Puissance conceptuelle et puissance informatique
p. 89-93
Résumé
L’informatique peut n’être utilisée que pour inscrire et faire circuler l’information ; et, en ce cas, son apport est bien réduit. Si, au contraire, elle est utilisée pour établir des rapports, pour tester des hypothèses, elle peut être d’un éminent secours. L’exemple d’hypothèses dans le domaine de l’assistance est exposé ici comme illustration de cet usage. Il souligne que l’initative conceptuelle ne peut être attendue que du chercheur lui-même.
Texte intégral
1 "L’informatique est à la science ce que la plomberie est à l’hydrodynamique". Cet aphorisme qui figurait en haut des pages d’un numéro récent de la revue du CIRCE (Centre inter régional de calcul électronique) illustre à merveille le titre et, sans doute, le propos de ce colloque. Il a au moins deux significations. La métaphore de la plomberie signifie que l’informatique est d’abord une manière de faire circuler l’information de manière plus ou moins sophistiquée, et celle de l’hydronamique scientifique montre que l’informatique ne peut remplacer la réflexion scientifique c’est-à-dire l’élaboration d’hypothèses et leur mise à l’épreuve expérimentale. Finalement, l’informatique n’aura de signification scientifique qu’au service de procédures réflexives à propos d’éléments entre lesquels l’intelligence tentera d’établir des rapports. Il en découle deux perspectives d’utilisation de l’informatique : la tentation de la facilité qui consistera à répéter inulassablement l’information déjà acquise, ou, au contraire, la direction de la réflexion scientifique qui demandera à l’informatique de tester des hypothèses ou de faciliter des apprentissages. Prenons quelques exemples concrets dans un domaine qu’on connaît bien, celui de l’aide et de l’action sociale1.
2Lorsqu’on cherche à mesurer les effets de l’aide et de l’action sociale, on peut être tenté de faire des enquêtes avec des échantillons importants et de les traiter informatiquement sans dépasser les évidences de la statistique administrative. On constatera alors que les clients de l’aide sociale sont d’origine modeste, que très peu de handicapés parviennent à exercer un métier ou encore que moins nombreux sont ceux qui parviennent à sortir des Centres d’Aide par le Travail comme le dit M. Zafiropoulos dans un livre récent2. On pourrai aussi constater que les stages d’insertion organisés pour les 16-18 ans ne fournissent pas les emplois espérés. On pourrait encore recenser de nombreux résultats tirés de ce qu’on appelle en jargon méthodologique les "tris à plat" c’est-à-dire les totaux d’individus ayant telle ou telle caractéristique. En rester à ce niveau de faiblesse conceptuelle revient à sous-utiliser les possibilités informatiques. Car ces possiblités sont d’abord la manipulation rapide, et sophistiquée autant qu’on le désire, des informations enregistrées. Mais évidemment, ces traitements ne peuvent être pertinents, c’est-à-dire dépasser la simple répétition, que dans la mesure où l’imagination et l’intuition du chercheur exigeront de l’informatique les calculs adaptés.
3C’est ainsi que dans notre spécialité, l’usage de l’informatique a été utile et a permis de dépasser les thèses habituelles sur le contrôle social ou la participation du secteur de l’aide sociale à l’entretien de la croissance dans la mesure où auparavant on a mis au point un système conceptuel d’hypothèses mettant en rapport les modes d"action de l’aide sociale et les effets obtenus. Sans entrer dans les détails, disons qu’on a mis en évidence deux sortes de phénomènes.
4I. Il y a dans la société globale trois types d’intégration sociale individuelle qui viennent compléter le tableau de ceux qu’on connaissait jusqu’ici3 et qui correspondent à des types d’individualité non corrélés avec l’âge ou la catégorie sociale :
- ceux dont le rapport entre les contributions (mesurées par les efforts de travail, de formation et de participation à la vie sociale) et les rétributions (mesurées par les revenus, la considération par autrui et les secours et avantages divers) est équilibré. Pour ceux-là, on constate que contributions et rétributions sont élevées (mesurées par 96 items) ;
- ceux dont le rapport entre contribution et rétributrion est déséquilibré se divisent en deux catégories :
- les contributions sont plus fortes que les rétributions, le score total est moyen. Tout comme si l’entourage disait à ces gens-là : "faites encore un effort pour avoir un rapport (c’est-à-dire un statut) équilibré" ;
- les rétributions sont plus fortes que les contributions mais alors l’ensemble est si faible que les rétributions ne dépassent pas ce qu’on pourrait appeler un score de minimum social vital.
- les contributions sont plus fortes que les rétributions, le score total est moyen. Tout comme si l’entourage disait à ces gens-là : "faites encore un effort pour avoir un rapport (c’est-à-dire un statut) équilibré" ;
5L’absence de corrélation entre les éléments de cette typologie, les catégories socio-professionenlles et l’âge constitue un autre résultat remarquable de cette analyse. En un mot, on a mis en évidence une typologie de l’intégration sociale indépendante des classes sociales. Mais il faut bien constater que l’usage de l’informatique n’a fourni aucune des hypothèses se trouvant à la base de cette recherche. C’est un travail conceptuel d’analyse des travaux antérieurs sur l’intégration sociale et le statut social4, l’adaptation d’items aux nouvelles cohérences autorisées par leur rapprochement qui ont permis leur élaboration. L’informatique n’y est évidemment pour rien. Elle a en revanche servi le test des hypothèses déduites de ces travaux et il faut bien dire qu’elle les a grandement facilités. Autrement dit, l’exemple décrit ici semble montrer que la production de nouvelles connaissances dépend d’une bonne alliance entre puissance conceptuelle et puissance informatique.
6II. Deuxième exemple : les modes d’action les plus porteurs d’effets intégrateurs au sens où on l’a défini plus haut sont ceux qui présentent au sujet assisté une forte intensité d’exigences contributives et de rétributions. Les exigences sont mesurées par la quantité et la qualité des apprentissages cognitifs, par le degré de leurs applications individuelles et en groupe, et par le degré des sanctions. Les rétributions sont mesurées par la quantité et la qualité des analyses du système de valeurs du client, par l’intentisté des médiations relationnelles organisées par le service entre le client et l’environnement, par la qualité et l’intensité du contrat passé entre client et établissement social, et enfin par le degré de renforcement des motivations. Ici encore, il est certain que la puissance de calcul de l’informatique a été d’un grand secours, mais on doit souligner qu’elle n’est évidemment pour rien dans la mise en place du dispositif conceptuel ayant permis les mesures. On retrouve bien dans ces deux exemples la métaphore intiale de la plomberie et de l’hydrodynamique : en facilitant le traitement statistique de l’information, l’informatique (plomberie) permet de mettre en évidence des rapports cachés entre phénomènes socio-psychologiques (hydro dynamique). Le progiciel évaluatif qu’on est en train de fabriquer avec l’aide d’informaticiens et qui reprend les deux exemples précédents ne change pas le fond du problème : il facilitera la diffusion de concepts opératoires dans le domaine de l’action et de l’aide sociale mais il ne crée évidemment aucune plus-value scientifique par lui-même. En revanche son existence permettra d’accumuler des données conceptualisées et d’inciter les praticiens à transformer leurs modes d’action en fonction des résultats visibles au moyen du progiciel. La multiplication des exemples ne changerait rien au fond du problème, l’informatique est un moyen de calcul qui obéit aux ordres du concepteur, rien d’autre.
7 On voit naturellement des illusions apparaître chez ceux qui ne sont pas familiarisés avec l’informatique. Dans les enseignements de méthodologie, par exemple, lorsqu’il s’agit de faire une enquête, les étudiants sont toujours tentés par la compilation d’informations controuvées, et l’analyse des apparences. Il est toujours difficile de les conduire à une élaboration théorique poussée de la problématique du sujet de l’enquête. On se trouve en réalité devant un dilemme. Soit on accompagne les étudiants depuis le début d’une problématique donnée tout en cherchant à conduire l’enquête jusqu’à son terme, c’est-à-dire l’exploitation informatique, mais on obtient très peu de résultats théoriques car le groupe n’a pas le temps de conceptualiser suffisamment la problématique, – soit on obtient des résultats théoriques mais à condition que l’enquête ait été préparée par l’enseignant avant l’arrivée des étudiants, mais alors ils sont terriblement frustrés et comprennent mal les tenants et les aboutissants du processus. Il est difficile de sortir de ce dilemme qui n’est rien d’autre qu’un prolongement pédagogique de l’alternative offerte par l’usage de l’informatique.
8Ces remarques nous conduisent à quelques conclusions :
- Lorsque la puissance informatique est au service de l’illusion de la transparence des phénomènes sociaux, elle ne produit rien de plus ni rien de mieux que le brouillard antérieur.
- Lorsque la puissance informatique est au service de l’intuition et du raisonnement c’est-à-dire de la logique expérimentale, elle permet de progresser par étapes successives beaucoup plus facilement que s’il fallait les parcourir à la main.
- Nous n’avons pas abordé le débat sur l’intelligence artificielle ou les systèmes experts. Les expériences sur ce point en sont à leur début.il faut dire néanmoins que les progrès qui seront faits dans ce domaine augmenteront le confort de l’usager5. Si, par des systèmes d’enchainement logique complexes on parvient à déposer dans les calculateurs des capacités de lecture et de rapprochement voisines de celles des hommes, alors les termes du rapport entre puissance conceptuelle et puissance informatique changeront parce que l’homme aura délégué à l’ordinateur une partie de cette puissance conceptuelle. Mais gardons-nous de toute illusion. Pour disposer de la lumière électrique à la fin du XIXe siècle, il fallait être Ampère, Edison, ou l’un de leurs proches collaborateurs. C’est-à-dire qu’il fallait connaître les lois de l’électricité. Aujourd’hui n’importe qui utilise l’électricité sans rien en savoir. On peut supposer qu’il en ira de même pour les systèmes experts automatiques, et c’est sans doute souhaitable. Mais pour produire de nouvelles connaissances, en électricité comme en sciences humaines il faudra encore longtemps conceptualiser avant d’utiliser les moyens informatiques. A moins qu’on ne parvienne à mettrre au point des programmes qui seront au savoir ce que les surgénérateurs sont à l’énergie. Ils permettraient de créer de nouvelles connaissances à partir des séquences produites antérieurement comme Phénix crée de l’énergie à partir de la matière consumée dans les séquences précédentes. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Notes de bas de page
1 J.-M. DUTRENIT, Le Phénomène assistanciel, Thèse d’Etat sous la direction de P. ANSART, Univ. Paris VII, septembre 1987, 573 p.
2 M. ZAFIROPOULOS, De l’asile à l’usine.
3 LANDECKER, Les types d’intégration sociale et leur mesure, in BOUDON et LAZARSFELD, Vocabulaire des sciences sociales, Ed. Mouton, 1965.
4 HOMANS, LINTON, BENOIT, etc.
5 Voir sur ce point les numéros de la Revue La Recherche, 1986 et 1987.
Auteur
U.F.R. de Sciences sociales Université Paris VII – Jussieu
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