Conclusions
p. 397-402
Texte intégral
1Jamais, malgré des « tendances centrifuges manifestes », la Nouvelle-Espagne ou le Mexique indépendant ne furent simplement la somme de plusieurs composantes, y compris après 1821. Et il serait pour le moins hasardeux d’évoquer l’existence de structures économiques nationales efficientes, en d’autres termes la création d’un « marché national », avant le Porfiriat. Insistant sur la dimension régionale du processus d’Indépendance, B. Hamnett ne laisse cependant pas de souligner l’une des contradictions inhérentes à cette économie et à cette société d’Ancien Régime : les spécificités régionales – telles qu’elles apparaissent dans les études réalisées jusqu’à ce jour – se trouvèrent en quelque sorte transcendées par l’existence d’intérêts communs, qui permirent ainsi au système économique et politique de fonctionner à un niveau « national ».
2Ces réseaux d’intérêts liés plus particulièrement à la dynamique économique de la fin du XVIIIe siècle, issus du renouveau minier, stimulés par les investissements commerciaux, confirmés par les nouvelles institutions, n’évacuaient pas pour autant la réalité régionale. Ils y trouvaient en effet leur origine et contribuaient d’autre part à relier ces régions entre elles, et plus encore au centre, à la capitale de la vice-royauté, qui demeure le siège du pouvoir et de la richesse par excellence à la fin de la période coloniale1.
3Comme le montre l’exemple de Zacatecas, le centralisme mis en œuvre par les Bourbons ne fit donc pas de la province un simple satellite de la ville de Mexico. Avant même l’ère des réformes, avant la « révolution dans le gouvernement », la région bénéficiait par elle-même d’une autonomie certaine : l’éloignement des centres de décisions, de Mexico, les conditions de la mise en valeur de la région, la nécessité de maintenir des armées particulières afin de repousser les incursions des Indiens nomades – n’oublions pas que les entreprises de conquête et de pacification furent l’œuvre de particuliers-, avaient déjà contribué à forger ce type social spécifique du grand mineur-hacendado, dépositaire de fait de la justice et du pouvoir local, consacré par un titre d’alcalde puis de diputado de minería.
4 Le rôle déterminant des représentants de Zacatecas au Tribunal des mines, leur présence sur la scène économique, sociale et politique de la capitale, renforcèrent à cet égard une spécificité qui était le fruit d’une évolution antérieure, une originalité fermement défendue par ce qui était désormais le groupe de pression des mineurs, ceci tout en assurant sa participation effective aux plus hauts niveaux de décision ; il est vrai que dès le XVIIe siècle, le centre minier était loin de se replier sur lui-même, et faisait appel aux commerçants et aviadores de Mexico, inaugurant déjà un système de financement géographiquement plus diversifié qu’à Guanajuato ; plus qu’à Guadalajara également, sa rivale administrative, soumise à un processus économique distinct et bénéficiaire d’une autonomie à la fois économique et administrative (Audience, Consulado, Casa de Moneda, Université). Les mines conférèrent de tout temps à Zacatecas une prépondérance, ce que P. Bakewell qualifie de « position dominante » dans le nord de la vice-royauté, une position que la dépression du milieu du siècle, provoquée par des facteurs tant structuraux que conjoncturels, que remit que temporairement en cause. En ce sens, l’appréciation de J. Kicza, qui tend à présenter la ville de Mexico comme le « siège unique de la richesse » demanderait à être nuancée : les grands mineurs de Zacatecas y sont certes présents, et disposent dans la capitale de somptueuses demeures ; très souvent, il y occupent des charges officielles et sont membres du cabildo. Mais il reste que l’origine de leur richesse est régionale, à la différence de celle des commerçants étudiés par le même auteur, et ce aussi bien dans la première moitié du XVIIIe siècle qu’à la veille de l’Indépendance2.
5En effet, cette position dominante n’était pas de pure forme au niveau même de la vice-royauté, voire de l’empire espagnol. L’attention bienveillante portée par la Couronne aux activités minières – génératrices de revenus élevés et point de départ d’une fiscalité florissante – en était une garantie essentielle. Les exemptions fiscales dont Zacatecas bénéficia plus qu’aucun autre centre minier de Nouvelle-Espagne, confortèrent cette position dominante qui ne fut concurrencée jusqu’à la veille de l’Indépendance que par Guanajuato.
6A cet égard, Zacatecas constitue un véritable microcosme, un révélateur des dynamiques économiques et sociales à l’œuvre dans l’ensemble de la Nouvelle-Espagne, et des convergences réalisées entre les intérêts particuliers et les intérêts de la Couronne, particulièrement explicites à la suite des réformes bourboniennes et de la restructuration des institutions politiques et économiques de la vice-royauté. Les réformes entreprises sur le plan économique par le gouvernement des Lumières, la « deuxième conquête de l’Amérique », n’était pas concevable sans l’appui, la collaboration de ces grands mineurs et commerçants, de ces « entrepreneurs » avant la lettre. L’esprit d’entreprise, la volonté d’investir des capitaux dans des secteurs économiques autres que la terre (mines et commerce), étaient une condition sine qua non de l’accomplissement des projets officiels, non seulement économiques et fiscaux mais également politiques. Les appréciations de Gálvez sur ce point ne laissent subsister aucun doute.
7C’était compter sans les « structures mentales » déterminant les comportements de ces « entrepreneurs », émigrants en grande majorité, attachés d’une manière plus ou moins consciente à l’héritage hispanique. L’origine de ces « mineurs capitalistes », majoritairement péninsulaires – et Basques-, n’exclut certes pas une adaptation aux conditions régionales. Mais elle allait précisément de pair avec le transfert d’attitudes, de mentalités appelées à se transformer et à se renouveler dans le Nouveau Monde. D’où le nécessaire compromis réalisé entre la souveraineté de la Couronne d’Espagne et les intérêts de ces particuliers, le recours à des incitatifs tant économiques (politique fiscale) que sociaux (titres de noblesse) tombés en désuétude – pour ne pas dire en disgrâce – dans la Péninsule3.
8Telle est l’origine des délégations de pouvoir traditionnellement consenties en faveur de ces puissants personnages que sont les mineurs-hacendados de Zacatecas, dont les armées privées restent le moyen de la conquête et de la pacification de la vice-royauté, surtout avant la réorganisation de 1786. Le contrepoids de ces délégations de pouvoir restait cependant ce respect vassalique du grand mineur à l’égard de leur souverain.
9D’où également la cœxistence chez ces personnages, de traits résolument modernes (stratégies économiques : intégration, diversification, unité de direction) et de caractéristiques sociales, de comportements qui renvoient plus volontiers à l’image du grand seigneur moyennâgeux, régnant sur ses domaines – puisqu’au fil des générations, le mineur tend à devenir plus exclusivement hacendado, et plus encore s’il s’agit d’un mineur anobli. De même les liens de fait et les solidarités, fondant l’appartenance à une famille – élargie ou non par les liens de compérage –, à une communauté sociale du type de l’hacienda présentent-ils des analogies certaines avec la Rome classique, le Moyen-Age méditerranéen, en tout état de cause avec l’Ancien Régime de la Péninsule. Ces mêmes liens de fait s’avèrent cependant être les instruments des stratégies modernes développées sur le plan économique : la clientèle et la parentèle des comtes de San Mateo en sont l’expression la plus accomplie.
10Dans la même perspective, et tout au long de la période étudiée, l’accès puis l’appartenance aux élites est à Zacatecas indissociable de la richesse et du statut social. Comme dans d’autres régions d’ailleurs, les nouveaux-venus tendent à dynamiser l’ancienne aristocratie terrienne dont ils adoptent le style de vie4. D’où la dualité constante des investissements réalisés par les mineurs, qu’il s’agisse des aristocrates proprement dits, ou de cette élite hybride de la fin du siècle, à mi-chemin entre la noblesse et la « bourgeoisie »5. Les investissements économiques vont de pair avec les investissements sociaux, et la prépondérance des uns ou des autres détermine en fait l’installation d’une famille dans la longue durée, caractéristique exclusive des plus grands de ces mineurs (San Mateo/Jaral, Fagoaga). La longévité économique reste à cet égard la caractéristique fondamentale des élites les plus importantes de la Nouvelle-Espagne, par opposition aux élites dites « secondaires », non inscrites dans la longue durée, et dont la base économique est insuffisamment diversifiée.
11En ce sens, richesse et statut social impliquaient cette consécration émanant du monarque, et réalisée à deux niveaux : individuel (titres de noblesse, entrée dans un ordre militaire) puis dans une certaine mesure collectif, ceci sous le règne des despotes éclairés. La nouvelle législation minière a valeur en effet de reconnaissance d’une catégorie sociale : il est significatif à cet égard que la « profession » de mineur ne soit plus présentée comme un office vil, et que les privilèges conférés au gremio de los mineros se rapprochent fort de ceux des nobles, quand ils ne constituent pas un moyen d’accéder à la noblesse. La limpieza de sangre du temps de Charles III devient fort symboliquement synonyme de limpieza de oficio, comme Aranda l’exprima sans détours.
12Les réformes minières du dernier tiers du XVIIIe siècle, en particulier la création du Tribunal des mines et des diputaciones de minería, si elles consacraient l’utilité de cette branche de l’économie impériale, et l’organisaient en la dotant d’un organisme représentatif, ne comportaient pas moins le risque de créer en territoire américain cela même contre quoi la Couronne mobilisait ses efforts dans la Péninsule : les corporations, autre exemple (avec la noblesse) de ces privilèges si « odieux » aux représentants du despotisme éclairé, selon l’expression de Campomanes. Or, les « corps » de l’Ancien Régime, voire ses corporations n’avaient jamais été si bien représentés en Nouvelle-Espagne. Les mineurs, qualifiés désormais – et ce n’est pas un hasard – de gremio de los mineros, évitèrent certes la rigidité des statuts qui présidaient habituellement à l’organisation de ce type de corporation. Davantage : ils s’en servirent comme d’un tremplin politique, en firent un moyen d’expression particulièrement écouté dans la capitale de la vice-royauté, les dotèrent d’une efficacité à laquelle ne pouvaient prétendre les mêmes institutions dans la Péninsule.
13L’importance acquise par les mineurs de Zacatecas au sein du Tribunal des mines témoigne encore une fois de la prépondérance acquise par la région : le « groupe d’intérêts », le « groupe de pression » des mineurs doit compter avec les représentants de Zacatecas, partie intégrante des élites de Nouvelle-Espagne, détenteurs de la richesse et du pouvoir que confèrent responsabilités locales (alcaldes, diputados de minería) et le pouvoir de représentation qui leur est associé : les Cortes de Cadix, bien que considérant le citoyen et non plus les « corps » prolongent en la modifiant la représentation traditionnellement concédée à ces grands personnages.
14Les transformations intervenues au sein de l’élite politique de Zacatecas à la veille de l’Indépendance, le rôle désormais prépondérant d’une intelligentsia a priori différente de la formation sociale dominant la région et la vice-royauté sur le plan économique et social – même si les « supports » économiques de ces nouveaux représentants restent en définitive les mineurs, c’est-à-dire les élites économiques –, ne laisse pas de susciter nombre d’interrogations. Comment expliquer ce décalage entre la nature des élites locales – économiques – et celle de ce qu’il faut bien considérer désormais comme des élites politiques ? Faut-il y voir une conséquence des idées des Lumières ? Quelle fut l’attitude des élites économiques, en particulier des aristocrates, qui, malgré les réformes successives imposées dans le Mexique indépendant (suppression des majorats en 1820 et des titres nobiliaires en 1826) n’en conservent pas moins une certaine prépondérance et sont loin de disparaître de l’« univers mental » de leurs successeurs ? Ce travail pose sur ce point plus de questions qu’il n’en résoud et seule l’étude de la région dans la longue durée du XIXe siècle permettrait d’y apporter une réponse satisfaisante.
15La lutte contre les « privilèges » menée à la fin du XVIIIe siècle par les représentants du despotisme éclairé – et dont témoigne le décret de 1804-, les bouleversements de l’Indépendance – en tant que résultante d’une combinaison de facteurs à court et long terme, actualisés par la crise politique de 1808 –, les incertitudes de la politique espagnole dans les années suivantes, contribuèrent certes à réduire l’influence qui avait été celle des grands mineurs du XVIIIe siècle, d’autant que l’ensemble des élites, malgré des normes de comportement communes, ne parvinrent pas à prendre véritablement position en cette période trouble. Il reste que l’une des caractéristiques essentielles des élites de Nouvelle-Espagne, et plus particulièrement de la noblesse, était de former une « grande famille », dans laquelle les différenciations d’origine ethnique (péninsulaires, créoles), économique (mineurs, commerçants, hacendados, haute administration), géographique (Mexico/provinces) voire politique (libéraux/conservateurs) se trouvaient à la veille de l’Indépendance fortement atténuées. Dans une certaine mesure, les nobles « abdiquèrent volontairement leur rôle de nobles ». Ils auraient obtenu en retour une sorte d’autonomie qui préserva en quelque sorte leur style de vie6.
16Malgré la vague d’émigration qui suivit l’Indépendance, on retrouve en effet les plus grandes familles minières de Zacatecas après l’Indépendance, associées à des investisseurs étrangers, britanniques et français : les Fagoaga sont ainsi actionnaires de compagnies à Zacatecas et à Sombrerete, le marquis de Vivanco l’est à Vetagrande, le comte de la Valenciana à Guanajuato. Malgré les apparentes ruptures introduites par les réformes des monarques éclairés d’une part, par les bouleversements de l’Indépendance d’autre part, l’histoire de Zacatecas – et de la Nouvelle-Espagne dans son ensemble – n’est donc pas sans présenter des continuités certaines, tant sur le plan économique que social. L’évolution qui se dessine dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, la constitution en compagnies – celles de la première moitité du XVIIIe siècle s’apparentent en fait davantage aux collegentia vénitiennes du Moyen-Age –, et la mise en œuvre de stratégies économiques que seuls des précurseurs avaient jusqu’alors utilisées, trouve une confirmation dans le panorama économique du XIXe siècle et dans le premier rang reconquis par la région.
17Seuls certains symboles, attachés à l’aristocratie locale, disparurent, ainsi les titres et les majorats. Latifundia et mentalités demeurèrent, et avec eux, la dualité des comportements, la cœxistence en un même personnage de traits résolument « modernes » et de comportement « seigneuriaux », tout du moins « traditionnels ». Et les plus grandes familles survécurent à l’Indépendance : Jaral, Vivanco, Régla, Pérez Gálvez ou Fagoaga. On retrouve jusqu’à nos jours les descendants de ces grands mineurs-hacendados anoblis, tout aussi intégrés aux élites « nationales ». En ce sens, on peut considérer que la fin du XVIIIe et les premières décennies du XIXe siècle eurent valeur pour Zacatecas d’époque de transition et contribuèrent par ailleurs à forger les éléments d’une personnalité régionale que l’on retrouve jusqu’au Porfiriat voire au-delà.
Notes de bas de page
1 Hamnett, B., Roots of Insurgency…, pp. 2-3 ; Kicza, J., Op. cit., p. 30.
2 Bakewell, P., Op. cit., p. 305.
3 Cardoso, C., Pérez Brignoli, H., Historia económica de America Latina, II, p. 11.
4 Serrera, R. M., Guadalajara ganadera .., p. 387.
5 Palerm, A., « Sobre la formación del sistema colonial... », Ensayos sobre el desarrollo económico de Mexico, dir. E. Florescano, Mexico, F.C.E., 1979, p. 115 ; Ladd, D., Op. cit., p. 163 ; Hamnett, B., Idem, p. 19.
6 Kicza, J., op. cit., passim ; Borchart de Moreno, C., Los mercaderes y el capitalismo en la ciudad de Mexico…, p. 209 ; Ladd, D., Idem, p. 168 ; Mörner, M., « Economic Factors and Stratification in Colonial Spanish America with Spécial Regard to Elites », H.A.H.R., 63 (2), 1983, pp. 335 et ss.
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