En guise de conclusion
p. 135-140
Texte intégral
1Au début des années 80, se produisit la révolution des micro-ordinateurs. Brusquement arrivaient sur le marché des appareils de haute précision qui, en raison de leur taille réduite et de leur faible poids, correspondaient aux exigences de l’aéronautique. En outre, ces appareils transportaient de l’information ; or, nous l’avons vu, le trajet d’un avion dans l’espace est un problème d’information puisque cet espace virtuel électromagnétique est un système complexe destiné à repérer les avions. Tout naturellement, c’est donc la navigation qui fut la première à être perçue comme étant susceptible de bénéficier des progrès des mini-calculateurs.
2En même temps, et nécessairement couplé aux progrès de l’ordinateur, la technologie des tubes cathodiques faisait un bond en avant, de même que l’affichage par cristaux liquides. Un transfert de technologie dans le cockpit de l’avion s’imposait. Mais le milieu des pilotes, bien que très friand de techniques de pointe, est aussi conservateur. Sa compétence, en effet, est fondée sur un savoir-faire acquis au long des ans, que toute innovation risque de remettre en cause.
3Le passage à un avion utilisant pleinement les moyens de l’informatique, se comprend dans ce contexte de progrès rapides dans le milieu technologique et de concurrence internationale. Il fallait innover, et la société Airbus présenta, dans un premier temps, son avion comme révolutionnaire1, pour ensuite changer d’avis. En fait, les deux positions sont vraies : l’Airbus prolonge une logique aéronautique déjà présente dans le 300 et le 310, sans aucun doute il y a là continuité, mais il pousse jusqu’au bout une logique plus sociale, celle de la miniaturisation, de l’informatisation et de la représentation. L’A-320 fut donc le premier appareil civil à utiliser pleinement les ordinateurs de bord qui, grâce aux commandes électriques, devenaient pleinement efficaces. Le nouveau système de pilotage de cet avion était en quelque sorte le résultat du couplage d’un système de guidage, le FMS, avec le système de pilotage, le Pilote Automatique. En outre, des innovations soulignèrent la nouveauté de l’appareil : les mini-manches sur le côté qui remplacent les manches à balais classiques, et les manettes des gaz fixes. Ces changements des habitudes firent, et font toujours, grincer les dents de pas mal de pilotes, les réponses aux questionnaires le prouvent abondamment. Retenons simplement que l’A-320 inaugura une nouvelle génération d’avions et qu’Airbus fut immédiatement suivi par Fokker avec le Fokker 100 (qui équipe TAT et Air Littoral en France), par Boeing avec le 747-400, par Mac Donnell avec le MD-11 (qui équipe Swissair). Ces avions n’ont cependant pas les commandes de vol électriques, le B-777 sera le premier en 1995 à suivre l’exemple de l’A-320 (en dehors de l’A-330 et de l’A-340 évidemment) dans l’aviation de ligne.
4Ce nouveau rapport à la machine crée-t-il en outre, selon le mot déjà cité d’Earl Wiener, ce fameux "mur de verre" entre les pilotes ? La facilité apparente peut, en effet, induire la passivité, et la reconnaissance du mode par lecture silencieuse peut fort bien mettre chacun des pilotes dans une compréhension différente de l’état de la machine. Ce problème, en tout cas a été immédiatement perçu et les procédures ont très vite renforcé le call-out, c’est-à-dire la contrainte, pour l’équipage, de verbaliser, non seulement en annonçant les modes mais encore en faisant part de ses réflexions à haute voix. Les compagnies importantes – et ce sera bientôt une obligation OACI – ont donc introduit un cours de Crew Resource Management dans le cursus de qualification qui a pour but de faire comprendre aux élèves l’importance de la communication dans le cockpit. Mais là encore, le fait culturel est indéniable : la pratique de cette procédure du call-out, exige une communication horizontale dans l’équipage et accroît la communication par la parole. Or, nombre de cultures établissent une hiérarchie stricte entre le commandant et le copilote (autre forme de mur), et elles utilisent pour la communication un langage silencieux, surtout gestuel2. De plus, comme Edward T. Hall l’a amplement démontré à partir de l’observation de cultures proches telles l’allemande et la française3, les comportements se situent dans une logique qui est parfois plutôt monochrone (une action puis une autre), parfois polychrone (plusieurs actions en cours en même temps). Nous pouvons tous faire cette expérience en passant le Rhin et en observant la manière dont un employé des postes, par exemple, répond aux clients. L’apprentissage est toujours un dressage du corps et de l’esprit, et les outils techniques prédisposent à des procédures qui sont plus proches de certaines cultures que d’autres. Et ceci ne vaut que pour le comportement observable, car le caractère séquentiel du traitement de l’information par le cerveau comme fait de nature est aujourd’hui mis en doute par la plupart des cognitivistes4.
5Il faut encore mentionner quelques problèmes engendrés par le progrès technique :
6Le système de navigation dessine sur l’écran qui lui est réservé (Navigation Flight Display) en deux dimensions la carte et la position de l’avion. Or dans le savoir faire du pilote classique, la capacité de se représenter la situation dans un espace à quatre dimensions (le volume mais aussi le temps, puisque l’avion est toujours en mouvement en l’air) est une donnée essentielle. Ne risque-t-il pas de perdre cette aptitude ?
7La durée du vol (14 à 16 heures avec les nouveaux A-340 et B-747-400) pose la question de la vigilance. En croisière, en vol évidemment managé, l’attention est fort peu sollicitée. Sans doute faudrait-il s’orienter vers une nouvelle analyse de l’équipage et du groupe social qu’il constitue PNT et PNC confondus. La politique des compagnies est pourtant de dissocier, pour des raisons en partie économiques, les rotations des PNT de celles des PNC. Il nous semble que sur ce problème de la vigilance une étude qui prenne en compte tous les éléments microsociologiques, en particulier le collectif de travail PNT et PNC, et non pas seulement ceux physiologiques, devrait s’imposer, si l’on veut résoudre de manière efficace et originale le problème de la perte d’attention en croisière.
8L’extension du rayon d’action entraîne aussi la raréfaction des atterrissages et décollages, phases les plus dangereuses. L’entraînement au simulateur est un palliatif, mais il ne saurait suffire. Le maintien de l’aptitude à suivre une trajectoire d’approche devient un problème qui concerne aussi l’art du pilotage le plus classique dont on en a encore besoin. La réflexion sur les limites de la simulation comme outil de formation s’impose aussi de manière évidente5.
9On conçoit aisément que dans ces circonstances la notion d’erreur humaine, qui fut toujours une notion plus que douteuse lorsqu’elle se transforme en statistiques (près du trois quart des accidents des dernières années sont attribués à des erreurs humaines), devienne une catégorie totalement inadéquate pour rendre compte de cette relation très complexe entre l’homme et la machine, l’objet volant et le système qui l’entoure. L’accident est toujours la potentialisation d’un ensemble de défaillances qui concernent plus ou moins directement toutes les parties engagées dans cette action, toujours périlleuse, qu’est le vol d’un "plus lourd que l’air". En tout état de cause, les catégories actuelles dans lesquelles se pensent l’accident et s’attribuent les responsabilités ne sont plus adéquates (si elles l’ont jamais été) pour rendre compte des accidents à venir.
10La notion d’erreur de représentation, entre autres, ne nous paraît pas constituer une notion utile si on ne la qualifie pas de manière plus précise. Il faudrait, par exemple, pouvoir distinguer très clairement entre l’"erreur de représentation à l’ancienne", par exemple erreur de localisation, et l’"erreur de représentation nouvelle génération" dans laquelle le pilote se trompe sur la manière dont le vol est géré par l’ordinateur.
11Le nouveau paradigme technologique se fonde sur l’informatique embarquée, mais la question centrale autour de laquelle va se développer cette technologie sera celle du rapport homme-machine. Les avionneurs commencent heureusement à s’en rendre compte. Nous reviendrons sur cette importante question, mais il nous faut, auparavant, proposer une nouvelle approche du rôle du pilote aujourd’hui6.
Hamlet et l’automate : le nouveau paradigme d’Elseneur à l’ère informatique
12Revenons un peu en arrière. Notre groupe, malgré son âge encore plus tendre que celui de la micro-informatique, a lui aussi une histoire dans le milieu aéronautique. Il nous reste tous en mémoire une passionnante matinée passée avec un haut responsable de la formation aéronautique. Nous lui avions présenté un de nos premiers documents d’observation "anthropologique" dans lequel nous rapportions, naïvement, nos observations en cockpit7, en particulier l’usage des breakers, ou disjoncteurs, qui était fait par les équipages. Le reset était à l’époque une pratique fréquente, or notre interlocuteur incrédule soutenait mordicus que ce n’était pas possible, parce que pas pensable en termes de procédure et de tradition aéronautique. Il nous fallut évoquer de nombreux cas précis pour le convaincre. Aujourd’hui, la ré-initialisation des systèmes informatiques est prévue dans les manuels de vol8.
13Nous nous retrouvons sans doute ici dans le cas d’une application prosaïque du théorème de Gödel : l’ordinateur ne peut être compris que par un système plus complexe que lui, à savoir l’homme, et cette compréhension fait appel à la ruse, ici l’usage des breakers. Cela constitue, précisément, une traduction interne et adaptée à l’homme du comportement de la machine qui lui permet d’appréhender sa manière d’être et d’agir en conséquence.
14Tout ceci laisse donc penser que, d’une part, les ingénieurs des glassc-ockpits ont finalement été extrêmement prudents en n’écoutant pas les sirènes de l’IA ou des systèmes experts et que, d’autre part, s’ils ont introduit une version automatisée du vol, elle est loin du modèle idéal dont certains pouvaient rêver dans les années 70-80. Il nous paraît donc que nous entrons dans une phase d’apprivoisement de la technologie informatique, dont il faudrait relever les modalités et dont les usages des breakers et du reset en aviation civile sont les exemples les plus flagrants. Mais il y en beaucoup d’autres peut-être plus importants. Ces modalités apparaissent aussi comme une appropriation de l’objet technique, et elles rentrent aussi dans la catégorie de la ruse intellectuelle, celle qui consiste à décider où est le problème.
15La manière dont les usagers se représentent l’objet technique avion n’est évidemment pas la même que celle des concepteurs. Ils se réinventent pour eux, à chaque instant, l’objet technique et le redéfinissent à travers, par exemple, des utilisations tout à fait traditionnelles d’une instrumentation nouvelle (le VOR-DME par ex.) ou des actions non prévues (coupure de disjoncteurs en vol par ex.). Il n’y donc pas, de ce point de vue, de bons et de mauvais usages en soi, mais seulement une histoire des usages qui dira quels sont ceux qui paraissent préférables. Les procédures ne peuvent pas aller plus vite que l’histoire réelle du vol. A leur manière, les usagers, pilotes ici, et plus tard les "faiseurs de règlement" sont des concepteurs de l’objet technique.
16Quant à la vraie-fausse panne, elle fait maintenant partie de la nature de la réalité pour les opérateurs informatisés. Du coup, la réponse moderne à la question d’Hamlet "to be or not not be" permettrait aujourd’hui à l’autre monde de lui renvoyer la réponse (qui l’aurait apaisé, en ce cas) "tu peux être et ne pas être". Sans doute la vérité profonde du fantôme d’Elseneur, qui se promène parfois dans la soute, consistait-elle en un dépassement de la question ?9
17Si la question de l’automatisme est aussi vieille que celle de l’aviation civile, comme on l’a montré dans l’analyse socio-historique au début de ce document, on ne peut dire pour autant que les avions ont toujours été pilotés de la même manière et que Mermoz, sur son Latécoère, concevait sa machine comme le faisait pilote du Super-Constellation ou de l’A- 300 des années 1960, sous prétexte qu’il y avait des bielles et des engrenages. L’approche strictement technicienne risque parfois de faire oublier que son objectif est précisément le changement, à travers la notion de progrès.
18Le fait est là : aujourd’hui, la technologie des systèmes complexes utilise, il est vrai, des machines à l’ancienne avec des liens à l’ancienne entre capteurs, moteurs, bielles, vilebrequins, etc. et aussi des régulateurs-contrôleurs (autrefois analogiques, aujourd’hui digitaux), tels le Pilote Automatique pour l’avion. Mais alors que nombre d’unités techniques restaient isolées dans l’ancienne génération, elles deviennent éléments d’un système dans la nouvelle génération. Les freins, par exemple, étaient autrefois indépendants du Pilote Automatique alors que le lien qu’ils entretiennent aujourd’hui avec l’ensemble de l’appareil les rend sensibles à des événements tout à fait inattendus dans un pilotage à l’ancienne. Exemple, aujourd’hui connu : si la pression n’est pas assez forte sur un des trains d’atterrissage, le "système" avion se déclare en l’air et interdit l’action. De nombreux exemples pris sur des avions de divers constructeurs pourraient constituer un catalogue de ce nouveau type d’incompréhension homme-machine, lié à une communication déficiente qui n’est pas opérationnelle seulement (liée à une action), mais communicationnelle.
19Le passage à une nouvelle représentation de l’action peut se représenter ainsi :
20Plus généralement, il faut, à propos de la nouvelle génération de machines-systèmes complexes :
intégrer les histoires des instruments électroniques et des ordinateurs dans le contexte plus large de l’histoire de l’innovation en termes de concepts qui marque toujours des ruptures ;
identifier les événements critiques qui font perdre au modèle machinique classique son sens et rendent visible le fait qu’un nouveau concept de communication technique est né ;
– concevoir les concepts technologiques et les pratiques des ingénieurs comme définissant une nouvelle culture de l’usage10.
21C’est bien dans cette perspective critique constructive, que l’on doit lire les articles sur les avions nouvelle génération. Pour simplifier, et de manière générique, les glasscockpit introduisent une nouvelle manière de concevoir le rapport non pas entre l’homme et la machine, mais entre le collectif des hommes et celui des systèmes machine.
Notes de bas de page
1 pour éviter toute fausse interprétation, précisons que c’est bien ainsi qu’il fut présenté à l’un d’entre nous, lors de la première enquête faite sur le sujet avant même que ne sorte l’appareil, cf. A. GRAS, "Le pilote, l’écran et la secrétaire", Futuribles, nov. 1986. Certaines des questions posées, à l’époque, par les futurs usagers pilotes ont disparu du contexte (par exemple, la limitation du domaine de vol), d’autres continuent à se poser, au moins à une part des pilotes français (en l’absence d’étude sur la question à l’étranger), elles concernent surtout les retours sensoriels et, en particulier, les automanettes comme on le voit dans l’enquête.
2 E. T. HALL, Le langage silencieux, Paris, Seuil, 1984
3 E. T. HALL, La danse de la vie, temps cutlurel, temps vécu, Paris, Seuil, 1984
4 Voir les articles sur le sujet dans le plus récent Dictionnaire de la Communication, celui de L. SFEZ paru aux PUF en 1993.
5 J. BAUDRILLARD, Simulacre et simulation, Paris, Seuil, 1980 ; Voir aussi le rapport de G. DUBEY sur l’usage de la simulation dans l’apprentissage automobile, CETCOPRA, rapport pour la DRAST, 1993
6 Sur ce thème, le disours de clôture de J. PARIES au Congrès de l’OACI (Wahington, 1993) sur le facteur humain pose aussi fort bien les probèmes.
7 Profitons-en pour rappeler que les responsables du SFACT ont compris et soutenu dès le début notre équipe et que les Compagnies françaises (Air France principalement, mais aussi Air Inter et TAT) nous ont ouvert les cockpits. De même, Aéroformation qui, avec une grande ouverture d’esprit, nous a fait bénéficié d’une mini-qualification sur A-320. A l’époque, il fallait un certain courage pour soutenir ce groupe qui utilisait des méthodes aussi éloignées des pratiques habituelles de l’aéronautique.
8 Et notre interlocuteur s’occupe maintenant de facteurs humains en dirigeant un important laboratoire toulousain spécialisé en psychologie cognitive.
9 Comme la pratique de la méthode Zen dite du Koan nous y incite, l’informatique nous rapproche de cette réalité conventionnelle où la nature des phénomènes est double, et le succès de l’informatique dans les pays d’Orient n’est sans doute pas un fait du hasard, de ce point de vue.
10 Ces considérations nous ont été suggérées par des collègues allemands, BJOERGES, P. WEINGART, W. RAMMERT, voir en particulier P. WEINGART (ed.) Technik als sozialer prozess, Suhrkamp, Frankfurt, 1989.
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