Chapitre IV. Facteurs biographiques de la marginalité et familles « marginaloïdes »
p. 120-172
Texte intégral
1Les deux chapitres précédents n’apportent que peu d’éléments sur les causes familiales de la marginalité qui, cependant, constituent le problème fondamental posé dans cette recherche. L’étude des groupes communautaires ainsi que celle des motivations communautaires sont néanmoins une étape préalable nécessaire à la recherche des causes de ce mode d’adaptation individuel à la société. Les approches du milieu, qui ont été jusqu’ici plus documentaires qu’explicatives, ont effectivement permis de poser le problème en des termes peut-être plus précis mais qui, surtout, correspondent mieux à la réalité du phénomène que nous étudions.
2En effet, en décrivant les normes de vie des différentes communautés, nous avons précisé le cadre de vie des communautaires ; et la très grande diversité que nous avons observée dans ce domaine nous amène à ne considérer le monde communautaire ni comme très conformiste ni comme très déviant. Il n’est pas facile, ici, d’établir une ligne générale qui définisse une position par rapport à la société globale, et le regroupement des 18 communautés observées en six types de groupes communautaires suffit à peine à réduire cette variété. En réalité, la seule caractéristique commune aux divers groupes réside dans le fait que les communautés existent en dehors de toute institution ; ce qui explique d’ailleurs qu’il s’y développe toutes sortes de formes de vie sociale parfois traditionnelles, parfois plus nettement inhabituelles et déviantes.
3C’est précisément le fait que la vie communautaire se déroule dans un cadre non-institutionnel, qui nous amène à penser que si les groupes diffèrent largement les uns des autres en fonction de leurs normes de vie, il existe cependant, au niveau individuel, au moins un élément commun à tous les communautaires, quelle que soit la communauté dont ils fassent partie. En effet, toute personne qui vit en communauté se situe, volontairement ou non, en dehors de la voie traditionnelle, en dehors de ce qui est habituellement admis ; elle effectue une démarche vers un mode d’adaptation non conformiste, marginal. Cette démarche même implique une espèce de vocation pour l’entreprise, ou du moins une sorte de disposition impérieuse pour ce qui est hors de la norme, qui nous force à rechercher quelque déterminisme profond dans la personnalité même de celui qui oriente ainsi sa vie, ou, plus exactement, dans ce qui a présidé à la formation de sa personnalité.
4Le chapitre III de cette étude, dans lequel nous avons analysé les réponses individuelles aux questions concernant les motifs du choix communautaire, le bilan de l’expérience communautaire de chacun ainsi que l’image de la communauté idéale, ne nous a guère permis d’atteindre qu’un niveau très stéréotypé des motivations. Chaque personne semble en effet avoir répondu plus en tant que membre d’un groupe qu’en tant qu’individualité. Ce niveau de discours, qui relève de la rationalisation et du consensus de chaque groupe communautaire plus que d’une manière de réagir propre à chacun, renseigne peu, en réalité, sur ce qui a pu amener les uns et les autres à vivre en communauté et à se marginaliser.
5Mais nous allons analyser maintenant ce qui prédispose un individu à vivre de manière marginale en dehors des institutions et des normes traditionnelles, et particulièrement ce qui le prédispose à vivre en communauté. Notre propos n’est pas, rappelons-le, de rechercher des types de personnalité, mais de rechercher des facteurs biographiques susceptibles d’avoir favorisé l’orientation communautaire.
6D’après les diverses études auxquelles nous nous sommes référée dans le chapitre I, pour définir notre cadre théorique, l’action ou l’influence de la famille et de l’environnement proche ainsi que la situation de l’individu dans sa famille, paraissent très importantes et même déterminantes pour expliquer le mode d’adaptation individuel à la société.
7Les facteurs de ce type servent généralement à analyser les phénomènes d’héritage socio-culturel, qui se traduisent par la transmission du statut socio-professionnel de père en fils dans les sociétés industrialisées. Mais R. Girod (1971) a montré que le poids de l’action de la famille peut également expliquer des phénomènes de rupture apparente avec la tradition familiale, et qu’il est particulièrement déterminant dans les cas de mobilité sociale et de changement de statut socio-professionnel d’une génération à la suivante. En réalité, la rupture n’est qu’apparente, et ce qui paraît nouveau ou différent par rapport aux caractéristiques de la famille s’inscrit au contraire en continuité avec ces derniers. Ainsi, selon R. Girod (1971, p. 177), « beaucoup de familles cherchent de façon consciente à faire sortir l’enfant de son milieu C’est en ce sens que cet auteur parle de familles « bourgeoisoïdes » (idem, p. 140), pour désigner des familles dont le chef est ouvrier mais dont les habitudes et la manière de penser, de même que la place dans la communauté locale, sont apparentées à ceux de la classe moyenne ; ou encore de familles « prolétaroïdes » (idem, p. 140), pour désigner des familles de la classe moyenne socialement et culturellement plus proches du prolétariat que de la bourgeoisie.
8En fait, au risque d’être accusée de barbarisme, nous pensons qu’il faudrait parler de familles « mobiloïdes », pour désigner les types de familles qui préparent leurs descendants à la mobilité sociale, dans la mesure où ces dernières participent de plusieurs groupes sociaux à la fois.
9Mais il faut aller plus loin et considérer que la marginalité n’est qu’un cas particulier de la mobilité sociale, celui où, non seulement tout ou partie de la tradition familiale semble avoir été rejetée, mais où les normes traditionnelles de la société ont été, elles aussi, abandonnées, voire transgressées. Il faut en effet admettre que même dans ces cas, il y a probablement transmission par la famille de quelque chose qui prépare à ces formes d’adaptation non-traditionnelles.
10Nous allons donc repérer et analyser les caractéristiques familiales qui peuvent contribuer à la formation de personnes susceptibles de se marginaliser. Par analogie avec les familles « mobiloïdes », nous appellerons ces familles des familles « marginaloïdes », pour bien montrer qu’il s’agit toujours du même phénomène de transmissions par la famille de certains éléments socio-culturels, comme dans les cas de mobilité sociale.
11Nous allons poursuivre maintenant cette étude au niveau des individus et de leur biographie, pour déterminer ce qui a pu favoriser leur mode d’adaptation actuel. Nous pressentons que divers facteurs de socialisation interviennent dans cette adaptation. Ces facteurs sont, rappelons-le, d’origines diverses : ils émanent en effet en priorité des parents, mais les amis, les proches parents... peuvent avoir joué également un rôle important. La période de l’enfance a sans doute une influence prépondérante, mais des événements plus tardifs peuvent aussi avoir exercé une action sur l’orientation des personnes que nous étudions. Enfin, les caractéristiques biographiques objectives qui sont rapportées par les sujets sont fondamentales, mais chaque sujet réagit de façon particulière à la situation dans laquelle il se trouve, et nous devrons donc tenir compte aussi des connotations affectives et des diverses réactions du sujet aux événements de sa vie.
12Chaque cas sera analysé séparément, selon une méthode qualitative quasi-clinique, dont le but sera de déterminer pour chacun, à travers le récit de sa vie, les facteurs biographiques susceptibles d’avoir joué un rôle dans sa marginalisation en communauté.
13Pour éviter le risque d’une analyse trop subjective et déformante, nous tiendrons compte, pour chaque cas, des mêmes grandes variables indiquées dans la grille d’interview biographique, et nous essaierons, en pratiquant des séries d’analyses successives, d’homogénéiser les niveaux d’analyse définis de manière empirique par tâtonnement. En dernier ressort, l’analyse définitive devra être conduite pour l’ensemble des cas selon les mêmes critères et à un même niveau.
14D’autre part, pour éviter d’aboutir à une collection de biographies toutes différentes les unes des autres, nous allons essayer de distinguer, à travers la diversité des cas individuels, des types de facteurs biographiques ou de facteurs de socialisation susceptibles d’avoir joué un rôle déterminant dans l’adoption du mode de vie communautaire. Nous terminerons donc ce chapitre par l’exposé des types de familles « marginaloïdes » établis d’après les interviews biographiques.
15Mais auparavant, nous allons décrire les caractéristiques de l’échantillon des communautaires, qui comprend 76 personnes réparties dans les 18 communautés observées. Ces caractéristiques concernent soit les communautaires eux-mêmes, soit leurs parents, soit leurs grands-parents. La description de quelques grandes variables permettra de mieux situer la population que nous étudions par rapport aux groupes sociaux auxquels elle a appartenu avant de venir vivre en communauté, et par rapport aux groupes sociaux dont elle est issue en remontant à une ou deux générations.
16Cette étude rétrospective par certains aspects, est destinée à faire apparaître la mobilité socio-culturelle éventuelle de cette population, laquelle peut constituer, éventuellement, un facteur susceptible de favoriser la marginalisation. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
17Dans cette partie, nous ferons parfois référence aux conclusions d’une étude qui a été en partie menée par deux de nos étudiants, sur un échantillon de presse soumis à leur analyse. Serge Madhere et Vincent Rogard, qui ont fait cette étude, se sont attachés à décrire l’image du communautaire qui est donnée dans certains journaux nationaux, dont nous rapportons ci-dessous la liste et la période au cours de laquelle les articles ont été collectés. Ces articles furent exploités au moyen d’une analyse de contenu thématique, dont le but était de relever les caractéristiques généralement attribuées aux communautaires et présentées à l’opinion publique.
18 Nous pourrons ainsi comparer l’image du communautaire, telle qu’elle est décrite dans certains journaux, à certaines caractéristiques réelles des communautaires de notre échantillon.
19Le corpus de journaux français qui a été utilisé dans cette étude se répartit en trois groupes :
- les quotidiens : « Le Monde » et « Le Figaro » ;
- les hebdomadaires : « L’Express », « Le Nouvel Observateur » et « Paris-Match » ;
- les mensuels, qui furent choisis parmi les journaux féminins : « Elle » et « Femmes d’Aujourd’hui ».
20Les différents journaux ont été retenus en fonction de plusieurs critères qui caractérisent la population des lecteurs de chacun d’eux. On a considéré une période de 6 ans, allant de mai 1968 – date présumée de l’essor communautaire – à juillet 1974. Les articles ont été choisis en fonction du sujet traité, qui devait concerner explicitement les personnes vivant en communauté.
21Finalement, il a fallu renoncer à deux journaux : « Le Figaro » et « Paris-Match », pour lesquels le nombre d’articles réunis était trop faible pour fournir une base d’étude suffisante. Le corpus définitif comprend une centaine d’articles.
22Avant d’en venir à la description des caractéristiques de notre propre échantillon de communautaires, il nous faut remarquer une nouvelle fois que nos observations ne sont pas représentatives de la population des communautés en général, et que par conséquent, elles ne peuvent être extrapolées.
IV. 1 – DIVERSITÉ ET TENDANCES : CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉCHANTILLON DES COMMUNAUTAIRES
IV.1.1. – Quelques caractéristiques de l’échantillon
a) Sexe
23L’échantillon des communautaires comprend à peu près autant d’hommes que de femmes. La population totale des 18 communautés observées comporte presque la même proportion d’hommes et de femmes (cf. Chap. II, p. 52) que dans cet échantillon, soit 53 % d’hommes et 47 % de femmes. Cela est l’effet du hasard, puisque la population des 18 communautés n’était pas connue avant l’enquête, et qu’il n’était donc pas possible d’adopter une méthode d’échantillonnage par quota.
b) Statut matrimonial
24Il y a plus de célibataires que de gens mariés dans l’échantillon, et les personnes mariées sont donc ici moins nombreuses que dans la population totale des 18 communautés : il y en a 40 % dans l’échantillon, au lieu de 47 % dans la population des communautés. Parmi les célibataires, plus de la moitié vivent en couple sans être mariés.
c) Présence et nombre d’enfants
25Les personnes qui ont des enfants sont, à l’exception de deux mères célibataires qui ont chacune un enfant, des personnes mariées ou qui l’ont été. Le nombre d’enfants par « foyer » oscille entre 1 et 4. Trois foyers ont 4 enfants chacun, 9 foyers ont 1 enfant chacun, 6 foyers en ont 2 et un foyer en a 3.
IV. 1.2 -Un âge moyen de 30 ans – Effet d’âge et conjoncture économique et sociale
Tableau 9 RÉPARTITION DES COMMUNAUTAIRES DE L’ÉCHANTILLON PAR GROUPES D’AGES
Classes d’âges | Effectif | % | Proportions cumulées |
15-19 ans | 5 | (7) | (7) |
20-24 ans | 15 | (20) | (27) |
25-29 ans | 18 | (24) | (51) |
30-34 ans | 20 | (26) | (77) |
35-39 ans | 8 | (11) | (88) |
40-44 ans | 4 | (5) | (93) |
45-49 ans | 4 | (5) | (98) |
50-54 ans | 1 | (1) | (99) |
55-59 ans | 1 | (1) | (100) |
TOTAL | 76 | (100) |
26Les deux personnes les plus jeunes sont nées en 1958 : ce sont les sujets No 21 – de la communauté No 6 – et No 35 – de la communauté No 9. La personne la plus âgée est née en 1917 : c’est le sujet No 72, de la communauté No 17. L’âge des communautaires va donc de 17 ans à 58 ans.
27La moyenne d’âge, qui correspond approximativement à la médiane, est de 30,2 ans. Donc, plus de la moitié des personnes de l’échantillon a plus de 30 ans, ce qui tend à faire penser que la vie communautaire n’est pas l’apanage des jeunes et des très jeunes. Elle n’est en tout cas pas celui des très jeunes, puisqu’environ une personne seulement, sur quatre, a moins de 25 ans.
28Il faut cependant signaler un fait important : les classes d’âges les plus représentées se situent entre 20 et 35 ans (cf. Tableau 9 ci-dessus). Les personnes qui correspondent à des classes d’âges sont nées de 1941 à 1955 inclus, et appartiennent donc aux générations d’après-guerre ; ces générations sont les premières à avoir vécu la démocratisation de l’enseignement.
29Mais la structure de l’emploi n’est pas prête à recevoir les jeunes diplômés qui se présentent sur le marché, et ces derniers ont des difficultés à s’insérer dans le monde du travail.
30Ainsi, ce facteur sociologique dû à la conjoncture économique et sociale peut, dans une certaine mesure, avoir favorisé l’adoption d’un mode de vie marginal chez les membres des générations nées après 1940.
31Toutefois, si ce facteur de générations touchées différemment par la conjoncture économique et sociale peut avoir joué un rôle, le facteur d’âge reste probablement le facteur le plus important. En effet, pour des raisons pratiques évidentes, il doit être difficile de vivre en communauté après 40 ans, car la précarité des revenus ne permet pas, dans la plupart des cas, de subvenir aux besoins d’une famille qui comprend des adolescents.
32Ce sont donc surtout les personnes qui ont de jeunes enfants, et celles qui n’en ont pas, qui se lancent dans l’aventure communautaire.
33D’autre part, les très jeunes, c’est-à-dire les moins de 20 ans, participent sans doute moins que leurs aînés de quelques années à des groupes communautaires, et particulièrement à des groupes établis à la campagne, car le choix de ce mode de vie impose la décision de rompre avec un autre mode de vie, décision difficile à prendre.
34L’étude de l’âge des personnes de cet échantillon fait donc apparaître trois caractéristiques : d’une part, l’éventail des âges qui couvre les classes d’âges de 15-19 ans à 55-59 ans ; d’autre part, un phénomène probable de générations, dû à la conjoncture économique et sociale (démocratisation de l’enseignement et marché de l’emploi) ; enfin, la représentation plus importante de certaines classes d’âges : ici, 20 à 34 ans.
35D’après l’étude de presse dont nous avons parlé, les personnes vivant en communauté sont présentées, dans la plupart des articles, comme des personnes ayant entre 15 et 30 ans. La tranche d’âge la plus fréquente se situe entre 15 et 25 ans, et 22 ans constitue une sorte d’âge modal. L’âge généralement attribué aux communautaires, ici, est donc plus bas que celui que nous observons dans l’échantillon. Ceci est dû principalement à des journaux comme « Le Monde » et « Le Nouvel Observateur », pour lesquels les tentatives de vie communautaire constituent un phénomène propre à la jeunesse.
36Dans certains journaux, cependant, les communautaires sont présentés comme des personnes plus âgées : ainsi « L’Express » et certains journaux féminins situent entre 30 et 45 ans l’âge des personnes qui vivent en communauté.
37Cette distinction au niveau de l’âge renvoie à deux conceptions différentes de la marginalité et de ses causes : la première consiste à penser que ce type de conduite est propre aux jeunes, motivés par le refus d’entrer dans la société, la deuxième à penser qu’il est propre aux personnes plus âgées, motivées par l’envie de quitter la société ! Ce clivage s’explique par la différence de lecteurs auxquels s’adressent ces journaux.
IV. 1.3 – Niveau scolaire élevé et inadaptation scolaire
38Le niveau scolaire des communautaires de l’échantillon paraît assez élevé : trois personnes sur cinq ont en effet terminé leurs études secondaires, environ une sur deux a fréquenté l’université, et une sur cinq possède au moins une licence ou une maîtrise d’enseignement supérieur (cf. Tableau 10, p. 126). Ces proportions sont largement supérieures à celles de la population française en général. La population que nous étudions semble donc caractérisée, d’après notre échantillon, par un haut niveau scolaire.
39Une autre caractéristique de la répartition des communautaires selon leur niveau scolaire retient l’attention. Nous remarquons en effet que les deux tiers d’entre eux se trouvent dans les catégories d’études incomplètes ou inachevées. Ainsi, plus d’une personne sur trois a commencé des études du niveau du secondaire sans les terminer, et plus d’une personne sur quatre a commencé des études supérieures mais n’a jamais obtenu de maîtrise ou de licence.
40Ce fait peut être interprété de deux manières, en relation avec le mode de vie actuel de ces personnes. D’une part, il se peut que l’absence de diplôme du secondaire ou du supérieur aggrave les difficultés d’insertion dans le monde du travail et favorise ainsi l’adoption d’un mode de vie marginal. D’autre part il se peut également que l’absence de diplôme soit en réalité révélatrice d’une inadaptation au milieu scolaire qui ne fait que préfigurer une certaine inadaptation au milieu professionnel traditionnel, ces deux formes d’inadaptation relevant l’une et l’autre de problèmes d’adaptation sociale plus fondamentaux. Cette deuxième interprétation ne s’oppose d’ailleurs pas à la première qui en est le complément.
41Les types d’études sont tous représentés dans cette population. Toutefois, ils le sont inégalement. La catégorie « Études générales » est la plus importante : elle comprend 25 % des communautaires de l’échantillon, ce qui n’est pas surprenant, étant donné que la plupart des personnes qui ont entrepris des études du niveau du secondaire se trouvent ici. Par ordre d’importance numérique viennent ensuite : la catégorie « Beaux-Arts » – qui comprend presqu’une personne sur cinq – la catégorie « Technique et Commerce », à peu près à égalité avec la catégorie « Sciences », puis la catégorie « Lettres », et enfin la catégorie « Sciences sociales », avec une proportion inférieure à 10 %.
42En fait, l’intérêt de la répartition des communautaires par types d’études réside dans l’importance de chacune de ces catégories dans cette population, par rapport à son importance dans la population en général. Ainsi, les « Beaux-Arts » sont sur-représentés, et les « Sciences sociales » – qui comprennent les psychologues, sociologues et économistes – le sont probablement aussi. Ceux qui prennent ces orientations ont peut-être plus de dispositions pour l’aventure que d’autres, à moins que l’absence de débouchés dans ces domaines ne les force à sortir des chemins battus.
43Il est intéressant de comparer le niveau scolaire des communautaires à celui de leur père. Notons tout d’abord que pour effectuer cette comparaison, il a fallu établir les équivalences entre les catégories utilisées pour les communautaires, et celles utilisées pour leur père. Les modifications du cursus scolaire et de la scolarisation survenues au cours des quarante dernières années sont telles, en effet, qu’il était assez artificiel d’utiliser les mêmes catégories pour les deux générations.
44La répartition selon le niveau scolaire des pères des communautaires de l’échantillon est assez surprenante, dans la mesure où ce sont les catégories extrêmes – niveau le plus bas et niveau le plus élevé – qui sont numériquement les plus importantes : près de 3 pères sur 4 se trouvent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories (cf. Tableau 10, p. 126). Les communautaires sont donc issus de familles où le père avait soit un niveau scolaire minimum, soit un niveau maximum. Il faut toutefois nuancer cette observation, en remarquant que le niveau scolaire des pères de communautaires est plus élevé que celui des générations correspondantes, puisqu’un père sur deux a obtenu au moins le BTS ou le baccalauréat.
45Les pères de communautaires, comme les communautaires eux-mêmes ont donc, en général, fait des études plus longues que le reste de la population.
46Si nous considérons à présent le niveau scolaire des mères des communautaires, nous constatons qu’une proportion relativement grande, pour des femmes de ces générations antérieures à la démocratisation de l’enseignement, ont un niveau scolaire élevé : 12 % ont fait des études supérieures, 30 % environ ont un niveau scolaire égal ou supérieur au BTS ou au baccalauréat.
47Une proportion importante de communautaires est donc issue de familles plus « cultivées » que la moyenne, mais une proportion également non négligeable d’entre eux se recrute parmi des familles « peu cultivées ». Ces faits intéressants indiquent que le niveau des études joue probablement un rôle complexe dans le processus de marginalisation, mais il paraît difficile d’aller plus avant, maintenant du moins, dans l’analyse de ce rôle.
IV.1.4 – Pyramide des professions inversée et mobilité sociale descendante
a) Professions
48Dix-sept personnes de l’échantillon, soit 22 %, n’ont jamais exercé d’activité professionnelle : elles faisaient encore des études, et la plupart d’entre elles ont interrompu un cycle d’études secondaires ou supérieures quand elles sont venues vivre en communauté.
49Parmi ces 17 personnes, qui faisaient des études, 9 faisaient de petits travaux en même temps que leurs études, et 8 se consacraient entièrement à leurs études.
50Toutes les autres personnes de l’échantillon avaient déjà exercé une profession avant d’entrer en communauté. Elles travaillaient encore pendant la période qui a précédé leur arrivée, à l’exception de 2 personnes, qui avaient abandonné leur profession d’employé de bureau depuis plus de 3 ans.
51Toutes les grandes catégories socio-professionnelles sont représentées, à l’exception de la catégorie « Personnel de service ». Toutefois, ces proportions sont inégales (cf. Tableau 11p. 128). Les deux catégories : « Professions libérales et cadres supérieurs » et « Cadres moyens » ont les proportions les plus fortes, soit 23 et 27 % : 2 communautaires sur 5 appartiennent donc à ces catégories. Puis viennent les Artistes – classés dans la catégorie « autres », au nombre de 10, ce qui fait environ 16 % –. Nous ne sommes pas surprise de trouver cette catégorie en troisième position, car nous avions déjà remarqué, dans la répartition par types d’études, qu’une proportion assez grande de communautaires, soit environ 1 sur 5, avait fait les Beaux-Arts. Viennent ensuite les « Ouvriers » et les « Employés », qui représentent 13 % et 11 % des personnes de l’échantillon, et enfin les « Paysans » et les « Patrons de l’industrie et du commerce », dont la présence est tout à fait exceptionnelle, puisque chacune de ces catégories n’est représentée que par un individu.
52Les catégories socio-professionnelles les plus représentées sont donc les « Professions libérales et cadres supérieurs », les « Cadres moyens », les « Artistes », les « Ouvriers » et les « Employés ». Compte tenu de l’importance relative de ces différentes catégories dans l’ensemble de la population, il apparaît que certaines catégories socio-professionnelles sont largement sur-représentées dans notre échantillon.
53Les résultats corroborent ceux de certaines études américaines, selon lesquelles le recrutement des membres des communautés se ferait principalement dans la classe moyenne aisée. Ainsi C.R. Mosher (1973) a remarqué qu’il y avait de nombreux membres de professions libérales parmi les 300 participants d’une communauté urbaine de San Francisco ; dans cette même communauté, il a noté également la présence de nombreux artistes et artisans.
54La participation inégale des diverses catégories socio-professionnelles au phénomène communautaire s’explique, dans une certaine mesure, par les caractéristiques sociales de ces dernières. Ainsi, les cadres supérieurs et moyens ont une certaine aisance financière qui leur permet, matériellement et culturellement, de choisir des voies moins conformistes que ceux qui ont des contraintes matérielles et financières, de telle sorte que, favorisés sur le plan professionnel, ils le seraient aussi pour échapper au monde de l’emploi. Et le choix d’un mode de vie communautaire pourrait être rapproché d’une autre conduite sociale qui s’est répandue aux U.S.A. durant les années 50 et 60, à savoir le chômage temporaire : certains cadres, de plus en plus nombreux, se sont mis en effet en chômage pendant un ou deux ans, pour se libérer des contraintes de la vie professionnelle. De la même façon, ces catégories sociales relativement privilégiées chercheraient à se dégager d’un mode de vie jugé peu satisfaisant, en inventant des formes de vie inhabituelles et anti-institutionnelles.
55Les artistes, eux aussi, sont sur-représentés parmi les communautaires. Sans doute le climat de la communauté convient-il à l’artiste et favorise-t-il son activité. Certains principes prônés par les communautaires, tels que liberté, épanouissement, création... correspondent en effet à des principes de vie habituellement associés a la vie d’artiste.
56Les ouvriers et les paysans, en revanche, sont sous-représentés. Tout d’abord, en ce qui concerne les ouvriers de notre échantillon, il faut noter que, sauf exception, ils n’étaient pas à l’origine des ouvriers. Dans certains cas, en effet, ce sont d’anciens cadres moyens qui se sont convertis pour des raisons politiques à un mode de vie plus prolétaire selon eux. Les ouvriers sont donc encore plus sous-représentés qu’il n’y paraît en premier lieu. Le fait peut s’expliquer de la manière suivante : dans le monde ouvrier, le refus de la société et la révolte trouvent des modes d’expression à travers l’engagement politique et syndical. Et il est vraisemblablement plus facile de se révolter dans ce milieu social, que dans des milieux où la révolte mène à un état de contradiction tel, qu’il doit être plus facile de fuir ou d’inventer quelque chose de nouveau, que de rester en luttant.
57Autrement dit, les communautés, au moins jusqu’à maintenant, ne constituent, pour les ouvriers, ni un terrain propice ni un terrain souhaitable pour exprimer des revendications qui correspondent à leur situation économique et politique.
58Quant aux paysans, les raisons pour lesquelles leur présence dans les communautés est tout à fait exceptionnelle semblent évidentes : en regard des difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans leur exploitation, les tentatives communautaires orientées sur les activités agricoles leur paraissent vraisemblablement dérisoires, et peu susceptibles de leur apporter une solution. Bien qu’ils ne soient généralement pas hostiles à ceux qui tentent l’impossible en remontant des granges écroulées et en se lançant dans l’élevage des chèvres sans en connaître le ba-ba, ils trouvent les entreprises agricoles de ces derniers plus proches des fermettes de Marie-Antoinette que d’éventuelles solutions aux problèmes que rencontrent les petites exploitations. Les communautés rurales n’ont donc pas beaucoup de succès auprès des paysans.
59D’après l’étude de presse déjà signalée, et comme dans notre enquête, il semble que la vie communautaire attire plus particulièrement les membres de certaines professions.
60Dans la presse, les personnes qui vivent en communauté sont présentées le plus souvent comme d’anciens cadres supérieurs, ou comme des personnes ayant exercé une profession bien rémunérée. « Elle » et « L’Express », en particulier, ont publié plusieurs reportages sur des cas de ce genre. La catégorie la plus fréquemment citée en second lieu est celle des étudiants et lycéens, dont la présence dans les communautés est surtout notée par trois journaux : « Le Nouvel Observateur », « L’Express » et « Le Monde » ; selon « L’Express » et « Le Monde », qui assimilent le phénomène communautaire à un phénomène caractéristique de la jeunesse actuelle, les jeunes travailleurs – et parmi eux les jeunes ouvriers – participent, comme les jeunes non encore engagés dans la vie professionnelle, à ce type de marginalité. Viennent ensuite les enseignants, et, plus généralement, les professions intellectuelles, dont les noms sont le plus souvent cités par « L’Express » et « Le Nouvel Observateur ». Quant aux paysans et petits employés, ils sont très peu cités dans l’ensemble.
61Les fréquences relatives des diverses catégories socio-professionnelles obtenues dans l’étude de presse ne semblent pas très différentes de celles du tableau 11 p. 128. Mais ces résultats, obtenus sur l’ensemble des articles analysés, dissimulent le fait que tous les journaux ne présentent pas la même image du communautaire ; or, ce sont les images particulières qui nous intéressent. En effet, par rapport aux lecteurs, ces dernières ne sont pas présentes toutes à la fois mais chacune séparément, et chaque lecteur reçoit une image seulement.
62D’après les caractéristiques des images, il y a deux grandes catégories de journaux. Pour les uns, comme « Le Nouvel Observateur », et, à un degré moindre, « Le Monde » et « L’Express », les communautaires sont issus de toutes les catégories socio-professionnelles ou à peu près, cette variable ayant somme toute peu d’importance par rapport au choix du mode de vie communautaire. Pour les autres journaux, et particulièrement les journaux féminins, les communautaires sont issus principalement des catégories aisées de la population, et, à titre plus exceptionnel, des artisans et des paysans, lesquels feraient ainsi un retour aux sources.
63Finalement, selon cette étude de presse, il semble que chaque journal donne une image du communautaire moins conforme à la réalité qu’à une conception du phénomène communautaire qui lui est propre.
64Ainsi, parler d’une participation importante des ouvriers semble assez inexact ; de même, dissimuler l’inégale participation des différentes catégories socio-professionnelles paraît lié à un idéal égalitariste, qui engendre une fausse image du phénomène. D’autre part, certains journaux féminins, qui accordent à des catégories socio-professionnelles plus d’importance qu’elles n’en ont, manifestent probablement de cette manière, à la fois leur désir d’assimiler jusqu’à un certain point les personnes vivant en communauté à des personnages de contes de fées, des « bons sauvages », des Robinson qui ont échappé au monde moderne, et leur désir de favoriser l’identification de leurs lecteurs aux héros de leurs reportages, en suggérant l’existence de caractères communs aux uns et aux autres, par exemple par le biais de la profession.
65Au total, l’image du communautaire qui est présentée dans la presse, même sous forme de reportage, ne peut être considérée comme un document fidèle à la réalité.
66Si nous considérons les changements survenus dans l’activité professionnelle des communautaires depuis leur venue en communauté, nous constatons que parmi les 57 personnes qui avaient une activité professionnelle avant de vivre en communauté :
– 14 personnes continuent d’exercer cette activité à l’extérieur de la communauté, donc dans les mêmes conditions de travail qu’avant, soit :
6 cadres supérieurs,
5 cadres moyens
1 employé
1 ouvrier
1 artiste
– 11 personnes poursuivent leur activité professionnelle à l’intérieur de la communauté, donc dans des conditions de travail différente :
9 artistes
1 médecin
1 paysan
– 32 ont totalement abandonné leur ancienne activité professionnelle, à savoir : le seul industriel de l’échantillon
la moitié des cadres supérieurs
les deux tiers des cadres moyens
la totalité des employés, à une exception près
la totalité des ouvriers, à une exception près
67En revanche, il est à noter qu’aucun artiste n’a complètement abandonné son art.
68La majorité des communautaires ont donc renoncé à leur activité professionnelle, depuis qu’ils vivent en communauté. Mais une proportion non négligeable d’entre eux continuent à exercer leur activité professionnelle, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur de la communauté.
69Ce dernier fait indique que la vie communautaire n’est pas incompatible avec une activité professionnelle. En réalité, d’une part, l’activité professionnelle rémunérée de certains membres constitue dans de nombreux cas la source principale des revenus de la communauté – et elle est donc à ce titre sinon souhaitée, du moins indispensable –, d’autre part, contrairement à un préjugé répandu, la vie communautaire n’est pas nécessairement synonyme de décrochage professionnel et de refus du monde du travail ; certains semblent d’ailleurs mener les deux avec plaisir. A cet égard, toutes les professions ne semblent pas aussi privilégiées les unes que les autres ; ainsi les employés et les ouvriers ont, sauf exception, cessé leur activité qui est trop contraignante, voire aliénante, pour s’accorder avec des principes de vie fondée sur la libération de l’individu et sur son épanouissement ; en revanche, les professions des catégories « professions libérales et cadres supérieurs » et « cadres moyens » semblent mieux correspondre à ce style de vie, puisque trois personnes sur cinq, parmi celles qui appartiennent à ces catégories, n’ont pas cessé leur activité professionnelle ; les professions de l’enseignement paraissent d’ailleurs particulièrement privilégiées : trois professeurs sur trois continuent d’exercer leur profession, ainsi que deux instituteurs sur cinq, les deux autres, qui n’ont pas reçu d’affectation, n’exerçant pas leur profession par la force des choses. Les artistes, enfin, paraissent trouver dans la vie communautaire un mode de vie qui s’accorde, plus que tout autre probablement, avec leurs activités.
70Ainsi, certains types d’activités professionnelles sont plus compatibles que d’autres avec la vie communautaire.
71Ainsi que nous venons de le voir, parmi les communautaires qui n’ont pas abandonné leur activité professionnelle, certains le font par goût, d’autres par nécessité, pour subvenir aux besoins du groupe. En réalité, ce dernier motif de travail à l’extérieur de la communauté est tellement important que certains communautaires, qui n’ont pas d’activité professionnelle régulière, ont une activité saisonnière ou périodique, uniquement dans le but de gagner un peu d’argent : 13 personnes sur 76 sont dans ce cas, soit environ une personne sur six.
b) Mobilité sociale
72Mais revenons aux professions exercées par les communautaires avant leur venue en communauté. Nous voulons comparer leurs professions à celles de leurs pères, et même de leurs grands-pères paternels et maternels, pour déceler la plus ou moins grande mobilité sociale inter-générationnelle de cette population.
73Nous pensons en effet, selon une hypothèse de recherche que nous avons présentée au chapitre I (p. 42), que le changement de milieu socio-culturel – dont le milieu socio-professionnel est un indicateur – peut constituer un facteur d’inadaptation sociale, et favoriser la marginalisation. Les moyens dont nous disposons pour mener cette analyse sont évidemment très imparfaits. En particulier, nous analysons des flux indiquant des soldes positif, négatif ou nul, entre l’effectif d’une profession à une « génération » donnée et son effectif à la « génération » suivante, alors qu’il faudrait procéder au niveau de chaque famille pour saisir la mobilité sociale exacte du grand-père au père, et du père au communautaire lui-même. En outre, il pourrait nous être reproché de comparer des choses difficilement comparables : ainsi, la structure des professions a beaucoup changé au cours de la période très vaste à laquelle nous nous référons, de telle sorte que les flux confondent la mobilité sociale structurelle inévitable, et la mobilité sociale qui n’est pas due aux variations de la structure. Toutefois, par rapport à l’objet de notre étude, cette confusion n’est pas très grave, car tout changement de milieu socio-culturel, quelle qu’en soit l’origine, peut, à notre avis, être source d’inadaptation sociale. Nous aurons à revenir sur ce point dans l’analyse biographique. Ce qui nous importe, c’est donc de saisir des tendances, des grands déplacements d’une catégorie socio-professionnelle à une autre.
74La répartition des pères des communautaires selon leur catégorie professionnelle indique (cf. Tableau 11, p. 128) que les catégories supérieures sont sur-représentées : il y a en effet 36 % de pères appartenant à la catégorie « professions libérales et cadres supérieurs », et 13 % à la catégorie « patrons de l’industrie et du commerce ». Le père d’un communautaire sur deux fait donc partie de l’une ou l’autre de ces catégories, lesquelles ne concernent, en revanche, qu’une très faible partie de la population générale.
75La moitié des personnes vivant en communauté sont donc d’origine sociale élevée. La probabilité d’appartenir à un groupe communautaire semble plus grande pour les enfants de familles favorisées que pour les autres. Il se peut en effet, comme nous l’avons déjà dit, qu’une situation sociale privilégiée favorise, dans une certaine mesure, des conduites non conformistes, et qu’une telle situation permette à ceux qui en bénéficient de prendre des risques en sortant de la tradition – les assises sociales et financières des parents servant en quelque sorte de garantie contre d’éventuelles faillites. Il se peut aussi que ce soit pour le jeune bourgeois une nouvelle manière de jeter sa gourme... et de s’affirmer en se révoltant contre la famille et contre la société.
76En ce qui concerne les pères ouvriers, leur proportion n’est pas négligeable non plus : 1 communautaire sur 5 est fils d’ouvrier, mais cette proportion est malgré tout bien inférieure, compte tenu du nombre d’ouvriers dans la population générale, à la proportion de fils de « professions libérales et cadres supérieurs » et de « patrons de l’industrie et du commerce ».
77Enfin, il y a 13 % de pères cadres moyens, peu de pères employés : 5 %, et peu de pères paysans : 5 %.
78En réalité, il ne faut pas se hâter de chercher des interprétations à ce niveau de l’analyse, car l’origine sociale est sans doute moins importante en elle-même que ne le sont les décalages de professions et de niveau social d’une génération à l’autre. Ces décalages introduisent dans une famille des changements de cadre de références socio-culturelles et contribuent à créer des conditions d’éducation, voire de socialisation, particulières et fondamentales pour comprendre l’orientation des individus, même adultes.
79En ce sens, la comparaison des professions des communautaires avec celles de leurs pères permet – tout en observant les réserves que nous avons formulées à propos de ce type d’analyse de la mobilité sociale – de déceler quelques mouvements globaux importants (cf. Tableau 11, p. 128). La répartition professionnelle des communautaires, par rapport à celle de leurs pères, indique un gonflement des catégories professionnelles moyennes aux dépens des autres. Ainsi, les catégories supérieures sont nettement moins importantes ; ceci est particulièrement évident pour la catégorie « patrons de l’industrie et du commerce », qui passe de 13 % à 1 % à peine ; mais c’est aussi vrai pour la catégorie « professions libérales et cadres supérieurs ». A l’opposé, la catégorie « ouvriers » est, elle aussi, moins importante chez les communautaires qu’elle ne l’était chez leurs pères : elle passe de 21 % à 13 %.
80Ces mobilités descendantes et ascendantes se font au profit des catégories tertiaires : les « cadres moyens » doublent et passent de 13 % à 27 %, et les « employés » doublent aussi en passant de 5 % à 11 %. De même, la catégorie particulière des « artistes » est beaucoup plus importante chez les communautaires que chez leurs pères : il y avait un père artiste, il y a 10 communautaires artistes.
81En revanche, la catégorie « paysans », qui n’était pas très importante dans la génération des pères, l’est encore moins à celle des fils.
82Une nouvelle remarque s’impose, à savoir que la population que nous étudions semble appartenir à des familles assez mobiles au niveau professionnel. En effet, d’après cette première analyse – qui pourtant minimise les phénomènes de mobilité – plus d’un communautaire sur deux (en réalité 3 communautaires sur 5) n’appartiennent pas à la même catégorie professionnelle que leur père. Il serait intéressant de chercher à savoir, par une analyse plus précise que celle que nous pouvons faire dans cette étude, si les populations marginalisées comme celle que nous étudions, mais d’autres aussi, se recrutent plus particulièrement parmi des personnes ayant réalisé une certaine mobilité sociale. Il faudrait s’intéresser également à la manière dont intervient ce phénomène de mobilité sociale dans le processus de marginalisation.
83En ce qui concerne maintenant la répartition professionnelle des grands-pères paternels et maternels des personnes vivant en communauté, nous remarquons d’abord une certaine concentration vers le haut de la pyramide sociale : un grand-père sur quatre était le patron d’une affaire industrielle ou commerciale : cette proportion est assez considérable, même si nous tenons compte du fait que cette catégorie socio-professionnelle était plus fréquente à l’époque des grands-parents qu’actuellement ; et un grand-père sur six appartenait à la catégorie « professions libérales et cadres supérieurs ».
84Au total donc, plus de 40 % des grands-pères, paternels ou maternels, appartenaient à ces catégories sociales les plus élevées, auxquelles il faudrait d’ailleurs ajouter celle des grands propriétaires terriens, qui est malencontreusement confondue, dans la catégorie « paysans », avec les autres catégories de cultivateurs-petits exploitants et salariés agricoles. Le niveau social des grands-pères est donc très élevé. Nous remarquons également une proportion assez forte de paysans – un peu plus de 2 sur 5. Toutefois, cette catégorie était encore relativement importante en France, il y a environ deux générations ; aussi la proportion de grands-pères appartenant à cette catégorie paraît plus normale que les proportions des deux autres catégories que nous venons d’étudier.
85Toutes les autres catégories professionnelles sont numériquement peu importantes. En effet, une fois retiré l’effectif des grands-pères dont la profession est inconnue, il en reste 30 % qui se répartissent d’ailleurs différemment suivant les lignées.
86Les grands-pères maternels appartiennent à des catégories un peu plus élevées socialement que celles des grands-pères paternels : environ 12 % des premiers sont recensés dans les catégories « employés » et « cadres moyens », contre (4 %) seulement des seconds. En revanche, il y a plus d’ouvriers chez les grands-pères paternels (17 %) que chez les grands-pères maternels (9 %).
87Le fait qu’il y ait, d’une manière générale, peu d’employés et de cadres moyens, correspond probablement en partie au développement encore faible du secteur tertiaire à cette époque ; mais la sous-représentation des ouvriers constitue certainement un facteur original et caractéristique des ascendants des communautaires, dont l’origine sociale semble généralement élevée ou même très élevée.
88Si nous analysons l’évolution de la répartition socio-professionnelle au cours des générations successives, nous remarquons un phénomène de mobilité sociale descendante : en trois générations, la catégorie des « patrons de l’industrie et du commerce » passe de 25 % à 1 %. Ce courant descendant, compensé au niveau des pères par une augmentation de la catégorie « cadres supérieurs », se poursuit au niveau des communautaires eux-mêmes qui, finalement, se concentrent dans les catégories sociales moyennes. Cette concentration est accentuée par une légère mobilité ascendante, puisque ces derniers sont encore moins nombreux que leurs grands-pères et leurs pères à être ouvriers.
89Avant de poursuivre cette étude, il nous faut revenir sur deux points déjà évoqués :
- L’analyse que nous venons de faire minimise les phénomènes de mobilité sociale, qui sont en réalité plus nombreux que ne l’indiquent les flux des générations considérées globalement.
- La mobilité sociale observée est parfois imputable aux modifications de la structure professionnelle : disparition d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises au cours des dernières décennies, gonflement du secteur tertiaire, aux dépens en particulier de la catégorie des paysans.
90Ces remarques étant faites, il reste néanmoins à souligner quelques caractéristiques importantes de cette population :
- Les ascendants des personnes vivant en communauté appartiennent en général à des catégories socio-professionnelles élevées.
- Un phénomène de mobilité sociale descendante semble se poursuivre d’une génération à l’autre. Il est proportionnellement plus important que le phénomène de mobilité sociale ascendante, que nous observons également.
- Les personnes vivant en communauté, bien qu’elles aient en général des professions plus modestes que leurs pères et grands-pères, appartiennent malgré tout à des catégories socio-professionnelles plus élevées que le reste de la population.
91Pour éviter d’alourdir cette étude des catégories socio-professionnelles, nous n’avons pas tenu compte de la profession de la mère, ni de celle des grands-mères. Une raison nous permettait de le faire sans risquer de réaliser une impasse sur un facteur important : le niveau social d’une famille est en effet largement déterminé par la profession du père, laquelle est généralement supérieure à celle de la mère, quand elle en a une. L’origine sociale de quelqu’un peut donc être déterminée, dans la plupart des cas, à partir de la catégorie socio-professionnelle de son père.
92Certes, notre but n’est pas de minimiser le rôle de la mère dans le comportement et les conduites sociales de l’enfant. Des études ont montré en effet que son niveau d’études et son niveau professionnel jouent un rôle important, par exemple dans la réussite scolaire des enfants : ces derniers réussissent d’autant mieux que leur mère a un niveau élevé – ce qui se conçoit facilement, car, quelle que soit l’évolution récente de la société, le père continue de laisser à la mère le soin de s’occuper de leurs enfants. Et celle-ci est d’autant plus apte à faciliter l’apprentissage de certaines valeurs sociales et d’un certain niveau intellectuel qu’elle en constitue le modèle vivant.
93En outre, dans une étude comme la nôtre portant sur une population qui se conduit de manière exceptionnelle (les personnes vivant en communauté sont malgré tout en petit nombre), il faut se garder de se fier aux méthodes qui ont fait leur preuve en d’autres domaines ; elles risquent de laisser dans l’ombre des facteurs qui pourraient avoir une importance fondamentale pour la compréhension d’un phénomène peu fréquent.
94Notons donc brièvement l’activité professionnelle éventuelle de la mère.
95Parmi les mères des personnes vivant en communauté, 71 % – donc la très grande majorité – ont exercé une activité professionnelle à un moment donné de leur vie. D’autre part, leur niveau professionnel semble en général inférieur à celui des pères. Nous reviendrons, le cas échéant, sur l’étude de ce facteur.
IV. 1.5 – Engagement politique et engagement communautaire
96Sur 76 personnes interrogées, 41 personnes, soit plus de la moitié, disent qu’elles ont eu à un moment donné un engagement politique et une activité politique plus ou moins intenses dans le cadre d’un parti, d’un syndicat ou d’un mouvement politique. Cette proportion semble extrêmement importante et tend à faire penser qu’il existe en effet un lien entre l’engagement politique et le choix de la voie communautaire. Ce lien apparaît au moins au niveau des choix idéologiques, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, et qui se traduisent dans la critique de la société et de ses institutions.
97Cependant, parmi les communautaires qui ont eu une activité politique, peu d’entre eux poursuivent cette activité depuis qu’ils vivent en communauté. Six personnes seulement sont dans ce cas. Pour les autres, l’engagement communautaire remplace en quelque sorte l’engagement politique ou du moins il lui succède ; ces personnes semblent en effet déçues, voire blasées, par leur activité militante antérieure dans le cadre d’une organisation politique et ces désillusions mêmes paraissent avoir joué un rôle important dans leur décision de vivre en communauté. Selon un ex-militant, en effet, partis et syndicats ne luttent pas contre le pouvoir mais pour la prise du pouvoir, et ils ne peuvent donc changer profondément la société par leur action, car pour changer la société, il faut chercher à vivre différemment dans l’immédiat, sans rêver à un changement social hypothétique et lointain ; il faut avant tout chercher à se changer soi-même. C’est pourquoi pour toutes ces personnes, la vie communautaire constitue ou a constitué à un moment donné l’unique moyen de faire cette recherche.
98Selon l’une de nos hypothèses de recherche (voir p. 42), nous voulions savoir s’il y avait un effet de tradition au niveau de la participation politique et de la contestation sociale, autrement dit si la critique de la société, particulièrement virulente chez certains communautaires, pouvait s’inscrire dans la ligne d’un intérêt traditionnel des membres de la famille pour les choses politiques en général, quelles que soient les opinions exprimées. D’après les réponses données par les communautaires aux questions concernant ce point, il semble qu’une proportion importante de leurs pères ait eu un niveau de participation politique assez élevé. Presqu’un quart en effet ont milité dans un parti ou un syndicat. Mais c’est là une preuve bien insuffisante pour apporter une réponse décisive à notre question. Pour les autres ascendants, la participation politique est quasi-exceptionnelle, si nous nous en tenons à la catégorie « militant ». Mais seule cette catégorie paraît pertinente, car la catégorie « sympathisant » qui comporte de plus gros effectifs recouvre en fait des attitudes politiques trop vagues pour être un indicateur réel de l’engagement politique ou même d’un intérêt pour le domaine politique.
99Nous retiendrons donc seulement les observations concernant la participation politique des communautaires eux-mêmes. Et sur ce point, il semble qu’il existe une relation entre l’activité politique antérieure à la vie communautaire d’une part, et la voie communautaire d’autre part. Mais la vie communautaire succède dans la plupart des cas à une activité politique antérieure décevante qu’elle remplace.
IV. 1.6 – Tradition religieuse et communautés religieuses
100La très grande majorité des personnes interrogées ont reçu une éducation religieuse. Soixante-trois personnes en effet, sur 76, soit plus de 80 %, ont été élevées dans une religion ; parmi celles-ci 58 ont été élevées dans la religion catholique, 2 dans la religion protestante et 3 dans d’autres religions. Treize personnes seulement, soit environ 17 %, disent n’avoir reçu aucune éducation religieuse. Signalons que cent pour cent des personnes interrogées qui vivent en communauté religieuse ont reçu une éducation religieuse ; c’est le seul type de communauté pour lequel nous ayons trouvé cette proportion maximum. Ceci indique probablement qu’il existe un lien entre l’éducation religieuse, qui exprime une certaine tradition religieuse au niveau de la famille, et l’appartenance à une communauté religieuse.
101Actuellement, cependant, la moitié seulement des communautaires déclarent croire en un dieu : le Dieu des chrétiens, ou une force animant l’univers. L’autre moitié n’a pas de croyance de cet ordre. En réalité, 35, soit presque la moitié des personnes de l’échantillon, se disent positivistes, et 2 personnes ne savent pas comment se situer. Le positivisme d’une grande partie des communautaires et l’absence de pratiques religieuses du tiers des personnes croyantes peuvent apparaître comme des éléments importants, mais le détournement de la religion que nous observons dans cette population n’est peut-être pas plus remarquable que celui que l’on observe dans la population globale, à travers la déchristianisation et la désertion des églises.
102A notre avis, les variables religieuses : éducation religieuse, croyance, pratique, ont un rôle clair et important, uniquement pour les personnes vivant en communauté religieuse, ce qui est en fait plus tautologique qu’explicatif.
103Au niveau des parents, nous notons une appartenance religieuse plus fréquente chez les mères des personnes qui vivent en communauté, que chez leurs pères. Mais il s’agit-là d’une remarque tout à fait banale, car cette différence entre hommes et femmes, par rapport à la religion, se retrouve aussi bien dans la population française en général.
104Ainsi, pour les parents, comme pour les communautaires eux-mêmes, la variable religion ne fait rien apparaître de très saillant, si ce n’est une plus forte participation religieuse des parents des communautaires vivant en communauté religieuse. En effet, 95 % des pères, et 100 % des mères de ces communautaires appartiennent à une religion. Mais nous ne nous engagerons pas dans une étude par type de communautés, car les effectifs des personnes interrogées dans chacun de ces types sont trop faibles pour permettre une analyse détaillée.
105Notons toutefois que la grande majorité des grands-pères avaient une religion, la religion catholique étant la plus fréquente. Mais là non plus, il n’y a rien de bien particulier à signaler, étant donné qu’il s’agit d’une norme établie dans la société française de cette époque.
IV. 1.7 – Parents unis et parents désunis
106Selon une hypothèse de recherche présentée aux pp. 42 et 43 de cette étude, nous pensons que le déséquilibre familial, et plus exactement la rupture du couple parental, peut constituer un facteur d’inadaptation et favoriser la marginalisation. Si tel est le cas, la vie communautaire peut apporter un équilibre affectif, le groupe communautaire constituant un groupe d’amis. Autrement dit, les personnes qui vivent en communauté chercheraient dans la communauté une cellule susceptible d’apporter un certain équilibre affectif pour compenser les défaillances passées ou actuelles du foyer de leurs parents.
107On constate que le nombre de couples désunis atteint 30 %, ce qui est une proportion relativement élevée. Il se peut donc que ce facteur joue effectivement un rôle dans le processus de marginalisation, et particulièrement dans le choix du mode de vie communautaire. Nous verrons s’il est possible d’en préciser l’influence par la suite.
IV. 1.8 – Mode de vie éphémère
108Les deux tiers des communautaires vivent en communauté depuis 3 ans ou moins, et, en fait, plus de la moitié y vivent depuis 2 ans ou moins (cf. Tableau 12, p. 138). Seulement 2 personnes sur 5 sont en communauté depuis 5 ans ou plus. La durée de vie en communauté est donc, dans la plupart des cas, faible, ce qui correspond d’ailleurs à la faible durée de vie des communautés elles-mêmes (cf. Chap. II.l.l, pp. 46-64). Ce fait confirme l’idée selon laquelle il est difficile de vivre en communauté, et, d’une manière générale, d’innover en matière de mode de vie, la pression sociale qui sert habituellement de ciment en période de crises faisant ici défaut.
Tableau 12 DURÉE DE VIE EN COMMUNAUTÉ
Effectif | % | % cumulés | |
moins d’1 an | 15 | (20) | (20) |
entre 1 et 2 ans | 29 | (38) | (58) |
entre 2 et 3 ans | 7 | (9) | (67) |
entre 3 et 5 ans | 9 | (12) | (79) |
entre 5 et 10 ans | 5 | (7) | (86) |
plus de 10 ans | 11 | (14) | (100) |
TOTAL | 76 | (100) |
109En résumé, la description des caractéristiques des communautaires de l’échantillon et de leurs ascendants a permis de faire une série d’observations : les premières concernent plus particulièrement la famille des communautaires et répondent, dans une certaine mesure, aux hypothèses de recherche formulées sur ce point dans le chapitre I de cette étude ; les secondes portent sur les caractéristiques personnelles des communautaires, et apportent des éléments de réponse aux hypothèses de recherche formulées sur ce second point, également dans le chapitre I. Voici un bref exposé des unes et des autres. • Eléments concernant les caractéristiques familiales des communautaires
- Nous constatons l’existence de certains facteurs pouvant favoriser, selon nous, l’inadaptation sociale. Il s’agit :
- des changements de milieu socio-culturel dus à la mobilité sociale descendante relativement importante, semble-t-il, dans cette population ;
- des déséquilibres familiaux dus à des ruptures d’union du couple parental en proportion non négligeable ici.
- des changements de milieu socio-culturel dus à la mobilité sociale descendante relativement importante, semble-t-il, dans cette population ;
- Nous constatons d’autre part que si des facteurs, indiquant un retour possible à la tradition familiale elle-même – apparentée à la vie communautaire par certains de ses côtés – existent chez un certain nombre de communautaires aux ascendants paysans, artisans ou militants politiques, le choix communautaire apparaît toutefois, pour une partie importante de la population étudiée, en rupture avec la tradition familiale ; le haut niveau scolaire des ascendants, ainsi que leur appartenance à des catégories socio-professionnelles élevées ne permettent pas, en effet, au premier abord, d’interpréter la conduite communautaire en termes d’héritage socio-culturel.
110• Eléments concernant les caractéristiques personnelles des communautaires
- Les communautaires semblent appartenir plus particulièrement à certaines catégories de personnes, caractérisées par :
- l’âge : fréquence de la classe d’âge 20 – 35 ans, qui fait penser non seulement à l’influence de l’âge mais aussi à celle de la conjoncture économique et sociale ;
- le niveau scolaire assez élevé en moyenne ;
- l’appartenance fréquente à certaines catégories sociales principalement les catégories socio-professionnelles élevées et la catégorie des gens faisant des études et non encore engagées dans la vie professionnelle.
- l’âge : fréquence de la classe d’âge 20 – 35 ans, qui fait penser non seulement à l’influence de l’âge mais aussi à celle de la conjoncture économique et sociale ;
- Nous relevons également la présence assez fréquente d’une conduite qui peut être le signe d’une inadaptation sociale antérieure à la vie communautaire : il s’agit de l’inadaptation scolaire, dont nous pensons qu’elle peut préfigurer l’inadaptation professionnelle en même temps qu’elle la favorise.
111La mise en évidence de ces diverses tendances permet de dégager l’importance de certains facteurs, dont il faudrait approfondir l’influence en ayant recours à une méthodologie plus appropriée. Ce serait là l’objet d’une autre étude.
IV. 2 – DE L’INTÉRIORISATION DES MODELES SOCIO-CULTURELS A LA VIE COMMUNAUTAIRE : APPROCHE TYPOLOGIQUE DES ENTRETIENS BIOGRAPHIQUES
112Notre but, dans la deuxième partie de ce chapitre, est de dégager à partir des facteurs biographiques quelques processus typiques de marginalisation. La perspective que nous allons utiliser maintenant sera donc toute différente de celle que nous avons utilisée jusqu’ici.
113En effet, la description des caractéristiques de l’échantillon a permis de voir à quelles catégories démographiques et sociales appartiennent, en général, les communautaires. Nous nous demandions alors quelles catégories étaient les plus fréquentes dans la population des communautés, et notre objectif était de rechercher ces cas fréquents. Mais les cas fréquents nous indiquent seulement que certaines conditions sociologiques favorisent les processus de marginalisation, tandis que les cas rares montrent que certaines conditions sociologiques, au contraire, ne favorisent pas ces processus. Fréquence et rareté précisent donc la relation qui existe entre certaines conditions sociologiques et les processus que nous cherchons à analyser, mais les processus eux-mêmes demeurent tout aussi obscurs.
114Aussi, changeant totalement de perspective, nous allons maintenant rechercher et analyser ces processus de marginalisation à partir de l’analyse du cas de chaque communautaire. Nous voulons comprendre tout aussi bien ce qui conduit un fils de cadre supérieur à vivre en communauté, que ce qui conduit un fils de paysan ou un fils d’ouvrier – cas moins fréquents que le premier – à choisir ce mode de vie.
115L’analyse des entretiens cas par cas nous a permis de distinguer, à partir de l’étude des facteurs biographiques, quatre types de processus (cf. Tableau 13, p. 140). Ces types se réfèrent à différentes caractéristiques des modèles socio-culturels véhiculés par les familles de communautaires, ainsi qu’à la manière dont ces modèles ont été vécus par chaque personne au sein de sa famille.
116Nous allons reprendre successivement ces quatre types, qui semblent être associés chacun à une recherche individuelle particulière. Il s’agit des types suivants :
- Particularisme culturel et recherche d’une vie affranchie.
- Hétérogénéité culturelle et recherche d’une famille.
- Dépossession culturelle et recherche du village d’autrefois.
- Dualité culturelle et recherche d’une société meilleure.
Tableau 13 TYPES DE FAMILLES MARGINALOÏDES
Type | Effectif | Total | Nos des sujets |
Type I – Particularisme culturel | 5 | ||
1 – Communauté et familles communautaires | 1 | 48 | |
2 – Communauté et familles non conformistes | 3 | ||
– familles d’artistes et de révolutionnaires | 1, 75 ; | ||
– familles d’artistes | 72 | ||
3 – Communauté et familles insoumises | 1 | 63 | |
Type II – Hétérogénéité culturelle | 24 | ||
1 – Origine interne : exogamie | 7 | ||
– mariages exogamiques intergroupes sociaux | 33, 60, 73, 74 ; | ||
– unions exogamiques intergroupes sociaux | 3, 70, 71 ; | ||
2 – Origine externe : transplantation | 8 | ||
– familles d’émigrés | 59, 64 ; | ||
– familles de coloniaux et de coopérants | 26,32, 34, 38, 46, 47 ; | ||
3 – Origine mixte : exogamie et transplantation | 9 | ||
– exogamie intergroupes et familles d’émigrés | 36 | ||
– exogamie intercultures et familles d’émigrés | 14, 21, 39, 52, 57 ; | ||
– exogamie intergroupes et intercultures et familles d’émigrés | 28, 53 ; | ||
– exogamie intergroupes et intercultures et familles d’émigrés et de coloniaux | 18 | ||
Type III – Dépossession culturelle | 24 | ||
1 – Familles paysannes et mobilité sociale | 12 | ||
– inadaptation professionnelle et retour aux sources | |||
. retour aux sources et réussite sociale : un compromis | 2, 5 ; | ||
. retour aux sources et renoncement à la réussite sociale | 6, 15, 24, 25, 51 ; | ||
– inadaptation scolaire et retour aux sources | 37, 42, 45, 58, 62 | ||
2 – Familles ouvrières et mobilité sociale | 12 | 7, 12, 19, 20, 22, 29, 30, 31, 35 54, 55, 65 | |
Type IV – Dualité culturelle | 23 | ||
1 – Familles favorisées et libéralisme | 18 | 4, 8, 9, 10, 13, 16, 17, 27, 40, | |
2 – Familles modestes et « humanitarisme » (sujets No 11, 12, 41, 43, 49) | 5 | 44, 50, 56, 61, 66, 67,68, 69, 76. | |
TOTAL | 76 | 76 |
IV.2.1 – Particularisme culturel et recherche d’une vie affranchie : type I
117Dans ce type de processus, la vie communautaire prolonge en quelque sorte la tradition familiale. Certaines caractéristiques familiales constituent des conditions favorables à la marginalisation, dans la mesure où nous pouvons observer, a posteriori, une certaine identité entre les activités ou les préoccupations des membres de la famille et le mode de vie actuel d’un communautaire. Il y a une sorte de continuité entre les composantes du milieu familial et celles de la vie communautaire.
118La prolongation de la tradition familiale à travers la vie communautaire peut se produire dans divers cas. Elle peut se produire en effet :
- par filiation ;
- par héritage de modes de vie non conformistes comme celui des artistes et des révolutionnaires ;
- par héritage d’attitudes de rébellion à l’égard de la société.
119Ces différents cas, que nous allons analyser successivement, illustrent tous un phénomène d’héritage de caractéristiques culturelles particulières, véhiculées par les ascendants des communautaires, lesquels perpétuent la tradition familiale.
120La continuité entre les caractéristiques familiales des communautaires et leur mode de vie actuel a été établie à partir de la description que chaque communautaire a fait de sa famille et de sa vie personnelle.
121La ressemblance que nous observons entre le communautaire et sa famille pourrait être accentuée par le désir du sujet de donner une certaine cohérence à sa biographie, ou de se reconnaître dans ses ascendants. Mais ce biais, qui pourrait nous être reproché, paraît peu probable. Il paraît peu vraisemblable, en effet, étant donné la longueur de l’interview et la multiplicité des variables abordées, qu’une personne organise son discours jusqu’à falsifier la réalité. En outre, la question suivante, qui nous a souvent été posée à la fin de l’interview : « Mais tes questions, là, tu crois que ça a un rapport avec ce que je fais ? », montre assez la perplexité des sujets ainsi que leur absence d’anticipation sur les buts de cette interview biographique. Enfin, si certains sujets ont pu avoir le désir d’accentuer leur ressemblance avec leurs ascendants, ils n’ont fait que manifester leur volonté de se reconnaître dans leur famille et d’en perpétuer l’héritage, ce qui ne va pas à l’encontre de notre analyse.
a) Communauté et famille communautaire
122Etre fils ou fille de communautaire, voilà bien la voie la plus directe pour devenir soi-même communautaire.
123Mais, pour des raisons que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, les communautaires adultes, enfants de communautaires, sont peu nombreux, et nous n’avons interviewé qu’un cas de ce type. Il s’agit du sujet No 48, une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui vit dans une des communautés religieuses. Elle a fait des études secondaires, qui ont été commencées à l’école de la communauté et poursuivies dans un établissement d’enseignement d’une localité voisine ; elle a interrompu ses études avant d’avoir obtenu le baccalauréat, pour revenir à l’Arche où elle a vécu pendant toute son adolescence. Très agressive et méfiante, elle paraît peu assurée, et ses goûts traduisent un conformisme très grand à l’égard du milieu dans lequel elle se trouve : elle désire faire du tissage, ou participer aux jardins d’enfants ou aux activités de la ferme, toutes ces activités étant typiques de la communauté. En outre, son idéal féminin est limité à celui de mère de famille, auquel elle oppose les professions de mannequin et de secrétaire, qui lui évoquent un monde qu’elle rejette peut-être moins qu’elle ne le redoute. Un dernier élément, enfin, caractérise la ligne de conduite que se propose cette jeune femme : elle désire « être disponible et faire ce qu’on lui demande », ce qui marque plus, à notre avis, une absence de définition ou de maturité de la personnalité qu’une abnégation réelle.
124La place, dans la communauté, de cette petite-fille et fille de bourgeois (l’un de ses grands-pères était directeur de bibliothèque, l’autre était ingénieur à l’O.R.T.F., et son père était directeur d’un grand magasin avant de venir vivre en communauté), ainsi que ses possibilités d’y trouver un équilibre, nous paraissent fragiles ; les membres de la communauté eux-mêmes se montrent réticents pour répondre à sa demande d ’engagement ; elle leur parait en effet trop jeune et mal assurée, autant qu’elle nous a paru trop conforme au modèle proposé.
125En réalité, peu d’enfants de communautaires demeurent dans la même communauté que leurs parents, lorsqu’ils deviennent adultes. De toutes façons, les personnes qui ont été élevées en communauté sont peu nombreuses, et le peu d’informations que nous possédons sur ce sujet – nous n’avons entendu parler que de quelques cas seulement, et nous n’en avons rencontré personnellement que quatre ou cinq – ne nous permettent pas de faire d’interprétation dans ce domaine.
b) Communauté et familles non conformistes
126A l’intérieur de ce groupe, nous pouvons distinguer deux sortes de cas. Le premier comporte des personnes issues d’un milieu d’artistes et de révolutionnaires, et le second des personnes issues d’un milieu d’artistes seulement.
b1 – Familles d’artistes et de révolutionnaires
127Deux jeunes femmes, qui présentent beaucoup de points communs, représentent ce type. Leur famille respective offre les mêmes grands centres d’intérêt : l’art, ou ce qui touche aux arts, des convictions politiques révolutionnaires et même des actions révolutionnaires, enfin, la fréquentation de certains milieux de la recherche scientifique.
128Sujet No 1 : une artiste, fille et petite-fille d’artiste –
129Son grand-père paternel était ébéniste, ses parents artistes : sa mère était danseuse et chorégraphe, elle était aussi professeur de danse ; son père était peintre et dessinateur, et il était aussi professeur de dessin. Elle-même a reçu une formation artistique : elle a fait des études d’arts décoratifs aux Beaux-Arts. La pratique et l’amour de l’art se retrouvent à chaque moment de sa vie et font partie de sa personnalité.
130On retrouve également un élément de politique révolutionnaire, hérité du père, qui fit partie de la IVème Internationale et qui est présent dans l’idéal de l’enfant : ses modèles sont en effet son père et le personnage de Spartacus. Elle-même refuse les normes et le conformisme : elle prône la liberté sexuelle et refuse d’être dirigée. Ce dernier point apparaît dans son discours et se concrétise à la fois dans les professions qu’elle rejette : « flics »..., et le désir de fonder une poterie à elle.
131La communauté est pour elle la cellule de base qui doit remplacer la famille.
132Sujet No 75
133Les ascendants de cette jeune femme, eux aussi, ont des affinités avec le monde des arts : son père est cinéaste cameraman ; il a tourné des films avec des metteurs en scènes célèbres dont Bunuel ; sa grand-mère maternelle, qu’elle tient en grande estime, a été chanteuse dans une troupe de café-concert, en particulier à Saigon . La lignée maternelle est plus particulièrement orientée vers une vie révolutionnaire. Si en effet les deux lignées sont communistes depuis plusieurs générations, le grand-père maternel, fonctionnaire français, a pris part, en Russie, à la révolution, ce qui le fit condamner à mort en France et l’obligea à vivre dans la clandestinité. Pour parfaire le rapprochement entre les familles de ces deux jeunes femmes, notons que la grand-mère maternelle du sujet No 75 – grand-mère « de choc », aguerrie par son rôle de femme d’aventure révolutionnaire, et qui conduit encore à 85 ans – a travaillé avec M. Zazzo, tandis que les parents du sujet No 1 ont collaboré à certaines recherches psychologiques, et en particulier à des études faites par Rorschach.
134Le sujet 75 ne fait pas tout à fait la même utilisation de son héritage culturel que le sujet No 1. L’art est pour elle une activité secondaire : très initiée à la danse classique, elle pratique également en amateur la danse indienne. Mais elle est aussi engagée dans des activités d’ordre politique. La tradition de révolutionnaire communiste de sa famille évolue chez elle vers des formes anarcho-gauchisantes. Ayant déjà participé à la fondation d’une école parallèle à Paris, elle désire fonder une nouvelle école de ce type à proximité de la communauté où elle vit actuellement.
135En fait, alors que le sujet No 1 a privilégié son héritage artistique, le sujet No 75 s’oriente vers des activités dont les implications politiques sont évidentes. Cette dernière présente en outre certaines tendances au mysticisme, et elle est une adepte du Zen.
136Le sujet No 75 manifeste néanmoins le même non-conformisme que le sujet No 1, en particulier par rapport aux normes sexuelles. Veuve avec un enfant, elle vit maritalement avec un homme dont elle vient d’avoir un second enfant, cet homme étant lui-même père de deux enfants ; ces deux derniers sont élevés par la jeune femme avec ses enfants.
137Dans les deux cas recensés ici, il est nécessaire d’entrer dans la logique familiale pour comprendre le comportement et les choix actuels de ces deux jeunes femmes. L’observation au seul niveau de l’individu pourrait faire croire à une étrangeté, une bizarrerie de comportement. Or, il s’agit en réalité d’un marginalisme familial, ou mieux, de familles véhiculant des normes hors du commun.
138De ce point de vue, le choix d’un mode de vie communautaire ne parait pas en rupture avec un mode de vie antérieur. Vivre en communauté correspond à une manière de vivre selon les normes familiales, ou du moins en continuité avec ces normes. Le non-conformisme s’exprime ici autant au niveau des relations entre individus – par exemple à propos des relations sexuelles – qu’au niveau d’une vision sociale qui amène à lutter contre certaines institutions – particulièrement contre la cellule familiale restreinte – et à innover en marge de ces dernières.
139Notons enfin que ce type de familles ne véhicule pas seulement un système de normes non-conformes aux normes sociales traditionnelles, mais qu’elles donnent à leurs descendants un esprit d’analyse des situations sociales qui les incite à l’innovation.
b2 – Familles d’artistes
140Parmi les personnes qui appartiennent à ce type, nous analyserons le cas du communautaire No 72, qui permet de présenter un schéma caractéristique.
141Sujet No 72
142Ce sujet est marqué par une tradition familiale qui semble avoir largement influencé son évolution et ses choix actuels. Ses parents furent des célébrités du théâtre au début de ce siècle. L’enfant a peu vécu avec son père, dont il ne porte pas le nom, mais la fréquentation épisodique des ateliers d’art dramatique et des hommes de théâtre amis de ses parents ont imprégné son esprit ; et maintenant encore, ses souvenirs traduisent la fascination extraordinaire qu’ont exercée ces hommes illustres dont les talents de comédiens ont fait légende dans le public.
143Le sujet No 72 reste écrasé par l’image de ce père extrêmement puissant, très cultivé, dont la gloire lui paraît d’autant plus grande que son statut de « petit bâtard marginal », selon son expression, ne l’autorisait à approcher ce géant que dans les coulisses. De même sa mère, issue de la petite bourgeoisie juive, et devenue en quelques années une actrice de renom introduite dans les meilleurs milieux littéraires, suscite chez lui une grande admiration. Ces deux personnages restent des modèles impressionnants, inaccessibles aussi. Il essaie lui-même d’être comédien, metteur en scène, animateur socio-culturel, et toutes ses tentatives professionnelles dénoncent son propre désir d’exceller à son tour dans un domaine.
144La quête de la ressemblance avec ses parents continue et explique très largement, à notre avis, sa présence dans la communauté ainsi que celle de sa famille. C’est à travers ses enfants que se poursuit maintenant le désir de devenir comédien. Ceux-ci profitent d’installations et surtout de vastes locaux qui leur permettent de laisser libre cours à leur imagination théâtrale, de faire aussi de la musique et de réaliser des courts métrages. La communauté est donc d’abord pourvoyeuse de moyens matériels pour réaliser certains désirs délégués à la génération suivante. Mais la communauté joue un autre rôle. Elle reproduit en quelque sorte la vie communautaire que le sujet No 72 a vécu lui-même avec ses parents, en Bourgogne, à un moment donné. Là aussi, il s’agit d’une communauté retirée à la campagne, où le calme favorise la recherche littéraire et la recherche spirituelle, et où le sujet No 72 semble amorcer la même évolution que celle qui conduisit son père et sa mère vers le mysticisme et finalement la conversion religieuse.
145La communauté permet donc au sujet No 72 de retrouver plusieurs aspects de son milieu familial ; elle perpétue en particulier un lien avec le monde des arts et du théâtre, même s’il ne s’agit ici que d’amateurisme. Elle reproduit en outre une vie communautaire déjà connue, et autorise une sorte de retraite spirituelle qui constitue encore une manière de s’élever au niveau des parents, ou du moins de tenter de leur ressembler.
146Ainsi, pour les personnes de ce type, comme pour celles du type « Art et révolution », la vie communautaire permet de perpétuer une tradition familiale.
c) Communauté et familles insoumises
147Une seule personne fait partie de ce groupe, mais son milieu familial constitue à notre avis un cas typique et original de famille favorisant la marginalisation de ses descendants.
148Ce cas s’inscrit tout à fait dans le cadre d’une tradition familiale : la communauté dans laquelle le sujet No 63 a le statut de mystique et d’original lui permet en effet de vivre une contradiction qu’une famille peu banale vit depuis au moins trois ou quatre générations.
149Les différents ascendants du sujet 63 présentent presque tous des caractéristiques d’étrangeté, d’originalité ou de bizarrerie venant du fait qu’ils appartiennent tous sans exception au corps enseignant, tout en manifestant une volonté de se tenir à l’écart de certaines normes de respectabilité de ce groupe de quasi-notables. Des deux grands-pères du sujet No 63, l’un était inspecteur de l’enseignement primaire, et l’autre professeur au lycée puis à l’université ; tous deux se firent remarquer par des comportements excentriques. Les deux grands-mères furent l’une et l’autre institutrices, mais c’est surtout la grand-mère paternelle qui se signale par un caractère très affirmé sinon rebelle : tout d’abord attachée à des traditions paysannes encore récentes, et faisant fi de son statut d’institutrice et de femme d’inspecteur de l’enseignement primaire, elle continue à porter le purin et les ardoises sur sa tête, comme les femmes des fermes de la région le faisaient. En outre, considérée comme le suppôt du diable au moment de la Loi Falloux, elle fut dénoncée en chaire par le curé, et devint alors enragée contre l’Église. Enfin, le père et la mère du sujet No 63 sont également enseignants, l’un étant agrégé, l’autre certifié. Sa mère manifeste un refus de s’identifier à un honorable professeur de lycée dans une petite ville de province. Selon son fils, elle est poète, elle aime la nature et préfère ressembler aux gens du voyage plutôt qu’à une femme de bourgeois.
150Le sujet No 63 lui-même n’a pas échappé à cette tradition d’originalité. Nous avons été très surprise de trouver au fond d’un antre misérable et obscur un homme dont le discours traduit des acquis culturels grands et variés. Elève brillant au lycée, il marqua ensuite ses professeurs de la Faculté de Droit non pas tant par son assiduité que par les séances de tricotage qu’il fit au fond de l’amphithéâtre pour dissiper son ennui ! Actuellement, il rêve d’une vie primitive comme celle que mena une de ses tantes qui continua à faire son pain toute seule jusqu’à sa mort. Il est imprégné des écrits de Ruskin, Tolstoï, Gandhi, et aussi de ceux de Lanza del Vasto, qui nourrissent ses rêveries mystiques.
151En réalité, son expérience communautaire actuelle est une des manifestations d’originalité qui émaillent son existence. Il a fait toutes sortes d’études. Après avoir fait plusieurs professions allant de celle d’éducateur spécialisé à celle de maçon, il élève maintenant des chèvres et fait du fromage pour sa famille : sa femme et ses quatre enfants. Il semble avoir poussé cet héritage d’originalité jusqu’à son terme et en particulier jusqu’à l’inadaptation sociale. Sans doute a-t-il trop pris au sérieux un jeu de provocation habilement dosé chez les parents pour ne pas provoquer l’exclusion du groupe d’appartenance.
152Ce type de famille est tout aussi marginal et hors des normes traditionnelles que le type de famille des groupes « Art et Révolution » et « Art ». Les familles de ces deux types constituent probablement des conditions favorables à la marginalisation de leurs descendants. Ces derniers intériorisent en effet des modèles socio-culturels non conformistes qui les préparent à un mode d’adaptation sociale non traditionnelle.
153Cependant, il existe une différence importante entre ces deux types de familles. Les familles du type « Art et Révolution » et « Art » ont un système de normes homogènes, les enfants ont ainsi la possibilité d’apprendre des modèles de comportements et d’attitudes cohérents entre eux. En outre, ces familles ont une position claire par rapport à la société globale qu’elles critiquent et à laquelle elles s’opposent, ce qui permet aux enfants de se situer dans l’espace social. Au contraire, les familles du type de celle du sujet No 63 ont un système de normes hétérogènes voire floues ; elles ont une attitude ambivalente par rapport à leur groupe d’appartenance du moment, qu’elles affectent de rejeter mais auquel elles continuent d’appartenir avec suffisamment de constance pour que cela dure des générations. En fait, ces familles semblent vouloir nier une réalité sociale, leur réalité sociale, par des bravades qui perpétuent une situation de contradictions, à notre avis, source d’inadaptation sociale au sens de déséquilibre social.
154Avec l’analyse de ces deux types de familles, nous voyons se dessiner deux types possibles de marginalisation. Les familles « Art et Révolution » et « Art », qui sont opposées à la société globale, ne se contentent généralement pas de critiquer les normes sociales, les valeurs et les institutions mais tentent d’avoir une action sur la réalité pour la rendre conforme à leur idéal. Elles sont donc d’une certaine manière créatrices ; c’est pourquoi nous pensons que si ces familles favorisent en effet la marginalisation de leurs membres, elles les orientent vers des formes d’adaptation sociale non conformistes mais novatrices. A l’inverse, les familles que nous pourrions appeler « originales » ou « excentriques » sont profondément inadaptées à la réalité sociale, à cause de leur négation de cette réalité même, qu’elles n’acceptent pas mais qu’elles n’essaient pas non plus de changer. Ces familles orientent donc leurs membres vers la marginalisation, mais surtout vers une inadaptation sociale réelle où il y a une espèce de désintégration du sens social.
IV.2.2 – Hétérogénéité culturelle et recherche d’une famille : Type II
155Pour plus du quart des personnes interrogées, la motivation principale à vivre en communauté correspond à la recherche d’un groupe humain, d’un groupe de copains, d’un groupe de « gens sympas avec qui on se sent bien ». Pour 23 personnes en effet, la communauté représente l’espoir de trouver un milieu humain accueillant, une sorte de havre où le fait d’être ensemble constitue une fin en soi. Ces communautaires sont moins attirés par un mode de vie particulier, des activités ou encore un idéal à réaliser, que par la présence rassurante et l’affection d’un cercle d’amis. A cet égard, ils s’apparentent aux hippies, dont beaucoup d’auteurs ont souligné la tendance grégaire que nous venons d’évoquer. Selon J.L. Spates et J. Levin (1972, p. 360), cette tendance résulte « du besoin pour les individus de se regrouper... c’est le besoin pour l’individu de nouer avec autrui des relations d’ordre personnel... ». Comme les hippies aussi, ils considèrent que la société actuelle est corrompue, ils refusent le monde de leurs aînés où le règne des technocrates et la spécialisation concourrent à l’aliénation croissante de l’homme, et ils ne sont pas attirés par la vie professionnelle et la vie familiale traditionnelles ; ils renoncent également à toute forme d’action visant à réformer ou à transformer la société existante. Comme les jeunes de la sub-culture américaine des années 60, ils ont choisi de vivre en marge de la société, c’est-à-dire en dehors des normes habituelles.
156Cependant, les personnes que nous avons interviewées et classées dans ce groupe diffèrent quelque peu des hippies, ou tout au moins des portraits qui en ont été tracés. Ainsi, selon J. Hermand Madison (1973), les jeunes hippies, comme les Wandervögel de l’Allemagne des années 1900, opposent à leur vision quasi-apocalyptique de la ruine prochaine de la société actuelle, celle d’un monde à venir fait de paix, de beauté et d’amour. Ils ont donc un idéal, et surtout l’espoir qu’un monde meilleur succédera à ce qu’ils considèrent comme un monde perverti par l’amour du gain. Or, chez les communautaires, nous avons relevé plus de résignation, voire de désespoir, que de révolte et d’optimisme. Si la société, en effet, ne leur semble pas proposer des valeurs et une vie désirables, ils ne rêvent pas non plus à un monde meilleur qui semble à la plupart irréalisable. Leur prétention se limite à essayer de vivre mieux en communauté qu’ailleurs, dans l’immédiat, sans penser que les valeurs qu’ils tentent de mettre en pratique puissent préfigurer la société de demain.
157En réalité, nous nous trouvons devant des individus plus ou moins isolés qui, à l’inverse des hippies, ne se rattachent pas à un mouvement. Ils vivent à l’écart de la société dont ils ont rejeté les valeurs et les pratiques, et s’ils n’ont pas toujours eu conscience, au départ, d’adopter des pratiques qui allaient leur donner un statut d’exclu voire de maudit, beaucoup ressentent douloureusement le fait d’être maintenant plus ou moins acceptés par leurs parents, les villageois ou les paysans. Ce sentiment est nécessairement d’autant plus fort qu’ils ne se sentent intégrés à aucun groupe social plus vaste. Les hippies, au contraire, pour se renforcer dans leur idéologie et pour retrouver le sentiment d’appartenance à une même famille, faisaient de temps en temps de grands rassemblements ; dans les années 60, ils se réunissaient presque chaque année pour un grand festival ; celui de Woodstock, qui eut lieu en 1969 dans l’État de New-York, est devenu l’un des plus célèbres. Les hippies, en outre, avaient des signes distinctifs communs : ils avaient des habitudes alimentaires qui reposaient sur un régime végétarien ; ils ne buvaient pas d’alcool et fumaient de la marijuana ; ils portaient des jeans déchirés et des sandales usées, des chapeaux, des bandeaux dans les cheveux comme les Indiens ; plus tard, ils ont adopté la coupe de cheveux à « l’afro »... Enfin, ils avaient leur philosophie, leur art et des artistes comme Allen Ginsberg, les Stones ou Bob Dylan, et bien d’autres, qu’ils venaient écouter et en qui ils se reconnaissaient. Tout ceci a permis de parler, à juste titre, d’un mouvement hippie et d’une sous-culture hippie.
158Mais les communautaires que nous avons classés dans ce groupe ou Type II n’ont, quant à eux, pas conscience de représenter certains courants d’opinions actuelles, et encore moins d’appartenir à un mouvement communautaire. Il n’y a d’ailleurs pas de « mouvement communautaire », comme nous avons été amenée à le constater dans le chapitre II de cette étude, si ce n’est le mouvement communautaire chrétien. Hormis les communautés de ce mouvement chrétien, en effet, les différentes autres communautés s’ignorent en général ; leurs membres ne se connaissent pas, et quand par hasard ils se connaissent – par exemple parce qu’ils vivent dans la même région – ils n’entretiennent pas, en fait, de relations régulières ; ils se rencontrent plutôt accidentellement, sur les marchés, à des manifestations politiques ou sur des chantiers de travail.
159Ainsi, la comparaison de ce groupe avec les hippies repose sur des traits tels que le grégarisme, le rejet de la société actuelle, et le refus de s’y intégrer, le désir aussi de vivre autrement dans l’immédiat et de ne pas entreprendre une lutte sociale jugée épuisante et stérile. Mais l’identité entre les uns et les autres s’arrête là. Ces pseudo-hippies n’ont pas le sentiment d’appartenir à un groupe, et ils n’ont pas non plus de culture commune.
160Dans cette partie intitulée, rappelons-le « Hétérogénéité culturelle et recherche d’une famille », nous étudions différentes personnes qui présentent des caractéristiques biographiques identiques, susceptibles d’expliquer, à notre avis, leur adaptation actuelle à la vie communautaire. Toutes ont en effet été confrontées, durant leur enfance, à plusieurs modèles socio-culturels différents ; c’est pourquoi nous parlons d’hétérogénéité culturelle.
161Remarquons que l’hétérogénéité socio-culturelle peut être d’origine interne ; elle vient alors du fait que les membres d’une même famille sont issus de groupes sociaux différents ; l’hétérogénéité culturelle résulte ici de mariages intergroupes sociaux. Cette hétérogénéité peut aussi être d’origine externe : il en est ainsi lorsque les membres d’une famille vivent en dehors de leur milieu culturel d’origine ; l’hétérogénéité culturelle résulte, dans ce cas, de phénomènes de migration qui peuvent d’ailleurs être divers. Enfin, on peut avoir une hétérogénéité d’origine mixte, quand des facteurs d’origine externe et d’origine interne sont conjugués : l’hétérogénéité vient s’ajouter à la transplantation de certains, ou de tous les membres de la famille hors de leur milieu d’origine.
162Nous allons reprendre successivement chacun de ces trois cas d’hétérogénéité culturelle.
a) Hétérogénéité culturelle d’origine interne : exogamie
163L’hétérogénéité culturelle d’origine interne résulte ici du mariage de personnes qui appartiennent à des groupes sociaux différents.
164Nous avons observé 11 cas de familles hétérogènes de ce type, ce qui représente environ 1 famille de communautaires sur 7. Dans 4 cas, cette hétérogénéité culturelle due à l’exogamie est conjuguée à un phénomène de migration ; il s’agit donc d’hétérogénéité mixte, que nous analyserons ultérieurement. Retenons donc, pour l’instant, les 7 cas qui constituent des cas d’hétérogénéité interne pure.
165Il arrive que des modèles socio-culturels très différents soient ainsi associés dans une même famille. Ces modèles sont caractéristiques de groupes habituellement bien différenciés les uns des autres, voire opposés.
a. 1 – Mariages exogamiques
166La famille du sujet No 33 en est un exemple typique. Le grand-père paternel de ce communautaire était un aristocrate d’origine bretonne et son grand-père maternel était un ouvrier breton. Ses parents représentent les deux catégories extrêmes de la hiérarchie sociale. Entre ces deux lignées socialement opposées et hostiles, ce jeune garçon ne se situe pas. Il erre dans cet espace social où aucun modèle n’est suffisamment clair et prégnant pour retenir son attention.
167Donnons un autre exemple de famille hétérogène qui, pour être moins extrême, n’en a pas moins été perturbante pour l’enfant. L’analyse du sujet No 74 montre en particulier la manière dont ce communautaire a été partagé pendant son enfance entre deux lignées différentes et hostiles, et aussi la manière dont il a été l’enjeu de leurs conflits. Ce sujet a en effet été élevé par ses grands-parents maternels et par sa mère, tous étant de condition ouvrière. Son père, fils d’un industriel corse, était souvent absent, retenu par les affaires familiales. Encouragés par les réussites scolaires de ce sujet, les professeurs de ce dernier intervinrent plusieurs fois auprès de la famille pour qu’il continue ses études. Mais en vain. La famille maternelle, en effet, tout en voulant que l’enfant devienne ingénieur, leur opposa toujours un refus catégorique semblant régler un conflit avec l’école laïque, et par la même occasion avec la grand-mère paternelle, elle-même institutrice d’école laïque. Le sujet No 74 garde de cette situation à laquelle il attribue le fait de n’avoir aujourd’hui pas d’autre qualification que celle d’ouvrier, un souvenir qui n’est pas encore dédramatisé. La communauté semble compenser pour lui à la fois les défaillances de cette famille désunie et son échec professionnel : il y a trouvé un groupe d’amis dont l’origine sociale et la réussite professionnelle semblent le dédommager de ses malheurs passés.
168L’exogamie pose donc un certain nombre de problèmes à l’enfant qui grandit dans une famille de ce type. L’enfant se trouve en effet confronté à des modèles socio-culturels différents et habituellement antagonistes. Ces modèles, qui dépendent de la réalité sociale et économique de chaque groupe, différencient les groupes les uns des autres. En fait, les groupes ne cessent de réaffirmer leur intégrité et pour en apporter une preuve, il suffit de rappeler les préventions que soulèvent les mariages entre personnes n’appartenant pas aux mêmes catégories sociales. A cet égard, les études de A. Girard (1964) sur « Le choix du conjoint », et de L. Roussel (1975) sur le mariage, ont largement contribué à montrer que l’endogamie est de règle dans notre société, les cas d’exogamie étant exceptionnels.
169Dans ces derniers cas, les enfants sont donc amenés, ainsi que nous l’avons dit, à faire l’apprentissage de modèles socio-culturels qui relèvent habituellement de codes sociaux différents. Ceci peut avoir des répercussions importantes sur la socialisation des « héritiers », dont l’héritage est alors complexe.
170Tout d’abord, nous pouvons supposer, sans que ce soit une trop grande gageure, que l’exogamie est un facteur de conflits conjugaux et de mésentente. C’est du moins ce qui ressort des études sur le divorce, qui montrent en particulier que la probabilité de divorcer est plus grande pour les couples dont les partenaires n’ont pas la même origine sociale. Cette situation est effectivement conflictuelle et l’enfant peut se trouver pris au centre d’un nœud de problèmes qui ne favorisent pas le processus d’identification et l’apprentissage des rôles sociaux.
171Mais si les conditions d’apprentissage ne sont pas bonnes, la nature même des modèles présentés accroît probablement les difficultés que l’enfant rencontre, pour se situer socialement. Les modèles, avons-nous dit, sont différents et opposés : ils correspondent à des codes sociaux différents et incompatibles au niveau de leur signification sociale. De cette manière, le problème que pose l’apprentissage de modèles socio-culturels peut être comparé à celui que pose l’apprentissage de deux langues chez le jeune enfant. Des études ont montré que le bilinguisme constitue parfois un handicap dans la mesure où l’enfant n’acquiert aucune des deux langues parfaitement : il fait des confusions entre les systèmes linguistiques, et finalement l’apprentissage simultané des deux langues semble retarder, dans certains cas, ses acquisitions en matière de langage. Peut-être en est-il ainsi au niveau de l’apprentissage des modèles culturels. Dans une situation d’hétérogénéité culturelle, les modèles seraient mal intériorisés, mal déterminés. La personnalité sociale resterait pour ainsi dire inachevée.
172En réalité, c’est bien ce que nous pensons avoir observé dans les cas déjà cités. Ces personnes semblent mal définies, quasi a-typiques. Cet a-typisme pourrait avoir une autre origine que la mauvaise acquisition des modèles culturels ; en effet, l’hétérogénéité culturelle pourrait, au contraire, avoir engendré chez l’enfant une certaine variété de modèles, voire une richesse culturelle faisant de lui une espèce d’expert culturel adapté à toutes sortes de situations. Certes, la chose n’est pas impossible. Du moins le contraire n’a-t-il jamais été démontré stricto sensu. Pourtant, l’hypothèse est peu probable, et dans les cas que nous étudions l’inadaptation l’emporte, semble-t-il, sur le polymorphisme. En outre l’a-typisme, comme nous aurons l’occasion de le voir, peut devenir d’autant plus grand que la différence et l’opposition entre les modèles socio-culturels sont importantes.
a.2 – Unions exogamiques
173Parmi les cas d’hétérogénéité culturelle interne, il nous faut analyser ceux de trois personnes dont les parents, d’origine différente, ne se sont pas mariés mais dont l’union, si elle fut peu durable, eut malgré tout les mêmes conséquences ou effets que s’il y avait eu un mariage. Ces trois communautaires (Nos 3, 71 et 70) n’ont pas connu leur père.
174Les sujets Nos 3 et 71 sont deux jeunes femmes qui ont été toutes deux élevées par leur mère et le mari de leur mère, qui étaient de très modestes ouvriers. Elles n’ont jamais vu leur vrai père, mais l’une et l’autre en ont été entretenues par leur mère. Ce vrai père, d’origine sociale élevée semble-t-il, est devenu un père mythique, un idéal social inaccessible. Le sujet No 3 ne sait pas exactement quelle était la profession de son père, mais elle dit que c’était un « homme important ». Quant au sujet No 71, elle affirme, non sans fierté, que le sien était P.D.G. Chacune semble avoir été entretenue par sa mère dans une espèce de vénération de ce père riche et prestigieux. L’une et l’autre ont été élevées dans des milieux extrêmement modestes, qu’elles renient plus ou moins, tandis qu’elles manifestent une grande ambition sociale. Ainsi le sujet No 3 aurait voulu faire de longues études, ce qu’elle n’a pas pu faire pour des raisons de santé ; elle aimerait être avocat ou médecin, et pour elle, les professions les plus détestables sont celles qui n’apportent aucune considération sociale. Le sujet No 71 aurait voulu, elle aussi, faire des études ; adolescente, elle rêvait d’être vétérinaire ou artiste d’art dramatique. Les modèles de référence de ces deux jeunes femmes sont soit des étudiants, soit des personnes qui exercent des professions intellectuelles. Leur propre profession ne les satisfait pas : le sujet No 3 était réceptionniste, mais elle a préféré abandonner cette activité ; le sujet No 71, comptable à mi-temps, ne continue à travailler que pour des raisons alimentaires.
175Le sujet No 3, en réalité, est très déçue par la communauté. Les contacts qu’elle y trouve ne la comblent nullement, et elle a l’impression d’avoir été utilisée pour participer à la réussite d’une entreprise dont le succès semble être effectivement accaparé par un couple. Le sujet No 71, au contraire, apprécie beaucoup sa nouvelle vie en communauté : entourée d’universitaires ou de gens très cultivés, elle semble avoir trouvé l’ambiance qui lui plaît ; elle est probablement un des membres les plus satisfaits de la communauté.
176Le cas du sujet No 70 est peu différent des deux cas que nous venons de décrire. Lui aussi a fait de son père une sorte de héros dont il s’attache à reconstruire l’histoire à travers les récits qui sont faits de la vie de cet homme politique. Il aimerait devenir, à l’instar de son père, un responsable politique, ou du moins un homme qui réalise de grands projets. L’exécution de son propre projet de communauté, à laquelle il veut donner la fonction de centre d’animation culturelle, constitue une démarche dans ce sens.
177Il est difficile d’analyser très exactement le rôle de cette hétérogénéité culturelle sur le choix et l’apprentissage des modèles sociaux chez l’enfant. C’est pourtant là que se joue probablement ce qui déterminera plus tard le mode d’adaptation sociale de l’adulte. Mais nous ne nous attendions pas à observer ce phénomène, et il faudrait des observations plus complètes que les nôtres pour saisir avec précision ce qui se passe exactement dans de tels cas. Il nous semble pourtant que les personnes que nous avons observées, et qui sont issues de telles familles, ont généralement une personnalité sociale mal définie, floue. Ainsi, elles sont fréquemment attirées par les activités artistiques, mais leurs projets en ce domaine restent la plupart du temps à l’état de vœux pieux et de chimères qui peuplent un univers imaginaire. Les traditions familiales elles-mêmes ne sont pas reprises, à tel point qu’aucun intérêt ou aucune passion d’un des membres de la famille ne se trouve repris par le communautaire.
178Disons que l’hétérogénéité culturelle à l’intérieur de la famille engendre des difficultés de définition et d’adaptation sociale.
b) Hétérogénéité culturelle d’origine externe : transplantation
179L’hétérogénéité culturelle externe, qui est due à la transplantation des membres de la famille hors de leur milieu d’origine, semble également engendrer des problèmes d’adaptation sociale chez les adultes élevés dans ces conditions. Cette hétérogénéité culturelle externe correspond au fait que l’enfant est confronté aux modèles socio-culturels véhiculés par les membres de sa famille, et à des modèles socio-culturels différents qui sont propres à la société d’arrivée. Ce cas se présente, d’une part, dans les familles émigrées, et, d’autre part, dans les anciennes familles de coloniaux.
180Parmi les 76 communautaires que nous avons étudiés, 17 appartiennent à une famille dont un ou plusieurs membres parmi les ascendants directs vivaient en dehors de son milieu d’origine. Le phénomène de transplantation familiale concerne donc un peu plus d’un communautaire de l’échantillon sur cinq.
181Dans 10 de ces cas, d’une part, on observe une transplantation qui résulte d’une émigration pouvant être due à plusieurs facteurs tels que les raisons politiques, l’absence de travail dans le pays d’origine, le goût de l’aventure ou le mariage avec un étranger. Mais nous ne retiendrons pour l’instant que les 2 cas de transplantation sans exogamie : ce sont les seuls qui correspondent à des cas d’hétérogénéité culturelle d’origine uniquement externe, les 8 autres cas correspondant à des cas d’hétérogénéité culturelle d’origine mixte. Dans les 7 derniers cas, d’autre part, on observe une transplantation familiale résultant d’une émigration plus ou moins temporaire : il s’agit de familles de coloniaux civils ou militaires, ou encore de coopérants civils ou militaires, qui ont vécu dans les colonies ou ex-colonies françaises. Six cas sur les 7 correspondent à des cas d’hétérogénéité culturelle externe et un seul constitue un cas d’hétérogénéité culturelle mixte. Nous ne retiendrons donc pour l’instant que les six premiers cas.
b.1 – Familles émigrées
182Le cas du sujet No 59 constitue un exemple d’enfant élevé dans une famille émigrée. Tous ses grands-parents sont espagnols ; son grand-père paternel était ouvrier dans une fabrique en Espagne, et son grand-père maternel était employé dans un magasin. Le couple de ses grands-parents maternels a dû s’exiler en Algérie, au moment de la guerre civile. Ses parents se sont eux-mêmes installés en Algérie, où le sujet No 59 a été élevé. Quand l’Algérie est devenue indépendante, toute la famille est venue en France.
183Le cas du sujet No 59 est un cas typique d’hétérogénéité culturelle externe. En effet, le niveau social des deux lignées est identique, et les ascendants paternels et maternels sont tous d’origine espagnole : il n’y a donc aucune exogamie, intergroupale ou interculturelle ; il ne s’agit que d’un phénomène de migration, qui s’étale d’ailleurs sur les trois générations.
184Mais, comme l’exogamie, la transplantation est, à notre avis, à la base de certains problèmes d’adaptation sociale. L’enfant d’émigrés est en effet confronté – comme l’enfant de parents exogames – à divers modèles socio-culturels. La différence entre les deux situations vient de ce que, dans un cas, l’hétérogénéité culturelle est propre à la famille, alors que dans l’autre, elle lui est extérieure. Cette différence tient également à la nature des modèles qui appartiennent, dans le premier cas à un même ensemble culturel, et dans le deuxième à deux ensembles différents.
185D’autres caractéristiques familiales peuvent apparaître en même temps que l’hétérogénéité culturelle proprement dite, c’est-à-dire la diversité des modèles et des normes socio-culturelles. En effet, les changements de milieux, de pays, de sociétés créent généralement, chez certains membres de la famille, des difficultés d’adaptation qui se répercutent sur l’ambiance familiale et donc nécessairement sur l’enfant. Peut-être existe-t-il d’ailleurs une relation entre le fait d’émigrer et le fait d’avoir des difficultés d’adaptation, l’un engendrant l’autre et réciproquement. L’enfant de ce type de famille est donc confronté non seulement à une situation de « choix » entre divers modèles culturels, mais aussi à des « modèles d’inadaptation sociale » présentés par certains membres de la famille.
186Ainsi, le père et la grand-mère maternelle du sujet No 59 présentent des signes d’inadaptation sociale. La jeune fille décrit son père comme quelqu’un de malade, de déprimé ; selon elle, c’est un homme sans énergie dont l’état se serait aggravé depuis qu’il habite en France. Quant à sa grand-mère maternelle, elle abandonnait de temps en temps ses quatre enfants pour aller jouer au casino. La jeune fille témoigne elle aussi d’une certaine instabilité, au moins dans le domaine professionnel.
187Finalement, nous pouvons penser que dans ce type de famille, les modèles culturels hétérogènes et les modèles d’inadaptation sociale se conjuguent et composent un tableau confus dans lequel l’enfant éprouve des difficultés pour choisir et acquérir ses propres modèles.
b.2 – Familles de coloniaux ou de coopérants
188Les communautaires Nos 26 et 38 constituent des exemples typiques de personnes qui ont été élevées dans une famille de coopérants. Ainsi le père du sujet No 26 est ingénieur agronome en Afrique, celui du sujet No 38 a fait carrière dans une compagnie d’assurances au Togo. Le sujet 26 et le sujet 38 ont été élevés en Afrique ; l’un et l’autre ont fait des fugues au cours de leur adolescence et ont eu jusqu’à maintenant des difficultés non négligeables d’adaptation sociale : ils ont interrompu leurs études et n’ont jamais réussi à exercer de manière prolongée une activité quelconque.
189Leurs difficultés d’adaptation peuvent être attribuées au moins en partie au fait qu’ils ont été éduqués dans un environnement bi-culturel. Ils ont en effet été confrontés, d’une part, à la culture française véhiculée par leurs parents et les membres de la colonie française, d’autre part, à une culture étrangère et africaine véhiculée par les gens du pays. Les parents ont pu avoir une influence prépondérante dans l’éducation de l’enfant, mais ce serait une erreur de sous-estimer l’influence des gens du pays, qui ont pu jouer eux aussi un rôle important en tant que nurses ou amis de l’enfant. La socialisation s’est donc faite à partir de modèles socio-culturels hétérogènes.
190Les enfants des familles de coloniaux ou de coopérants sont donc placés eux aussi dans des conditions de socialisation difficiles qui sont susceptibles de favoriser une certaine inadaptation sociale, comme nous l’avons déjà indiqué.
191Il est bien sûr d’autres facteurs d’inadaptation sociale qui sont inhérents aux familles de coloniaux ou de coopérants. L’un d’eux concerne le niveau social auquel s’intègrent les parents. Ceux qui se sont ainsi expatriés ont souvent réalisé une carrière professionnelle rapide et importante. Les changements socio-culturels dus à la mobilité sociale sont donc venus se surajouter au phénomène de transplantation. A cet égard, le retour définitif à la Métropole a d’ailleurs posé parfois un problème supplémentaire, en modifiant les termes de l’intégration de la famille dans la hiérarchie sociale. D’autre part, les déplacements fréquents de ces familles d’un pays à l’autre constituent certainement un autre facteur d’inadaptation sociale. L’intégration sociale des familles de coloniaux et de coopérants semble donc plus ou moins fragile.
192Finalement, nous voyons qu’il existe des points communs entre les familles d’émigrés et les familles de coloniaux et de coopérants. Certes, leurs cas ne sont pas totalement comparables ; en particulier, là où les premiers arrivent en parents pauvres, les seconds arrivent en conquérants. Cependant, les uns et les autres engendrent une situation d’hétérogénéité culturelle externe, et font preuve également d’un manque d’enracinement social. Ces caractéristiques constituent vraisemblablement des handicaps sérieux pour la socialisation des enfants. Et il nous semble que ces facteurs expliquent, en partie, la marginalisation des communautaires qui ont eu ce genre de famille.
c) Hétérogénéité culturelle d’origine mixte
193Les phénomènes d’exogamie et de transplantation hors du milieu familial se combinent parfois au sein d’une même famille. Neuf communautaires se trouvent dans ce cas d’hétérogénéité culturelle d’origine mixte.
194Nous avons relevé quatre situations différentes, définies de la manière suivante :
- exogamie intergroupes sociaux et familles émigrées ;
- exogamie intercultures et familles émigrées ;
- exogamie intergroupes sociaux et intercultures et familles émigrées ;
- exogamie intergroupes sociaux et intercultures et familles émigrées et coloniales.
195Ces situations présentent des caractéristiques identiques aux situations que nous venons de décrire à propos de l’hétérogénéité culturelle d’origine interne et de l’hétérogénéité culturelle d’origine externe. Elles se différencient uniquement des secondes par leur plus grande complexité.
196La famille de communautaire qui est à ce titre la plus complexe, est celle du sujet No 18. Dans cette famille, les écarts ethniques et religieux s’ajoutent aux écarts entre groupes sociaux. Ainsi, le père du sujet No 18, qui est fils d’artisans parisiens et qui est de religion catholique, a épousé la fille d’une famille de l’aristocratie laotienne de tradition boudhiste. Cet homme est militaire de carrière, et il s’est marié lors d’une campagne en Indochine. Durant son enfance, le communautaire No 18 a donc été confronté à toutes sortes de modèles culturels et sociaux. Il semble très perturbé par cette situation d’hétérogénéité culturelle quasi-limite, et rejette maintenant sa filiation : il s’estime n’être le fils de personne. En fait, il ne se situe pas par rapport à cet espace social et culturel, probablement trop compliqué pour être appréhendé de manière claire. Il n’a pas de projet précis, et n’exprime aucun désir particulier. Sa seule ambition est de trouver un groupe d’amis, qui l’aiment bien et à qui il puisse faire des confidences de temps en temps.
197Le cas du sujet No 18 est bien sûr un cas extrême, mais nous avons retrouvé dans les autres cas d’hétérogénéité culturelle mixte les mêmes caractéristiques fondamentales. Ils ont, eux aussi, une personnalité mal définie : ils ne se situent pas, ils n’ont pas de projet, pas de désir. La communauté représente une sorte de famille, où le bonheur d’être ensemble constitue une fin en soi.
198Ces caractéristiques, nous les avons également observées dans les cas d’hétérogénéité culturelle interne et hétérogénéité culturelle externe. Elles semblent en effet communes aux communautaires de ces trois groupes. Certes, il faut se garder d’assimiler tous ces cas les uns aux autres, mais ils présentent cependant un point commun qui paraît bien être à la base d’une certaine inadaptation sociale, voire d’une certaine forme de personnalité. L’hétérogénéité culturelle est en effet très probablement à la base d’une mauvaise socialisation, sinon d’un type de socialisation. Du moins est-ce la conclusion que nous tirons de nos observations.
199Finalement, l’analyse des cas de ce type II nous renvoie à la définition de l’individu marginal donnée par E.V. Stonequist (1961). Selon cet auteur, le marginal est « celui que le destin a condamné à vivre dans deux cultures non seulement différentes mais antagonistes ». En fait, la définition stricte de E.V. Stonequist ne s’applique pas nécessairement aux cas qui sont caractérisés uniquement par l’exogamie intergroupes sociaux. Tout dépend du sens qui est attribué au mot culture. Ainsi, il est possible de penser que les facteurs biographiques ne mettent pas enjeu deux cultures différentes mais une seule, dans la mesure où les groupes sociaux d’une même société participent d’une seule et même culture.
200Il est vrai que tous les psycho-sociologues ne sont pas unanimes sur ce dernier point. Ainsi, les auteurs tels que H. Hyman (1953) et J. Kahl (1967), qui se rattachent à la théorie du groupe de référence, pensent que chaque groupe social ou chaque classe sociale possède son propre système de valeurs. En revanche, K. Keller et M. Zavalloni (1962) admettent qu’il est peu probable que les valeurs varient en fonction des classes sociales. Mais encore faudrait-il savoir, en ce qui nous concerne, si le système de valeurs constitue ou non une part déterminante de la culture, et si des systèmes de valeurs différents impliquent des cultures différentes. Le problème de la définition du concept de « culture » ne peut pas être tranché en quelques lignes, d’autant que jusque là, l’usage du terme de culture dans les sciences humaines est resté assez vaste. En effet, si R. Linton (1965, p. 33) a proposé une définition de ce terme selon laquelle « la culture est la configuration des comportements appris et de leurs résultats, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres d’une société donnée », le terme de culture a souvent été utilisé aussi pour désigner les particularités, non d’une société entière, mais d’un groupe social.
201Si nous retenons la définition du mot culture que propose R. Linton, alors la définition de l’individu marginal que donne E.V. Stonequist ne s’applique pas au cas d’hétérogénéité par exogamie.
202Certes, l’écart entre deux cultures est probablement plus grand que l’écart entre deux groupes sociaux d’une même société, bien que des familles de la grande bourgeoisie appartenant à des sociétés différentes aient, sans doute, plus de points communs au niveau culturel, que n’en ont une famille de grands bourgeois et une famille d’ouvriers appartenant à la même société. L’opposition entre deux cultures correspond en effet à la divergence qui existe entre deux ensembles dont chacun constitue un tout. L’opposition entre deux groupes appartenant à une même société, et donc à une même culture, correspond, quant à elle, à la divergence qui existe entre deux éléments complémentaires et antagonistes d’un même ensemble. Il ne saurait donc être question d’assimiler l’un à l’autre.
203Toutefois, qu’il s’agisse d’un écart entre deux cultures ou d’un écart entre deux groupes sociaux, il y a dans les deux cas des différences entre des modes de vie, des habitudes linguistiques, des habitudes de pensée... Ce sont ces différences que nous avons qualifiées, par commodité de langage, de « culturelles » et qui, selon nous, sont à la base du processus de marginalisation.
204Aussi, nous pouvons utiliser ici la définition de E.V. Stonequist, à condition d’en donner une formulation plus générale, pour éviter tout malentendu, telle que : l’individu marginal est celui qui vit dans des entités socio-culturelles habituellement distinctes et opposées entre elles.
IV.2.3 – Dépossession culturelle et recherche du village d’autrefois : Type III
a) Familles paysannes et mobilité sociale
205Les personnes de ce groupe sont caractérisées par leur origine paysanne et leur rupture avec ce groupe d’appartenance, qui s’est prolongée jusqu’à une date récente. Leur schéma biographique pourrait être résumé de la manière suivante :
- une famille d’origine paysanne ;
- l’adhésion à des modèles de références différents de ceux du groupe d’origine ;
- cette adhésion se traduit généralement par des études prolongées jusqu’au niveau universitaire ;
- puis rupture avec le groupe de référence et retour au mode de vie paysan et villageois à travers la vie communautaire.
206Le retour à la nature se produit de diverses manières. Il peut se produire au moment des études : le communautaire interrompt ses études pour retourner à la campagne et vivre en communauté ; ou bien, après l’engagement dans la vie professionnelle ; nous observons alors deux modalités de rupture : soit la personne renonce à sa profession et embrasse de nouveau la condition paysanne, comme ses ascendants, soit elle renonce au mode de vie traditionnel et adopte le mode de vie communautaire, sans abandonner pour autant sa profession.
207Nous allons reprendre successivement chacun de ces cas.
a.1 – Inadaptation professionnelle et retour aux sources
208Sept personnes de ce groupe étaient engagées dans la vie professionnelle au moment où elles ont choisi de vivre en communauté. Parmi elles, une seule n’a pas fait d’études supérieures : elle n’a fait qu’une école de secrétariat, vraisemblablement du niveau du B.E.P. C., et elle a exercé son métier de secrétaire jusqu’à la naissance de son premier enfant. Les autres personnes ont fait des études universitaires : deux ont commencé une licence de Lettres, mais ont abandonné avant d’avoir terminé, une a obtenu la licence de Mathématiques, une autre possède le diplôme d’une école supérieure de commerce, deux ont fait les Beaux-Arts. Les trois premiers sujets ont été enseignants pendant un certain temps, avec le statut d’auxiliaire ; le communautaire diplômé de l’école de commerce a fait des stages commerciaux, des stages dans l’industrie, et il a été cadre commercial pendant une brève période ; les deux derniers sujets, enfin, ont eu des activités artistiques et des activités d’animation culturelle.
209En fait, tous ces gens expliquent qu’ils n’ont jamais été intéressés par leur activité professionnelle. Les enseignants attribuent leur insatisfaction à un sentiment d’inutilité, et ils trouvent en outre que cette profession est limitée à tous égards, à cause de « la petite paye à la fin du mois », de l’ambition individualiste mesquine des enseignants, du système de contrôle exercé par les inspecteurs (No 15). « Il est difficile de faire quelque chose, dans ce métier, dit le sujet No 24, on a l’impression de devoir remuer des montagnes, il y a peu de moyens financiers, et les professeurs ne s’intéressent pas à leur travail ». Tout ceci semble traduire une espèce d’idéalisme déçu. Le sujet No 51, qui était cadre commercial, estime, quant à lui, qu’il n’a pas eu vraiment de désillusion, car, selon ses propres termes, il ne s’est « jamais senti capable de conquérir un marché ».
210Malaise et inadaptation au niveau de la profession constituent donc une caractéristique commune aux communautaires de ce groupe.
211L’analyse de leur biographie respective fait apparaître une autre caractéristique commune. En effet, tous semblent avoir été plus ou moins contraints, par des parents ambitieux et préoccupés de réussite sociale, de poursuivre des études et de grimper des échelons de la hiérarchie sociale. Ainsi, le père du sujet No 51, d’origine paysanne, et qui a été lui-même paysan avant de devenir propriétaire d’un commerce de crémerie, voulait que son fils entrât à l’École Polytechnique. De même, le père du sujet No 25, d’origine paysanne modeste, désirait que son fils devînt officier de l’armée. Enfin, les parents des sujets Nos 6, 15 et 24 conseillaient à leur fille de devenir fonctionnaire.
212Bref, tous ces parents ont incité leurs enfants à quitter leur groupe d’appartenance en leur proposant des modèles sociaux très différents de ceux qu’ils véhiculaient eux-mêmes ; ils les ont encouragés explicitement à s’identifier à des groupes de référence auxquels sont habituellement associés prestige et privilèges.
213• Retour aux sources et réussite sociale : un compromis
214Deux communautaires, les Nos 2 et 5, ont réussi à concilier leurs origines sociales avec leur désir d’ascension sociale. Mais il est vrai que leurs ascendants étant à la fois paysans et artisans, il leur a sans doute été plus facile de réaliser ce compromis.
215De souche paysanne et artisane, le sujet No 5 retrouve dans la communauté la tradition familiale. Il cultive quelques légumes, élève des chèvres, mais son activité principale est la sculpture. Avant de venir fonder la communauté avec sa femme et un ami, il exerçait des activités d’animation et de direction dans une grande entreprise de tourisme. Son goût de la réussite sociale et de l’ambition qui s’exprimait dans ces activités, se retrouve maintenant sous d’autres formes. Il fait des expositions de sculpture, et accepte de faire des émissions télévisées sur la communauté. Cet aspect de sa personnalité semble plus important que son anti-conformisme, et il semble être revenu sur sa terre natale pour briguer une gloire que le « tourisme » ne lui a pas apportée. En plus de la sculpture, il s’adonne au théâtre et organise des stages de poterie, de sculpture et de tissage. La fondation de cette communauté correspond pour lui à une réorientation de ses activités artistiques et de ses activités d’animation antérieures, en même temps qu’au retour à un mode de vie ancestral.
216Le sujet No 2 est potier, et dans la famille on est potier depuis des générations. Il a fait l’École des Beaux-Arts, et s’est adonné à diverses activités artistiques avec plus ou moins de succès. Actuellement, il fait des sculptures gigantesques, et surtout de la création musicale : création d’instruments et de musique. La pratique et l’amour de l’art se retrouvent constamment dans sa vie. Un autre aspect le caractérise : son esprit d’entreprise. Il dirige une fabrique de poterie dont il est propriétaire. Il a, dit-il, le sens de l’argent, comme la souche paysanne dont il est issu, et le sens des affaires, comme sa mère, femme ambitieuse et « femme d’affaires » à ses heures.
217• Retour aux sources et renoncement à la réussite sociale
218Il semble que pour les autres communautaires, ce comportement de groupe de référence – pour reprendre l’expression de R.K. Merton – ait échoué.
219Il est difficile d’analyser les raisons exactes et profondes de cet échec au niveau de chaque individu, mais nous constatons deux choses : d’une part, le comportement de groupe de référence a été couronné de succès pendant un certain temps (réussite scolaire partielle, ou même totale, et accès à une profession proche de celle envisagée par les parents) ; d’autre part, dans un deuxième temps, le groupe de référence a été rejeté en tant que tel, au profit du groupe d’appartenance originel. Mais tout se passe comme si le retour au groupe d’appartenance s’effectuait trop ; il semble en effet que le groupe d’origine soit devenu un groupe mythique, auréolé des plus grandes vertus mais dont les normes et les pratiques ont été perdues : ces communautaires recherchent moins à être paysans qu’à vivre à l’heure d’un passé idéalisé.
220A notre avis, ces communautaires ont été dépossédés de la culture paysanne. Encouragés par leurs parents, ils se sont orientés vers d’autres modèles : modèles incarnés par les notables du village, modèles de la bourgeoisie transmis par l’école. Le problème est en réalité né du fait qu’il y a eu troc : troc de modèles paysans contre, disons, pour simplifier, des modèles bourgeois. Mais ce fut un marché de dupes. Car lorsque l’école réussit à déculturer, elle ne réussit pas pour autant à acculturer, et encore moins à réaliser l’intégration sociale des mutants.
221Notre but n’est pas de faire une critique injurieuse et partiale de l’institution scolaire – instrument indispensable à toute démocratie – mais d’en souligner les effets néfastes, qui apparaissent à travers l’analyse des cas que nous faisons. En effet, l’enseignement, par sa pratique, crée une situation difficile, en particulier pour les enfants des milieux dont les habitudes de langage et de pensée ne correspondent pas à celles de l’école. Pour ces enfants, la réussite scolaire se présente sous la forme d’un conflit, d’une dualité, et l’acquisition du savoir et des signes caractéristiques d’un groupe social leur fait courir des risques sur le plan affectif : l’enfant qui parle trop bien est rejeté par sa famille : « il fait le Monsieur », lui dit-on ; mais si, à l’école, il utilise des termes de son patois, on le traite de « paysan » ! S’il veut gagner sur les deux tableaux, famille et école, il lui faut engager un double jeu difficile et périlleux. Aussi, s’il veut réussir à l’école – comme parents et maîtres le lui demandent – il doit mettre en route un processus irréversible de différenciation, de distanciation entre sa famille et lui.
222Les retentissements, sur le plan affectif, de ce processus, sont certainement infiniment plus importants qu’il n’y paraît au premier abord : image idéale des parents endommagée probablement, insécurisation... Il y a tout un aspect de ce problème qu’il faudrait explorer à un niveau psychanalytique, et qui a sans doute des répercussions au niveau de la société globale. Mais là n’est pas notre propos. Retenons seulement pour l’instant que l’école, si elle sépare l’enfant de son groupe d’appartenance, ne lui fournit pas la contrepartie : l’école apporte le savoir mais ne fournit pas une nouvelle famille ou un nouveau groupe d’appartenance. Et celui qui réussit au niveau scolaire n’est nullement assuré pour autant d’être adopté par le groupe de référence qui correspond à son niveau ou à sa profession.
223Les communautaires que nous étudions dans ce groupe nous paraissent correspondre à ce cas d’absence d’adoption. Ils sont dépossédés de leur culture d’origine, et exclus de leur groupe d’appartenance. Ils ne sont pas non plus intégrés à ce nouveau groupe social. Leurs échecs en sont peut-être la cause – peut-être la conséquence... – mais ils sont de toute façon le signe indubitable de cette absence d’intégration sociale.
224Et c’est également par rapport à cette « errance sociale » ou ce « nomadisme culturel » qu’il faut interpréter, selon nous, le retour de ces personnes aux valeurs du monde paysan. Ce retour s’effectue sur le mode de la nostalgie, du rêve. Il indique la recherche des sources, le désir de retrouver ses origines et celui d’appartenir à un groupe, fut-il disparu depuis longtemps. Il ne s’agit pas de retourner vraiment cultiver la terre de ses ancêtres – d’ailleurs certaines personnes de ce groupe pourraient le faire, car leurs parents ont encore une exploitation agricole – mais seulement de retrouver ses ancêtres et de se recommander d’eux à nouveau.
225Le sujet No 15 exprime assez bien le rôle de havre que jouent les valeurs paysannes : « J’ai vécu, dit-elle, dans un milieu paysan qui a perdu toutes ses valeurs. J’ai reconnu les valeurs paysannes parce que j’en étais sortie. Chez Lanza, c’est ce retour à la campagne, à la vie simple, aux valeurs paysannes qui m’ont plu, l’autarcie... l’aspect oriental de Lanza ne m’attire plus. C’est seulement l’aspect retour à la campagne ».
226Ainsi, c’est le groupe communautaire qui constitue le groupe d’accueil : il permet à ces diverses personnes de sentir qu’elles appartiennent à un groupe social qui les a adoptées et auquel elles peuvent se référer.
a.2 – Inadaptation scolaire et retour aux sources
227Cinq personnes du groupe a n’étaient pas encore engagées dans la vie professionnelle. Toutes faisaient des études au moment où elles ont décidé de vivre en communauté. Pour trois d’entre elles, ce choix est intervenu pendant des études à l’université : une faisant des études de Lettres, deux des études de Sciences humaines. Une autre a abandonné ses études secondaires après avoir échoué au baccalauréat. Une autre, enfin, a dû interrompre ses études à cause de la médiocrité de ses résultats scolaires ; nous traiterons le cas de cette personne à part.
228Ce groupe a-2 présente en fait à peu près les mêmes caractéristiques que le groupe précédent (a-1). Nous constatons les mêmes origines : grands-parents paysans fermiers et petits propriétaires, parents également exploitants agricoles, petits commerçants gérants et petits propriétaires. Ici aussi, les parents font des projets ambitieux pour leurs enfants. Les parents des filles souhaitent généralement qu’elles deviennent fonctionnaires, pour la sécurité financière et le prestige qu’offre ce statut. Pour les garçons, ils visent plus haut. Nous retrouvons enfin la même recherche des valeurs paysannes d’autrefois, le même attachement nostalgique pour le mode de vie d’ancêtres disparus mais mystifiés.
229Pour deux personnes, celles Nos 37 et 42, le retour à la nature et à la vie paysanne est assorti d’un idéal mi-chrétien mi-politique ; l’une trouve dans cet idéal des raisons supplémentaires de fuir la société, qu’elle se représente comme malfaisante et pervertie ; l’autre a renoncé à une vocation religieuse précoce puis à une activité militante dans un parti politique, et s’occupe maintenant d’animation culturelle : son idéal est moins éthéré que ne l’est celui de la première personne, et, malgré son déracinement socio-culturel, elle semble relativement plus enracinée ; elle semble aussi être sur le chemin de l’intégration sociale grâce à son activité dans la communauté.
230Nous pouvons, pour les personnes de ce groupe, faire la même analyse que celle que nous avons faite pour les personnes du groupe précédent. Elles n’ont plus d’attache sociale et sont dépossédées de leur culture. Leur retour aux valeurs paysannes prend place dans la recherche des origines, qui peuvent avoir ou non réellement disparu de la réalité sociale, mais qui sont toujours devenues un mythe. Enfin, le groupe communautaire est le nouveau groupe d’appartenance, image infidèle du groupe d’antan mais groupe qui permet à la fois de retourner à la terre – ce retour fut-il en partie illusoire – et de réaliser une intégration sociale en son sein.
231Le cas du sujet No 45 constitue un cas particulier, dans la mesure où il s’agit d’un homme d’origine paysanne qui était encore cultivateur dans l’exploitation familiale avant de vivre en communauté. Nous allons voir qu’en fait, ce cas se ramène à celui des autres communautaires d’origine paysanne. En effet, ce communautaire a eu lui aussi, à un moment donné et sous la contrainte de ses parents, un comportement de groupe de référence ; mais ce comportement s’est soldé par un échec au niveau scolaire. En fait, les ascendants du sujet No 45 sont cultivateurs depuis des générations. Jusqu’à une époque récente, ils pratiquaient la polyculture traditionnelle, mais ils se sont spécialisés récemment dans la monoculture de la vigne et, selon leur fils, ils ont ainsi fait fortune. Les parents de ce communautaire auraient aimé que lui et ses frères profitent de leur aisance nouvelle pour faire des études et sortir de la condition paysanne ancestrale. Mais les résultats scolaires du sujet No 45 ont été médiocres et faute de mieux, ce dernier a été orienté vers un établissement rural d’enseignement agricole, où sa scolarité n’a pas été bonne non plus. Finalement, ayant fait des études malgré lui, ayant déçu ses parents, infériorisé par rapport à ses frères et sœurs, il est allé là où il lui était offert de vivre comme avant, comme ses grands-parents. Dans la communauté, il pratique en effet une agriculture traditionnelle : agriculture de subsistance, sans mécanisation. Ce type de culture a pour lui la valeur d’une activité saine : « Ici, dit-il, on crée, on procure la nourriture aux gens avec qui on vit, on consomme ce qu’on produit », alors qu’au contraire la culture de la vigne, actuellement, a un aspect doublement perverti : « on cultive du raisin pour la fabrication de l’alcool, ce qui n’a pas une nécessité vitale, et on travaille dans le système avec des produits chimiques, des machines et pour la spéculation ». La communauté lui permet donc d’échapper à une évolution familiale et à un type d’agriculture qu’il désapprouve, en même temps qu’elle l’encourage à pratiquer une agriculture traditionnelle. En fait, ce n’est pas seulement une activité agricole mais tout un système de valeurs : le système de valeurs de ses grands-parents, celui de ses parents, aussi, avant qu’ils ne se convertissent, que la communauté entretient et perpétue au delà de l’évolution actuelle de la paysannerie. Ce paysan retrouve dans la communauté le rythme lent d’autrefois, les relations sociales du village, ainsi que les fondements religieux de la vie, élément également fondamental de sa tradition familiale. En outre, le fait qu’il soit responsable des travaux agricoles de la communauté lui permet de retrouver une certaine dignité dans la collectivité.
b) Familles ouvrières et mobilité sociale
232Les personnes de ce groupe, à la différence des personnes du groupe précédent, ne sont pas d’origine paysanne mais d’origine ouvrière. Parmi les communautaires de ce groupe, un seul, le No 22, n’a pas dépassé le niveau des études primaires, huit ont fait des études secondaires, dans une branche technique en général, et trois ont fait des études supérieures : le sujet No 31 a commencé des études de Lettres, puis des études d’Art dramatique ; les sujets Nos 19 et 29 ont l’un et l’autre des diplômes d’études supérieures : le sujet No 19 est devenu ingénieur en suivant les cours du Conservatoire National des Arts et Métiers ; le sujet 29 est médecin interne des hôpitaux et a fait une spécialisation en chirurgie.
233Tous n’ont donc pas atteint le même niveau scolaire, mais tous, sauf le sujet No 1, ont fait des études au delà de la scolarité obligatoire.
234Pour ces communautaires, comme pour ceux d’origine paysanne, l’analyse des éléments biographiques montre une certaine ambition sociale qui se traduit par un niveau d’aspiration élevé des parents pour leurs enfants, et des enfants eux-mêmes pendant une partie de leur vie. Ainsi, le sujet No 30, petit-fils et fils d’ouvriers, devait, selon le désir de ses parents, devenir ingénieur ou au moins instituteur ; les parents des sujets Nos 12 et 7 avaient fait des projets du même ordre pour leur fils. Pour les sujets Nos 31, 19 et 29, petits-fils d’ouvriers dont les parents ont déjà quitté la condition ouvrière, la réussite sociale par la réussite professionnelle constituait également un but impératif proposé par la famille : le sujet No 31 devait être médecin, ingénieur ou pilote de l’air, le sujet No 19 notaire ou cadre supérieur dans une banque, et le sujet No 29 également cadre supérieur dans une banque ou bien dans le commerce.
235Bref, dans tous les cas, les projets professionnels indiquent le désir de s’élever dans la hiérarchie sociale, et d’acquérir prestige et notoriété. Or, pour les uns – comme les sujets Nos 19 et 29 – il sera possible de se hausser au niveau désiré, mais pour les autres, en revanche, nous verrons qu’ils devront renoncer en partie à leurs ambitions.
236Les sujets Nos 30, 31 et 35 n’ont, pour leur part, jamais eu d’activité professionnelle : le premier aurait pu être technicien dans le bâtiment, le second auxiliaire dans l’enseignement ; ils ont préféré faire de petits travaux de subsistance et un peu de théâtre, ce qui peut être en effet culturellement plus intéressant, et socialement plus prestigieux ; quant au dernier, il n’a jamais travaillé, car il était encore au collège avant de venir en communauté. Les autres ont été intégrés au monde du travail plus ou moins longtemps : le sujet No 19 a été ingénieur des relations publiques dans une grande firme d’automobiles ; le sujet No 29 a été médecin interne à l’hôpital ; les autres ont exercé des professions plus modestes : ainsi le sujet No 12 a été dessinateur industriel, et le sujet No 7 électricien. Mais au total, hormis le sujet No 22, aucun de ceux qui ont déjà eu une activité professionnelle ne l’exerce encore actuellement ; le sujet No 12 lui-même ne fait encore du dessin industriel que parce qu’il a pu concilier cette activité avec deux de ses violons d’Ingre, qui n’en font qu’un : la géologie et les promenades en pleine nature.
237Nous pouvons donc dire que tous ou presque ont abandonné leur profession, et que tous aussi ont renoncé à leurs ambitions, quel que fut le niveau auquel ils avaient pu s’intégrer.
238Notons que si la déception de ne pouvoir s’élever au rang social désiré peut expliquer, en partie, le comportement de certains, elle ne peut expliquer celui de l’ingénieur, par exemple, ou encore celui du médecin ; et elle ne peut donc pas être considérée comme un facteur fondamental susceptible d’expliquer la conduite de retrait de la société globale, ainsi que le choix du mode de vie communautaire fait par ces différentes personnes.
239Il semble, en fait, que – comme pour les communautaires d’origine paysanne – il faille analyser ces cas de marginalisation en termes de déculturation et d’errance sociale.
240Nous constatons en effet, ici aussi, la recherche des origines, la recherche d’un groupe auquel il soit possible de se rattacher. Cette recherche ne porte pas exactement sur les mêmes valeurs que celles des communautaires dont les ascendants étaient paysans ; elle s’exprime par le retour à une nature bonne, saine, pure : « Je veux, dit le sujet No 30, vivre en harmonie quotidienne avec la nature et les éléments ; l’accord avec la nature, c’est l’arme principale pour la libération ; c’est la révélation de l’harmonie entre le corps et l’esprit ». Ce n’est donc plus la campagne, la terre des paysans, qui est recherchée, mais la campagne telle que l’imagine l’ouvrier citadin. D’ailleurs, les communautaires de ce groupe ne profitent pas toujours de leur nouvel établissement à la campagne pour cultiver la terre ou élever des animaux, mais pour se livrer à des passions diverses : le sujet No 7, par exemple, pratique l’astronomie en amateur – il possède des instruments et fait des photos qu’il expose à la ville la plus proche ; le sujet No 12, lui, fait des recherches géologiques, comme nous l’avons déjà dit ; il fait également de la ferronnerie d’art, comme son grand-père paternel qui travaillait à la forge et faisait des objets ; le sujet No 19 fait de la mécanique, lui aussi comme son grand-père paternel ; le sujet No 29 fait de la menuiserie... Quant aux sujets Nos20 et 31, ils sont les seuls à avoir des activités agricoles ; ils ne sont cependant pas cultivateurs par vocation... c’est pour changer les structures du monde paysan, pour y introduire la révolution prolétarienne ; c’est donc bien en ouvriers plus qu’en paysans qu’ils abordent l’agriculture.
241Ainsi que nous venons de le voir, le retour à la nature prend, chez les personnes de ce groupe, des formes différentes de celles que nous avions observées chez les personnes du groupe « paysans ». Mais il s’agit d’un retour aux sources, à la Nature Mère, d’une part, et, d’autre part, d’un retour à la tradition familiale des grands-parents ou des parents, tradition de l’artisan d’autrefois qui travaille de ses mains et qui est libre.
242Comme nous l’avons indiqué dans un paragraphe précédent, ces cas de marginalisation semblent en effet s’expliquer par un phénomène de déculturation, et le départ du groupe d’appartenance n’est pas suivi d’une intégration dans le groupe de référence. Certes, les diplômes sont la plupart du temps indispensables à l’enfant issu d’un milieu modeste, pour s’élever dans la hiérarchie sociale – les études sur la mobilité sociale ont montré qu’ils en augmentaient ses chances, jusqu’à un certain point, et les non-diplômés sont effectivement moins bien placés que les autres dans la course à l’« achievement », à la réussite sociale ; mais les personnes diplômées ne sont pas assurées pour autant de voir leur entreprise couronnée de succès : les diplômes ne constituent qu’un droit d’entrée, ils ne garantissent pas l’intégration sociale et l’adoption par le groupe de référence.
243L’intégration sociale met probablement en jeu divers facteurs, dont certains seulement dépendent du postulant, les autres dépendant des membres du groupe qui est en quelque sorte sollicité. Et si une génération semble avoir plus ou moins réussi son intégration sociale à un niveau, l’intégration sociale des générations suivantes n’est pas certaine pour autant. C’est ce qu’a montré K. Svalastoga (1959), cité par R. Girod (1971, p. 147). Cet auteur a en effet constaté qu’en considérant trois générations d’une même famille, un mouvement ascendant du grand-père au père est souvent réduit ou annulé par un mouvement descendant du père au fils.
244Pour comprendre cela, il faut admettre que le comportement de l’individu est, pour une large part, fonction des données familiales. Cette idée est contraire, certes, à l’idéologie mystificatrice du self-made-man, selon laquelle les meilleurs sortent du rang, et qui entretient l’idée qu’il existe des hommes dont la capacité est hors du commun, la société juste étant celle qui sait apprécier ces hommes-là et leur donner la place qui leur revient. Or, là n’est pas le problème précisément, car l’individu n’est pas un être qui ne doit ce qu’il est qu’à lui seul ; l’individu est avant tout le produit de sa famille. Sorokin (1927) et Parsons (1940) ont souligné le rôle essentiel de la famille dans l’orientation de l’individu vers une place sociale. R. Girod (1971) a décrit, à travers son analyse des familles « prolétaroïdes » et « bourgeoisoïdes » les facteurs du milieu familial qui préparent certains membres de la famille à réaliser une mobilité sociale qui peut être selon les cas descendante ou ascendante.
245Il faut en outre insister sur le fait que la famille se comporte comme un organe doué de mémoire : la tradition se perpétue sous des formes rituelles ou plus subtiles à travers les générations, et ce qui arrive à un moment donné n’annule pas le passé. Chaque événement se range dans l’histoire de la famille comme une couche sédimentaire supplémentaire. Cette histoire ne doit pas faire croire à un déterminisme implacable, inexorable, mais seulement à quelque chose dont il est indispensable de tenir compte pour comprendre les conduites des hommes.
246C’est pourquoi le problème de la mobilité sociale et celui de l’intégration sociale sont extrêmement complexes. L’intégration sociale, en effet, met en œuvre toutes sortes de forces dont la dynamique familiale n’est pas la moindre. Ainsi, le self-made-man, celui dont l’expression populaire dit qu’il est sorti de son milieu, et dont l’étude de J. Kahl (1961) : « Common Man Boys », montre qu’il fait partie des cyniques, n’est pas un individu libéré ou indépendant de son passé et de sa famille, même s’il la renie. C’est ce qui peut expliquer les phénomènes de contre-mobilité mis en évidence par K. Svalastoga (1959) et R. Girod (1971). C’est ce qui explique aussi des cas de marginalisation comme ceux que nous avons observés, par exemple chez les communautaires Nos 19 et 29.
247Ces deux communautaires, en effet, sont petits-fils d’ouvriers, mais ils sont fils de self-made-man au sens le plus fort de ce terme. Ainsi, le père du sujet No 19 est lui-même le fils d’un ouvrier mécanicien ; il a commencé sa vie professionnelle comme coursier, et d’échelon en échelon, il est devenu sous-directeur de banque ; sa femme, fille de mineur de fond, a été femme de ménage ; l’un et l’autre ont rejeté leur milieu familial et se sont, d’après leur fils, pleinement identifiés à la classe bourgeoise. Quant au sujet No 19, ainsi que nous l’avons déjà signalé, il a d’abord été ingénieur des relations publiques, avant de venir vivre en communauté ; il n’y a donc pas contre-mobilité mais marginalisation. Ce sujet explique qu’il ne peut pas « s’adapter au groupe dominant », il parle d’« inadaptation affective » ; en revanche, il s’identifie à son grand-père paternel duquel il a hérité la passion de la mécanique et dont il a repris les convictions communistes.
248Les modèles familiaux se perpétuent donc, malgré la volonté de les rejeter de certains membres, et ils peuvent de cette façon engendrer des phénomènes de contre-mobilité ou de marginalisation.
249Le cas du communautaire No 29 est tout à fait identique à celui du No 19. Son père, en effet, était fils de cordonnier ; il a fait des études de droit et est devenu directeur de banque à la force du poignet. Le communautaire No 29, qui a été, rappelons-le, médecin interne dans les hôpitaux, a, comme le sujet 19, le sentiment d’un déracinement affectif. Il s’est également identifié à son grand-père paternel et cherche à se retrouver à travers la vie communautaire où il exerce une activité artisanale.
250Il faudrait analyser plus précisément la différence entre les phénomènes de contre-mobilité et de marginalisation qui, dans ces cas, semblent très proches. Il semble que la marginalisation implique une recherche des origines et une fuite dans le mythe, les origines étant mythifiées. Mais il ne s’agit-là que d’une hypothèse.
251Les communautaires de ce troisième type ressemblent, à certains égards, à ceux du deuxième type. En effet, comme eux, ils participent de deux entités socio-culturelles distinctes. L’hétérogénéité culturelle est ici définie, d’une part, par le groupe social d’appartenance, et, d’autre part, par le groupe social de référence. Nous pourrions donc, encore une fois, utiliser la définition de E.V. Stonequist (1961), à condition d’en donner une formulation plus générale, telle que celle que nous avons déjà proposée (cf. p. 155). Ainsi, le marginal serait celui qui vit dans des entités socio-culturelles habituellement distinctes et opposées entre elles.
252Dans un article intitulé « La théorie du groupe de référence et la mobilité sociale », R.K. Merton et A.S. Kitt analysent le cas de l’individu marginal en des termes qui s’appliquent tout à fait aux cas des communautaires du type III. « Le modèle de l’individu marginal constitue, selon ces auteurs (1965, p. 473), le cas particulier dans un système social relativement fermé, où les membres d’un groupe donné adoptent comme cadre de référence positif les normes d’un groupe d’où ils sont en principe exclus... l’individu marginal est à cheval sur plusieurs groupes, mais n ’est accepté par aucun complètement ».
253Les communautaires du type III se trouvent bien, en effet, à cheval sur plusieurs groupes. A l’instar de l’individu marginal défini par R.K. Merton et A.S. Kitt, ils ont effectivement fait preuve, à un moment donné « d’une orientation positive à l’égard des normes du groupe de non-appartenance pris comme cadre de référence » (1965, p. 472). Comme les soldats américains, dont Stouffer et ses collaborateurs (1949) ont montré que certains d’entre eux – les futurs officiers – se conformaient aux normes des mœurs militaires officiellement reconnues, les communautaires se sont conformés, durant leurs études, et certains durant leur vie professionnelle, aux normes de groupes sociaux différents de leur groupe d’appartenance. Ce comportement de groupe de référence ou, selon R.K. Merton et A.S. Kitt, cette « socialisation anticipée » remplit une double fonction : d’une part, ce comportement aide l’individu à s’élever jusqu’au groupe de référence, et, d’autre part, il facilite son adaptation, une fois que l’individu fait partie de ce dernier groupe.
254Or, il s’est passé pour les communautaires ce qui se passe en général pour l’individu marginal. Les auteurs auxquels nous nous référons disent : ils ont été exclus. Mais, comme ceci engage une interprétation des faits trop restrictive, à notre avis, nous dirons qu’exclus ou pas, ils n’appartiennent pas, en tous cas, au groupe de référence : la socialisation anticipée a tourné court !
255Pour R.K. Merton et A.S. Kitt, qui utilisent la théorie du groupe de référence mertonnienne dans une perspective fonctionnaliste, la raison de ce genre d’échec tient vraisemblablement au fait que le système social est plus ou moins fermé et ne permet donc pas le passage d’un groupe à un autre. Ainsi, d’une part, l’institution scolaire favorise une « socialisation anticipée » chez bon nombre de jeunes, d’autre part, cette même institution scolaire, par ses mécanismes de sélection – dont il n’est plus besoins de démontrer l’efficacité – ainsi que le monde du travail – dont les mécanismes de sélection ne sont pas moins inexorables – bloquent en grande partie l’accès aux catégories sociales supérieures. Ceci réalise des conditions de reflux propres à engendrer la marginalité telle que nous l’entendons ici.
256Mais si nous abandonnons le niveau du système social pour nous replacer à celui de l’individu, la raison de l’échec nous paraît tenir à des facteurs propres à la famille : ses composantes socio-culturelles, ses traditions donc – explicites ou implicites – son histoire, ses modèles, toutes sortes de choses qui constituent la base des comportements (sociaux) de tout individu. Chaque individu trouve dans sa famille un potentiel dont il s’accommode et dont résulte nécessairement son mode d’adaptation à la société.
257Si la contre-mobilité, dont nous avons parlé, et la marginalité sont favorisées par certaines données du système social, si c’est en effet le système social qui décide en dernière instance, c’est la place de l’individu par rapport à sa famille qui décide du comportement à venir de ce dernier.
258Il résulte de ceci que, suivant le système social dans lequel l’individu se trouve, il pourra en effet, comme le disent R.K. Merton et A.S. Kitt, soit effectuer une mobilité ascendante, soit devenir marginal ; mais dans les deux cas, l’individu aura agi en fonction des mêmes données familiales et individuelles. Mobilité ascendante ou marginalité résultent bien du même processus.
IV.2.4 – Dualité culturelle et recherche d’une société meilleure : Type IV
259Parmi les personnes qui vivent en communauté, certaines voient dans la vie communautaire le moyen de réaliser leur idéal de vie. Selon elles, en effet, la vie communautaire permet d’échapper aux contraintes de la vie moderne et à ses aliénations. En général, comme les hippies, ces personnes sont extrêmement hostiles à la société globale dont elles rejettent les valeurs ; elles jugent cette société corrompue par l’argent et mue par des buts destructeurs qui tendent à la ruine de l’homme, de sa liberté et de ses possibilités créatrices. En outre, il leur semble impossible d’entreprendre une action pour transformer cette société trop puissante pour être combattue de l’intérieur. La vie communautaire constitue donc un moyen de se situer en dehors de cette machine invincible, dont la règle de fonctionnement impose de se soumettre ou de se démettre.
260Mais si les communautaires de ce groupe font une critique de la société, qui rappelle celle des hippies, ils adhèrent toutefois à des idéaux en général moins romantiques et moins hédonistes. En considérant l’idéal recherché par ces communautaires, nous avons distingué deux grandes orientations.
261La première de ces orientations est caractérisée par la recherche d’un idéal religieux ou, disons, quasi-religieux, qui est dans tous les cas (sauf un) d’origine chrétienne. La personne qui fait exception se présente, quant à elle, comme adepte d’une philosophie orientale dont nous avons déjà parlé et qui est le Zen. La plupart des personnes qui manifestent cette orientation religieuse attribuent souvent leurs convictions religieuses à une vocation religieuse. L’une d’elles, par exemple (le sujet No 27) dit : « Je fais ce que Dieu veut que je fasse ». Et toutes affirment que la communauté leur permet de vivre en harmonie avec leurs croyances.
262La deuxième orientation ne correspond pas à un idéal religieux mais à la recherche d’un mode de vie nouveau, voire d’une micro-société nouvelle. Les communautaires qui se réfèrent à cet idéal s’attachent à la transformation des rapports humains traditionnels. La recherche artistique, l’animation culturelle et la mise en place de nouvelles méthodes d’éducation sont les moyens qu’ils se donnent pour réaliser leur entreprise. Certains espèrent que leur expérience servira d’exemple pour d’autres.
263Mais, quelle que soit l’orientation, la recherche est finalement la même. Il s’agit de vivre selon un idéal qui implique de fuir la réalité sociale qui existe. Dans le premier cas, les communautaires cherchent à vivre autrement pour atteindre une vie meilleure dans un autre monde. Dans le second cas, ils cherchent à vivre autrement pour une vie meilleure dans une autre société.
a) Familles favorisées et « libéralisme »
264L’origine sociale des communautaires de ce groupe est assez homogène. La très grande majorité d’entre eux sont issus de catégories sociales élevées de la population. Il ne peut donc être question d’expliquer la marginalisation de ces personnes par les facteurs d’hétérogénéité culturelle de la famille, comme nous l’avons fait pour le type IL
265Nous n’observons pas non plus beaucoup de cas de mobilité sociale ascendante ou descendante d’une génération à l’autre. En effet, seul le père du communautaire No 61 réalise une mobilité ascendante : fils de petit artisan, il a fait une belle carrière puisqu’il est directeur de recherche dans un département du Centre National de la Recherche Scientifique. Et nous ne constatons qu’un cas de mobilité descendante en cours : il s’agit du père du communautaire No 66 ; ce père a repris l’entreprise familiale, entreprise d’importation de charbon et de pétrole, mais cette entreprise a été vendue, pour une raison que nous ignorons ; cet homme a partagé les fruits de la vente en trois parts : une des parts est revenue à ses ouvriers, une autre à un organisme d’aide au Tiers-Monde et la dernière à ses fils. Il semble que ce partage de l’héritage réponde à un acte de charité et de justice conforme à la tradition familiale de démocratie chrétienne dont le grand-père fut l’un des fondateurs ; quant à la lignée maternelle du communautaire No 66, elle a, elle aussi, disparu et la fortune de la famille avec elle.
266Hormis les cas des communautaires Nos61 et 66, dont les pères sont à l’origine de phénomènes de mobilité sociale, les autres communautaires ont des familles remarquablement stables, le niveau socio-professionnel restant constant de la génération des grands-parents à celle des parents.
267Nous ne pouvons donc avoir recours ici à une explication du même ordre que celle que nous avons proposée pour le type III, au moins par rapport aux ascendants.
268Il reste à savoir à quel niveau socio-professionnel se sont intégrés les communautaires, ou à quel niveau ils étaient susceptibles de s’intégrer en fonction des études qu’ils ont faites.
269A ce point de vue, le groupe des personnes qui ont une orientation religieuse semble assez différent du groupe des personnes ayant une orientation non-religieuse. Ainsi, dans le premier de ces deux groupes, tous les hommes ont fait et terminé des études supérieures ; parmi eux, le communautaire No 8 n’a jamais mis à profit son diplôme d’ingénieur, et le No 50 n’a jamais exercé la médecine en dehors du cadre communautaire : il était décidé à vivre en communauté avant même d’entreprendre ses études de médecine ; le sujet No 27, quant à lui, n’a exercé sa profession de magistrat que pendant quelques mois. Deux communautaires seulement ont donc eu, pendant une période de leur vie, une activité professionnelle traditionnelle : le No 44, qui a été graphiste dans un atelier parisien de renom, et le No 76, qui a été ingénieur en organisation d’entreprise avant d’être directeur d’une société de prestations de services ; ce dernier, après une interruption de plusieurs mois, continue d’ailleurs d’exercer son activité professionnelle, et il est le seul de ce groupe pour qui il en est ainsi. Tous les autres ont abandonné. Enfin, l’unique femme de ce groupe possède un C.A.P. de dessin, et elle a enseigné le dessin jusqu’à son entrée en communauté. Toutes ces personnes pouvaient donc s’intégrer à un niveau à peu près équivalent à celui de leurs parents, ou étaient intégrées à un tel niveau quand elles ont choisi de vivre en communauté.
270En ce qui concerne les personnes du groupe à orientation non-religieuse, on observe des caractéristiques scolaires et professionnelles plus variées. Parmi les 7 hommes, 4 ont terminé leurs études supérieures ; ce sont les sujets Nos 17, 56, 61 et 69 ; un autre, le No 9, n’a pas achevé les études supérieures qu’il avait entreprises, et 2 ont interrompu leurs études au cours de l’enseignement secondaire ; ce sont les sujets Nos 40 et 66 ; trois d’entre eux seulement ont exercé une activité professionnelle : il s’agit du sujet No 61, ingénieur, du No 40, acteur et metteur en scène professionnel, et enfin du No 66, qui avait monté sa propre affaire d’édition. Le No 61 est le seul à avoir conservé son activité professionnelle ; quant au No 40, il concilie l’art dramatique avec la vie communautaire ; et le No 66 a liquidé son entreprise et abandonné l’édition.
271Parmi les 5 femmes, toutes ont fait des études supérieures, mais une seule, le No 68, a terminé ses études. Trois d’entre elles seulement ont eu une activité professionnelle ; deux continuent à exercer cette activité ; ce sont les Nos 10, institutrice, et 67, photographe. Le sujet No 68, qui a été directrice d’une agence d’emploi, a abandonné cette activité.
272Ainsi, le groupe des personnes qui ont une orientation non-religieuse est relativement plus hétérogène, au niveau de la réussite scolaire et professionnelle, que le groupe des personnes qui ont une orientation religieuse, et, il apparaît en particulier que la plupart des personnes de ce groupe étaient probablement en voie de mobilité sociale descendante par rapport aux statuts de leurs parents et de leurs grands-parents. Pour ces personnes, une explication du choix communautaire en termes de changement socio-culturel et d’intégration sociale, de l’ordre de celle proposée pour le type III, pourrait être envisagée.
273Toutefois, le problème de l’intégration sociale ne se pose pas de la même façon pour les personnes d’origine élevée – comme celles dont nous sommes en train d’étudier le cas – et pour les personnes d’origine modeste. Comme le soulignent S. Keller et M. Zavalloni (1962), la réussite sociale, la mobilité sociale et l’intégration sociale d’un individu n’ont de sens que par rapport à la position sociale qu’il occupe dans le système de stratification sociale, et elles doivent être réinterprétées en fonction de cette position. Ainsi, pour reprendre un concept utilisé par ces auteurs, le coût d’un échec scolaire ou d’un échec professionnel n’est pas le même pour un fils de famille modeste et pour un fils de famille aisée. Pour le premier, de tels échecs impliquent le renoncement à des ambitions sociales premières et le retour au groupe d’appartenance – ce qui, nous l’avons vu, n’est pas toujours possible ; la démarche vers le groupe de référence a pu en effet détruire en partie ou totalement les attaches avec le groupe d’appartenance ; dans ce cas, les échecs signifient à la limite la désintégration de tout un système de références et de liens sociaux. Pour le fils de famille aisée, l’échec scolaire ou l’échec professionnel ne remet pas systématiquement enjeu son intégration à un groupe social, et en particulier l’appartenance à son groupe social d’origine ; la scolarisation n’implique pas, par exemple, l’acquisition d’une culture, au sens d’habitudes linguistiques et d’habitudes de pensée, différente de celle qui est véhiculée par la famille ; elle n’implique donc pas, non plus, tout un travail au niveau affectif qui s’impose lorsque les modèles affectifs et les modèles socio-culturels ne sont pas les mêmes. La scolarisation prolongée ne comprend pas des risques identiques pour l’enfant qui vient des catégories sociales favorisées, et pour l’enfant qui vient des catégories modestes.
274Il en est de même pour la profession. Dans les classes aisées, un échec en ce domaine n’est pas, la plupart du temps, rédhibitoire. Bon an mal an, les relations aidant, si la brebis consent à être acquittée de ses égarements pour « erreur de jeunesse » et si elle ne présente pas de vice de forme persistant d’ordre politique, tout rentre dans l’ordre.
275Au total, l’analyse de phénomènes généraux tels que la mobilité sociale, l’intégration sociale ou encore l’adaptation sociale doit donc passer nécessairement par une analyse des positions sociales qui déterminent les coûts et les risques psychologiques pour chaque individu particulier.
276C’est pourquoi nous ne pensons pas accorder une grande importance, dans l’analyse de ce sous-groupe du type IV, aux phénomènes de mobilité sociale, qu’il serait d’ailleurs injustifié, pour les raisons que nous venons d’évoquer, d’associer aux changements socio-culturels. Ce qui pouvait expliquer la marginalisation des personnes du type III, ne peut être aussi prépondérant, selon nous, pour les personnes de ce groupe du type IV.
277En réalité, la marginalisation de ces dernières semble relever encore une fois de caractéristiques socio-culturelles propres au milieu familial. Ces caractéristiques paraissent très proches de celles que nous avons observées dans le deuxième groupe du type IV – que nous décrivons ci-après. Paradoxalement, il se trouve que les personnes de ce deuxième groupe, à l’inverse de certaines des personnes du premier groupe, sont d’origine modeste.
b) Familles modestes et humanitarisme
278Les personnes de ce groupe sont au nombre de cinq : il y a 2 hommes et 3 femmes. Toutes présentent une orientation religieuse.
279L’origine sociale de ces communautaires est assez modeste. Les grands-parents étaient paysans, fermiers ou petits propriétaires, artisans ou ouvriers. Leurs parents sont artisans, petits-commerçants ou employés. Comparées aux catégories socio-professionnelles des ascendants des communautaires du premier groupe, celles des ascendants des communautaires de ce groupe sont donc beaucoup plus modestes.
280Les communautaires eux-mêmes – dont un seul, le No 43, n’a a pas terminé le cycle d’études supérieures qu’il avait entrepris, se sont intégrés à des niveaux professionnels divers. Les sujets Nos 23 et 41, qui ont terminé leurs études supérieures, ont été l’un diacre, l’autre artiste-peintre employé à la reproduction d’icônes. Le sujet No 43 a été ouvrier, et il a eu également des activités artistiques. Les Nos 11 et 49, deux femmes, ont été l’une infirmière, l’autre secrétaire. Seule l’infirmière continue à exercer sa profession.
281Il aurait sans doute été possible d’assimiler le cas de ces communautaires aux cas de ceux du type III, dans la mesure où ils font preuve, eux aussi, d’un comportement de groupe de référence. Toutefois, un autre élément semble dominer leur tableau biographique, et cet élément permet, selon nous, d’expliquer non seulement leur marginalisation mais leur orientation religieuse.
282Cet élément, qui est d’ailleurs commun aux communautaires d’origine élevée et aux communautaires d’origine modeste de ce type IV, est constitué par ce que nous appelons la « dualité culturelle ». Il y a dualité culturelle dans une famille lorsque les membres de cette dernière adhèrent simultanément à des valeurs contradictoires. Autrement dit, la dualité culturelle définit le fait qu’un individu ou un groupe adopte des valeurs qui relèvent de deux systèmes qui sont antagonistes ou qui s’excluent habituellement l’un l’autre. Or, les familles des communautaires de ce type présentent, à notre avis, des signes de dualisme culturel.
283Certes, la dualité culturelle ne prend pas tout à fait les mêmes formes dans les familles aisées et dans les familles modestes. Aussi allons-nous envisager successivement chacun de ces cas.
284Dans les familles modestes, la dualité culturelle semble composée par les deux éléments suivants : le premier correspond à un désir d’accomplissement et de réussite sociale. Nous avons mis en évidence cet élément au cours des observations précédentes à travers les comportements de groupe de référence ou de socialisation anticipée, dont font preuve les enfants de ces familles. En effet, nous avons remarqué que tous les communautaires de ce type qui sont d’origine modeste ont fait des études au delà de la scolarité obligatoire. Ainsi, les deux garçons ont fait des études supérieures et les filles ont également fait des études qui leur ont permis d’avoir une qualification professionnelle et un statut égal ou supérieur à celui de leur père, et surtout à celui de leur mère.
285Ces familles sont donc en partie orientées vers la recherche de la réussite sociale et particulièrement de l’ascension sociale.
286D’autre part, certains membres de ces familles, voire tous les membres parfois, présentent des croyances religieuses fortes, associées à des pratiques humanitaires qui semblent avoir joué un rôle très prégnant dans la tradition familiale. Cette tradition ne renvoie pas seulement à de simples pratiques religieuses telles que la participation régulière et fréquente à des offices et la participation à des œuvres charitables de bon ton, mais à des engagements plus profonds et plus fondamentaux.
287A travers les cas que nous allons décrire à titre d’exemples, nous verrons que les communautaires ont été incités à s’engager eux aussi de manière fondamentale dans la voie religieuse.
288Il est clair, par exemple que le communautaire No 11 perpétue une tradition de croyance et de pratique religieuse : son grand-père maternel était sacristain et jouait de l’orgue à l’église ; sa mère, très croyante, faisait des actions de charité ; c’est sa mère qui lui a conseillé d’être infirmière, métier qu’elle a appris et qu’elle exerce actuellement ; elle trouve là la possibilité d’exprimer son sens humanitaire, et son idéal charitable au sens religieux du terme. Elle poursuit aussi, dans la communauté, des recherches religieuses avec d’autres membres. Ajoutons enfin qu’elle a appartenu à une secte religieuse avant d’appartenir à la communauté.
289Un autre cas, celui du sujet No 49, permet de voir l’orientation d’une famille vers le double but de réussite sociale et de morale humanitaire. Ainsi, le grand-père paternel du sujet 49 était ouvrier typographe ; son grand-père maternel était garde-forestier et garde-champêtre ; son père débuta comme coursier, mais il prit des cours du soir et grimpa les échelons dans une fabrique de produits laitiers, où il finit par occuper un poste de responsabilité. Quant aux femmes de la famille, elles n’ont pas occupé d’emploi, ou seulement à certains moments de leur vie, en tant que femme de ménage ou employée de maison. Les parents du sujet 49 voulaient qu’elle soit institutrice ou secrétaire, ce qu’elle devint en dépit de son attirance pour d’autres occupations telles que celles de fermière ou de dessinatrice. Mais la déception causée par une profession peu conforme à ses goûts semble très secondaire, par rapport à l’orientation religieuse. Cet élément fondamental, qui a conduit le sujet No 49 dans une communauté religieuse, est issu de la tradition d’une famille très croyante et très pieuse. Les attitudes et comportements religieux deviennent encore plus importants au niveau des parents : ceux-ci, en effet, d’origine catholique, se sont convertis à une secte protestante sous l’influence d’un ami bulgare, peintre et disciple de Tolstoï. Le sujet No 49, élevée dans une ambiance de conversion et de foi religieuse, croit dès son enfance en Dieu « l’axe de toute son existence ». Elle fera partie elle-même d’une secte aux U.S.A. : « La Science Chrétienne d’Or », avant de venir dans la communauté dont elle est membre actuellement.
290Pour le sujet No 43, la vocation religieuse est encore plus marquée. Parents et grands-parents sont tous catholiques très pratiquants ; le grand-père paternel fut même très engagé dans l’ordre franciscain. Lui-même semble avoir été particulièrement influencé par sa grand-mère maternelle et sa mère, toutes les deux très croyantes. Adolescent, il veut être curé, et sa famille l’encourage dans cette voie, ce qui le conduit au séminaire. Mais, sans perdre sa foi, il abandonne ses études au séminaire et entre aux Beaux-Arts. A ce moment en effet, et peut-être à l’instar de son père déçu par la religion catholique, et engagé dans une action politique et syndicale, le sujet 43 s’éveille à la contestation et devient anti-religieux. L’art auquel il a été initié par sa mère – qui, sans avoir étudié, jouait de quatre ou cinq instruments pour son plaisir – devient pour lui un moyen d’atteindre les vraies valeurs, et de poursuivre sa recherche religieuse en dehors des formes traditionnelles. La communauté où il vit actuellement lui permet tout à la fois de poursuivre sa recherche religieuse et de pratiquer la sculpture, et il réalise là des goûts et aspirations inspirées de sa famille.
291Finalement, tout se passe comme si l’orientation vers une morale humanitaire l’avait emporté sur le but de réussite sociale. Il semble que les enfants de ces familles aient intériorisé plus particulièrement les caractéristiques idéalistes présentes dans leur éducation. En effet, ils ont accentué, en quelque sorte, ses tendances idéalistes. Il est difficile d’indiquer des raisons susceptibles d’être à la base du choix entre deux tendances de leur éducation.
292Disons seulement que ces familles sont caractérisées par leur dualité culturelle, et qu’elles favorisent la marginalisation de leur descendants, à cause de cette dualité. Mais il est bien évident que le fait qu’une personne appartienne à une telle famille n’est pas un élément suffisant pour expliquer qu’elle se marginalise. Autrement dit, les caractéristiques de la socialisation d’un enfant sont en partie déterminées par les données familiales. Mais ces données admettent un certain nombre de possibilités pour la socialisation et, plus tard, l’adaptation sociale qui en résulte. En dernière instance, les possibilités qui seront actualisées par un enfant donné, dépendent, d’une part, de vecteurs qui lui sont propres, et, d’autre part, du rôle qui lui est assigné dans la stratégie familiale.
293Dans les familles riches, la dualité culturelle est probablement encore plus grande que dans les familles modestes du type de celles dont nous venons de parler.
294L’analyse que fait J. Hermand (1973) à propos des hippies, nous semble adaptée aux communautaires de ces familles. Selon cet auteur, en effet, les hippies, dont plus de 70 % proviennent des classes moyennes et des classes supérieures de la société américaine, ont grandi dans un cadre qui évite toute discipline et toute contrainte, et qui tend à mettre la liberté et le plaisir à la base de l’éducation. Les jeunes ainsi éduqués ont, d’après cet auteur, rencontré toutes sortes de difficultés à l’université et dans le milieu professionnel, où il faut se soumettre aux règles strictes de ceux qui dirigent. Dès lors, il devenait nécessaire que parents et professeurs apparaissent à ces jeunes gens comme des adultes prudes, avares et soumis, tels une bande de « froussards » et de frustrés pour qui le mot « libéralisme » est un leitmotiv mais dont l’existence se borne aux affaires, au golf, au lavage de voiture, à la télévision et aux mondanités. Finalement, les hippies ont vu dans le « libéralisme » de leurs parents un système idéologique hypocrite et plein de contradictions.
295En réalité, nous serions assez tentée de réinterpréter l’orientation des hippies à laquelle nous croyons pouvoir assimiler l’orientation des communautaires de ce groupe en termes de « sur-conformité ». En effet, la vraie contradiction des « libéraux » tels que les décrit J. Hermand, réside dans le fait qu’ils pratiquent la « politique de l’autruche ». Quand il s’agit de leur propre conduite, ils se conforment à des principes d’efficacité : la réussite sociale a ses contraintes, ses contre-parties même, pourrions-nous dire. Mais pour leurs enfants, ils veulent tout ce qu’ils n’ont pas eu pour eux : la liberté et le plaisir, sans limite. Aussi, nous retrouvons l’interprétation proposée par K. Keniston (1969), d’après lequel le radicalisme des jeunes américains est un phénomène de sur-conformité. Les enfants des familles « libérales » ne se comportent pas réellement en rupture avec leurs parents. Ils vivent seulement selon les modèles qui leur ont été inculqués durant leur enfance et réalisent, au sens fort de ce terme, les rêves de leurs parents.
296Finalement, familles modestes et familles riches « libérales » présentent des formes de dualité culturelle qui leur sont propres. Mais les unes et les autres, chacune à leur manière, favorisent la marginalisation de leurs descendants.
297En résumé, l’analyse des caractéristiques biographiques des communautaires nous a permis de dégager quatre grands types de famille :
- le premier type, dit de « Particularisme culturel », correspond à des familles qui sont traditionnellement non conformistes. Le processus de marginalisation d’un enfant élevé dans ce genre de famille procède, semble-t-il, d’un phénomène d’héritage. En fait, l’enfant se situe en marge de la société par conformisme envers les normes familiales. Les marginaux issus de telles familles sont caractérisés par leur originalité et leur aptitude à innover. La vie communautaire correspond dans ce cas à la recherche d’une vie affranchie.
- Le deuxième type, dit d’« Hétérogénéité culturelle », correspond à des familles qui, par nécessité interne ou externe, confrontent leurs enfants à des modèles socio-culturels hétérogènes. Le processus de marginalisation semble déterminé par ces conditions de socialisation. En effet, ces dernières sont vraisemblablement défavorables à l’acquisition et à l’intériorisation des modèles par l’enfant qui, une fois adulte, se situe en marge de la société. Les marginaux qui sont issus de telles familles sont caractérisés par un manque de définition qui se traduit par une errance sociale. La vie communautaire correspond dans ce cas à la recherche d’une famille, d’un groupe d’accueil.
- Le troisième type, dit de « Dépossession culturelle », correspond à des familles qui sont mues par un désir d’ascension sociale. Ce sont principalement des familles d’origine paysanne et d’origine ouvrière. Quand il se produit, le processus de marginalisation de leurs enfants semble déterminé à la fois par le renoncement aux modèles socio-culturels du groupe d’appartenance – ce renoncement est favorisé par la scolarisation et ses implications – et par un comportement de groupe de référence soldé par un échec ou qui ne conduit pas à l’appartenance au groupe de référence. Les marginaux issus de telles familles sont caractérisés par une attitude qui consiste à faire un retour mythique aux valeurs de leur groupe d’appartenance premier. La vie communautaire correspond alors à la recherche du passé.
- Le quatrième type, dit de « Dualité culturelle », correspond à des familles qui véhiculent un système de valeurs qui est double. Ce sont dans certains cas des familles riches et « libérales » qui sont orientées, d’une part, vers l’accomplissement et la réussite sociale et, d’autre part, vers une recherche de liberté et de plaisir souvent de type hédoniste. Les enfants sont généralement éduqués selon les principes correspondant à cette dernière orientation, et leur marginalisation procède d’un phénomène de sur-conformité. Dans d’autres cas, ce sont des familles modestes qui sont orientées, d’une part, vers la réussite sociale aussi, mais, d’autre part, vers une recherche religieuse et humanitariste très forte. Les enfants de ces familles, éduqués semble-t-il à la fois selon l’une et l’autre de ces deux orientations, finissent par opter pour la seconde orientation, et par se marginaliser. Dans tous les cas, les marginaux issus de ces familles à « dualité culturelle » se situent en marge de la société, et la vie communautaire correspond pour eux à la recherche d’une société meilleure.
298Les analyses de ces types de famille nous amènent à penser que le processus de marginalisation est déterminé par des caractéristiques familiales, et particulièrement des caractéristiques familiales qui interviennent au niveau de la socialisation. Dans tous les cas en effet, ces caractéristiques concernent les modèles socio-culturels véhiculés par la famille, particulièrement au cours de l’enfance et de la pré-adolescence. En ce sens, nous pouvons bien parler de « familles marginaloïdes » de la même façon que R. Girod (1971) a parlé de familles « bourgeoisoïdes » et « prolétaroides ». Ces familles portent en effet en germe la marginalité, car elles réunissent les conditions nécessaires à la marginalisation de leurs descendants. Certes, tous les descendants de ces familles ne sont pas amenés à se marginaliser. Il existe seulement une relation de probabilité entre certaines caractéristiques familiales propices à la marginalisation, et la marginalisation effective.
299Cette étude qui nous a amenée, chemin faisant, à établir des relations entre la marginalisation et certaines conduites sociales autres, telles que la mobilité sociale, nous permet de penser à l’instar de R.K. Merton et A. Kitt que toutes ces conduites relèvent d’un même processus.
- Le résultat final de ce processus peut être nommé adaptation individuelle à la société.
- Les déterminants de ce processus se trouvent dans les caractéristiques familiales de chaque individu, dans la mesure où ce sont ces caractéristiques qui sont à la base de la socialisation de l’enfant.
- L’adaptation de l’individu à la société doit donc être étudiée en termes de caractéristiques familiales et de socialisation de l’enfant.
300Il faut enfin noter que :
- Des facteurs propres à chaque individu orientent la socialisation et donc le type d’adaptation à la société. Autrement dit, parmi les « gènes culturels » de la famille, l’individu fait un choix qui lui est propre. C’est de ce choix que dépend en dernier ressort le fait qu’un enfant de famille « marginaloïde » se marginalise ou non.
- Le système social intervient pour favoriser, permettre ou interdire certaines conduites sociales ou certaines formes d’adaptation à la société. Ainsi, en termes fonctionnalistes, un système ouvert pourra favoriser la mobilité sociale ascendante et limiter par contrecoup la marginalisation et la déviance. En revanche, un système fermé, en freinant les mouvements de mobilité sociale ascendante alors que, par ailleurs, il favorise des comportements de groupe de référence, pourra encourager la marginalisation.
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