Vins et champagne français en Russie dans la première moitié du xixe siècle
p. 343-357
Texte intégral
1Cette étude s’appuie sur la correspondance commerciale consulaire déposée aux Archives des Affaires étrangères et se fonde plus particulièrement sur le dépouillement des tomes XVI (septembre 1821- 1822) à XXVII bis (1852)1.
1. Le marché du vin français. Ses caractéristiques.
a) Quelle est l’importance de la clientèle russe consommatrice de vins français ?
2D’après un rapport de 1847 du consul français à Saint-Pétersbourg, sur 60 millions de Russes, 45 millions sont des serfs pour lequels le vin est inconnu. Le peuple boit de l’eau-de-vie qu’il appelle vin : le vin véritable n’a aucun attrait pour lui. Sur les quinze millions restants, la majeure partie sont paysans libres, cosaques, artisans, anciens soldats. Sur les 43 000 marchands que compte la Russie en 1845, 6 500 appartiennent aux deux premières classes et sont parfois des clients de vins français, ainsi que les employés en général peu aisés. Pour cette classe intermédiaire le vin est une affaire de luxe : on boit d’habitude les boissons fermentées du pays et dans les grandes occasions du champagne. Restent les propriétaires fonciers qui sont au nombre singulièrement restreint pour un empire aussi vaste, de 109 330 dont 88 874 possèdent moins de 100 paysans et sont à peine à leur aise, 16 740 possèdent de 100 à 500 paysans et sont classés comme très riches. Ce sont ces deux dernières classes, comptant ensemble 20 456 propriétaires, représentant environ 60 000 individus qui consomment les produits. En y ajoutant les employés aisés, les marchands riches et ceux qui vivent de capitaux placés, et en évaluant très largement, c’est tout au plus si l’on peut compter 300 000 parties prenantes. Dans ces conditions le prix importe peu, des vins cotés trop bas, quoique de bonne qualité, se vendent plus difficilement que ceux qui sont cotés très haut (25 : 475). Ainsi apparaissent nettement les caractères de l’importation des vins français en France : ceux-ci sont des produits de luxe, privilèges d’une classe sociale. Cela définit les limites de leur marché et explique la politique douanière du gouvernement russe à leur égard.
b) Qualités et quantités exportées. Prix.
3Des tableaux donnés en annexe, il apparaît que :
- La France expédie la presque totalité des vins mousseux achetés par la Russie et environ 30 % des vins non mousseux (cf. tableau 2) ;
- Elle vend à Saint-Pétersbourg :
- d’après les tableaux 1 et 5, 30 % de la valeur des vins vendus en Russie ;
- d’après les tableaux 4 et 5, 80,05 % des bouteilles de champagne vendues en Russie ;
- d’après les tableaux 1 et 5, 30 % de la valeur des vins vendus en Russie ;
4Ces ventes représentent, d’après le tableau 3, 63,35 % des ventes totales réalisées par la France à Saint-Pétersbourg en 1831, 73,5 % en 1837 et 58 % en 1839.
5La France exporte des vins de Bordeaux et quelques vins courants. On les évalue en général à quelques milliers de litres (1 ou 2 seulement pendant les années 1830), à quelques millions de litres pendant les années 1850 (3 826 300 litres en 1851). L’évolution est considérable, les prix sont très élevés : c’est ainsi par exemple qu’en 1847 la bouteille de Bordeaux se vend 40 francs à Moscou (25 : 475). Certains vins de Bourgogne ont une solide réputation. Mais ce sont surtout les vins de Champagne qui constituent l’essentiel des exportations françaises de vins. Ce fait s’explique par le caractère unique de ce vin (il n’a pas d’équivalent sur le marché mondial), et par l’engouement de la haute société russe pour cette boisson (la marque la plus réputée était celle de la Veuve-Clicquot de Reims). Il est difficile d’évaluer la quantité de bouteilles exportées jusqu’en 1835-1840. L’exportation porte sur 300 000 à 400 000 bouteilles par an. Ce chiffre s’élève régulièrement entre 1840 et 1852, et approche du million de bouteilles vers 1850-1852 : l’augmentation entre 1842 et 1852 est, d’après le tableau 4, de 27 %. La progression est très marquée.
c) Les chemins suivis par ces marchandises sont variables.
6Les vins de Bordeaux sont vendus à Bordeaux même. Ce sont, en général, les navires étrangers qui se chargent le plus souvent de la navigation dans ce secteur qui les transportent à Saint-Pétersbourg. Deux voies s’offrent aux vins de Champagne. La première voie passe par Paris-Rouen-Le Havre, d’où les caisses sont embarquées pour Saint-Pétersbourg. La seconde voie emprunte un chemin en terre étrangère jusqu’à Lübeck où les bateaux « hanséatiques » les chargent pour Saint-Pétersbourg. Cette dernière voie est secondaire par rapport à la première.
2. Étude du patrimoine vinicole de la Russie.
7Il est évident que cette faveur pour les vins français a suscité des concurrents dans l’intérieur même de la Russie.
8a) Certaines régions de Russie produisent du vin, car la culture de la vigne a été introduite dans ces provinces méridionales par Pierre Le Grand. « La Kachétie produit un vin d’une saveur particulière. On connaît d’autre part les qualités propres aux vins du Don. On prétend même qu’ils ont une certaine analogie avec ceux de la Champagne et de la Bourgogne. Si la France a sur un circuit de 9 984 lieues 3 954 600 arpents de vignes qui produisent, en 1827, 83 073 372 de francs, soit 50 millions d’hectolitres dont 19 sont consommés sur place, 18 sont exportés et 13 convertis en eaux-de-vie, on compte dans le premier arrondissement du Don 9 170 vignobles, et dans le second arrondissement 2 590. Les vignobles sont en général de 200 à 800 et jusqu’à 1 000 ceps de vigne et l’on y cultive plusieurs espèces différentes de raisin. Il existe, en outre, un assez grand nombre de vignobles dans 9 arrondissements de Tscherkesk et Myousk. Le vin le plus faible, ordinairement rouge, s’expédie en barriques au mois d’octobre. On évalue à 70 000 seaux2 la quantité qu’en reçoit annuellement la ville de Moscou. 30 000 seaux sont envoyés à Kharkoff, plus de 30 000 seaux à Koursk, Kalouga, Voronège, Toula et Saratoff, sans compter ce qui se vend sur les lieux aux marchands de l’intérieur qui viennent à cette époque faire leur approvisionnement. » Ce qui reste en cave est mis en barriques et collé3 au bout de trente jours. Au mois de février, on le colle une seconde fois et on le soutire. L’on ajoute une certaine proportion de sucre raffiné au vin qui a suffisamment de force et de saveur et on le met en bouteille après l’avoir passé à la « chausse ». Les principaux négociants qui s’adonnent à cette branche d’industrie préparent annuellement à eux seuls plus d’un million de bouteilles de ce vin qui est envoyé jusqu’à Saint-Pétersbourg, à Tiflis et dans un grand nombre de villes de l’intérieur. Il s’en consomme une quantité au moins égale sur les lieux et dans le territoire des Cosaques du Don, on évalue à deux millions de roubles assignation de banque les revirements annuels des négociants en vin du Don. En Tauride, pendant dix années de 1841 à 1850, la production du vin dans les trois districts de Yalta, Simféropol et Théodosie, a été de 5 021 047 vedra (soit 637 422 hl) évalués à 1 374 650 roubles. En 1851, elle a dépassé la moyenne des dix années précédentes et a été de :
9De plus on extrait annuellement du raisin et indépendamment de la quantité de vin précitée de 5 à 10 000 vedra d’eau-de-vie que l’on fabrique autant que l’on peut, à l’imitation de celle de la France. « On peut dire en conclusion que le climat de tout le gouvernement de Kherson, l’un des plus fertiles comme l’on sait de la Russie méridionale, permet d’y cultiver la vigne avec succès et jusqu’à 200 vers tes au nord de la mer, on en a fait l’expérience. On y récolte maintenant un vin qui est de même qualité que celui de Moldavie. On assure que celui que l’on fait aux environs d’Odessa et particulièrement dans la propriété du Sénateur Potocki est même meilleur que ce dernier. Il faut signaler enfin que les vins de Tscheftschwadzoff sont réputés excellents, autant paraît-il que ceux de France, Italie, Hongrie et Grèce » Telle est la situation vinicole russe en 1827 (19 : 18-20).
10b) Le gouvernement cherche à développer la culture de la vigne. Son effort porte sur l’extension des vignobles dans cette même région ; c’est ainsi que l’oukase du 14 septembre 1828 stipule que, dans les gouvernements d’Ekaterinoslav, de Kherson et de la Tauride, « les paysans de la Couronne qui désireront planter [des jardins fruitiers] ou des vignes sur les terres communales de leur village, devront non seulement n’éprouver à cela aucun obstacle, mais encore en recevoir la jouissance à perpétuité sans être tenus de rien payer à la Couronne ou à leur communauté. Pour obtenir ce droit à perpétuité, le planteur doit prouver que le terrain qu’il a cultivé porte au moins un cep de vigne par sagène carrée. D’une façon générale tous les colons de la nouvelle Russie, ont été obligés par leurs chefs de faire des plantations de vignes. » (20 : 130).
11Le gouvernement russe, d’autre part, porte attention à la formation des vignerons. Dès 1811, on fait venir des vignerons étrangers qui ont contribué aux bons résultats obtenus dans les régions méridionales de la Russie et qui, à leur tour, ont formé des élèves dans le pays dit « des Cosaques du Don ». En 1827 le général Plovaïsky, ataman des Cosaques, a proposé aux propriétaires de vignobles d’envoyer à leurs frais, quatre des meilleurs vignerons du pays, en France, pendant deux ans, pour s’y perfectionner dans la culture de la vigne et la fabrication du vin. Cette proposition, à laquelle était jointe l’offre de l’Administration des Cosaques de concourir à la dépense qu’elle occasionnerait, a été acceptée. Ces vignerons devaient séjourner en Champagne et en Bourgogne, car les vins du Don, prétend-on, ont une certaine analogie avec les vins de ces régions (19 : 18-20).
12c) À ces mesures s’ajoutent les mesures économiques et financières. Par l’oukase du 20 octobre 1827, l’empereur autorise l’établissement d’une compagnie des vins de Crimée. Cette compagnie, formée d’actionnaires a pour but « d’améliorer la qualité, d’augmenter la quantité desdits vins et de leur procurer un débit avantageux ». Son capital est formé de 200 actions à 1 000 roubles chacune et, pour les habitants de la Crimée seulement, sont émises des demi-actions de 500 roubles. Le comptoir, les caves et les magasins de ladite compagnie sont établis à Simféropol (19 : 137). Par l’oukase du 14 septembre 1828, le gouvernement s’engage à accorder, pour « encourager » la culture des vignes et la fabrication des vins, ainsi que pour procurer des débouchés aux vins de raisin produits dans les gouvernements de la Nouvelle Russie, une protection particulière et de nouvelles facilités à cette branche d’activité en faisant même des sacrifices sur les revenus provenant de la vente des boissons fortes (20 : 130).
13En 1829, par l’oukase du 25 juin, un capital de 125 051,27 roubles est mis à la disposition du gouverneur général de la Nouvelle Russie et de la Bessarabie pour être employé « à y encourager et perfectionner ladite culture de la vigne ».
3. Dispositions douanières.
14En 1822, les droits perçus sur les vins et eaux-de-vie sont presque doublés (16 : 259). Déjà en 1821, une taxe de 1 rouble argent par bouteille était prélevée sur les vins de Champagne. Une comparaison entre le tarif de 1820 et celui de 1822 met en valeur des différences considérables :4
15En 1842 une nouvelle augmentation intervient qui se traduit ainsi :
16Ce nouveau tarif incorpore certaines taxes auparavant disjointes et qui se présentaient de la façon suivante :
17auxquels s’ajouteraient 2 % de droit de quarantaine perçu sur ce total, soit 0,81 rouble. Le total général de l’ancien droit était de 41,31 roubles. Désormais le droit perçu étant de 48 roubles argent on évalue la différence à 6,69 roubles soit 26,76 francs en plus5. L’augmentation est de 33,5 % pour les vins et de 35 % sur le champagne. Un tableau récapitulatif met en lumière la politique commerciale russe concernant les importations de vins.
18Jusqu’à la fin de la période étudiée les vins sont soumis à des droits élevés ; même le tarif plus libéral du 23 novembre 1850 ne leur accorde aucun dégrèvement (27 : 80). Sur ce plan les vins français se trouvent défavorisés par rapport aux vins étrangers. En effet, le 5 août 1833 un oukase, permet la diminution des droits sur les vins d’Autriche et de Hongrie (22 : 400). La France, par l’intermédiaire de son consul à Saint-Pétersbourg, proteste contre un régime discriminatoire et défavorable à son commerce. Le gouvernement russe présente alors les arguments suivants : « La diminution de droits d’entrée sur les vins d’Autriche et de Hongrie est une conséquence des rapports de voisinage qui existent entre les États de l’Empereur et quelques provinces de la monarchie autrichienne, ces rapports pouvant, par leur nature, mettre le gouvernement impérial dans le cas de modifier de temps en temps sa législation commerciale dans quelques unes de ses dispositions de détail selon que l’exigent les besoins et les intérêts des pays respectifs, sans que de pareilles modifications puissent influer d’une manière préjudiciable sur les relations de commerce que la Russie est intéressée elle-même à entretenir avec d’autres puissances amies et dont le développement progressif est dans les vœux du gouvernement. » Cela ne saurait nuire aux intérêts du commerce français, car il est décrété que « la diminution des droits ne serait valable que le long de la frontière d’Autriche et du Danube, ainsi que dans les ports de la mer Noire et d’Azov et que dans toutes les autres douanes de l’Empire et, nommément dans les ports de la Baltique où se fait la plus grande importation de vins français, le statu quo est maintenu ». Enfin, il faut tenir compte du fait que les vins d’Autriche et de Hongrie ayant à supporter les frais de transport par terre pour arriver en Russie, la diminution des droits statuée à leur égard ne peut avoir pour effet que d’égaliser en quelque sorte les conditions auxquelles les vins sont admis à soutenir la concurrence de ceux des autres pays.
19Sans doute, la France convient que les vins de France trouvent dans l’économie relative des frais de transport, incomparablement moindres par la voie de mer, un avantage qui les préserve en partie de la concurrence. Mais l’analyse de rapports de commerce sur les vins met en lumière la diminution de la consommation de vins français. En poussant l’examen des faits, on constate que cette diminution porte essentiellement sur les vins communs. Par contre, la vente des vins de Champagne n’est pas touchée et conserve une clientèle fidèle qui lui assure la préférence. La protestation française n’eut pas de résultats positifs. Ainsi se renforce le caractère de luxe des vins français et en particulier du champagne.
4. Dans ces conditions, on comprend aisément l’importance de la contrebande et de la contrefaçon.
a) La contrebande.
20La comparaison entre les tables du commerce français et les tables russes fait apparaître des différences assez appréciables. C’est ainsi que des vins français enregistrés à leur départ en France à destination de Saint-Pétersbourg ne sont pas intégralement portés à leur arrivée à Saint-Pétersbourg sur les registres des douanes russes.
21En 1851, les tableaux de commerce français élèvent l’exportation des vins français pour la Russie à cinq millions de litres, les tableaux russes en accusent à peine un million (27 : 224-230). Sans doute, faut-il tenir compte du fait que les chiffres, d’une manière générale, sont sujets à caution, mais la vénalité de la douane russe, les modes de transport différents (en particulier la voie de terre jusqu’à Lübeck, avec utilisation de bâtiments étrangers), les bénéfices considérables de cette activité, rendent probable une contrebande sinon d’une telle envergure, du moins son existence réelle.
22En 1851 le consul cite un commis voyageur français qui la même année avait introduit à Saint-Pétersbourg un chargement entier de vins français de Champagne et Bourgogne, sans payer un seul kopeck à la douane et affirme que d’autres exemples semblables ne lui manqueraient pas au besoin. Si donc de pareils faits se passent à Saint-Pétersbourg sous les yeux de l’Administration supérieure, qu’on se figure ce qu’il doit être commis d’abus et de prévarications dans le gouvernement de l’intérieur.
b) La contrefaçon.
23Rendue lucrative par une telle situation, la contrefaçon porte essentiellement sur les vins de Champagne. Comment peut-on l’apprécier ? Quelle est son importance ? En 1849 le ministre des Affaires étrangères français signale au consul qu’annuellement la Russie consomme trois millions de bouteilles de champagne, alors qu’elle n’en importe qu’un million. En d’autres termes, la Russie, fabrique deux millions de bouteilles de champagne (27 : 224-230). L’écart est considérable.
24Il s’agit de vins mousseux de Russie provenant des vignobles situés en Crimée et surtout dans le pays des Cosaques du Don, qui sont transportés à Odessa et à Moscou où ils sont baptisés vins de Champagne. Un rapport consulaire affirme que « le prince Voronzoff et avec lui plusieurs hauts personnages russes, propriétaires de vignobles en Crimée, sont de grands fabricants de vin falsifié que l’on décrit publiquement en Russie sous le nom de vin de Champagne ». Il met d’autre part nettement en cause les marchands de vin de Moscou et Saint-Pétersbourg dans l’écoulement de ces vins falsifiés (28). Les procédés employés sont simples :
- contrefaçon de l’étiquette ; c’est ainsi qu’en 1840, Thiers, ministre des Affaires étrangères, transmet une plainte de la chambre du commerce de Reims sur le préjudice que cause au commerce de cette ville la contrefaçon de l’étiquette de vins de Champagne ;
- contrefaçon des bouchons de vins de Champagne, pratiquée d’une façon patente et « comme si c’était chose entièrement licite » (24 : 43) ;
- bouteilles de champagne soigneusement conservées et remplies de vin originaire des régions méridionales de la Russie.
25Plusieurs remèdes sont proposés. En effet, la fraude en France est sévèrement punie par les tribunaux toutes les fois que des faits dûment constatés leur sont soumis et la chambre de commerce de Reims croit pouvoir « inférer qu’il ne serait pas possible de s’assurer jusqu’à un certain point cette protection à l’étranger ». Il est vrai que la législation russe relative à la propriété des marques de fabriques pourrait être invoquée. Ce serait la voie juridique russe qui rendrait raison aux commerçants français. Mais il n’est pas sûr que le législateur russe ait entendu inclure dans les marques de fabrique, garanties à certaines conditions contre la contrefaçon, les estampilles apposées sur les produits qui comme le vin de Champagne ne rentrent pas dans la catégorie des produits des fabriques. On pourrait raisonnablement soutenir que le vin de Champagne est une matière première et non pas une fabrication dont la valeur est créée par le travail et qui constitue par conséquent une propriété que la loi doit protéger. Mais, selon l’avis du consul, cette voie est incertaine et risque peu d’aboutir surtout lorsqu’il s’agit d’intérêts français.
26Un artifice pourrait être employé : « Un négociant russe serait invité à poursuivre (et, dans ce cas, il aurait tout l’appui de l’ambassade), en son nom et dans son propre intérêt, mais non point au nom d’une maison française, la contrefaçon qui lui porte préjudice en lui faisant concurrence au moyen d’une fausse marque. Ce pourrait être un des correspondants de la maison Clicquot à Saint-Pétersbourg. » (24 : 43). Ce moyen, semble-t-il, ne fut jamais employé.
27Un autre procédé est préconisé dans la correspondance consulaire en 1852 : la solution serait qu’un fabricant de vin de Champagne ait également le monopole de la vente en Russie d’un vin portant une estampille déterminée. Il pourrait s’adresser à la justice pour poursuivre non pas seulement les contrefacteurs de son estampille, mais même les débitants de bouteilles portant une estampille contrefaite. Son droit pourrait alors être reconnu par les tribunaux, mais d’autres difficultés apparaissent car les droits de patente s’élèvent à cinq mille francs par an pour l’inscription à une guilde.
28Le problème qui se pose est de savoir si les marchands de vin de Champagne éprouvent par la contrefaçon un préjudice tel qu’ils aient intérêt à courir les risques de débours aussi considérables que le seraient non seulement l’obtention du privilège en lui-même mais aussi l’entretien à Saint-Pétersbourg d’une succursale spéciale pour l’exploitation de ce privilège. Là encore, semble-t-il, aucune décision ne fut prise. Le problème a été porté sur un autre plan, un plan technique, puisque les marchands français n’auraient jamais obtenu justice auprès des tribunaux russes. Les consuls ainsi que les ministres des Affaires étrangères ont tenté de mettre au point un système distinctif inviolable pour reconnaître et protéger les vins de Champagne. Dans une dépêche commerciale du 20 juin 1850, le consul laisse entendre que le gouvernement impérial consentirait sans grande difficulté à l’emploi d’une marque extérieure propre à garantir l’origine des vins de Champagne. Voici les caractères qu’elle revêtirait. Cette marque ne serait pas fixe et indestructible, afin d’éviter qu’elle ne serve la contrefaçon au lieu de la démasquer. D’autre part, il y aurait quelque inconvénient à ce que cette marque fût trop fragile et disparût par le fait même de l’ouverture de la bouteille. Un expédient paraît de nature à réunir autant que possible les avantages de la marque fragile et de la marque apparente. La douane russe pourrait introduire dans les bouchons des bouteilles de vin de Champagne à leur arrivée, un fil de fer recourbé portant à son sommet une petite plaque de plomb attestant l’origine française. Cette plaque serait endommagée par le fait de l’ouverture de la bouteille, mais elle serait apparente et visible, ce qu’il ne faut pas négliger en Russie (27 : 224-230). De plus, la chambre de commerce de Reims propose une estampille sur laquelle on lit les mots « Garantie du gouvernement ». Cette suggestion n’est pas retenue par le gouvernement français, car celui-ci n’entend garantir que l’origine et non la qualité. En effet, le consommateur russe risque de s’y méprendre. Il se figurera quand il ne trouvera pas à son gré le vin véritable de Champagne que le gouvernement français l’a trompé. Enfin le consul souhaiterait que l’estampille fût placée en partie sur le goulot de la bouteille et en partie sur le bouchon ; sans cette précaution le contrefacteur éventuel pourrait ouvrir la bouteille au moyen de certains procédés à l’usage de tous les fraudeurs sans endommager l’estampille. Ces dispositions sont ingénieuses, mais sont-elles réalisables ? Pour qu’elles soient efficaces, elles doivent être doublées de mesures de surveillance et de répression sinon la reproduction frauduleuse de la marque rendrait tous les efforts inutiles.
29Le gouvernement russe, même s’il s’engage à réprimer la contrefaçon, a-t-il les moyens de tenir tout ce qu’il promettra ? Le gouvernement français n’ignore pas tout ce que les mœurs administratives en Russie conservent encore « de facile, de relâché et, pour trancher le mot, de vénal ». Sans doute le gouvernement russe pourrait nommer des inspecteurs préposés à l’examen des bouteilles revêtues du sceau français et ces inspecteurs, pour la plupart, sinon tous, deviendront eux-mêmes en peu de temps, des « marchands d’estampilles françaises ». Même s’il reste la ressource de la coopération des agents du gouvernement français, cette coopération, fort difficile d’ailleurs, devra nécessairement se borner à signaler au gouvernement impérial les contrefacteurs dont les noms lui auront été révélés par la dénonciation et ce cas sera fort rare. Dans ces conditions le consul s’interroge sur l’intérêt que présente le système de la garantie par estampilles. S’il comporte également des dangers, ne sera-t-il donc pas plus’invisible, alors que le consommateur, confiant dans le signe de l’estampille, ne cherchera même pas à contrôler la qualité du vin offert sous le nom de vin de Champagne ; il achètera, sans vérifier et la contrefaçon y gagnera, tandis qu’actuellement existe une coopération intéressée avec le consommateur qui cherche toujours, avec plus ou moins de succès, à vérifier l’authenticité de l’origine française du vin qu’il achète. Enfin, il faut souligner la difficulté pratique du contrôle, la vérification des bouteilles estampillées constituerait pour les agents de la douane russe une opération fort longue et fort difficile sinon impossible à pratiquer.
30Il s’avère ainsi que la contrefaçon est difficile à réprimer techniquement. Mais en analysant les positions respectives des deux gouvernements, on s’aperçoit que l’un et l’autre ont de bonnes raisons pour ne pas aboutir à une décision efficace à l’égard de la contrefaçon. De son côté, la Russie voit dans les propositions françaises la possibilité, sinon la certitude, d’un grand préjudice causé à son industrie vinicole. Cette industrie fait de grands progrès et ces progrès, « malheureusement pour la concurrence française », ne sont pas encore arrivés à la dernière limite de leur expansion. Le gouvernement impérial le sait fort bien et ne veut pas retirer à cette industrie le bénéfice de la protection. En outre, il pense qu’il est bon qu’elle cherche à imiter l’industrie vinicole française, car elle ne peut avoir de meilleur modèle et qu’il faut utiliser le plus possible l’engouement des Russes pour les vins français. En effet, « ceux-ci n’osent servir des vins du pays appelés d’un nom national, mais changent d’avis dès qu’ils voient une étiquette étrangère ». De son côté, le gouvernement français n’est pas prêt à accorder des compensations à la Russie pour laquelle cette mesure est préjudiciable. Il faut envisager que le gouvernement russe posera les conditions de réciprocité. L’utilité de ces mesures est-elle réelle pour la France ? Les vins de Champagne sont consommés à peu près uniquement par les classes riches et élevées, ils y obtiennent d’autant plus de succès qu’ils se présentent à elles avec « plus d’apparence de luxe et à des prix plus élevés ». À côté de ces arguments psychologiques que l’on pourrait rejeter (puisqu’on 1849 le ministre des Affaires étrangères estime cette opinion « erronée », sans « grand fondement » et même « contraire aux vrais principes de la science économique », le marché devant s’accroître avec l’abaissement des prix (26 : 242), surgit un problème infiniment plus gênant pour le gouvernement français. Deux textes différents se recoupent, établissant nettement l’existence d’une contrefaçon des vins de Champagne à l’extérieur de l’Empire, et surtout en France. Dans une lettre du 4 mai 1852, le consul rapporte que le gouvernement russe, estimant l’importation annuelle des vins de Champagne venant directement de France à 800 000 bouteilles en moyenne, tandis que celle de ces mêmes vins provenant d’autres pays, soit 50 000 bouteilles, n’est que la seizième partie de cette quantité, en conclut que si des vins de Champagne de contrefaçon sont importés en Russie, ils ne peuvent l’être en grande partie que par la France elle-même et que c’est au gouvernement français à prendre de lui-même, unilatéralement, les mesures qu’il jugera propres à la répression.
31Cette supposition est encore d’autant plus fondée que pour les cinq dernières années, de 1847 à 1852, l’importation de champagne de France n’a été supérieure que de 504 644 bouteilles par rapport à une des cinq années précédentes, tandis que pour les autres pays cette augmentation n’a été que de 8 178 bouteilles (27 : 361). Or, auparavant, en 1851, le 28 janvier, le consul estimait que, sur le million de bouteilles de champagne exportées en Russie, d’après les tableaux du commerce français extérieur, quelle que fût par ailleurs l’exactitude de ce chiffre, la France importait en Russie, sous le nom de vin de Champagne deux tiers de vins mousseux de Bourgogne, du Rhône et autres, appelés et étiquetés vins de Champagne ; bien plus, qu’elle y importait même de prétendus vins de Champagne fabriqués en Suisse et qui transitaient en France pour être embarqués dans un de nos ports et sur des bâtiments français (27 : 224-230). Ainsi apparaissent deux contrefaçons d’origine différente, l’une russe, l’autre française. Il est bien évident que si la France souhaite une répression de la contrefaçon russe, elle doit également réprouver la contrefaçon française, car quel serait son crédit auprès du gouvernement russe pour faire respecter une estampille déjà usurpée au départ ? Sans doute pourrait-on parvenir à garantir une fabrication authentique de vin de Champagne en France. En ce qui concerne la Suisse, on pourrait réprimer facilement cet abus, mais en ce qui concerne les vignerons de Bourgogne, le problème serait plus délicat. Il est certain qu’ils se montreraient très mécontents de ces mesures et chercheraient peut-être, en désespoir de cause, à s’entendre avec les maisons de commerce établies en Champagne. Cette éventualité est à envisager.
32Il ne faut donc pas s’étonner si dans ces conditions, après la fin de non-recevoir émise par le gouvernement russe, le gouvernement français défend avec mollesse sa position et accepte le maintien du statu quo. Saint-Pétersbourg accueille les trois quarts des importations françaises de vin, la presque totalité des importations de vins de Champagne. Cette branche d’activité constitue à elle seule la moitié de la valeur des importations françaises à Saint-Pétersbourg. Mais il faut bien constater que, sur ce plan, aucune législation commerciale n’a été réellement voulue par les gouvernements de Paris et de Saint-Pétersbourg et moins encore une réglementation juridique assortie de mesures répressives à l’égard des fraudeurs et des contrefacteurs.
Notes de bas de page
1 Dans le texte, les références à cette correspondance sont indiquées par le numéro du tome, suivi des pages.
2 seau [vedro] = 12,3 litres.
3 Collage : clarification du vin à l’aide de la colle de poisson ou du blanc d’œuf.
4 oxhoff = 226,21 litres ou 240 bouteilles.
5 Tableau de la valeur du change des monnaies russes telle qu’elle apparaît dans la correspondance consulaire :
1 rouble assignation = 100 centimes français environ selon le change,
1 rouble argent = 100 kopeck argent = 4 francs environ selon le change.
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Russes, slaves et soviétiques
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