Bakounine et l’Obščina
p. 183-188
Texte intégral
1Matériellement, l’obščina (la commune rurale) tient peu de place dans l’œuvre de Bakounine. Tout au plus quelques dizaines de pages, disséminées dans des écrits et des lettres s’échelonnant de 1848 à 1873, depuis une lettre du 8 janvier 1848, dans laquelle le terme d’obščina apparaît pour la première fois – « j’ai essayé de lui expliquer en quoi consiste l’énorme différence qui existe entre l’obščina slave et le phalanstère », écrit-il à un correspondant polonais (B., Sobranie sočinenij i pisem, t. III, p. 286) – jusqu’en 1873, date à laquelle on trouve pour la dernière fois, dans l’Appendice A d’Étatisme et anarchie, un développement consacré à l’institution de l’obščina. Une place modeste, apparemment, mais en est-il de même idéologiquement, et quelle est la place que Bakounine lui accorde dans le processus révolutionnaire tel qu’il l’imagine en Russie ? C’est à cette question que nous nous efforcerons d’apporter une réponse.
2Ce n’est pas à Bakounine qu’il faut s’adresser pour disposer d’une analyse détaillée de la nature et du fonctionnement de l’obščina. L’institution est présentée succinctement sous ses deux aspects : aspect économique et social d’une part, aspect que l’on peut qualifier de politique d’autre part.
3Aspect économique et social. Voici ce qu’il en dit en 1849 dans les Russische Zustände quand il présente au public occidental une institution qui rachète à ses yeux les tares de l’Empire russe.
4Le caractère de la révolution russe en tant que révolution sociale est marqué à l’avance, et ce caractère prend racine dans tout le caractère du peuple, dans son organisation communautaire. La terre appartient à l’obščina ; le paysan pris individuellement dispose du droit de jouissance de la terre ; le droit d’héritage ne concerne que la propriété mobilière et ne s’applique pas aux lots de terre ; tous les 20 ou 25 ans on procède à une nouvelle répartition. [B., Sobranie, III, p. 408.]
5 On voit que Bakounine n’est pas prodigue de détails quand il évoque pour la première fois l’opération du partage des terres entre les membres de la commune.
6Quatorze ans plus tard, en 1863, dans les Lettres sur la Russie qui furent publiées en français dans La Cloche de Bruxelles, c’est à peine si l’on trouve une indication complémentaire sur le partage de la terre :
Le second dogme conservé à l’état de coutume universelle dans toute l’étendue qu’occupe la race grand-russienne, c’est la commune [le premier dogme étant « la croyance universellement répandue dans les masses populaires que la terre, toute la terre, appartient au peuple »]. Non la commune occidentale formant une agglomération d’individus propriétaires, mais la commune économiquement solidaire, seule propriétaire de la terre qu’elle occupe, la partageant, à chaque génération nouvelle, à lot égal entre tous ses membres virils. [B., « Lettres sur la Russie », La Cloche, 15 sept. 1863, p. 6.]
7Aspect politique. Aucun développement ne lui est consacré dans les Russische Zustände, et il faut recourir aux Lettres sur la Russie pour trouver des indications relativement fournies :
Le troisième dogme enfin, complément nécessaire des deux premiers, et source de toute notre liberté à venir, c’est le self–government de la commune. Même au temps du servage, l’immense majorité des communes se gouvernaient elles-mêmes. Le inonde [mir], après un débat public dans la rue, élit, toujours à l’unanimité, tous les employés de l’administration communale ainsi que le chef politique de la commune, pour un, pour deux ou pour trois ans. Il discute de même son budget et distribue entre ses membres, selon la force et les moyens de chacun, à l’amiable, toutes les redevances, soit en argent, soit en nature, telles que impôts, rentes annuelles à payer aux seigneurs, corvées et recrues. Il distribue de même la taxe communale, prononce des jugements et inflige des punitions pour tous les délits qui ne dépassent pas son ressort. En un mot c’eût été un self–government parfait s’il n’était altéré par l’arbitraire capricieux des seigneurs et s’il n’était cyniquement violenté par la bureaucratie la plus rapace, la plus brutale et la plus inique du monde. [B., ibid., p. 6.]
8Dans un premier temps, soit par défaut d’information, soit sous l’effet de cette tendance à embellir la réalité – disons le mot, à exagérer – qui le caractérise quand il suppute les chances d’une révolution prochaine, Bakounine étend abusivement le champ d’application de l’obščina. Nous avons vu qu’elle était qualifiée de « slave » dans la lettre du 8 janvier 1848. Dans les Russische Zustände de 1849 elle apparaît comme le bien commun de tous les Slaves. « L’organisation patriarcale de l’obščina est à la base du genre de vie des Russes, des Polonais et de tous les autres Slaves. » (B., Sobranie…, t. III, p. 394.) Même son de cloche en 1862, dans l’écrit intitulé Aux amis russes, polonais et à tous les amis slaves :
Je pense que le droit de propriété exclusif sur la terre accordé au peuple de même que la possession communautaire (obščinnoe vladenie) de cette terre forment précisément le principe fondamental commun aux Slaves, dont l’application intégrale, avec toutes les conséquences et les riches possibilités qui en découlent, constitue la mission historique des Slaves, et qu’il n’en faut pas plus pour rassembler toutes les tribus slaves dans une union fraternelle. [B., « Russkim, pol’skim, i vsem slavjanskim druz’jam », Kolokol, Londres, 15 févr. 1862, p. 1025.]
9C’est pourtant la même année 1862, dans une lettre du 12 mai 1862 à J.V. Frič – un militant tchèque avec lequel il avait été en relation en 1849 – qu’on le voit procéder à une correction définitive et réduire le domaine de l’obščina à la Grande-Russie :
Nous, Grands-Russes, nous conserverons l’antique mode communautaire de posséder la terre. La terre, chez nous, c’est comme l’air, comme l’eau, comme la forêt, et dans la forêt le gibier ne doit appartenir à personne en particulier, car il est à tout le monde. Tel est notre droit, et nous y sommes fermement attachés. Mais chez vous, comme en Pologne et en Petite-Russie, ce droit a été radicalement changé, sous l’influence des Allemands. Chez vous le droit de posséder la terre appartient à l’individu. Vous pouvez conserver ce droit tant que vous voudrez. Chaque pays doit vivre comme il l’entend. [B., « Pis’mo neizvestnomu », Byloe, août 1906, p. 263.]
10A la lumière des citations précédentes on pourrait être tenté de conclure, sans autre forme de procès, qu’il convient de ranger Bakounine parmi les zélateurs sans réserve de la commune russe. Mais ce serait aller trop vite en besogne, car il existe des textes, plus précisément des passages de lettres adressées à Katkov et à Herzen et Ogarev, qui font pour le moins douter de son attachement à l’obščna.
11Ne se prononce-t-il pas dans des lettres à Katkov comme un adversaire de la propriété collective et comme un partisan de la propriété privée ? N’envisage-t-il pas comme une nécessité la liquidation de l’obščina ?
Je suis content également que dans la grande question de la libération des paysans vous exigiez leur émancipation complète et sans délai, que vous exigiez pour eux la terre, que vous proposiez l’établissement de banques intermédiaires et qu’allant à l’encontre du droit communautaire, ce droit patriarcal et rongé de pourriture, ce droit inepte, romantique et communiste, vous fassiez du droit de propriété pure et absolue la pierre angulaire du bien le plus précieux et de la dignité la plus élevée du monde : la liberté. [Lettre du 21 janv. 1859, B., Sobranie, in : t. IV, p. 292.]
Il reste une question à résoudre : après avoir libéré l’obščina, comment libérer les gens de l’obščina ? Cette seconde liberté est aussi nécessaire que la première, car sans elle il n’y aura pas de vie en Russie. [Lettre du 21 juin 1860, B., ibid., t. IV.p. 303.]
12Quel écart par rapport à la route suivie jusqu’à l’arrestation à Chemnitz au mois de mai 1849, de même que par rapport à celle qu’il empruntera, sans jamais dévier, dès le retour à la liberté en 1861 ! Comment expliquer cette conversion au libéralisme économique, alors que nous ne disposons d’aucun autre texte qui permettrait d’en marquer les étapes et d’en suivre le cheminement, la seule certitude que nous ayons étant que ses effets ont été de courte durée. Il semble bien que cette conversion ne soit qu’un masque, le masque du révolutionnaire dégrisé, assagi, revenu définitivement de ses erreurs, qui a eu le temps de mesurer la vanité de ses entreprises passées, qui se montre reconnaissant de la clémence avec laquelle il a été traité par les autorités de son pays et qui n’a désormais qu’une seule ambition, retrouver sa liberté – le seul élément de vérité dans ce masque – pour finir ses jours en paix au foyer familial. Ce masque, Bakounine s’en est affublé à plusieurs reprises, dans les derniers temps de son internement à Schlüsselburg et pendant son séjour en Sibérie. Ainsi a-t-il pu espérer que Katkov tomberait dans le panneau et l’aiderait à accréditer l’idée que la flamme révolutionnaire était bien éteinte en lui, et il n’est pas trop risqué de notre part de considérer que ce n’est pas dans les lettres à Katkov qu’il faut chercher l’expression de ce que Bakounine pensait réellement de l’obščina.
13A ce point de vue les critiques contenues dans les lettres à Herzen et à Ogarev sont autrement significatives, car, dans ce cas, la sincérité de leur auteur ne saurait être mise en cause.
14On détruit nos amis, écrit-il le 8 octobre 1865, mais la noire izba russe, qui, selon vous, détient la solution des questions sociales, dort, comme elle a dormi, morte et stérile, pendant des siècles, parce que l’Etat l’écrase – et elle continuera à dormir du même sommeil stupide et la question sociale russe n’avancera pas d’un pas, tant que cet État existera. Et s’il y a des pas qui sont faits, ils iront de côté ou en arrière, mais d’aucune manière en avant. [Lettre du 8 oct. 1865 à Herzen et Ogarev, in : B., Pis’ma k A. I. Gercenu i N.K. Ogarevu, 1907, p. 268.]
15A cette première mise en garde contre un excès d’optimisme à propos du rôle que l’obščina pourrait jouer dans le processus révolutionnaire, succède en 1866, à l’adresse des mêmes correspondants, un tableau sans complaisance de l’obščina dans sa réalité :
Pourquoi l’obščina dont vous attendez de telles merveilles dans l’avenir, n’a-t-elle rien engendré, pendant les dix siècles de son existence passée, sinon l’esclavage le plus affligeant et le plus abject ? Scandaleuse humiliation de la femme ; négation et méconnaissance absolues du droit et de l’honneur de la femme, qu’on est prêt, dans l’apathie et dans l’indifférence, à livrer au premier fonctionnaire ou au premier officier venu, pour rendre service à l’ensemble du mir. Pourriture abjecte et arbitraire total du despotisme patriarcal et des coutumes patriarcales ; absence de droit non seulement au point de vue juridique mais également au point de vue de la simple équité dans les décisions prises par le mir ; sans-gêne et rudesse calculée du mir dans ses relations avec ceux de ses membres qui ne sont ni puissants ni riches ; recours systématique aux vexations méchantes et cruelles à l’égard de ceux qui manifestent la moindre velléité d’indépendance ; disposition à vendre le droit pour un seau d’eau-de-vie. Voilà la commune rurale grand-russe, sous tous les aspects de sa véritable nature. Ajoutez à cela que tout paysan se transforme sur-le-champ en oppresseur, en fonctionnaire avide de pots-de-vin, dès qu’il est élu – et le tableau sera complet, ce tableau complet de l’obščina qui vit paisible et soumise sous la protection de l’État de toutes les Russies. [Lettre à Herzen et Ogarev du 19 juil. 1866, in : B., Sobranie…, p. 284.]
16Pauvre self–government, prometteur dans son principe, mais dénaturé, vicié, pour avoir trop longtemps fonctionné dans une atmosphère délétère. Pauvre commune, sur laquelle le Bakounine de 1866 s’acharne, comme s’il avait regret d’avoir cru en elle et de s’être joint un temps au chœur de ses laudateurs.
17Pourtant rien n’est perdu pour l’obščina, et si l’on se réfère aux textes de 1870 (lettre du 2 juin 1870 à Nečaev et de 1873 (Appendice A d’Étatisme et anarchie) dans lesquels Bakounine formule une dernière fois l’opinion qu’il professe à l’égard de la commune russe, on constate qu’à ses yeux cette institution est toujours porteuse d’espoir, les vertus l’emportant en fin de compte sur les vices. Les vices, qu’il n’est pas question de nier, sont ceux qui ont été dénoncés en 1866, et il appartiendra à la révolution de les extirper. Quant aux vertus elles sont du domaine de l’idéal. Un idéal toutefois qui ne relève pas de l’utopie, mais que le peuple s’est forgé par l’expérience et qui a ses racines dans la commune même. Un idéal à travers lequel se dessine l’image de ce que la commune pourrait être, une fois libérée de ses entraves, qu’elles soient internes ou externes.
18Évoquant l’idéal qui anime et fait agir les masses populaires de l’Europe, lesquelles ont acquis la conviction qu’elles ne pourront s’émanciper que par leur propre effort, au moyen de la révolution sociale, Bakounine s’interroge sur la situation en Russie, ce qui lui donne l’occasion de procéder à une ultime mise au point.
Cet idéal existe-t-il dans la conception du peuple russe ? Il existe, cela n’est pas douteux, et point n’est besoin même d’analyser profondément la conscience historique de notre pays pour en définir les traits fondamentaux. Le premier et le principal de ces traits, c’est la conviction, partagée par le peuple entier, que la terre, cette terre arrosée de sa sueur et fécondée par son labeur, lui appartient intégralement. Le deuxième, non moins important, c’est encore la conviction que le droit à la jouissance du sol appartient non pas à l’individu, mais à la communauté rurale tout entière, au mir, qui répartit la terre, à titre temporaire, entre les membres de la communauté. Le troisième de ces traits, d’une importance égale à celle des deux précédents, c’est l’autonomie quasi absolue, le self–government de la communauté, et, par conséquent, l’hostilité manifeste de cette dernière envers l’État. Tels sont les trois traits fondamentaux qui caractérisent l’idéal du peuple russe. Par leur nature, ils correspondent pleinement à l’idéal qui s’est formé les derniers temps dans la conscience du prolétariat des pays latins, lesquels sont aujourd’hui infiniment plus proches de la révolution sociale que les pays germaniques. Toutefois l’idéal du peuple russe est obscurci par trois autres traits qui en dénaturent le caractère et en compliquent à l’extrême, en la retardant, la réalisation ; traits que nous devons, par conséquent, combattre de toute notre énergie et qu’il est d’autant plus possible de combattre puisque le peuple lui-même a déjà engagé le combat. Ces traits sont : 1, l’état patriarcal ; 2, l’absorption de l’individu par le mir ; 3, la confiance dans le tsar. [Archives Bakounine, t. III : Michel Bakounine, Étatisme et anarchie, trad. Marcel Body, p. 369.]
19On notera que le premier des trois traits fondamentaux énumérés par Bakounine n’est pas caractéristique de l’obščina. Peu importe, en effet, que leurs lots soient précaires et soumis à redistribution, ou qu’ils soient héréditaires et détenus en toute propriété, tous les paysans, quel que soit leur statut, partagent cette conviction que la terre, toute la terre, leur appartient. Le désir de s’approprier la terre des gros propriétaires fonciers pour agrandir des lots trop exigus est ressenti dans toute la campagne russe. C’est ce trait pourtant que Bakounine place au premier plan, alors que l’objet principal de son analyse est l’obščina, et cette façon de faire n’est pas fortuite sous la plume de Bakounine, car nous la trouvons déjà dans des textes de 1849 et de 1863.
Le problème qui est posé en Russie ne concerne plus seulement l’abolition du servage, la liberté de l’individu, mais il concerne aussi le droit à la terre. Les paysans s’expriment à ce sujet très ouvertement. Ils ne disent pas : la terre de notre maître, mais notre terre. Ainsi le caractère de la révolution russe en tant que révolution sociale est-il marqué à l’avance… [Russische Zustände, in : B., Sobranie…, t. III, p. 408.]
20D’abord l’affirmation de la part des paysans que toute la terre doit leur revenir ; elle précède, dans ce texte que nous avons cité plus haut, l’évocation de l’obščina, du droit communautaire, des partages. Autre exemple, extrait des Lettres sur la Russie :
Le peuple russe, au milieu de l’affreux esclavage qu’il a enduré pendant plus de deux siècles, a conservé trois dogmes primitifs et qui constituent la base profondément historique de tout son avenir. 1. D’abord c’est la croyance universellement répandue dans les masses populaires que la terre, toute la terre, appartient au peuple. [B., « Lettres sur la Russie », La Cloche, 15 sept. 1863, p. 6.]
21Suivent dans le texte le « second dogme » (la commune propriétaire du sol) et le « troisième dogme » (le self–government).
22L’insistance mise à faire état de cette « conviction » des paysans que toute la terre leur appartient, et à lui accorder une sorte de primauté, ne serait-elle pas révélatrice des réserves qui subsistent dans la pensée de Bakounine à l’égard de l’obščina ? Il doute qu’elle puisse trouver en elle-même la force suffisante pour évoluer. Or la « conviction » partagée par les paysans est précisément l’élément moteur qui fait défaut à l’obščina. C’est elle qui inspire les mouvements agraires, les révoltes auxquelles Bakounine est particulièrement attentif. C’est le levain qui fait lever la pâte inerte de l’obščina. En elle se manifeste « l’instinct révolutionnaire » sans l’intervention duquel les virtualités contenues dans l’obščina ne pourraient jamais devenir des réalités.
Auteur
(Clermont-Ferrand)
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