Analyse des réseaux et prosopographie
Des outils pour l’étude des cercles intellectuels de la Renaissance anglaise ?
p. 267-278
Résumé
Today, specialists of intellectual history make much use of network analysis, a tool borrowed from sociology. The first part of this essay presents the theoretical grounds of network analysis and the problems raised by some of its early adaptations to historical sources. The second part makes several proposals to build ego-networks about the cultural communities of seventeenth-century England. The use of the Short Title Catalogue of Books, published before 1641 (STC), and its extension, the Index of Dedication and Dedicatory Verses, is recommended. The third part develops a case study : the Mermaid’s Tavern, an intellectual circle working in London during the 1610s around Ben Jonson and John Donne. The paper thus demonstrates the possibility and the historical benefits of using network analysis in early modern cultural history provided that the historian takes some theoretical and practical precautions.
Texte intégral
“Around Ralegh and Northumberland we can distinguish a literary and scientific group. This consisted of the Earl’s three Magi, Hariot, Robert Hues and Walter Warner, together with the poet, mathematician and hermeticist Mathew Royden, a former friend of Sidney’s, who may have written Willobie his Avisa as a defence of Ralegh’s group, and George Chapman, who dedicated books to Ralegh and Bacon. Chapman spoke warmly of Hariot and Hues in the preface to his translation of Homer1
1Cette phrase de Christopher Hill, tirée de son désormais classique Intellectual Origins of the English Revolution, est assez typique de la façon dont le grand historien marxiste induisait en quelques touches impressionnistes l’idée d’un milieu intellectuel dense et coherént. Hill a été singulièrement critiqué par ses adversaires pour son application sauvage de la notion de réseau et pour ses déductions parfois un peu rapides. Ce n’est pas, arguait-on, parce que la mère de Bacon était puritaine qu’un ami de Bacon etait forcement puritain. Aujourd’hui, un certain nombre des idées fortes de Christopher Hill ont été réexaminées, et le tableau d’ensemble de l’espace intellectuel anglais d’avant 1641 s’en trouve considérablement alteré. Le Collège Gresham, présenté par Hill comme le lieu, patronné par les marchands de Londres, de toutes les innovations scientifiques, a fait ainsi l’objet de plusieurs livres et articles qui ont atténué son influence2.
2Qu’elles aient été de bon aloi ou finalement erronees, les hypotheses de Christopher Hill se sent avérées pleines d’intuitions et ont eu l’intérêt de mettre plusieurs générations d’historiens au travail. Elies ont egalement souligne la nécessité de repenser la question des liens de sociabilité de façon plus rigoureuse qu’on ne F avail fait jusque-là et de réfléchir à la possibility du réinvestissement de la notion de réseaux intellectuels à l’aune des travaux des sociologues. Le texte qui suit se propose de réexaminer le parcours historiographique des auteurs qui se sont attelés à cette tâche et de présenter deux cas d’application possibles concernant l’Angleterre du xvie et du xviie siècles.
Une tradition historiographique déjà longue
3Les techniques formalistes utiliseées par les sociologues dans le domaine de l’analyse des réseaux ont fait depuis une quinzaine d’années leur apparition dans les travaux des historiens3. Ce phénomène est intervenu en étroite corrélation avec ce qu’il était convenu d’appeler dans les années 1980 le « retour de l’acteur » ou du biographique, ainsi qu’avec le développement de l’approche prosopographique et de la micro-histoire4. Pour sortir de l’aporie de l’étude statistique des structures, des agrégats anonymes, la solution apparaissait à cette époque de passer de l’étude des structures à 1’etude des relations. L’interet pour l’individu et son nom et pour les interrelations mouvantes dans des structures en constante adaptation prédisposait les micro-historiens italiens à utiliser les travaux des sociologues5. L’etude fondatrice de Giovanni Levi sur la carrière de Giovan Battista Chiesa, un exorciste du Piémont au XVIIe siecle, reconstruisait ainsi pour le village de Santena les voisinages, les alliances entre families, le niveau des dots, les tutelles et les usufruits, les stratégies de différentiation des activités, les mécanismes du marché de la terre avec ses « contrats silencieux », les solidarités ainsi que la réciprocité de l’assistance6. Les études qui suivirent sur les corporations à Turin du même Giovanni Lévi et de Simona Cerutti démontraient la fonctionnalité des réseaux corporatifs7. Plus tard, à l’École des hautes études, en collaboration avec Maurizio Gribaudi et Giovanni Levi, Simona Cerutti devait travailler sur le corpus des mémoires de Simone de Beauvoir (source fermée) pour étudier l’évolution d’un ego-réseau au fil des années (c’est-à-dire du réseau d’un acteur composé des liens partant de lui et aboutissant à lui mais aussi des liens entre les individus connectés à ego). L’idée de faire entrer en ligne de compte le facteur temporel caractérisait bien la méthode des historiens.
4À la fin des années 1980, Alberto Banti appliquait l’analyse des réseaux au cas des sociétés rurales italiennes du xixe siècle pour démontrer le rôle des liens interpersonnels dans les associations et les dynamiques de l’innovation8. Laurence Fontaine, de son côté, qui avait déjà travaillé sur la sociabilité des colporteurs, publia en 1988 un article sur les réseaux de crédit dans l’Oisans9. En 1992, elle revint sur les réseaux de libraires et de colporteurs dans l’Europe du Sud et montra comment une structure réticulaire dispose de cette faculté d’être infmiment adaptable, une branche de réseau pouvant etre activee ou inactivée selon les circonstances10. Entre-temps, Joaquim Carvalho avait proposé dans un numéro de Quaderni Storici un article sur les solutions informatiques adaptées aux problèmes des micro-historiens11. L’ouvrage de Wolfgang Kaiser sur Marseille pendant les guerres de religion appliquait quant à lui 1’analyse des réseaux à l’étude des communautes religieuses. L’auteur (qui, comme Laurence Fontaine, Alberto Banti et Joaquim Carvalho, avait séjourne à l’Institut universitaire européen de Florence – il y a, a l’évidence, encore ici un réseau !) s’y livrait à un usage très intéressant de l’analyse structurale car il démontrait que certains individus constituent des ponts entre divers clans confessionnels et que ces acteurs particuliers permettent aux uns et aux autres de développer des stratégies de survie originales12.
5Trois ans plus tard, dans le recueil d’articles réunis par Bernard Lepetit et intitulé Les formes de l’expérience, Maurizio Gribaudi formulait precisement à partir de l’analyse des réseaux la nature des discontinuités du social13. L’enquête de sociabilité était la base de son travail mené en collaboration avec des informaticiens14. On citera notamment sa recherche menée sur les réseaux de relations existant an sein de neuf villes européennes parmi des individus choisis sur une série de critères communs : âge, composition de la famille, activité professionnelle (enseignants du secondaire, ingénieurs et médecins), milieu urbain. Celle-ci s’appuyait sur un cahier d’enregistrement dont on rappellera simplement les rubriques qui font bouillir de jalousie l’historien de l’Ancien Régime qui, au mieux, peut dater une rencontre mais pas forcément toutes les rencontres de l’individu qu’il étudie :
1er volet.
À quelle heure a eu lieu la rencontre que vous enregistrez ?
Combien de temps a duré la rencontre ?
Identite de la personne ?
Est-elle à l’origine de la rencontre ?
Quel type de lien vous semble avoir été impliqué dans cette rencontre spécifique ?
Donnez des précisions sur le lieu on les modalites de l’échange (lettres, téléphone, rue, maison).
Combien de personnes participaient à la rencontre ?
2e volet (quand la personne concemée apparaît pour la première fois).
Âge de la personne.
Sexe de la personne.
Proƒession.
Ancienneté du lien.
Lieu où vous avez connu la personne.
Comment êtes-vous rentré en contact pour la première fois avec cette personne ? Chaîne des contacts.
Définissez les types de rapports qui vous lient à cette personne.
6Si ce type d’enquête ne semble approprié qu’à l’histoire contemporaine, il pose néanmoins un certain nombre de problèmes que le spécialiste du xvie ou du xviie siècle doit entendre. Les résultats du travail de Maurizio Gribaudi sont en effet très troublants, ils démontrent en effet que pour une même catégorie socioprofessionnelle, il existe des stratégies conscientes ou inconscientes de sociabilité qui peuvent diverger fortement. En se demandant comment des individus choisissent de rompre avec leur milieu d’origine ou au contraire de s’y investir totalement, l’auteur posait à nouveaux frais la question du déterminisme social et militait pour une complexification des analyses. Un autre intérêt de sa recherche était de prendre en compte le facteur temps afin de voir comment un réseau de sociabilité se développe. En plagant au centre du travail les « histories de vie », on peut distinguer, demontrait-il, des enracinements temporels de long terme comme celui de cette enseignante de son enquête qui hérite du réseau de sociabilité de ses parents ou de cette autre enseignante qui reproduit un tropisme de sociabilité qui la renvoie systématiquement au monde des fonctionnaires (stabilité inter générationnelle). On peut distinguer également des temporalités plus courtes comme celle de cet ingénieur que la mobilité sociale pousse à s’enraciner dans un nouveau groupe appartenant à une seule classe d’âge (celui des ingénieurs de son âge qui se définissent sur la notion de compétence) et qui consomme la rupture entre ses attitudes de sociabilité et celles de son groupe familial.
7Pour les sceptiques qui croiraient qu’il est possible de rejeter facilement les propositions des contemporanéistes en s’abritant derrière le caractère lacunaire des sources a l’époque moderne, il faut rappeler que les méthodes du « toumant critique » des Armales ont été récemment mises en œuvre par les historiens spécialistes de l’espace ibérique de l’Ancien Régime. Les éditeurs de Réseaux, families et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Jean-Pierre Dedieu et Juan Luis Castellano, dénongant l’usage vague et métaphorique de la notion de réseau chez leurs collégues, ont, en effet, éprouvé l’efficacité de l’analyse réticulaire. Ils l’appliquent a l’étude des formes du pouvoir et de l’administration, du lien social et des relations familiales en Espagne et dans l’Amérique coloniale15. Dans leur livre, le travail de Jacques Poloni-Simard démontre en analysant les liens personnels et les milieux sociaux dans la société coloniale de l’audience de Quito à partir de cent quarante et un testaments que les historiens du xvne siècle ne sont peut-être pas aussi démunis en sources qu’on veut bien le dire. Avec l’aide de Pascal Christofoli, Poloni-Simard a ainsi pu produire un graphe sur le choix des témoins et des exécuteurs testamentaires qui vient enrichir notre vision de la société américaine du xvne siècle. Il apparaît à sa lecture que la notion de groupe ethnique doit être complétée par l’observation minutieuse des choix de sociabilité et que l’intensité du métissage varie considérablement d’un groupe à l’autre. L’analyse met également en lumière le rôle de certains individus « médiateurs » entre plusieurs sous-ensembles du graphe (l’importance de ces médiateurs dans les sociétés d’Ancien Régime avait déjà étè démontrée par Wolfgang Kaiser). L’image des stratifications sociales vécues par les habitants de l’audience de Quito apparaît grâce à l’analyse des réseaux beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord à l’aune d’une analyse purement statistique.
8Si tous les objets historiques ne se prêztent pas à un travail de reconstruction de réseaux, en revanche, dès lors que l’on a identifié les possibilités offertes par ce type d’étude et qu’on en a établi les limites, il est possible de repérer les fonds d’archives qui lui sont propices. Ainsi, le travail opéré par l’équipe des Hautes Études sur les mémoires de Simone de Beauvoir peut très bien être reconduit, par exemple, sur le Journal de Samuel Pepys dont on peut reconstituer les cercles de sociabilité en distinguant les phases de l’histoire de vie16. Le travail pionnier de Daniel Roche sur le compagnon vitrier Jacques Louis Ménétra montrait au demeurant le chemin17. De fait, d’une periode a 1’autre, Pepys ne fréquente pas les mêmes personnes. Autour de 1660, période formative, il fréquente essentiellement la maisonnée de son patron Lord Montague (37 % des occurrences du Journal), puis, autour de 1665, il recentre sa sociabilité autour des collègues de la Navy (66 % des occurrences) pour laisser finalement de plus en plus de place aux voisins et amis (20 %) à la fin de la décennie18.
Propositions d’enquêtes portant sur un corpus prosopographique
9L’enquête sur les ego-réseaux à partir de joumaux privés est done une piste sérieuse pour des recherches ultérieures mais la question se pose de savoir si des travaux prosopographiques plus larges pourraient à leur tour déboucher sur des reconstructions interessantes. L’histoire sociale de la production intellectuelle peut-elle par exemple bénéficier de ces nouvelles perspectives ? Un point de départ pourrait par exemple être constituépar la base de données construite ces dernières années par le LAMOP sur les auteurs anglais actifs dans le champ de l’histoire et de la politique de 1300 à 160019. Certains types de documents permettent sans aucun doute une analyse en graphes complexes. Le Short Title Catalog of books published before 1641 (STC) et son annexe publiée par la Bibliographical Society, l’Index of Dedication and Dedicatory Verses, autorisent ainsi à l’évidence l’identification précise du champ intellectuel. L’idée de cartographier un espace intellectuel n’est pas neuve, on la trouve exprimée en 1990 par Katherine Mac Cain20. La sociologue américaine proposait, en effet, alors d’utiliser le co-citation index des revues scientifiques anglo-saxonnes pour identifier des clusters, c’est-à-dire des groupes d’auteurs extrêmement connectés qui se citent les uns les autres dans leurs travaux. Le but avoué était de faciliter les recherches automatiques. Depuis, évidemment, l.’usage des moteurs de recherche et des méta-moteurs de recherche sur Internet a requis un nouveau degre d’élaboration de la proposition initiale mais cette demière demeure heuristiquement très profitable si l’on considère des états anciens de la présentation de données.
10Ainsi en va-t-il des deux ouvrages produits par la Bibliographical Society établissant la liste des ouvrages publies avant 1641 et les dédicaces des auteurs à tel ou tel personnage. Une première partie du travail envisageable consisterait à identifier, à partir du Dictionary of National Biography (DNB), une à deux générations d’auteurs de façon à se limiter à un objet ayant une pertinence temporelle. Si l’on prend par exemple les écrivains nés entre 1560 et 1600 mentionnés dans le DNB, on identifie un peu plus de 900 individus. L’idée serait ensuite d’identifier à partir du STC et de l’Index of Dedications les liens de dédicace entre un individu et un autre. Certes, d’ordinaire, les dédicaces sont souvent adressées à des patrons potentiels mais ce n’est pas toujours le cas des vers dédicatoires qui peuvent identifier des relations amicales ou d’admiration. Bâtir la matrice des liens et la transformer en graphe fournirait sans doute un instrument très utile à l’historien des idées. Il serait par exemple intéressant de chercher les auteurs obtenant de forts scores de centralité (ceux à qui de nombreuses dédicaces et de nombreux vers sont adressés), ceux obtenant des scores très faibles, de repérer des cliques ou encore des individus formant des ponts entre ces cliques. Il serait même encore possible d’affiner l’analyse en faisant fonctionner des hypothèses. Ainsi pourrait-on rechercher qui étudie à Oxford ou à Cambridge durant les mêmes années et constituer une seconde matrice de liens afin de réflechir à sa corrélation avec la première. Cette dernière proposition pose cependant la question de la façon dont nous devons penser la multiplicité des relations existant dans un groupe. Giovanni Levi, on s’en souvient, en étudiant un village du Piémont avait montré déjà tout le profit que l’on pouvait tirer de l’observation des liens multiplexes (c’est-à-dire de nature différente) entre les individus dans le marché de la terre. De fait, les relations familiales, sociales, amicales, etc. jouent un rôle décisif dans la formation des prix. Peut-être, lorsque l’on cartographie un espace intellectuel, a-t-on interet a multiplier les hypothèses sur les critères structurant d’une configuration : critères politiques (que l’on peut approcher parfois en Angleterre en regardant ce qui se passe au niveau du Parlement et de ses comites), critères familiaux (la gentry de l’ouest de l’Angleterre est de toute évidence très liée de ce point de vue), ou encore critères amicaux plus difficiles à etablir ou a dater. Les champs d’investigations sont nombreux.
11Il est bien évident que la source particulière que nous venons de décrire ici a l’avantage d’être une source fermée mais qu’elle introduit un biais qu’il conviendrait de penser de façon critique. Ses faiblesses ne doivent cependant pas nous amener à la rejeter a priori. Le travail dont nous venons de proposer ici la mise en œuvre n’a encore qu’une existence virtuelle, en revanche, l’auteur de cet article a eu 1’occasion il y a quelques années de mener à terme un travail sur un cas très connu des historiens de la littérature : celui de la taverne de la Sirène. La recherche menée alors nous semble laisser entrevoir des horizons qui restent à explorer.
Le cas de la taverne de la Sirène
12Le problème se posait de comprendre ce qui s’était réellement passé en 1611 dans une taverne de Londres que l’on donnait habituellement à voir comme le premier club littéraire ayant des participants aussi connus que Ben Jonson et John Donne21. On disposait au départ d’une lettre-poème en latin d’un membre du club, parti à la cour du Grand Moghol, et décrivant ses amis de façon humoristique. Cette source fermée (on avait les vingt-trois noms des membres du club) pouvait être complétée par l’elaboration d’un corpus utilisant des dictionnaires biographiques, des dédicaces de livres (Index of Dedications du STC), des listes de prêts de la bibliothèque de Robert Cotton, des correspondances, des listes de membres des comités du Parlement (Dictionaries of Members of Parliament. Lords and Commons) et d’autres ressources diverses sur lesquelles on ne s’appesantira pas faute de place. La source fermee se transformait done en source ouverte composite et hétéogéne toujours susceptible d’être améliorée au fil des découvertes. Il y avait là une première difficulté qui engageait à beaucoup de modestie : on peut être à peu près sûr des liens que l’on observe, on n’est jamais sûr de l’absence de liens et des liens que l’on n’observe pas.
13La première étape du travail nécessitait la constitution d’une base de données. Pour un acteur du réseau, il fallait diviser en deux la fiche de renseignements. Une premiére partie comportait les éléments de l’histoire de vie de l’individu (lieu de naissance, parents, université et collège où les études avaient été suivies, etc.) et la seconde partie explicitait les relations observées entre l’ego et divers personnages. Pour un traitement informatique de ces informations dans une programmation orientée-objets, on avait à chaque fois distingué objet (nom de 1’acteur), attribut (qui qualifie la relation, par exemple, l’amitié) et valeur (nom de la personne liée à ego), accompagnée éventuellement d’une valeur subordonnée (dates d’observation de la relation).
14Les relations entre les membres du club étaient très diverses et l’on devait faire la différence entre :
les relations directes entre un individu A et un individu B explicites d’aprés ma base de données. Ainsi, John Donne pouvait être clairement défini comme un ami de Ben Jonson ;
les relations implicites que l’ordinateur reconstruisait à partir des données biographiques que l’on avait entrées (A avait par exemple été à la même date que B membre d’un collège de Cambridge) ;
les relations indirectes : A était en relation avec C à travers B (transitivité).
15Un programme élaboré avec Joaquim Carvalho permit de transformer la base de données en matrices sur lesquelles pouvaient être opérés des calculs élaborés. Les relations, étant donné leur hétérogénéité, demandaient un traitement multiplexe sous la forme d’une matrice à trois dimensions (axes x, y, z). En d’autres termes, dans un tableau comportant en abscisse et en ordonnée les noms des membres du club, on plaçait aux intersections des 0 ou des 1 selon que l’on observait ou non une relation. Chaque ligne de la dimension z de la matrice permettait de distinguer en outre un type de lien différent : prêt d’argent, prêt de livre, lien d’amitie explicité, appartenance à une même compagnie marchande, existence d’un patron commun, etc. Le programme donnait par ailleurs la possibilité d’agréger certaines lignes en z : par exemple, de rassembler sur une même grille tous les liens de nature « politique » afin de tester certaines hypothèses.
16Le dernier stade de l’étude consistait à trailer les matrices. On pouvait les élever à diverses puissances pour trouver les relations de pas n (les amis d’amis d’amis, pour n = 3)22, on pouvait rechercher le pas le plus court entre l’individu A et l’individu K, etc. Il était également possible de calculer des indices de prestige d’un acteur, des indices de densité, etc. ou encore de dessiner le réseau en étoile d’un acteur ou bien son sub réseau (réseau en étoile plus liens entre les individus touchés)23.
17Enfin, on pouvait faire jouer le critère d’équivalence structurale pour calculer des distances entre individus et ainsi procéder à une identification de cliques, autrement dit, on pouvait constituer des petits paquets de gens proches (connexes) selon tel ou tel critère24. La complexity de la structuration du groupe des familiers de la taveme était patente au terme de l’étude. On y distinguait en effet des sous-groupes : les parlementaires, les anciens élèves des Inns of Court, les fidèles de la cour du prince Henry, les membres de la société des Antiquaries, les amis de John Donne ou encore le groupe des financiers et des marchands de Londres. On découvrait également que la plupart des membres du club étaient impliqués dans les activites du Parlement et qu’ils étaient membres soit de la coterie de Northampton soit de celle du prince Henry, ce qui augurait de débats animées autour des tables puisque l’un des partis soutenait la politique de Jacques Ier tandis que I’autre la critiquait vertement au point d’être très impliqué dans les débats aux Communes.
18Ce travail nous a amené à formuler une conclusion non évidente au début de la recherche : si le club se donnait à voir comme un club littéraire, il était assez clair que ses préoccupations tenaient plutôt de la politique puisque la structuration du réseau dans son ensemble pouvait être expliquée pratiquement exclusivement par les liens de nature politique. Pour en arriver là, il avait suffi de comparer la reconstitution des cliques, obtenue à partir des liens concernant l’activite au Parlement ou l’affdiation à tel ou tel cercle de patronage avec la reconstitution des cliques mettant en œuvre toutes les relations observees. Il était dès lors passionnant de se lancer dans une nouvelle recherche sur l’implication du club dans les débats qui secouaient à cette époque le Parlement anglais. Lorsque 1’on s’aperqut que les « sirénaiques » (comme ils aimaient à s’appeler eux-mêmes) se réunissaient précisément le vendredi, jour des débats au Parlement, pendant une période durant laquelle la Chambre avait requ 1’interdiction royale de tenir assemblée, notre excitation fut à son comble. Certes, on n’avait pas là de preuve certaine de l’existence d’un précoce espace public politique mais on avait de quoi en formuler l’hypothèse. L’analyse des réseaux avait tout au moins des vertus heuristiques.
Conclusion problématique
19Des difficultés importantes apparaissent pourtant lors de l’application de l’analyse des reseaux a l’histoire. D’une part, nous ne sommes pas des sociologues et nous ne disposons pas de la possibilité de construire nous-mêmes les cadres de notre enquête. Pour que la méthode fonctionne, il faut qu’une source s’adapte à la technique. Il est plus difficile d’adapter la technique à la source car il y a toujours le problème des données manquantes. Ainsi, lorsque nous nous intéressons aux réseaux des élites et que nous devons reconstituer nous-mêmes le corpus de leurs relations sociales, il est clair que nous disposons de plus d’informations sur certains individus que sur d’autres (comme par exemple sur John Donne plutôt que sur Christopher Bing). Le second problème important est celui de l’incertitude quant à la datation et à la durée d’une relation que nous observons ponctuellement. Autre difficulté, le probléme de la symétrie ou de l’absence de symétrie des relations observées. Il n’est pas légitime d’agréger des relations réciproques – comme l’appartenance à un même collége – et des relations unidirectionnelles – comme la dédicace d’un livre – et de prétendre ensuite calculer des indices de prestige. Tout cela est done très compliqué.
20Que penser par ailleurs de la nécessité de donner des poids différents à des types de relation différents ? Joaquim Carvalho a mis dernièrement au point un programme dessinant des graphes où les liens sont représentés sous forme de ressorts. L’espace social est en quelque sorte assimilé ici a un espace newtonien de forces en interactions. Évidemment, la encore, informer la base de données de l’intensité d’un lien suppose que 1’on soit soi-meme en mesure de I’evaluer, ce qui n’est guère évident. Autre problème : celui de la figuration des clusters ou des graphes. Les sociologues debattent actuellement de cette question et l’on peut notamment citer Linton Freeman qui fait le point sur le sujet sur son site Internet en faisant le tour des programmes qui existent pour transformer des observations de relations en diagrammes sagittaux25. Les problèmes évoqués sont de plusieurs ordres : comment faire apparaître en deux dimensions ce qui n’est comprehensible qu’en dimension trois (ou plus, s’il y a multiplexité) ? Comment rendre lisible un graphe en optimisant la répartition de ses points ? Comment décrire une évolution, comment décrire la multiplexité…?
21Les programmes informatiques destinés à résoudre ces apories ne sont jamais complètement efficaces et force est de constater qu’ils n’apportent souvent que des solutions partielles. Il y a d’abord les programmes qui produisent des graphes où les points sont placés au hasard, c’est le pire des cas car selon l’endroit où l’on place les acteurs, on ne fait pas apparaître les mêmes phénomènes (il convient d’être toujours attentif au danger de réification que représente une cartographic). Il y a ensuite les programmes qui par divers algorithmes (utilisation des distances euclidiennes, construction de géodésiques, etc.) font apparaître des sous-groupes avant de tracer les flèches. Il y a encore les programmes informatiques mathématiquement sophistiqués permettant de rapprocher les points en fonction de phénomènes d’attraction et de répulsion grâce à des algorithmes « ressorts » (cf. Joaquim Carvalho). Existent par ailleurs diverses qualités de programmes permettant de faire varier sur un graphe la forme des lignes, des points et des couleurs (Da Vinci), de générer des graphes directionnels ou non (Graph Vis).
22Pour régler les problèmes de la troisième dimension, les sociologues placent actuellement leurs espoirs dans la récéperation et l’adaptation de programmes de chimistes qui modélisent des molécules. Enfin, assez récemment sont apparues des méthodes de visualisation avec animation (en général utilisant la programmation Java), congues au départ pour la modélisation physico-chimique mais que les anthropologues américains utilisent déjà pour décrire des comportements d’individus, par exemple dans une école élémentaire ou dans un dortoir.
23Nous ne mentionnons ces pistes qui peuvent effrayer l’historien qu’à titre documentaire car nous sommes conscients du danger qui consiste à confier à une boîte noire mathématique trop complexe des données fragiles. De plus, la critique qui consiste à souligner l’investissement en temps que représente une analyse des réseaux sérieuse n’est pas sans portée. Ajoutons encore qu’il faudra un jour penser le statut du concept d’identité dans l’analyse des réseaux (cf. le cahier d’enregistrement des Hautes Études dont il a été question plus haut). L’analyse des réseaux prétend rendre compte avant tout des positions et pourtant les chercheurs tiennent à la fin du travail un discours sur les identités, et la notion reste inchangée. D’autre part il faudrait aussi s’interroger sur la matérialité de la relation pour définir les identités. On ne rencontre pas seulement des personnes de chair et de sang, le cahier d’enregistrement prend déjà en compte les lettres et les coups de téléphone mais que penser du fictif, du rêve, de l’inconscient, des idées que nous rencontrons en nous frottant à des textes : n’est-ce pas aussi par là que nous nous définissons ? Les termes dans lesquels Michel Foucault posait la question « Qu’est-ce qu’un auteur ? » demeurent done parfaitement pertinents.
Notes de bas de page
1 Christopher Hill, Intellectual Origins of the English Revolution, Oxford University Press, 1991 [1965],
2 Cf. Feingold Mordechai, Mathematician Apprenticeship, Science, Universities and Society in England, 1560-1640, Cambridge University Press, 1984 et Francis Ames Lewis, Sir Thomas Gresham & Gresham College : Studies in the Intellectual History of London in the 16th-17th Centuries, Aidershot Press, Ashgate, 1998.
3 Parmi les travaux clés des sociologues sur le sujet, on citera pour information, par ordre chronologique, les textes de référence suivant : M. Granovetter, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, LXXVIII, 6, 1973 ; Jeremy Boissevain, Friends of Friends. Networks, manipulators and coalitions, Oxford, 1974 ; David Knoke et James H. Kuklinsky, Network Analysis, Londres, Sage Publications, 1982 ; Vincent Lemieu, Réseaux et appareils, logique des systèmes et langage des graphes, Quebec, Maloine. 1982 ; B. Wellman et S.D. Berkowitz (éd.), Social Structure, a Network Approach, Cambridge University Press, 1988 ; Ronald Burt, Toward a Structural Theory of Action : Network Models of Social Structure, Perception and Action, New York Academic Press, 1982 ; Michel Forsé, « Les réseaux sociaux, un état des lieux », L’Année sociologique, 41, 1991, p. 246-264 ; J. Scott, Social Network Analysis, Londres, 1991 ; André Degenne et Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 1994.
4 Alain Touraine, Le retour de I’acteur, Paris, Fayard, 1984.
5 Cf. Carlo Ginzburg, « Le nom et la manière : marché historiographique et échange inegal », Le Debat, 17, 1981, p. 133-136 et la présentation de la collection Microstorie chez Einaudi par Giovanni Levi, Turin, 1980.
6 Giovanni Levi, L’Eredita Immateriale, Turin, Einaudi, 1985.
7 Giovanni Levi, « Les corporations a Turin », Annales ESC, novembre-décembre 1990, n° 6, p. 1351-1364 ; Simona Cerutti, « Du corps au métier : les corporations des tailleurs à Turin », A ESC, 1988, n° 2, p. 323-352 et du même auteur, La ville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif, Turin 1650-1750, Paris, EHESS, 1990.
8 Alberto Banti, Terra e denaro, Una borghesia padana dell’Ottocento, Venise, Saggi Marsilio, 1989.
9 Laurence Fontaine, « Le reti del credito. La montagna, la città, la pianura : i mercanti dell’Oisans tra xvii e xix secolo », Quaderni Storici, 68, 1988, p. 573-594.
10 Laurence Fontaine, « Les vendeurs de livres : réseaux de libraires et colporteurs dans l’Europe du Sud », Actes de colloque, Istituto Internationale di Storia Economica, Francesco Dattini, Prato, II, n° 23, 1992.
11 Joaquim Carvalho, « Soluzioni Informatiche per Microstorici », Quaderni Storici, 78, 1991, p. 701 -720. Voir aussi, du même auteur, « Expert Systems and Community Reconstruction Studies », dans P. Denley, S. Fogelvik et C. Harvey (éd.) History and Computing, vol. II, Manchester University Press, 1989.
12 Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles : morphologic sociale et luttes de factions, Paris, EHESS, traduit en francais en 1992.
13 Bernard Lepetit (éd.), Les formes de l’expérience, Paris, Albin Michel, 1995. On a parlé à propos de ce livre du tournant critique des Annales, et parfois d’une nouvelle école des Annales, il est clair que l’analyse des réseaux joue un rôle central dans cet ouvrage.
14 M. Gribaudi, Exercices méthodologiques sur le réseau. Espaces, temporalités et stratifications, Paris, 1995. L’informaticien Pascal Cristofoli foumit à Maurizio Gribaudi les outils nécessaries à la saisie des données et à la traduction des réseaux sous formes de graphes bidimensionnels.
15 Jean-Pierre Dedieu et Juan Luis Castellano (éd.), Réseaux, families et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS Éditions, 1999.
16 Samuel Pepys, The Diary of Samuel Pepys, Robert Latham et William Matthews (éd.), XI volumes, Londres, G. Bell and Sons Ltd, 1970.
17 Daniel Roche, Journal de ma vie, Jacques Louis Ménétra, Compagnon vitrier au xviiie siècle, Montalba, 1982.
18 Pascal Brioist, Les cercles intellectuels à Londres, 1580-1680, Ph. D., Institut universitaire européen, Florence, 1992.
19 Pour consulter ce travail du LAMOP, on consultera le site suivant : http://lamop.univ-paris 1 .fr/W3/lamopW.html#bases.
20 Katherine Mac Kain, « Mapping authors in intellectual space : a technical overview », Journal of the American Society for Inƒormation Science, 41 (6), New York, 1990.
21 Pascal Brioist, « Que de choses avons-nous vues ou vécues à la taverne de la Sirène ? », Histoire et Civilisation, Institut universitaire européen, Florence, décembre 1992.
22 Dans le vocabulaire sociologique de l’analyse des réseaux, la notion de pas qualifie la distance entre deux individus en termes de lien : ainsi, entre un individu ego et un ami d’ami, le pas est de 2, pour un ami d’ami d’ami, le pas est de 3, etc.
23 Pour des définitions de ce vocabulaire tres specifique, on renverra a A. Degenne et M. Forsé, Les réseaux sociaux, op. cit.
24 Pour une analyse plus détaillée de ces techniques, voir Pascal Brioist, « Un programme d’analyse des réseaux pour des sources historiques : Network for Pascal », Mémoire Vive, 1992.
25 Linton Freeman, « Visualizing social networks », http://ecclectic.ss.uci.edu/nsh/forum.htm.
Auteur
Maître de conférences, Université de Tours (Centre d’études supérieures de la Renaissance).
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