Migration et nuptialité : la transition du système matrimonial chez les juifs éthiopiens en Israël
p. 373-400
Texte intégral
1Les juifs d’Éthiopie, plus connus sous le nom de Falachas, constituaient une minorité ethnique et religieuse au sein de la population chrétienne dominante, les Amhara. Les origines des juifs éthiopiens, ou Beta Israel comme ils se désignaient eux-mêmes, font encore l’objet de débats. Certains y voient les descendants de la tribu perdue de Dan, ou de la garnison juive d’Éléphantine ou encore d’un groupe venu de Jérusalem à l’époque du roi Salomon ; d’autres recherches situent l’émergence des Beta Israel au xve siècle seulement, date à laquelle se seraient mis en place leur corpus liturgique et leurs rites religieux. Agriculteurs et artisans, les Beta Israel habitaient les hauts plateaux éthiopiens jusqu’à leur immigration vers Israël qui a commencé de façon massive en 1984-1985 avec l’Opération Moïse, effectuée à partir des camps de réfugiés au Soudan. Ce n’est qu’en 1991 que le reste de la communauté a pu émigrer grâce à la spectaculaire Opération Salomon qui a fait venir en moins de trente-six heures quatorze mille immigrants par pont aérien entre Addis Abeba et Tel Aviv. Aujourd’hui, ils sont plus de quatre vingt mille en Israël dont près de 20 % nés dans le pays1.
2Les juifs d’Éthiopie sont locuteurs d’amharique, la langue officielle de l’Éthiopie, et une minorité parle aussi le tigrinya ; ils ignorent l’hébreu et leurs textes sacrés, y compris la Bible, sont en guèze, la langue liturgique de l’Église éthiopienne. Ils ne possèdent aucun des textes post-bibliques et n’ont pas connaissance de la Mishnah, du Talmud ou des autres sources de la Loi Orale, ce qui fait d’eux une communauté originale au sein du monde juif.
3Cette étude présentera la manière dont les Beta Israel observaient des pratiques matrimoniales et familiales proches des modèles bibliques – sans pour autant connaître les règles halakhiques –, tout en étant aussi influencés par des modèles éthiopiens et chrétiens. Dans un deuxième temps, nous examinerons comment les immigrants d’Éthiopie se sont vus brutalement confrontés en Israël à un système matrimonial relevant à la fois de modèles occidentaux et de normes du judaïsme rabbinique. L’examen de leurs stratégies pour conserver les modèles « juifs éthiopiens » de la famille tout en adoptant ceux de la société d’accueil permettent de cerner les spécificités de cette communauté dans le paysage multi-ethnique de l’Israël contemporain.
Mariage et vie familiale chez les Beta Israel d’Éthiopie
4Malgré un nombre important de publications sur les Beta Israel, peu d’études ethnographiques détaillent la vie de famille en Éthiopie et les informations recueillies en Israël prêtent souvent à des reconstructions ethnographiques qu’il faut manier avec précaution. Par ailleurs, des différences selon les régions et selon le statut social et économique des familles modifient aussi certaines conduites rituelles. Nous présenterons donc une description assez générale, étant entendu que des variantes existent en fonction des groupes de Beta Israel considérés2.
La recherche d’une épouse : entre exogamie familiale et endogamie de groupe
5En règle générale, les juifs d’Éthiopie respectaient l’endogamie du groupe, recherchant en premier lieu les alliances au sein de leur communauté religieuse. Si les unions avec la population chrétienne étaient condamnables et entraînaient l’ostracisme, dans la réalité, pourtant, ces mariages existaient, d’autant plus que les conversions permettaient au partenaire non Beta Israel de devenir membre de la communauté. Toutefois, ces unions étaient rares et les Beta Israel perpétuaient une tradition endogamique qui préservait la continuité de leur identité distincte et réaffirmait leur attachement au judaïsme, car « protectionnisme et isolement sont les bases d’une endogamie érigée en norme de l’idéologie juive car vécue comme essentielle au maintien de la pureté du peuple et/ou de la foi »3. C’est ainsi que, le moment venu, le devoir d’un père consistait à trouver pour son fils une femme dans la communauté Beta Israel. Avec l’aide de membres de sa famille et de voisins, il s’enquérait des différentes épouses possibles pour son fils. Les mariages étaient toujours arrangés par le père du jeune homme, ou, à défaut, par un parent paternel, frère, oncle ou grand-père. Les recherches pouvaient cependant prendre un certain temps en raison des prohibitions matrimoniales très strictes en vigueur parmi les Beta Israel.
6En effet, tout mariage est interdit avec un parent, et ce jusqu’à sept « générations » ou degrés de parenté, en ligne ascendante, descendante et collatérale. Le système de filiation Beta Israel est cognatique, de sorte qu’on compte les liens de consanguinité des deux côtés, paternel aussi bien que maternel, bien que le mode de transmission des noms se fonde sur un système patronymique dans lequel chaque enfant, garçon ou fille, porte le prénom de son père comme patronyme. La prohibition d’alliance touche tout le groupe qu’on appelle en amharique zämäd, c’est-à-dire les parents jusqu’au septième degré ; outre sa fonction de délimiter la frontière de l’exogamie matrimoniale, ce groupe constitue un réseau de solidarité et d’obligations comparable à des formes de « parentèle » dans d’autres sociétés. Le terme zämäd s’oppose à celui de ba’ed qui définit, quant à lui, tout individu qui se trouve au-delà du septième degré de parenté, avec lequel le mariage est permis. Car en deçà du septième degré, l’union est considérée comme incestueuse par les Beta Israël. De plus, ces prohibitions s’étendent non seulement aux consanguins mais aussi aux affins. L’alliance crée ainsi de nouveaux interdits : à partir du moment où l’on se marie, tous les affins deviennent prohibés et prennent le même statut que des consanguins. Autrement dit, tous les consanguins des affins (par exemple, le frère de mon beau-frère) sont considérés comme des consanguins (d’où l’interdit du sororat et du lévirat, question sur laquelle nous reviendrons). Enfin, pour les besoins matrimoniaux, parenté spirituelle et parenté de lait sont assimilées à la parenté naturelle et sont donc soumises aux mêmes prohibitions portant sur la consanguinité. Ce système matrimonial, qui développe des règles matrimoniales encore plus complexes que celles des unions interdites dans le Lévitique (18), se comprend si l’on s’appuie sur les nouvelles théories développées par Françoise Héritier4.
7Aussi, chez les Beta Israel, le décompte des générations était-il la condition première de tout choix de partenaire matrimonial. Afin de vérifier s’il existait effectivement sept degrés de parenté d’écart entre les futurs conjoints, la récitation des listes généalogiques devenait essentielle. Ici, la mémoire familiale jouait un rôle fondamental car les généalogies étaient orales ; on consultait alors les anciens des deux familles qui savaient « compter les générations » (tewledd maqwattär) pour déterminer qu’il n’y avait pas d’ancêtres communs et déclarer que les lignées étaient « propres » (netsuh). Si l’on trouvait une parenté proche, la « pureté généalogique » était compromise et les démarches cessaient immédiatement. La transgression de cet interdit était en effet sanctionnée socialement, par la communauté et de manière divine, par des séquelles physiques qui frapperaient les enfants issus de telles unions. Cependant, au vu du nombre restreint de partenaires possibles, en pratique les mariages étaient parfois conclus entre jeunes gens de cinq ou même quatre degrés de parenté5.
8Si le mariage chez les Beta Israel était contracté dans un degré éloigné de parenté, il diffère radicalement en ceci des mariages dans le monde juif qui autorisent, quant à eux, les unions dans la parenté rapprochée. Bien que le judaïsme rabbinique interdise le mariage entre consanguins et affins de degré rapproché6, à l’époque biblique, le système d’alliance privilégiait le mariage à l’intérieur de la famille élargie ; ce système continue d’ailleurs d’être pratiqué dans certaines communautés juives de nos jours. Ce modèle de « mariage au plus proche », dans la famille ou dans le clan, ne peut être plus éloigné de celui prôné par les Beta Israel qui évitent à tout prix les alliances intrafamiliales. Et pour cause, puisque la prohibition d’alliance jusqu’au septième degré ressemble plutôt aux empêchements de mariage institués par l’Église chrétienne, qui interdit entre le xe et le xiie siècle l’union des parents naturels jusqu’au septième degré ainsi que celle avec les parents par affinité et les parents spirituels7. Le christianisme a certainement influencé les Beta Israel car ces mêmes interdits se retrouvent chez leurs voisins chrétiens, les Amhara d’Éthiopie. Mais, contrairement à ces derniers, pour qui ces règles d’alliance avaient une fonction spécifique dans le système de propriété terrienne, les Beta Israel voyaient dans ces interdits matrimoniaux une stratégie pour établir des relations d’alliance à l’extérieur du groupe de parenté et pour tisser un réseau d’alliés dans des villages ou des régions éloignés.
9L’une des autres précautions que le père devait prendre avait trait à l’historique de la famille de la jeune fille. En particulier, il fallait vérifier qu’il n’existait pas de tare héréditaire ni de maladies, telle la lèpre, parmi ses parents. Il s’agissait aussi de s’assurer que la future épouse n’avait pas d’ascendants qui ne seraient pas d’origine Beta Israel. Cette question devient particulièrement délicate quand on sait qu’une minorité d’individus, les Barya, vivait parmi les Beta Israel. Les Barya étaient d’anciens esclaves employés en tant que domestiques dans les familles Beta Israel comme dans les familles Amhara. Cependant, pour des raisons liées aux lois de pureté, les Barya qui habitaient chez les Beta Israël devaient se soumettre à une cérémonie de conversion où ils recevaient, entre autres, un nouveau nom8. Ils devenaient alors des Barya-Falacha et il leur était interdit d’épouser des Barya appartenant à un Amhara : ils ne pouvaient se marier qu’entre Barya-Falacha. Il arrivait pourtant que des enfants naissent d’une union entre un chef de famille Beta Israel et une servante Barya. Ces enfants demi-Barya ne pouvaient à leur tour qu’épouser d’autres demi-Barya et ainsi de suite. À ce titre, un système détaillé d’appellation pour un demi-Barya, un quart-Barya, etc., existait en amharique9. Aussi la vérification des généalogies familiales permettait-elle de connaître précisément l’identité du partenaire matrimonial et d’éviter les alliances entre Barya et Beta Israel.
10Il existait enfin des restrictions spéciales concernant les prêtres (qesotch). En effet, les Beta Israel n’avaient pas de rabbins mais une classe sacerdotale qui remplissait la fonction de chef spirituel et religieux dans la communauté. Proches des prêtres bibliques (cohanim) attachés au service du Temple, les prêtres Beta Israel étaient soumis aux droits et obligations des cohanim. Aussi, lors de la recherche d’une épouse pour un prêtre, fallait-il veiller à ce que la femme soit vierge car un prêtre ne peut épouser une femme divorcée (tel le cohen dans le judaïsme orthodoxe). De plus, il ne peut pas divorcer de sa femme, sinon sa prêtrise est annulée et il devient un chantre (awäddash) ou un clerc (däbtära)10.
11Après avoir vérifié tous ces éléments, les parents du jeune homme pouvaient finalement prendre en considération le statut social et économique de la famille de la jeune fille. C’est à ce stade que les pourparlers de mariage et les négociations entre les représentants de chaque parti pouvaient être entamés.
12Les tractations entre les deux pères, ou ceux qui représentaient les deux familles, se faisaient au cours d’une série de rencontres, pendant lesquelles était fixé le calendrier des réjouissances. Le père du jeune homme, après avoir fait toutes les vérifications, envoyait un porte-parole pour transmettre la demande de mariage au père de la jeune fille et annoncer sa venue prochaine. Dans le cas où la famille de la jeune fille refusait la proposition, elle le faisait savoir à l’envoyé avant la visite du père.
13Le jour convenu, le père du jeune homme arrivait au village de la jeune fille accompagné de plusieurs parents et d’anciens qui l’aidaient à négocier le mariage et tenaient lieu de témoins quand un engagement était pris. Souvent, quand le père acceptait de donner sa fille en mariage, la famille du futur marié lui offrait des cadeaux et une pièce d’argent en gage de l’accord conclu. Certains juifs éthiopiens racontent que la jeune fille portait cette pièce au cou comme signe qu’elle était promise et qu’aucun autre prétendant ne pouvait s’approcher d’elle. Cependant, ces biens offerts à la mariée n’étaient pas considérés comme le « prix de la fiancée » ou mohar dans la pratique biblique, inconnue des Beta Israel. En échange, le père de la jeune fille faisait des dons à la famille du marié. Au cours de négociations ultérieures, on établissait la somme de la dot que chaque famille s’engageait à fournir pour aboutir à un engagement formel des deux côtés.
14Lors de ces entrevues, les pères décidaient aussi de l’année du mariage, qui pouvait avoir lieu quelques années plus tard. Bien qu’on constate de nombreuses variations dans la littérature et dans les témoignages oraux, l’âge au mariage semblait se situer pour les garçons entre quinze et dix-huit ans environ et pour les filles aux alentours de douze ans, ceci n’excluant pas qu’ils puissent être fiancés ou « promis » bien avant. Toutes nos sources s’accordent toutefois pour reconnaître que le mariage n’était jamais consommé tant que la fille n’avait pas atteint la puberté. En revanche, elle pouvait déjà se rendre dans le village de son mari à un très jeune âge, auquel cas elle habitait avec ses beaux-parents plusieurs mois ou plusieurs années jusqu’à ce qu’elle atteigne l’âge de cohabiter avec son mari. Outre la quasi-inexistence du célibat parmi les Beta Israel, la raison de ces mariages précoces, surtout pour les filles, était de préserver leur virginité et d’éviter tout contact avec un non Beta Israel : si elles avaient un mari, personne ne pouvaient s’en approcher11.
15Quelques mois avant le mariage, les pères se rencontraient à nouveau pour examiner si la moisson serait bonne et si on pouvait fixer une date pour le mariage12. Les noces étaient toujours célébrées à la saison sèche (entre septembre et avril) lorsque les convives pouvaient voyager à pied, venant souvent de loin. On ne célébrait jamais de mariage le shabbat ni les jours de fête, ni au mois biblique de nisan. Jusqu’au jour des noces, le couple ne se connaissait généralement pas et, comme dans la plupart des mariages arrangés, la jeune fille n’était pas consultée et n’était souvent pas même avertie jusqu’à la veille de son mariage !
Les cérémonies nuptiales
16Il existait différentes étapes pour le mariage à commencer en général par les fiançailles (yaqal gibi baal) qui avaient lieu parfois plusieurs années avant les noces, comme nous venons de le souligner13. Le mariage en soi débutait par une cérémonie qu’on appelle en amharique ensoslaya : pour certains il s’agissait d’une cérémonie durant laquelle la mariée enduisait ses mains d’une terre rouge, semblable au henné14 ; pour d’autres, c’était la fête célébrée dans le village du marié la veille du jour où il allait chercher sa future épouse pour la ramener dans son village15. Dans tous les cas, ces premières festivités commençaient à la fois dans les villages de la mariée et du marié, dans lesquels affluaient des invités qui participaient, sous une vaste tente (das), à un festin où l’on dansait et chantait la nuit durant.
17C’est ici que les versions divergent aussi bien dans la littérature ethnographique que dans les propos des juifs éthiopiens interrogés en Israël. Selon certaines descriptions, avant de quitter son village, le jeune marié était béni par les prêtres (qesotch) et les anciens (shmagellotch) qui lui attachaient une bande de soie rouge et un fil blanc autour du front16. D’autres descriptions attestent que ce rituel, connu sous le nom de käshära, avait lieu dans le village de la future mariée, lorsque le jeune homme y était accueilli par les invités et béni par les prêtres17. À nouveau, les opinions sont différentes quant au lieu de la cérémonie du mariage et du rite de défloration, qui pouvaient se faire dans le village de la jeune fille. Dans la plupart des versions cependant, le jeune homme arrivait dans le village de sa future épouse accompagné du garçon d’honneur ou mizé, ainsi que d’autres jeune gens de son village. Ils restaient chez la famille de la jeune fille et y passaient la nuit. Le lendemain, les amis du futur époux recevaient la jeune mariée avec des cris de joie en dansant. Le mizé, souvent le meilleur ami du jeune marié, la portait sur son dos jusqu’au village de son futur mari (ou montait avec elle sur un cheval si la distance était trop importante). Le mizé était chargé de veiller sur la mariée et d’en être le confident. Quelques hommes de la maison de la jeune fille accompagnaient aussi le groupe jusqu’au village du marié.
18Lorsque les mariés et leurs amis atteignaient le village du jeune homme, ils étaient habituellement accueillis par des ululements et des cris de joie et le couple était conduit dans la « hutte de noces » pour le rite de défloration. Tous les invités attendaient à l’extérieur que le mari en ressorte pour proclamer que la jeune fille était vierge. Lorsque sa virginité était confirmée (en montrant comme signe une tache de sang sur une étoffe), les hommes qui l’avaient accompagnée de son village dansaient en clamant un chant de louange en son honneur et en honneur de sa famille. Commençait alors la cérémonie nuptiale, bien que certaines sources inversent cet ordre et affirment que la cérémonie du mariage avait lieu avant que le couple ne s’isole le soir des noces18.
19Quoi qu’il en soit, les prêtres prononçaient alors des prières et des bénédictions nuptiales. Un contrat oral était également conclu en présence de témoins de chaque famille pour valider le mariage. Plus récemment, un contrat écrit (wot) était apparu dans certains villages près de Gondar, qui dressait une liste des biens fournis par chaque partie ; il était signé par les mariés et leurs témoins, souvent en apposant leurs doigts comme signature19. Cependant le contrat de mariage juif (ketoubbab) qui lie les deux époux (en citant les obligations d’ordre financier essentiellement du mari envers sa femme) était totalement inconnu des Beta Israël. Avaient lieu aussi des échanges de cadeaux entre les deux familles et les convives offraient des dons monétaires ou des prestations alimentaires pour couvrir les frais de la fête. La célébration durait généralement sept jours et le dernier jour le marié enlevait les deux bandeaux de son front et les accrochait au pilier de sa maison pour montrer que le mariage était permanent. En revanche, si la mariée n’était pas vierge, le mari enlevait devant l’assemblée la bande de soie rouge, qui symbolisait le sang de la virginité ainsi que le fil blanc de son front, censé représenter la pureté de la jeune fille et la paix dans le couple20. La femme était alors renvoyée dans son village et personne ne pouvait l’épouser.
20Le marié et la mariée recevaient de leurs parents une dot, appelée matcha en amharique. Tous les enfants avaient droit à la dot, qui était d’une valeur égale pour chaque partenaire. Parfois, la fille recevait plus car elle n’aurait pas de rentrée financière ; si elle divorçait ou restait veuve, elle aurait toujours sa part de la dot pour survivre. La somme de cette dot dépendait du statut social et économique des deux familles mais se devait d’être équivalente des deux côtés, chaque conjoint apportant le même montant de biens à l’union. La dot se présentait sous forme d’argent ou de bétail, car, rappelons-le, les Beta Israel n’étaient pas propriétaires terriens et ne pouvaient donc pas transmettre de terres en héritage (à l’exception de certains cas dans le Tigré, le Wolqaït et la région de Qwara, où des Beta Israel possédaient des terres). La dot était parfois donnée immédiatement après le mariage mais le plus souvent après la première naissance. Le couple habitait deux ou trois ans dans la maison du père du marié ; puis on leur construisait leur propre hutte et c’est lors d’une cérémonie festive suivant la naissance du premier enfant que le matcha leur était remis21. Cette dot peut être considérée comme une avance sur l’héritage. Chez les Beta Israel, les enfants, filles ou garçons, recevaient une part égale des biens au décès du père et aucun principe de primogéniture ne favorisait l’aîné des garçons, par exemple. Si le père venait à mourir alors que certains des enfants n’étaient pas encore mariés, ceux-ci recevaient une part d’héritage plus importante que les autres car elle comprenait aussi leur dot.
Le modèle de la famille étendue
21Comme nous venons de le décrire, les mariés s’installaient chez les parents du jeune homme et, au bout de quelques années, le mari construisait une hutte pour lui et sa femme près de celle de son père. Donc, de façon générale, le modèle de résidence est patrilocal et virilocal. Les membres de la famille étendue du mari, c’est-à-dire ses frères, ses oncles et des sœurs divorcées ou veuves, habitaient les uns près des autres. Les Beta Israel vivaient dispersés dans de nombreuses régions, souvent dans les mêmes villages que les Amhara.
22Quand le fils décidait de fonder son propre foyer, il devenait le chef d’une unité domestique indépendante et ne dépendait plus de son père pour subvenir aux besoins de sa nouvelle famille. La cellule domestique, ou beta sab, désigne en amharique plus qu’une simple unité familiale, tous les co-résidents qui sont amenés à vivre sous le même toit, même s’ils ne partagent pas toujours des liens de sang. Il s’agit plutôt d’un groupe de résidence qui fonctionne comme unité économique et sociale, avec des domestiques (les Barya), des enfants adoptés, des enfants sous tutelle et des parents venus vivre dans le village (neveux, cousins, parents divorcés ou veufs). Compte tenu de la circulation d’enfants, des processus de captation familiale et de filiation fictive permettaient à des individus d’être incorporés dans la maisonnée (beta sab) sans appartenir biologiquement aux membres de l’unité domestique. Ces enfants adoptifs étaient souvent assimilés à des enfants naturels et avaient parfois droit à la succession. Les mêmes prohibitions de l’inceste leur étaient également appliquées. Outre l’adoption, qui était courante, d’autres formes de gardiennage temporaire (fostering) ou de tutelle existaient, ces mobilités enfantines étant liées à des motifs éducatifs, économiques ou médicaux. Ainsi, un neveu venait vivre chez un oncle aisé pour quelques années, un parent habitait pour un temps donné chez un cousin réputé pour ses dons de guérison, des orphelins s’installaient chez une tante paternelle ou encore des grand-parents élevaient un de leurs petits-enfants22.
23Du fait du nombre important de veuvages et de remariages dans la société Beta Israel, des enfants issus d’un autre lit et des parents « sociaux » (belle-mère ou beau-père) venaient aussi s’ajouter à la maisonnée. Ces rapports complexes de parenté parallèle et de demi-germanité sont d’ailleurs minutieusement distingués en amharique puisque différents termes définissent avec précision les relations de parenté biologique et de parenté sociale. À titre d’exemple, pour le seul mot français « demi-frère », l’amharique distingue entre demi-germain utérin (yä-ennat lej), demi-germain agnatique (yä-abbat lej) et demi-germain sans lien de consanguinité (yä-enjara. wandemm, mot à mot un « frère de pain »). On comprend donc que la notion de « famille » chez les Beta Israel ne coïncide que rarement avec la consanguinité et fait preuve d’élasticité, comme dans d’autres sociétés africaines où « tantôt le groupe intègre de nouveaux membres quand il en a besoin, tantôt il en élimine »23. Ces familles « fonctionnelles » transforment la parenté « généalogique » en pseudo-parenté, d’où une représentation fluide et changeante de l’entité familiale qui ne correspond d’aucune façon au modèle de la famille conjugale monocellulaire. En particulier, les situations de multiparentalité ne manqueront pas de poser problème avec la migration de ces familles complexes vers Israël.
24Les enfants, comme dans de nombreuses societés, étaient considérés comme un atout économique et une famille nombreuse représentait prestige et richesse. Les femmes n’utilisaient pas de moyens contraceptifs et avaient en général un enfant tous les trois ans, l’allaitement prolongé (durant deux à trois ans) expliquant ces écarts de naissance. La naissance se déroulait en présence de sage-femmes et de parentes dans la hutte familiale ou dans la « hutte de sang ». La circoncision (gizrat) était pratiquée sur les garçons le huitième jour mais si c’était un shabbat, les Beta Israel la reportaient au lendemain, contrairement aux pratiques en monde juif. Parce que la femme et l’enfant étaient considérés comme impurs, aucune fête n’était célébrée à l’occasion de l’opération et le circonciseur (qui était parfois une femme) était lui-même impur pour un jour. Les filles étaient souvent excisées pendant les premières semaines suivant la naissance, comme le pratiquent les Éthiopiens24. Les Beta Israel ne semblent pas observer la cérémonie du rachat du premier né (pidyon ha-ben) telle qu’elle se pratique dans le judaïsme orthodoxe25, bien que W. Leslau rapporte que lorsqu’un garçon est né, on donne au prêtre quelques pièces de monnaie26.
25En revanche, les Beta Israel observaient scrupuleusement les lois de pureté énoncées dans le texte biblique concernant la femme en règles et la parturiente, toutes deux considérées comme impures. Il existait dans tout village Beta Israel une « hutte de sang » (yä-däm gojjo) ou « hutte de malédiction » (yä-margäm gojjo) pour que les femmes s’y isolent sept jours durant leurs règles (qu’elles soient mariées ou non) et quarante ou quatre-vingts jours après la naissance, respectivement, d’un garçon ou d’une fille27. Situées en marge du village, ces huttes étaient entourées d’un cercle de pierres qui délimitait l’espace pur de l’espace impur. Après chaque période d’isolement, la femme devait jeûner, se couper les ongles, lessiver ses vêtements, se raser la tête (après une naissance) et s’immerger dans la rivière, après quoi elle pouvait regagner le village au coucher du soleil. À la fin des quarante ou quatre-vingts jours suivant une naissance, la nouvelle mère revenait à la hutte familiale avec le nouveau-né et une grande célébration avait lieu, au cours de laquelle le prêtre bénissait l’enfant et lisait des passages d’un texte liturgique, l’Arde’et. C’était à cette occasion qu’on donnait un nom à l’enfant et que les parents lui choisissaient un parrain ou une marraine. Ces parents spirituels, choisis en dehors du groupe de parenté (zâmäd), étaient des voisins, des amis proches ou des individus avec un statut social élevé. Cette filiation symbolique était aussi intégrée dans les interdits matrimoniaux, de sorte que toute union était prohibée entre les enfants d’un parrain ou d’une marraine et leur filleul(e).
26La division des tâches entre les hommes et les femmes était clairement délimitée au sein de l’organisation domestique. La hiérarchie dans le couple donnait au mari pouvoir et autorité sur sa femme, allant parfois jusqu’au droit de la battre ; il était aussi courant qu’il inflige aux enfants des punitions corporelles. On retrouve chez les Beta Israel l’opposition classique entre les hommes à l’extérieur et les femmes à l’intérieur. Les hommes étaient agriculteurs, parfois artisans (forgerons, tisserands) et les femmes étaient potières. Mais ce sont surtout les travaux domestiques qui les occupaient. Ces dernières devaient rapporter l’eau de la rivière, ramasser du bois, moudre le grain, préparer les galettes éthiopiennes (enjära) et s’occuper des enfants. Jusqu’à l’âge d’environ trois ans, ceux-ci étaient transportés sur le dos dans une pochette en cuir et participaient donc à tous les déplacements de la mère. Vers l’âge de six ou sept ans, les garçons commençaient à participer aux travaux agricoles avec leur père et, par exemple, gardaient le troupeau de chèvres ou éloignaient les oiseaux des champs. Les filles, quant à elles, aidaient leur mère aux travaux ménagers et s’occupaient des plus jeunes enfants. Aussi, le processus de socialisation selon les genres commençait-il très tôt. Peu d’enfants recevaient une scolarisation, car les écoles étaient éloignées des villages et les études religieuses chez le prêtre Beta Israel ou les écoles des missions protestantes n’attiraient que peu d’élèves. Dans les années 1920 un réseau d’écoles juives commença à fonctionner, sur l’initiative d’un juif européen, Jacques Faitlovitch, mais il ne forma qu’une élite très restreinte. En revanche, l’éducation non formelle reçue au sein de la famille était fondée sur des codes de comportement où la discipline et l’honneur étaient des valeurs centrales. En particulier, le respect des anciens était l’une des pierres angulaires de l’éducation. Aucun rite de passage ne marquait la transition à l’adolescence et dans le cas des garçons, la cérémonie de bar-mitswah, pratiquée à l’âge de treize ans dans toutes les communautés juives, était absente chez les Beta Israel.
27Les cas de divorce étaient fréquents en Éthiopie, aussi bien parmi les Beta Israel que dans la population Amhara, le mariage n’étant pas considéré comme une institution durable28. S’il y avait des conflits dans le couple, la femme ou l’homme se tournait vers le mizé, puis vers sa famille ou vers les prêtres et les anciens. Si aucune solution n’était trouvée, le couple se rendait chez un prêtre ou des anciens du village avec des membres de leur famille, qui servaient de témoins. La femme, comme le mari, avait le droit de demander le divorce. Si un contrat de mariage avait été établi, on le déchirait à ce moment. Il n’existait pas de document écrit de divorce29, tel le guet dans le judaïsme rabbinique, où l’homme remet à la femme en présence de deux témoins un acte mettant fin à la relation matrimoniale. En général les enfants de moins de sept ans restaient avec leur mère alors que les plus âgés allaient vivre chez le père. Les biens étaient alors partagés en parts égales et la femme recevait la moitié de la propriété commune et un quart des récoltes chaque année30, ainsi que la dot qui lui avait été donnée par son père ; cela lui permettait de survivre jusqu’à ce qu’elle se remarie. D’habitude, les femmes se remariaient assez rapidement, mais allaient d’abord vivre dans leur village natal avant de s’installer chez un nouveau mari.
28Une femme qui n’était pas vierge, qui avait parfois des enfants mais qui n’avait pas d’homme pour la soutenir financièrement, était désignée sous le nom de galamotta. Il s’agissait souvent de femmes divorcées, séparées, abandonnées ou veuves qui ne s’étaient pas remariées et qui habitaient leur village natal, où leur famille les aidait économiquement. Cependant, elles étaient perçues comme sans défense et donc ouvertes à des avances sexuelles, même de leur ex-maris qui pouvaient continuer à avoir des relations avec elles tant qu’elles n’étaient pas avec un autre homme31. Une galamotta pouvait devenir l’amante d’un Beta Israel marié et il lui fournissait alors des récoltes et du bétail pour subvenir économiquement à ses besoins et à ceux de ses enfants. Si un enfant naissait de cette union, le père le reconnaissait comme le sien. Cet enfant illégitime, ou comme on dit en amharique, yä-dar lej, « l’enfant de côté », avait les mêmes droits d’héritage que les enfants légitimes32 ; en revanche, la galamotta n’héritait de rien33. Bien que ni la pratique de la polygamie ni le statut légal de femme supplémentaire ou de concubine ne soient attestés en Éthiopie chez les Beta Israel, il était courant que les hommes aient des « enfants de côté », comme le démontrent les unions avec les galamotta ou même avec les femmes Barya.
29Si les divorces, les séparations et les veuvages étaient courants, certaines pratiques juives de remariage étaient inconnues, particulièrement ayant trait à la veuve. Le devoir du lévirat, ainsi que son annulation (par la ẖalitsah) était curieusement ignoré des Beta Israel alors qu’il constitue une injonction biblique (Dt 25, 5-6). En effet, l’obligation du lévirat (yibboum en hébreu) ordonne que le frère d’un homme mort sans descendance épouse la veuve, même si celle-ci n’est plus en âge d’enfanter, et ce pour établir un nom pour le défunt et « regreffer » sa branche à l’arbre généalogique34. La Torah (Dt 25, 7-10) fournit un moyen de libérer la veuve du mariage léviratique si les frères refusent de l’épouser par la cérémonie publique de la ẖalitsah ou « déchaussement »35. Les Beta Israel expliquent que même si le mari est décédé, la veuve continue d’être soumise aux prohibitions de l’inceste concernant la « femme du frère » (Lv 18). L’absence de la pratique du lévirat chez les Beta Israel s’explique peut-être par leur système d’héritage égalitaire qui ne distingue pas entre fille ou garçon, alors qu’à l’époque biblique, l’héritage revenait uniquement aux fils, et non aux filles sauf s’il n’y avait pas d’enfant mâle ; chez les Beta Israel, la veuve, de plus, récupère ce qu’elle a fourni sous forme de dot (mateh a) au mariage.
30Au vu des pratiques matrimoniales des juifs d’Éthiopie, on remarque que certaines conduites se conforment explicitement au texte biblique alors que d’autres semblent adoptées du milieu africain environnant ou de l’Église éthiopienne orthodoxe. Toutes les lois halakhiques qui touchent aux pratiques de mariage ou de divorce et qui sont contenues dans le Talmud et les traités rabbiniques restent inconnues des Beta Israël. Avec l’immigration de la communauté éthiopienne en Israël, ces questions de mariage, de divorce et d’illégitimité seront à l’origine du problème de leur statut religieux.
Des pratiques matrimoniales en transition : les juifs éthiopiens en Israël
31L’immigration vers Israël a posé de nouveaux défis dans le champ matrimonial et familial aux juifs d’Éthiopie, qui ont tenté de conserver leurs traditions éthiopiennes tout intégrant les modèles israéliens. Si le contexte migratoire redéfinit les rôles et les statuts de chacun selon l’âge et le sexe, on peut se demander quelles structures familiales persisteront et quelles nouvelles pratiques matrimoniales seront adoptées par les immigrants éthiopiens. En premier lieu, cependant, leur statut religieux remet en question le mariage même en Israël.
Statut religieux et mariage
32C’est en 1973 que le grand rabbin séfarade d’Israël Ovadia Yosef décrète que les juifs d’Éthiopie doivent être reconnus en tant que « juifs à part entière ». Ce responsum se fonde sur l’opinion du rabbin David Ben Abi Zimra (radbaz) du Caire qui, au xvie siècle, considéra les Falachas comme descendants de la tribu perdue de Dan36. En 1975, le grand rabbin ashkénaze, Shlomo Goren, entérine lui aussi cette décison et il est enfin permis aux Beta Israel d’immigrer en masse vers Israël en vertu de la Loi de Retour qui octroie à tout individu reconnu comme juif la citoyenneté israélienne. Pourtant, la décision des rabbins portait sur le statut juif de la communauté éthiopienne et non pas sur le statut personnel de ses membres ; en d’autres termes, les mariages, les divorces et les conversions pratiqués en Éthiopie n’étaient pas reconnus comme valables par le rabbinat d’Israël, qui craignait la présence de convertis chrétiens, de mariages mixtes et d’unions illégitimes parmi les nouveaux immigrants. Aussi, avec l’arrivée de la première vague d’immigration dans les années 1970 et 1980, les rabbins exigèrent que tous les juifs éthiopiens se soumettent à une conversion symbolique (giyour le ẖoumra) qui comprenait l’acceptation des commandements, l’immersion dans le bain rituel (miqweh) et, pour les hommes, l’écoulement d’une goutte de sang en signe de re-circoncision (ha-tafat dam ha-brit). En raison de leurs rites de conversion, de mariage et de divorce non conformes aux pratiques halakhiques du judaïsme orthodoxe, cette conversion symbolique levait tout soupçon d’illégitimité (mamzerout) qui pouvait peser sur les juifs éthiopiens37.
33Si la majorité des immigrants d’Éthiopie avant 1984 se sont soumis à la conversion requise pour régulariser leur statut religieux vis-à-vis du rabbinat, ceux qui ont immigré plus tard ont commencé à s’opposer à cette demande, jugée inadmissible par les membres les plus militants de la communauté éthiopienne. En particulier, un groupe de jeunes leaders originaires de la région de Gondar a organisé, en 1985, une protestation silencieuse longue d’un mois en face des bureaux du rabbinat à Jérusalem. Ils réclamaient l’annulation complète de la demande de « conversion symbolique » et le droit de se marier religieusement en Israël comme tous les autres citoyens juifs. En effet, étant donné que le rabbinat contrôle tous les mariages en Israël, les juifs d’Éthiopie sont contraints de passer par un rabbin attitré pour se marier. Or, les immigrants refusent notamment l’immersion dans le bain rituel, le miqweh, qu’ils associent au bassin utilisé en Éthiopie pour la cérémonie de baptême chrétien (temqat) qu’ils avaient repoussé tout au long de leur histoire38. Chez les juifs éthiopiens, les rituels de purification se faisaient dans un cours d’eau, comme le prescrit le texte biblique (Lv 15, 13), car l’immersion dans un bassin où il n’y aurait pas d’« eaux vives » était au contraire considérée comme une souillure. Ils ignoraient de ce fait l’institution rabbinique du miqweh en vigueur en Israël.
34Le rabbinat avait déjà cessé d’exiger en 1984 la re-circoncision, mais n’était pas prêt à annuler la demande de conversion symbolique. Ce n’est qu’en 1989 qu’un compromis fut obtenu quand le rabbinat désigna le rabbin Chlouche de Netanya, comme seul rabbin autorisé à marier les membres de la communauté éthiopienne sans cérémonies particulières, sauf s’il le jugeait nécessaire. Aujourd’hui, un couple d’origine éthiopienne s’inscrit dans un des bureaux locaux du Rabbinat sur une liste de mariage, comme tout juif israélien. Le dossier doit passer les formalités habituelles (vérifier si les deux époux sont juifs selon la halakhah, si aucun n’a été marié auparavant ou si dans ce dernier cas, ils ont des documents de divorce religieux, etc.) en vue d’obtenir la permission de mariage religieux. Le rabbin qui célébrera le mariage peut demander au futur marié l’immersion dans un bain rituel en guise de conversion symbolique s’il ne peut prouver sa judaïté ; quant à la femme, elle doit se rendre au miqweh comme toutes les Israéliennes qui célèbrent un mariage juif orthodoxe en Israël, bien que cette coutume n’ait pas été pratiquée en Éthiopie, car la jeune fille s’immergeait dans la rivière dès ses premières règles et donc ne devait pas répéter l’immersion avant le jour de son mariage.
35Ces affrontements avec le rabbinat dans la sphère du mariage proviennent en premier lieu du fait que les prêtres juifs éthiopiens (qesotch) ne peuvent célébrer de mariages valides en Israël. Effectivement, de par leur ignorance de la halakhah, les prêtres n’ont pas été reconnus en Israël comme rabbins et n’ont donc plus l’autorité de marier, de divorcer, d’égorger des animaux ni d’enterrer les membres de leur communauté. Régulièrement des manifestations ont lieu pour exiger la reconnaissance de l’autorité religieuse de ces chefs spirituels et le droit des prêtres d’exécuter toutes les cérémonies religieuses pour leur communauté. Cependant le Rabbinat continue de maintenir que, sans formation en législation rabbinique, les prêtres éthiopiens ne peuvent agir en tant que rabbins. Ce point reste au centre des débats entre les juifs d’Éthiopie et le Rabbinat.
36Un programme d’étude existait pourtant au Mahon Mëir à Jérusalem, destiné à initier les prêtres juifs éthiopiens aux pratiques halakhiques et à leur donner une formation de rabbin orthodoxe. Peu de prêtres ont suivi ces cours jusqu’à leur terme, d’autant plus que le passage d’une liturgie orale en guèze aux textes religieux en hébreu se fait encore difficilement. Certains prêtres ont tout de même reçu des postes dans les conseils religieux locaux de leur ville mais sans obtenir une position de rabbin. Cela n’est pas sans créer des tensions entre les prêtres qui ont accepté ces postes et ceux qui refusent tout compromis avec les autorités religieuses israéliennes. Cependant, nombreux sont ceux qui continuent de manière informelle à célébrer les cérémonies qui marquent le cycle de la vie et les fêtes dans la communauté éthiopienne en Israël. Par ailleurs, de jeunes rabbins d’origine éthiopienne ont été ordonnés par le Rabbinat et seront peut-être les prochains officiants à marier les membres de leur communauté. Il est certain en tous cas que la religion Beta Israel telle qu’elle se pratiquait en Éthiopie et le corpus de prières et de chants en guèze sont voués à disparaître en Israël...
Choix du partenaire : du mariage arrangé au conjoint choisi
37De nombreux conflits concernant le choix du conjoint existent entre la génération des parents et celle des enfants. Dans le cadre de leur scolarisation, en particulier dans les internats, ou durant leur service militaire ou encore dans les lieux de travail, les juifs éthiopiens rencontrent des jeunes du sexe opposé. Adoptant les modèles de la société israélienne séculière, les jeunes commencent à se fréquenter et tôt ou tard prennent la décision de se marier. Cette nouvelle modalité de constitution du couple, où le choix personnel prend désormais une place centrale, est influencée par les représentations de la vie matrimoniale chez les Israéliens de leur âge39. Cette liberté dans le choix du partenaire entraîne évidemment des tensions dans la famille, surtout si les parents s’opposent à une telle union. Ils essaient parfois encore d’imposer un conjoint, surtout à une fille, mais, si elle refuse, ils n’ont que peu de moyens pour la faire consentir au mariage. Les mariages arrangés semblent donc en voie de disparition et les parents ont de moins en moins de contrôle sur les choix matrimoniaux de leurs enfants.
38Si beaucoup de parents éthiopiens restent désemparés devant cette situation, leur pouvoir parental peut encore avoir du poids quand il s’agit d’une union avec un parent de moins de trois degrés d’écart. Dans ce cas, les jeunes sont souvent dans l’obligation de rompre sous la pression des deux familles. Pourtant, les pères déplorent qu’en Israël les jeunes ne consultent plus les anciens pour « compter les générations » et ne respectent plus les interdits sur les sept degrés de parenté. Ils redoutent que leurs enfants décident un jour d’épouser sans le savoir des parents éloignés, adoptant les pratiques de la population d’accueil. Car nombreux sont les parents qui soutiennent que les Israéliens se marient « entre cousins » ; cette généralisation (fort inexacte, d’ailleurs) montre à quel point les anciens estiment que les règles matrimoniales des Israéliens sont « barbares » et vont à l’encontre de leur logique de parenté. Les jeunes, quant à eux, gardent de moins en moins trace des générations, d’autant plus que les noms éthiopiens sont souvent remplacés par des noms en hébreu, ces changements du système anthroponymique ayant de lourdes conséquences sur l’organisation du savoir généalogique oral et sur sa transmission à la jeune génération40. Enfin, la crainte la plus grande reste que les enfants épousent un partenaire d’origine barya, car « ils ne comptent plus les générations » et ne sont pas capables de vérifier les généalogies. La disparition progressive du système des interdits de parenté et l’adoption du système israélien se reflètent déjà dans les pratiques de la seconde génération.
39Les jeunes repoussent aussi l’âge au mariage et décident de se marier de plus en plus tard. Les filles se marient souvent à la fin des études secondaires ou même après l’armée (si elles décident de faire leur service militaire), alors que les garçons attendent presque tous de finir l’armée et même de trouver un emploi. Enfin, l’écart d’âge entre les époux se réduit par comparaison avec les différences d’âge observées en Éthiopie. Par ailleurs, on assiste à un nouveau phénomène de jeunes célibataires, surtout chez les femmes qui souhaitent étudier et construire une carrière avant de se marier41. Les unions libres se multiplient elles aussi dans la communauté éthiopienne comme mode de vie en couple, réplique des modèles israéliens. Ainsi, de plus en plus de jeunes vivent ensemble avant de se marier mais cette cohabitation ne remet pas en cause le mariage lui-même et n’est pas perçue comme un modèle de conjugalité à long terme. En effet, peu de couples vivent ensemble sans avoir l’intention de se marier et ainsi l’union libre n’est pas considérée comme une alternative au mariage. Plus rares sont les cas de jeunes couples qui restent en union libre et élèvent des enfants ensemble sauf si l’un des partenaires est déjà marié ou séparé et n’a pas accompli de procédure de divorce auprès du Rabbinat afin de se remarier. Weil signale enfin l’émergence de mères célibataires qui donnent naissance à des enfants hors mariage42.
40On retrouve la perte de contrôle parental dans la célébration du mariage puisque ce sont les enfants qui arrangent eux-mêmes les préparatifs des noces. Celles-ci se déroulent généralement à Tel Aviv, dans une salle de fête somptueuse louée pour des centaines d’invités. La soirée, filmée en vidéo, commence par la cérémonie de noces célébrée par un rabbin israélien qui récite les bénédictions du mariage, bénit une coupe de vin et lit en araméen la ketoubbah, le contrat de mariage. Sous la ẖouppah, le dais nuptial, le marié glisse une bague à l’index de sa femme en récitant la phrase consacrée, puis énonçant les mots appropriés, écrase un verre de son pied. Dans ces nouveaux rituels de mariage, qui étaient tout à fait inconnus en Éthiopie, la virginité de la mariée et le rite de défloration n’ont plus de place dans la cérémonie. Parfois un prêtre éthiopien est aussi présent pour bénir le couple selon la tradition Beta Israël. La dot ou matcha n’existe plus, en revanche les invités déposent à l’entrée de la salle des enveloppes avec des sommes d’argent en liquide pour couvrir les frais de mariage et aider le nouveau ménage. Ensuite, un dîner israélien est servi et un disc-jockey passe les dernières musiques à la mode. Plus tard dans la soirée, la musique éthiopienne fait danser toute la salle jusqu’à l’aube, surtout si on a fait venir un chanteur d’Éthiopie ! Les mariages ont toujours lieu un jeudi soir pour que les invités puissent rester tout le week-end chez leur famille où la fête continue...
41Les mariages entre les juifs éthiopiens et la population israélienne sont encore très restreints et on ne compte à ce jour que quelques dizaines de couples mixtes en Israël. Si, comme le propose Todd43, « l’échange des femmes est, lorsque deux groupes humains entrent en contact, un mécanisme anthropologique fondamental : s’il se produit, il implique une dynamique d’assimilation ; s’il est refusé, une trajectoire de ségrégation », que penser alors des relations entre juifs éthiopiens et israéliens ? En fait, bien que le taux d’exogamie reste encore faible parmi les juifs éthiopiens, les intermariages sont souhaités et même valorisés par la communauté éthiopienne. Ce sont les femmes d’origine éthiopienne qui épousent en majorité des Israéliens car elles recherchent un mari qui les laisseront libres, qui les pousseront à travailler ou même à poursuivre une carrière professionnelle. Beaucoup de jeune femmes se plaignent que les hommes éthiopiens « ne soient pas assez modernes », ne les aident pas dans les tâches ménagères et battent les enfants au lieu de les éduquer à l’israélienne. De leur côté, les hommes d’origine éthiopienne souhaitent encore trouver une femme qui ne soit pas trop indépendante et qui sache recevoir les invités et faire la cuisine comme en Éthiopie. Il en résulte que les mariages mixtes concernent encore, pour la plupart, des femmes éthiopiennes et des hommes israéliens, et, en minorité, des femmes israéliennes et des hommes éthiopiens. D’ailleurs, les quelques intermariages de ce type se font souvent avec une femme juive d’origine anglo-saxonne ou européenne, et moins souvent avec une Israélienne. Toujours selon Todd, « le refus par un groupe dominant, en l’occurrence les Américains blancs, de prendre des femmes à un groupe dominé, les Américains noirs, est probablement le meilleur indicateur concevable de différentialisme implicite »44. Or, justement les Israéliens semblent prêts à accepter les femmes éthiopiennes comme épouses bien que l’échange matrimonial ne se fasse presque pas dans le sens inverse, créant des mécanismes d’exclusion qui renforcent l’isolement du groupe immigrant. L’endogamie demeure donc importante parmi les juifs éthiopiens, non du fait de leur propre choix mais plutôt par refus de la société d’accueil.
42Si la migration se traduit par le recul du mariage arrangé, le célibat prolongé, des formes d’union libre, l’augmentation de l’âge au mariage, et l’élargissement du marché matrimonial, les structures familiales elles aussi connaissent de profondes mutations.
Vers de nouveaux modèles de la famille ?
43En contexte migratoire, les bouleversements au sein de la famille entraînent inéluctablement des conflits entre parents et enfants. Dès l’arrivée des immigrants éthiopiens en Israël, le gouvernement a décidé de scolariser tous les enfants dans les écoles religieuses d’État, pensant qu’un cadre religieux faciliterait leur intégration. Les adolescents sont alors envoyés dans des internats de l’Aliyat Ha-Noar, les autorités d’accueil jugeant qu’un environnement israélien permettrait aux jeunes Éthiopiens de faire plus de progrès que s’ils restaient à la maison, où les conditions d’étude ne sont pas aussi bonnes, surtout s’ils viennent d’une famille nombreuse. Cependant, les conséquences de cet isolement de la famille n’ont pas toujours été prises en considération et de nombreux jeunes ont été coupés de leur famille à un moment où ils en avaient le plus besoin et où leurs parents étaient dépendants de l’aide de leurs enfants45. Aujourd’hui des enfants commencent à fréquenter les écoles non religieuses (ẖiloni) et de plus en plus d’adolescents sont scolarisés dans des établissements à proximité de leur domicile.
44Pour la première fois les enfants sont sevrés aussi bien physiquement que culturellement de l’univers domestique et désormais l’école est responsable de leur éducation et de leur socialisation46. L’enseignement dans les écoles religieuses creuse encore plus le fossé entre les générations, car les enfants sont confrontés à des pratiques du judaïsme orthodoxe que leurs parents ignorent, à commencer par la bar-mitsiuah par exemple. À l’autre extrême, on assiste à un phénomène de sécularisation chez les plus âgés, créant aussi un écart avec les parents qui observent encore les coutumes religieuses Beta Israel, telle l’observance du shabbat. Enfin, les enfants éthiopiens adoptent les comportements de leurs camarades israéliens, qui vont souvent à l’encontre de ceux prescrits par l’étiquette éthiopienne, qui prônent la politesse envers les adultes, une attitude de retenue et le respect des anciens.
45Si, en Éthiopie, les enfants étaient censés baisser les yeux devant un adulte, ne pas élever la voix, ne jamais poser de questions et encore moins répondre aux parents, la société israélienne semble transmettre aux enfants un message exactement opposé. D’ailleurs les parents accusent les Israéliens d’inculquer à leur enfants de mauvaises manières de sorte qu’ils ne respectent plus le code éthiopien de bonne conduite. Face à l’insolence et l’indiscipline de leur progéniture, les parents sont en passe de perdre toute autorité sur les enfants, qui ne leur obéissent plus. En particulier, les pères se plaignent de ce qu’il n’est plus possible de les éduquer comme en Éthiopie, où l’on frappait les enfants, car ils savent que la police interviendra. Ils perdent donc, outre leur fonction d’éducateur, tout honneur et tout moyen de coercition et doivent se résoudre à remettre aux institutions extérieures à la famille l’éducation de leurs enfants, qu’ils désignent souvent comme yä-mengest lejotch, « les enfants du gouvernement ». C’est toute l’attitude vis-à-vis des enfants qui est différente en Israël où les jeunes reçoivent en effet une attention privilégiée alors que les parents éthiopiens dépensent plus volontiers de l’argent pour une fête familiale que pour acheter des jouets, des vêtements ou des fournitures scolaires à leurs enfants. Les parents doivent de plus remplir de nouvelles fonctions parentales, notamment assumer le rôle de « parent d’élève »47. N’étant pas familiarisés avec le système scolaire israélien, ils ne savent pas toujours quelles sont les attentes de l’école (ponctualité, habillement correct, préparation d’un goûter, frais de sorties, cours particuliers). À leur tour, les parents dépendent de leurs enfants pour déchiffrer le courrier, traduire des documents, les aider dans des démarches administratives, les accompagner au dispensaire ou à l’hôpital, leur expliquer le fonctionnement de certaines institutions et même prendre le bus avec eux, ce qui renverse totalement les relations hiérarchiques dans la famille.
46Ces conflits surviennent non seulement entre générations mais également entre époux, car l’effondrement du pouvoir parental chez les hommes éthiopiens s’accompagne aussi de la perte de l’autorité maritale sur leurs femmes. Par exemple, les femmes éthiopiennes sortent seules même quand leurs maris le leur défendent, elles ne se plient plus à toutes leurs exigences. Mais c’est surtout la dépendance économique qui atteint au plus profond l’honneur des hommes éthiopiens. En effet, la majorité des plus de quarante-cinq ans ne travaillent pas et dépendent des subventions du gouvernement pour nourrir leur famille. Confinés au foyer, le domaine exclusif de la femme, ils restent sans activités, une situation qu’ils avaient rarement connue en Éthiopie. Pire parfois, c’est leur épouse qui les soutient financièrement pendant qu’ils restent au chômage ! Ainsi, nombreux sont ceux qui perdent non seulement leur fonction économique mais aussi leur statut social et leur position d’autorité dans la cellule familiale. Cette situation crée inévitablement des tensions dans les relations avec leur épouse.
47Les femmes en revanche souffrent beaucoup moins de cette redéfinition du statut parental car elles continuent à remplir leur rôle de nourricière et d’éducatrice des enfants. Elles maintiennent aussi partiellement les lois de pureté bien que celles-ci diffèrent des lois de niddah suivies par les femmes juives orthodoxes48. Les femmes éthiopiennes continuent à être considérées comme impures après un accouchement et les modalités de la circoncision en Israël (qui se fait parfois dans une synagogue) ne sont pas sans heurter ces notions. À la fin de la période d’impureté, les juifs éthiopiens célèbrent encore une fête pour marquer la naissance de l’enfant. Les couples continuent d’avoir des familles nombreuses car le nombre d’enfants demeure un signe de richesse même en Israël. Malgré leur désir d’avoir moins d’enfants et leur pouvoir de contrôle des naissances, la majorité des femmes juives éthiopiennes n’utilisent pas de moyens de contraception de façon régulière. La plupart d’entre elles emploient des contraceptifs comme méthode pour maintenir l’intervalle traditionnel de trois ans entre chaque naissance, en raison de la réduction de la période d’allaitement en Israël qui ne provoque plus d’aménorrhée lactationelle49.
48Par leurs enfants, les femmes sont amenées à entrer en contact avec la population israélienne et les institutions comme l’école, les services de santé ou la bureaucratie. De ce fait, elles parlent souvent mieux l’hébreu que les hommes et savent faire face aux exigences de la vie quotidienne dans leur nouveau pays. Si elles découvrent en Israël de nouveaux rôles en tant qu’épouses et que mères, c’est sans doute avec la seconde génération qu’on assiste à une redéfinition radicale du rôle de la femme, à commencer par la soldate, incarnant un statut inconnu dans la société Beta Israel. En effet, de plus en plus de filles s’engagent dans l’armée (pour deux ans), bien que peu de parents les encouragent à le faire, alors que d’autres préfèrent accomplir le service national (sherout leoumi) dans le domaine de l’éducation ou de la santé. Le fait que de nombreuses jeunes femmes choisissent de rester célibataires et de poursuivre des études supérieures ou d’entrer dans la vie active représente sans doute l’innovation la plus importante dans la communauté. La vie en Israël leur offre de nouvelles opportunités de carrière et une liberté sans précédent.
49Si l’accès au monde du travail salarié est donné à chaque femme, beaucoup de maris sont opposés à cette idée. En fait, encore peu de mères de famille occupent un emploi, la raison invoquée étant qu’elles doivent s’occuper des enfants, surtout quand les maris ne partagent pas les tâches ménagères. La majorité des femmes vivent, selon l’âge, des allocations pour le chômage ou pour la retraite, ainsi que des allocations familiales, qui leur sont versées directement sur leur compte. Elles apprennent donc rapidement à se rendre à la banque et à gérer ce budget, ce qui fait l’objet de perpétuelles disputes avec leur époux. D’ailleurs, la femme a parfois plus de rentrées que son mari, couvrant la plupart des dépenses du ménage et inversant de ce fait les hiérarchies entre les sexes. Bien plus, cette nouvelle indépendance économique fait prendre conscience aux femmes qu’elles peuvent survivre sans époux et que, dans certains cas, elles gagnent parfois plus à être considérées par les agences gouvernementales comme une mère seule avec des enfants que comme une femme mariée.
50C’est pourquoi la dépendance économique des hommes et l’indépendance économique des femmes, la perte des rôles masculins et la conservation des rôles féminins, le statut plus élevé des femmes et la perte de prestige social des hommes entraînent des renversements dans les rapports de pouvoir entre les genres. D’où une résurgence de violence domestique et un taux élevé de divorces, déjà présents dans la société d’origine, mais aussi des cas de suicides, ce qui semble être un phénomène inédit50. La violence domestique existait certes en Éthiopie, mais elle est exacerbée en Israël en raison du bouleversement des rôles entre les sexes. Les femmes ont pourtant rapidement appris que, si leur mari les frappe, elles peuvent appeler la police, qui intervient sans retard ; elles usent de cette menace comme moyen de chantage. Comme le soulignent Westheimer et Kaplan, la légitimité culturelle de battre sa femme diverge d’une société à une autre et ce qui était approuvé en Éthiopie est condamné en Israël51. Plus graves sont les suicides dans la communauté éthiopienne touchant en premier lieu les hommes d’âge mûr ; ils peuvent s’expliquer par la perte d’honneur et de fierté encourue par cette tranche de la population. L’instabilité des ménages et le nombre important de divorces caractérisent d’ailleurs les familles éthiopiennes en Israël. Dès que les femmes comprennent qu’elles peuvent entamer une procédure de divorce et qu’elles peuvent recevoir des indemnités de leur mari, les rendant économiquement indépendantes, elles ont recours à cette procédure en passant par un tribunal rabbinique qui exige l’accord du mari et l’obtention d’un guet. Les femmes ne se remarient pas toujours car le soutien financier qu’elles reçoivent leur permet de rester seules.
51Ces situations entraînent une diversité des modèles d’organisation familiale et de formation de groupes domestiques dans la communauté éthiopienne en Israël, à commencer par les familles monoparentales. L’étude de Weil (1991) montre que près d’un tiers de toute unité domestique éthiopienne en Israël est considérée comme monoparentale, les chefs de famille étant en majorité des mères seules. Il s’agit de femmes venues d’Éthiopie sans conjoint, de femmes divorcées, de veuves, de femmes séparées ou de célibataires qui ont eu des enfants hors mariage. Cette structure familiale n’est pas uniquement le résultat de la migration puisque les divorces, les veuvages et les cas de séparation ou d’abandon étaient déjà fréquents en Éthiopie. Toutefois, les femmes seules (galamotta) retournaient vivre dans leur village natal et n’élevaient donc pas leurs enfants dans un cadre monoparental comme c’est souvent le cas en Israël. Par ailleurs, un ex-mari a encore le droit d’avoir des relations sexuelles avec son ancienne femme, qu’il soit remarié ou non, d’où des naissances supplémentaires même après un divorce ; il peut aussi décider de reconstituer un couple avec sa première épouse, quittant la seconde et la laissant chef de famille monoparentale, tout en ayant encore des relations avec elle aussi, compliquant encore les frontières de la cellule familiale52.
52Une autre forme d’organisation familiale courante dans la communauté éthiopienne est la famille recomposée. Il s’agit de « familles complexes » composées de l’union de deux familles monoparentales ou plus, qui en toute probabilité se diviseront à nouveau en familles monoparentales à cause de leur inhérente instabilité. Il existe différents modes de cohabitation qui n’impliquent pas toujours d’unions légales en raison du statut de la femme sans guet53 ou de l’homme qui n’est pas divorcé religieusement. Ainsi des conjoints séparés peuvent vivre en concubinage avec un partenaire qui peut être lui même divorcé, veuf, marié ou séparé et qui peut avoir ses propres enfants, recomposant ainsi de nouvelles unités familiales à partir d’anciennes. N’oublions pas que les pratiques adoptives ont elles aussi encore cours et que des enfants d’unions précédentes, des enfants adoptés ou des parents éloignés circulent assez librement dans la famille étendue. Ces nouveaux types de familles ne manquent pas de poser des problèmes pour l’inscription civile de ces nouveaux citoyens.
53En effet, les processus de décomposition et de recomposition des entités familiales ainsi que les différentes modalités de co-résidence, de conjugalité et de parentés multiples ne coïncident que rarement avec les catégories bureaucratiques israéliennes. Non seulement la représentation du mariage et du divorce est différente mais la notion même de la famille diverge pour les juifs éthiopiens et pour les autorités israéliennes54, ce qui entraîne des difficultés dans la définition d’une famille monoparentale ou complexe et dans la détermination du statut conjugal des adultes (divorcés, séparés, mariés, remariés, célibataires).
54Qu’en est-il alors de l’adoption du modèle de la famille nucléaire « occidentale » ? Il existe, certes, de nombreuses familles éthiopiennes qui restent structurées autour d’un couple et de leurs enfants biologiques. De plus, les jeunes couples d’origine éthiopienne commencent à reproduire à leur tour un modèle familial monocellulaire calqué sur la société israélienne. Mais dans l’ensemble, on retrouve les formations domestiques d’origine ainsi que la survivance des structures de la famille élargie. Ceci apparaît dans les modèles de résidence qui privilégient les liens dans la famille étendue et où se reconstituent autour d’un chef de famille des groupes domestiques apparentés (sœurs avec des enfants, tantes ou mères veuves ou divorcées, etc.).
55Peut-on dans ce cas vraiment parler de nouveaux modèles matrimoniaux concernant les juifs éthiopiens ? En d’autres termes, assiste-t-on à une véritable rupture d’avec le système matrimonial et familial d’origine ou bien à une continuité dans les modèles matrimoniaux et les fonctions de l’unité domestique ? Il est certain que la structure patriarcale de la famille éthiopienne s’effondre, car le chef de famille perd à la fois son rôle de soutien de famille, son statut (en occupant des emplois sous-qualifiés ou en restant au chômage) et son autorité parentale et maritale, tandis que la femme devient économiquement indépendante et gagne du pouvoir. Avec l’éclatement des structures d’origine et la redéfinition des rôles familiaux, les fonctions que détenait l’unité domestique en Éthiopie dans la sphère de l’éducation, de l’emploi et du logement se voient remplacées par des institutions gouvernementales israéliennes55. Mais en même temps, différents modèles familiaux telle la famille nucléaire, la famille monoparentale, les unions libres et les relations passagères coexistent dans la communauté éthiopienne en Israël, démontrant que ces modes de conjugalité sont encore loin du modèle de la famille israélienne monocellulaire.
56Les juifs d’Éthiopie nous offrent l’exemple d’une communauté qui détient une lecture particulière du texte biblique selon les traditions orales Beta Israel et une interprétation indigène de ses lois concernant la famille et le mariage, qui diffèrent des pratiques et des règles du judaïsme orthodoxe. Ce groupe éthiopien, qui propose une pratique originale du judaïsme, permet d’analyser plus en profondeur les relations entre pratiques bibliques, pratiques chrétiennes orthodoxes et pratiques africaines autochtones. Selon Weil56, la famille Beta Israel se rapproche par certaines caractéristiques du modèle antique de la famille biblique telle qu’elle est représentée dans la Genèse et par d’autres du modèle de la famille moderne « post-nucléaire », bien qu’aucun de ces modèles ne corresponde exactement à la structure de la famille juive éthiopienne.
57Le cas des juifs d’Éthiopie présente de plus les processus d’adaptation d’une communauté aux marges du judaïsme et à la périphérie du monde occidental transplantée dans un environnement juif israélien. Cette transition à une autre forme de judaïsme, orthodoxe et rabbinique, se fait simultanément au passage vers un monde de la modernité et un univers occidentalisé. D’ailleurs, la seconde génération adopte en majorité des pratiques matrimoniales israéliennes non religieuses et le modèle d’une famille occidentale. Cependant, les structures familiales de la génération des parents semblent peut-être encore plus « modernes » que celles de leurs concitoyens israéliens. En effet, la famille juive éthiopienne se rapproche aussi de la famille « post-nucléaire » bien plus que la famille israélienne d’aujourd’hui, dans la mesure où les juifs éthiopiens détiennent des modèles familiaux plus flexibles qui vont au-delà du seul modèle monogame. En effet, la multiplicité de divorces, les relations hors mariage, la naissance d’enfants à des parents seuls et les recompositions familiales continuelles ne sont pas des phénomènes récents dans la communauté éthiopienne, communauté qui semble avoir résolu depuis longtemps les questions de parentés multiples (biologique et sociale) que la société occidentale ne fait que découvrir. Le présumé « grand partage » entre société moderne et société exotique n’a plus lieu d’être dans ce cas, dans la mesure où les configurations matrimoniales juives éthiopiennes semblent déjà préfigurer de nouveaux systèmes de conjugalité et de parenté que nous réserve le xxie siècle, inventant à leur manière la famille post-moderne avant l’heure57.
Notes de bas de page
1 Sur les processus d’intégration des immigrants éthiopiens en Israël cf. L. Anteby, « De nouveaux citoyens à la peau noire : les juifs éthiopiens en Israël », Les Cahiers de l’Orient, 54, 1999, p. 73-94 ; S. Kaplan et H. Salamon, Ethiopian Immigrants in Israel : experience and prospects, rapport n° 1, Londres, Institute for Jewish Policy Research, 1998.
2 Le travail de terrain a été effectué entre 1991 et 1996 avec des immigrants éthiopiens en Israël originaires de la région de Gondar principalement.
3 F. Alvarez-Péreyre et F. Heymann, « Un désir de transcendance : modèle hébraïque et pratiques juives de la famille », dans Histoire de la famille, 1. Mondes antiques, A. Burguière et al. dir., Paris, Livre de Poche, coll. « Référence », 1994, p. 371.
4 Cf. F. Héritier, Les Deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994 L’auteur désigne par l’« inceste du deuxième type » une catégorie d’inceste correspondant à l’union entre deux parents par alliance ; celle-ci mettrait en contact les fluides corporels de deux consanguins du même sexe par le biais de ce troisième partenaire sexuel. Ce « cumul des identiques » est présumé engendrer des effets néfastes, contrairement à d’autres sociétés où la mise en relation de l’identique est recherchée, tel le mariage « arabe » avec la cousine patrilatérale croisée.
5 Sur les rapports entre énoncés et pratiques concernant la « règle des sept générations » ainsi que pour une étude plus approfondie sur le système de parenté Beta Israël cf. L. Anteby, Voies de l’intégration, Voix de la tradition : itinéraires socio-culturels et pratiques de communication parmi les juifs éthiopiens en Israël, thèse de doctorat, Université René-Descartes, Paris V, 1996, p. 500-516.
6 Sur les prohibitions matrimoniales bibliques et talmudiques cf. F. Alvarez-PÉreyre et F. Heymann, op. cit., p. 357-403, ainsi que F. Heymann, « L’obligation de mariage dans un degré rapproché. Modèles bibliques et halakhiques », dans Épouser au plus proche : inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, P. Bonte dir., Paris, EHESS, 1994, p. 97-111.
7 J. Goody, The Development of Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
8 H. Salamon, « Slavery among the Beta Israel in Ethiopia : religions dimensions of inter-group perceptions », Slavery and Abolition, vol. 15, n° 1, 1994, p. 72-88.
9 H. Salamon, ibid, p. 80.
10 W. Leslau, Coutumes et Croyances des Falachas (juifs d’Abyssinie), Paris, Institut d’Ethnologie, 1957, p. 59.
11 Y. Kahana, Frères noirs : la vie parmi les Falachas, Tel Aviv, Am Oved, 1977, p. 55 (hb).
12 Ibid.
13 Nous disposons de quelques descriptions ethnographiques de mariage Beta Israel en Éthiopie, cf. Y. Kahana, Frères noirs..., op. cit., p. 50-63, et M. Schoenberger, The Falashas of Ethiopia : an ethnographical study, maîtrise, Université de Cambridge, 1975, p. 70-82.
14 S. Weil, Familles mono-parentales parmi les immigrants éthiopiens en Israël, Institut pour l’Innovation dans l’Éducation (NCJW) Jérusalem, Université hébraïque de Jérusalem, 1991, p. 33 (hb).
15 W. Leslau, Coutumes..., op. cit., p. 94.
16 M. Corinaldi, Jewish Identity : the case of Ethiopian Jewry, Jérusalem, The Magnes Press, Hebrew University, 1998.
17 W. Leslau, Coutumes..., op. cit., p. 95.
18 S. Weil, Familles..., op. cit., p. 34.
19 Y. Kahana, Frères noirs…, op. cit., p. 52.
20 Ibid., p. 58.
21 Ibid., p. 57.
22 Comme le propose S. Lallemand (en citant Ivan Brady, Transaction in Kingship. Adoption and Fosterage in Oceania, Honolulu, University Press of Hawai, 1976), il serait pertinent ici d’analyser si « l’adoption de gens de la parenté dans les systèmes cognatiques à prohibitions matrimoniales étendues peut remplir la même fonction de support et d’alliance interne que le mariage des cousins croisés dans les systèmes unilinéaires ». Cf. S. Lallemand, La Circulation des enfants en société traditionnelle : prêt, don, échange, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 35.
23 Ibid., p. 20.
24 Y. Kahana, Frères noirs..., op. cit., p. 43 et W. Leslau, Coutumes..., op. cit., p. xvii.
25 Voir P. Hidiroglou, Les Rites de naissance dans le judaïsme, Paris, Les Belles Lettres, 1997.
26 W. Leslau, Coutumes..., op. cit., p. 72.
27 Cf. L. Anteby, « There’s Blood in the House : negotiating temale punty rituals among Ethiopian Jews in Israël », dans Women and Water : Menstruation in Jewish Life and Law, R. Wasserfall dir., Hanovre, NH., Brandeis University Press, 1999, p. 166-186.
28 M. Schoenberger, The Falashas of Ethiopia…, thèse cit. n. 13, p. 44.
29 W. Leslau, Coutumes..., op. cit., p. 96.
30 Y. Kahana, Frères noirs..., op. cit., p. 57 et M. Schoenberger, The Falashas of Ethiopia..., thèse cit. n. 13, p. 85.
31 S. Weil, Familles…, op. cit., p. 52-61.
32 Ibid., p. 64-65.
33 Y. Kahana, Frères noirs..., op. cit., p. 50-51.
34 F. Alvarez-Péreyre et F. Heymann, « Un désir... », art. cit. n. 3, p. 386.
35 Sur l’obligation de lévirat et la cérémonie de la ẖalitsah, cf. F. Heymann, « L’obligation... », art. cit. n. 6.
36 Sur le statut halakhique des juifs d’Éthiopie cf. M. Corinaldi, Jewish Identity, op. cit., et M. Elon, « The Ethiopian Jews : a case study in the functioning of the Jewish legal System », New York University Journal of International Law and Politics, 19, 1986- 1987, p. 535-563.
37 Un mamzer ou « enfant illégitime » est un enfant issu d’unions interdites car incestueuses ou adultérines selon la Bible ou le Talmud. Par exemple, si une femme n’est pas divorcée religieusement, l’enfant qu’elle aura avec un autre homme sera considéré comme illégitime.
38 Cf. S. Kaplan, « The Beta Israel and the Rabbinate : law, politics and ritual », Social Science Information, 27, 3, 1988, p. 357-370.
39 Il s’agit à nouveau de la jeunesse séculière, car dans les milieux ultra-orthodoxes les mariages sont encore arrangés par des marieurs professionnels, les shadkhanim.
40 L. Anteby, Voies de l’intégration…, thèse cit. n. 5, p. 46-75.
41 M. Schoenberger note, déjà dans les années 1970, l’apparition, dans un village près de Gonade, d’un groupe de jeunes filles surnommées les « vieilles vierges » qui repoussaient le mariage dans l’attente d’immigrer vers Israël. Cf. The Falashas of Ethiopia..., thèse cit. n. 13, p. 99-100.
42 S. Weil, op. cit., 1991, p. 51.
43 E. Todd, Le Destin des immigrés : assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Paris, Seuil, 1994, p. 10.
44 Ibid., p. 78.
45 Cf. R. Westheimer et S. Kaplan, Surviving Salvation : the Ethiopian Jewish family in transition, New York, New York University Press, 1992.
46 Ibid., p. 72.
47 Ibid., p. 69, 72.
48 L. Anteby, « There’s Blood... », art. cit. n. 27.
49 J.-Ph. David, « Weak Blood and Crowded Bellies : Cultural Influences on Contraceptive Use among Ethiopian Jewish Immigrants in Israël », dans Anthropology and Contraception : Technologies, Choices and Constraints, A. Russel et al. dir., Oxford, Berg (sous presse).
50 R. Westheimer et S. Kaplan, Surviving…, op. cit., p. 105.
51 Ibid., p. 110-113.
52 Cf. l’ouvrage de S. Weil, Familles…, op. cit., qui traite des familles monoparentales chez les juifs éthiopiens en Israël.
53 Une femme sans document de divorce (get) est considérée comme agounah et ne peut se remarier religieusement. Or de nombreuses femmes éthiopiennes sont dans cette situation : soit parce qu’elles ont été abandonnées par leur mari, soit parce que ce dernier est en Éthiopie.
54 S. Weil, Familles…, op. cit., p. 49.
55 S. Kaplan et H. Salamon, Ethiopians Immigrants…, op. cit., p. 49.
56 S. Weil, Familles …, op. cit., p. 91.
57 Je tiens à remercier F. Alvarez-Péreyre et S. Weil pour leur lecture attentive d’une version antérieure de cet article.
Auteur
Chargée de recherche, CNRS, Centre français de Jérusalem.
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