvoirs pour assurer la sécurité des habitants quels qu’ils soient. Une de ses fonctions essentielles sera de lutter contre les excès des baleiniers et des pêcheurs qui exploitent abusivement les côtes. La Russian American Company subsisterait, mais ses obligations devraient être plus nettement précisées, et son monopole aboli.
16 Le rapport de Golovin était alors loin d’être le seul. Les espoirs suscités par le développement de l’Amérique russe avaient été cruellement déçus du fait des errements et insuffisances de la Compagnie qui en avait reçu la charge et, en outre, son utilité pour la Russie ne paraissait plus aussi évidente qu’au début du siècle. Le gouvernement tsariste orientait son expansion davantage en direction de la basse Vallée de l’Amour et les confins de la Chine que vers les côtes septentrionales de l’Amérique. C’était en tout cas la conviction du grand-duc Constantin, le propre frère d’Alexandre II et, on l’a vu, grand-amiral de la flotte. Mais si la cession de l’Alaska semblait acquise à la fin des années cinquante, il n’en était plus de même au lendemain de la guerre de Sécession qui avait affaibli les États-Unis au point de mettre en veilleuse pour longtemps leurs ambitions territoriales. Ainsi s’explique le revirement du gouvernement russe en 1865, décidé à conserver désormais son enclave en terre américaine. C’était ne pas tenir compte de la situation nouvelle créée par la formation prochaine de la Confédération canadienne (sa création date de 1867) et des inquiétudes qu’elle provoquait chez le voisin du Sud, les États-Unis. Au moment où la Russie cessait de s’intéresser à la vente de l’Alaska, les Américains étaient demandeurs, de peur de voir le Canada ou la Compagnie de la baie d’Hudson mettre la main sur l’extrémité septentrionale du continent.
17De passage à Saint-Pétersbourg en 1866, Édouard de Stoeckl eut des entretiens avec les milieux dirigeants. S’il est certain que GorČakov n’était plus intéressé par la cession de l’Alaska, il n’en allait pas de même du ministre des Finances, Reutern, qui privilégiait la transaction financière, et n’était pas insensible au profit que son pays pouvait en retirer. Stoeckl relança donc l’idée et réussit à obtenir la réunion d’un groupe restreint qui, sous la présidence d’Alexandre II, comprenait Goršakov, Reutern, le ministre de la Marine, Krabbe, et lui même, le 16 décembre 1866 : le principe de la cession de l’Alaska y fut décidé moyennant un prix minimum de cinq millions de dollars. Stoeckl, qui devait regagner son nouveau poste à la Haye, fut immédiatement renvoyé à Washington pour conclure la négociation.
18Restait la phase décisive, celle de la négociation finale, qui ressembla au jeu du chat et de la souris. Seward attendait des ouvertures de la part des Russes, tandis que ceux-ci estimaient qu’il appartenait aux Américains de leur faire des propositions, puisqu’il étaient demandeurs. D’autre part, Stoeckl avait tout intérêt à faire monter les enchères sans trop se hâter. La négociation s’engagea alors à Washington directement entre le Secrétaire d’État et le ministre russe, au retour de son pays, en mars 1867, dans un secret quasi total, en dehors du président et des membres du Cabinet qui laissèrent carte blanche à Seward. La cession de l’Alaska était virtuellement acquise, mais il subsistait un doute sur le prix d’achat ainsi que sur son ampleur. Seward aurait voulu faire d’une pierre deux coups en obtenant du gouvernement-russe qu’il exerça sa pression sur le Danemark afin d’obtenir en même temps la cession des Antilles danoises. À la suite du refus très net de Gorčakov, Seward et Stoeckl se mirent d’accord sur la somme de 7,2 millions de dollars en or dans la soirée du 29 mars 1867, moins de vingt-quatre heures avant la fin de la session du Sénat, auquel le texte de l’accord fut soumis le lendemain même. Seward avait hâte de le faire voter tant il le considérait comme son propre enfant et craignait des réactions hostiles dans l’opinion qui auraient pu influencer les sénateurs. Il mit immédiatement dans la confidence Charles Sumner, président de la commission des relations extérieures du Sénat, afin de hâter la ratification de l’accord. Le prix offert aux Russes parut extravagant à de nombreux Américains qui accréditèrent l’expression de « Mr. Seward’s icebox » ou de « Mr. Seward’s folly »14. Bien que peu d’entre eux, plus sensibles à la dépense qu’à la valeur des choses, se rendaient alors compte de ce que représentait l’Alaska pour l’avenir de leur pays, et les Russes n’étaient pas davantage conscients du capital qu’ils venaient de céder pour des économies à court terme.
19La ratification fut d’ailleurs plus difficile que prévu. Seward aurait voulu l’unanimité du Sénat. Malgré le poids de Sumner, un premier vote fut indécis, et un second rassembla trente-cinq voix sur trente-sept, avec deux abstentions. Quant à la Chambre des représentants, seule habilitée à voter les crédits pour l’achat de l’Alaska, elle tarda à se prononcer, au point que les Russes durent patienter dix-huit mois avant de recevoir leur dû. Leur double déception, sur le prix et le versement tardif de la somme convenue, se marqua par la disgrâce de Stoeckl qui fut exclu du service diplomatique et alla terminer ses jours en France.
20L’achat de l’Alaska par les États-Unis, ou, si l’on préfère, sa cession par la Russie montre une convergence totale entre les deux pays malgré les ultimes atermoiements à Saint-Pétersbourg. L’Empire tsariste était embarrassé par cette possession encombrante, sans intérêt économique, et dépourvue d’importance stratégique à ses yeux, depuis l’extension de l’Empire russe en Asie orientale. L’Alaska ne pouvait être qu’une pomme de discorde dans ses relations avec la république américaine, à une époque où les relations entre les deux États étaient excellentes et où chacun des partenaires tenait à les conserver telles. Pour les États-Unis, les avantages d’une telle acquisition étaient évidents, mais il a fallu l’échec de la colonisation russe et la ténacité d’un secrétaire d’État expansionniste pour réussir une opération dont le succès était loin d’être garanti à l’avance.
Notes de bas de page
1 Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à mon collègue et ami, Jean Heffer, directeur d’études à l’E.H.E.S.S., pour les renseignements bibliographiques qu’il m’a fournis avec sa complaisance habituelle.
2 The End of Russian America : Captain P.N. Golovin’s Last Report, 1862, trad., intr. et notes Basil Dmytryshyn et E.A.P. Crownhart-Vaughan, Portland, Oregon Historical Society, 1979, 249 p.
3 Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on dit « Amérique russe », le terme d’Alaska apparaît entre 1850 et 1860 pour désigner la terre habitée par les Aléoutes et reçoit sa confirmation après l’achat par les Américains.
4 Le site de Fort Ross a été préservé sous forme de State Historic Park. L’église, les bâtiments annexes et le mur d’enceinte sont, en réalité, des restaurations, car les constructions laissées à l’abandon par Sutter furent victimes du tremblement de terre de 1906 et de deux incendies successifs en 1970 et 1971.
5 L’expression Manifest Destiny apparaît en 1845 dans la Democratie Review sous la plume de John O’Sullivan : « ... Notre destinée manifeste d’occuper le continent réservé par la Providence... ».
6 On ne trouve aucune mention des opérations anglo-françaises dans le Pacifique ni dans l’Histoire de France contemporaine d’Ernest Lavisse (t. 6 : La Seconde République et le Second Empire, par Charles Seignobos), ni dans Peuples et Civilisations (t. 16 : Démocratie, réaction, capitalisme). Brève mention dans The End of Russian America, p. XI-XII ; développement plus détaillé dans Hector Chevigné, Russian America : The Great Alaskan Venture, 1741-1867, London, 1966, p. 219-220.
7 H. Chevigné, op. cit., p. 232.
8 Épisode rapporté dans Glyndon G. Van Deusen, William Henry Seward, New York, 1967, p. 537.
9 Ibid., p. 539 : « I think that it would be beneficial to us, and by no means unprofitable to Russia. I forebear from specifying my reasons. »
10 Chiffres donnés par P. A. Tikhmenev, A History of the Russian American Company, trad. et éd. Richard A. Pierce et Alton S. Donnelly, Seattle-London, 1978, 522 p., pp. 393 et 394.
11 P. A. Tixmenev, officier de marine, entra au service de la Russian American Company en 1857 pour, semble-t-il, écrire son histoire. Il eut accès aux documents qui sont partiellement publiés dans des annexes, reproduites dans P.A. Tixmenev, A History of the Russian American Company, vol. 2 : Documents, trad. Dmitri Krenov, Kingston (Canada), 1979, 257 p. Ce volume concerne la période 1783-1807. Tixmenev quitta la compagnie en 1864. Il existe de multiples traductions américaines de son histoire, celle utilisée ici étant la plus récente.
12 The End of Russian America…, op. cit., p. XIV.
13 Ibid., p. 117.
14 Sur le détail de la négociation, les réactions et la ratification par le Sénat, cf. l’ouvrage de Van Deusen, déjà cité ; p. 541 et suiv. Une tradition (non confirmée) qui serait due au fils de Seward veut que Stoeckl soit venu trouver William Seward chez lui, alors qu’il jouait au whist pour lui annoncer la réponse positive de Saint-Pétersbourg et lui ait proposé de remettre la signature au lendemain. Seward aurait préféré aller tout de suite au Secrétariat d’État, fermé en raison de l’heure tardive, pour signer l’acte. Finalement, ce n’est que le 30, tôt dans la matinée, que le texte fut signé.
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Russes, slaves et soviétiques
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