Les universités dans l’empire au siècle des Lumières
L’exemple de Göttingen : une réussite inédite
p. 257-268
Texte intégral
1Il n’existe pratiquement aucun pays en Europe à l’époque moderne qui possède autant d’universités que l’Allemagne. Au début du xviiie siècle, on en comptait déjà quarante – 22 sont protestantes, 18 catholiques. Cinq autres firent leur apparition pendant les Lumières1. Pour prendre quelques points de comparaison, l’Espagne à la même époque en possédait 28, la France 24, l’Italie 18, l’Écosse 4, l’Angleterre 22. Le nombre élevé d’universités constitue donc une des particularités de l’Empire.
2Comment ce chiffre s’explique-t-il ? La multiplication des universités, à la suite de la réforme3, contribuait au renforcement de l’autonomie territoriale et confessionnelle des États4. Posséder une université, en effet, c’était d’abord s’assurer que les futurs administrateurs5 et les membres des Églises, reçoivent une formation à l’intérieur du territoire dans lequel ils étaient nés6. C’était ainsi éviter que ceux qui se destinaient à une carrière administrative ou ecclésiastique se voient contraints d’aller étudier dans les territoires voisins – souvent rivaux – et décident d’y rester. C’était, par la même occasion, empêcher que les étudiants puissent être contaminés par les « universités dissidentes – crainte justifiée entre toutes, si l’on en juge d’après le morcellement de la carte religieuse de l’Empire »7. Mais le rôle des universités ne se réduisait pas seulement à former les élites locales. Elles avaient aussi une mission de protection : « gardiennes de la doctrine », elles avaient pour fonction de défendre la confession du prince territorial8. Leur tâche, de fait, était de développer une théologie de controverse, c’est-à-dire de défendre le dogme confessionnel9. De cette façon, elles furent amenées à participer activement à la consolidation de la politique confessionnelle des États.
3Cette abondance d’universités cependant n’était pas synonyme de prospérité pour l’enseignement supérieur. Au xviiie siècle, en effet, ces institutions traversèrent une profonde crise. Plusieurs d’entre elles n’étaient pas fréquentées par plus de 100 étudiants par an10. Seules les universités de Leipzig, Iéna et Halle comptaient entre 600 et 1 000 inscrits11. Les universités se trouvaient donc en surnombre proportionnellement à leur clientèle12. Aussi pensait-on à les supprimer – à l’exception de certaines d’entre elles – pour les remplacer par des institutions de formation supérieure plus adaptées aux besoins de l’Empire13.
4C’est dans ce contexte, paradoxalement, que furent conçues – sur un plan réformé – les universités de Halle d’abord (en 1694), puis de Göttingen (1737) et d’Erlangen (1743). Göttingen parvint très rapidement à s’imposer sur ses concurrentes, jeunes et plus anciennes. Dès le milieu du xviiie siècle, la ville était devenue l’une des capitales intellectuelles de l’Aufklärung.
5Quels furent les moyens mis en œuvre par les fondateurs de l’université pour conquérir en cette période difficile une position dominante dans l’Empire ? Telle est la question qui sous-tend cet article. Elle sera examinée sous deux angles : en premier, dans la perspective de la conception intellectuelle et politique de l’université de Göttingen ; dans un second temps, c’est le réseau institutionnel mis en place autour de l’université, qui faisait intervenir une bibliothèque, une Académie des sciences et un journal savant, qui sera au centre de l’attention. Dans les deux cas, c’est sur la dimension innovatrice que nous fixerons notre regard.
6Le cas de Göttingen est particulièrement intéressant, dans la mesure où il est à la fois représentatif et exceptionnel : représentatif, parce que l’université s’inspirait inévitablement de celles qui la précédèrent – en particulier de celle de Halle – tirant leçon de leurs erreurs, et exceptionnelle, car ses fondateurs développèrent des stratégies qui assurèrent à l’université un succès inédit.
Une université réformée
7L’idée de fonder une université à Göttingen remonte au début du xviiie siècle. La noblesse et les administrateurs de l’État de Hanovre dénonçaient les insuffisances de l’enseignement dispensé par l’université d’Helmstedt dans le duché voisin du Brunswick : l’enseignement du droit y était obsolète et l’aristocratie y recevait une éducation trop peu orientée vers des fins pratiques14. Aussi l’Électeur du Hanovre et roi d’Angleterre Georges II avait-il chargé au début des années 1730 le ministre d’État Gerlach Adolph Freiherr von Münchhausen de fonder une université15. Dès le début, celle-ci fut conçue dans le but de rivaliser avec celle de Halle, qui avait remporté un grand succès. Pour Georges II, il s’agissait – au-delà de buts intellectuels – d’affirmer sa supériorité sur le roi de Prusse.
8Pour Münchhausen, qui était conscient de la situation difficile dans laquelle se trouvaient les universités, le défi à relever n’était pas mince. Dès le début, il comprit que la réussite dépendait de la quantité et de la qualité des étudiants qu’il réussirait à conquérir. Pour assurer l’entreprise, sur le plan financier en particulier, il fallait attirer un nombre d’étudiants extrêmement élevé. Cela signifie concrètement qu’il fallait gagner le public des universités rivales, ainsi que séduire les étudiants riches et nobles qui souhaitaient recevoir une haute éducation16. Ceux-ci, en effet, payaient des frais plus élevés que les autres – les frais que les étudiants nobles versaient étaient d’autant plus importants qu’ils se devaient de tenir leur rang17. Ce paramètre, il faut le savoir, jouait un rôle déterminant : faire entrer de l’argent dans les caisses de l’université était la condition pour assurer son développement ; cela permettait aussi de soulager les Stände qui, financièrement, supportaient l’essentiel du projet18. Pour ces raisons, il était nécessaire d’adapter la conception de l’université en fonction de ce public19. La fréquentation de l’université par l’aristocratie contribuerait par ailleurs à augmenter le prestige de l’université, tout comme celle des étudiants venus des territoires voisins et rivaux, qui faisaient également partie du public visé par Münchhausen. Quelles initiatives les promoteurs de l’université prirent-ils pour parvenir à leurs fins ?
9La première mesure concernait la répartition du poids accordé aux quatre facultés – théologie, droit, médecine, philosophie. La hiérarchie traditionnelle en sortit bouleversée : alors que la théologie occupait habituellement une position dominante, Münchhausen lui attribua un rôle secondaire20. De même, le rôle imparti à la faculté de médecine se trouva diminué. L’on considérait que « la production de 10 à 15 anges exterminateurs par an suffisait pour que la population soit livrée avec méthode au cimetière »21.
10En revanche, les facultés dites « mineures » se virent attribuer une place plus importante : la faculté de droit d’abord, puisqu’il s’agissait en priorité de préparer aux métiers de l’État. Par ailleurs, comme l’avait fait valoir le conseiller Meier, « un comte ou un baron apporte plus d’argent dans un État que cent pauvres théologiens (Kaltaunenschlucker) »22. Les étudiants nobles se concentrèrent en effet sur les études juridiques : parmi les 10 % de nobles inscrits à l’université de Göttingen en 1737, 55 % étaient inscrits en droit. Dix ans plus tard, on enregistrait 13 % d’étudiants nobles ; 73 % d’entre eux étaient inscrits en droit23.
11De la même façon, la faculté de philosophie vit son importance rehaussée. Münchhausen entendait privilégier les mathématiques et l’éloquence, mais surtout l’histoire. « Elle constituait, selon Michaelis, l’équivalent de la jurisprudence pour les notables, les nobles, les étudiants de passage anglais et russes dont la prospérité et la luxueuse oisiveté étaient telles, qu’elles rendaient inutile qu’ils acquièrent des compétences dans le domaine juridique24. » La décision prise par Münchhausen se révéla pertinente : la faculté de philosophie fut très fréquentée. Plus de 10 % des étudiants y étaient inscrits, pourcentage beaucoup plus élevé que dans les autres universités25. À côté des traditionnels programmes de logique-métaphysique-éthique, on y enseignait la psychologie empirique, la politique, la physique, l’histoire naturelle, les mathématiques appliquées (l’art militaire, l’architecture), la géographie et la diplomatique26. On l’aura compris : ces disciplines étaient avant tout destinées aux nobles et aux étudiants riches, désireux de se forger une culture générale large.
12Pour répondre aux besoins de la noblesse enfin, Münchhausen n’avait pas négligé les arts courtois, domaine traditionnel des Ritterakademien. C’est ainsi qu’on enseignait aussi la danse, la musique, l’équitation et l’escrime à Göttingen. L’université était sans doute en Europe l’établissement qui, dans ce domaine, proposait la meilleure formation au xviiie siècle.
13Göttingen était donc capable d’offrir une éducation complète à son public universitaire. Pour en faire une université qui surpasserait les autres cependant, il ne s’agissait pas seulement de proposer un programme d’enseignement différent de celui des institutions rivales : il fallait aussi des enseignants de meilleure qualité. D’où l’adoption de procédures précises de sélection d’une part et, d’autre part, la mise en place de mesures destinées à attirer les professeurs qu’on souhaitait recruter à Göttingen.
14Münchhausen cherchait évidemment à attirer les professeurs les plus réputés – ce qu’il évaluait par exemple à l’aune de leurs publications. C’est surtout dans le domaine de la jurisprudence que la qualité des professeurs lui importait : « Que les professeurs de la faculté de jurisprudence soient particulièrement célèbres et brillants est une absolue nécessité, car cela doit inciter les étudiants les plus riches et distingués à venir étudier à Göttingen. »27 Le recrutement des professeurs de théologie suivait – en négatif – la même logique : on ne cherchait pas des professeurs particulièrement brillants – pour éviter l’afflux d’étudiants pauvres ; l’on veillait surtout à ce qu’ils soient aussi neutres que possible sur le plan doctrinal28. Il s’agissait ainsi d’éviter que l’université ne devienne un lieu de controverses.
15Pour achever de convaincre les professeurs de venir enseigner à Göttingen, Münchhausen leur proposa des conditions matérielles très favorables : premièrement, il n’hésita pas à leur offrir des salaires extrêmement élevés (900 thalers) et à leur garantir des rémunérations importantes pour les cours privés qu’ils dispenseraient29. Ils touchaient en plus une pension, ainsi que des honoraires importants pour les cours privés qu’ils donnaient aux étudiants nobles. Le juriste Johann Stephan Pütter, par exemple, exigeait 100 thalers par cours30.
16Ensuite, il leur assura toute liberté de pensée, en soustrayant leurs écrits et leurs déclarations à la censure théologique. Cette mesure, profondément révolutionnaire31, avait pour but d’éviter que la faculté de théologie – à laquelle était traditionnellement soumise les autres facultés – ne vienne bloquer les cours et l’avancée des travaux des professeurs. Le respect de la « pure doctrine » et le droit de porter des accusations d’hérésie avait en effet souvent mené à des querelles improductives qui avaient paralysé nombre d’universités, dont celle de Halle justement.
17C’est donc tout un ensemble de stratégies allant de l’organisation des facultés à l’adoption de nouvelles règles diminuant le rôle accordé à la théologie, en passant par la mise en place de conditions matérielles et financières inédites, qui fut appliqué à Göttingen pour conquérir le public visé par les représentants de l’université. Ces mesures, il faut bien le voir, n’étaient pas à l’origine animées par des intérêts purement intellectuels : les réformes qui virent le jour sur le plan intellectuel étaient plutôt la conséquence d’un plan global dont le but était d’une part d’éviter les problèmes qu’avaient rencontrés les autres universités et, d’autre part, de faire de Göttingen une institution riche et prestigieuse. Les signes de ce succès se lisaient à travers la fréquentation de l’université par la noblesse, la célébrité des professeurs recrutés, mais surtout, la réputation de l’institution dans son ensemble. Or, pour que la valeur de Göttingen soit connue dans les autres villes, il fallait mettre en place des dispositifs susceptibles d’assurer une certaine visibilité à l’institution.
18Les dispositions adoptées ont pris pour forme le réseau institutionnel qui s’est développé autour de l’université et qui était composé d’une bibliothèque universitaire, d’un journal savant fondé en 1739 – les Göttingische gelehrte Anzeigen – et d’une Académie des sciences créée en 1751. La concentration dans un périmètre de moins de 500 mètres d’une université, d’une bibliothèque, d’une académie et d’un journal savant, soit quatre institutions clés de la République des Lettres, constitue une autre spécificité de Göttingen. Cette concentration ne se retrouve dans aucune autre ville européenne. L’efficacité de ce regroupement d’institutions atteignit son paroxysme lorsque le directeur de la bibliothèque, le rédacteur du journal et le secrétaire de l’Académie furent réunis en une seule personne : le philologue Christian Gottlob Heyne. C’est le rôle et le fonctionnement concret de ce réseau qui vont être à présent examinés.
Le réseau institutionnel
19L’histoire de la bibliothèque de Göttingen est indissociable de celle de l’université. Dès l’origine, les deux institutions furent conçues comme complémentaires. Offrir aux étudiants et aux professeurs des conditions supérieures de travail impliquait en effet de mettre à leur disposition une bibliothèque d’une excellente qualité. Concrètement, cela signifiait rassembler un fonds ancien aussi complet que possible et acquérir en grande quantité les livres récents, tant allemands qu’étrangers.
20Concernant le fonds ancien, des mesures avaient été prises dès le début des années 1730 : grâce aux relations de Münchhausen avec la noblesse du Hanovre, la bibliothèque de Göttingen avait hérité de l’énorme collection de Joachim Heinrich von Bülow, qui comptait plus de 9000 ouvrages. Elle avait bénéficié en outre des doublets de la bibliothèque royale de Hanovre et des livres du Gymnasium de Göttingen. La politique d’acquisition pendant les trente premières années de l’existence de la bibliothèque consista surtout à compléter ce fonds ancien. Des pans entiers de bibliothèques privées – la source la plus appropriée pour le marché du livre ancien – furent ainsi acquis. Jusqu’à la fin des années 1750, les achats se succédèrent à un rythme soutenu et, sous la direction de Matthias Gesner, la bibliothèque connut une croissance considérable : on estime qu’elle se composait de 16000 ouvrages en 1748, 30 000 dans les années 1750 et plus de 50000 lors de la mort de Gesner, survenue en 176132.
21Avec l’arrivée de Christian Gottlob Heyne à la tête de la bibliothèque au milieu des années 1760, la politique changea d’orientation : désormais, priorité fut accordée aux publications récentes accessibles par le marché de la librairie. Pour donner quelques points de repères : alors qu’en 1771, 1 115 ouvrages furent achetés par l’intermédiaire de bibliothèques privées, contre 774 par des libraires, sur un total de 1958, en 1788, seuls 329 titres sur un total de 1 943 furent achetés par l’entremise de ventes de bibliothèques privées. Les bibliothèques privées désormais n’étaient plus sollicitées que pour des achats ponctuels.
22Au cours des années 1760-1790, la bibliothèque s’enrichit en moyenne de 2000 ouvrages par an. Ainsi, à la fin du xviiie siècle, elle comptait 170000 volumes. Pour prendre quelques points de comparaison, la bibliothèque universitaire de Halle comprenait à cette époque 12 000 volumes et celle de Cambridge, 30 00033. La bibliothèque de Göttingen, sur le plan quantitatif au moins, constituait donc une exception. Mais il ne s’agissait pas, l’on s’en doute, d’acheter des ouvrages de façon arbitraire : le but était de réunir les livres les meilleurs, c’est-à-dire les livres utiles et susceptibles de faire progresser le savoir. Ce sont là les critères de l’Historia literaria, discipline qui avait pour objet l’histoire du savoir – des origines jusqu’à nos jours – et méthode dont le but était de donner aux savants les moyens de faire progresser l’érudition avec la plus grande efficacité34. Dans cette logique, les livres étaient en partie sélectionnés par les professeurs – ils transmettaient leurs souhaits au directeur de la bibliothèque35 – qui choisissaient les ouvrages en fonction de leurs intérêts scientifiques et des séminaires qu’ils donnaient. La bibliothèque, on le voit, servait donc avant tout les intérêts de l’université. L’utilisation extrêmement intensive dont elle fit l’objet se lit dans les registres de prêt : en 1771, environ 4500 ouvrages furent empruntés par les étudiants et les professeurs.
23Les représentants de la bibliothèque ne se contentèrent pas de réunir un fonds important. Ils s’arrangèrent pour faire savoir au reste du monde savant les trésors rassemblés à Göttingen. Le journal savant leur offrait un outil idéal pour promouvoir la bibliothèque. Les livres achetés, en effet, s’ils étaient suffisamment neufs, faisaient l’objet de comptes rendus dans les Göttingische gelehrte Anzeigen. Être neuf signifiait concrètement n’avoir encore été annoncé par aucun autre journal savant. De fait, c’est souvent dans les Göttingische gelehrte Anzeigen qu’on trouve les premiers comptes rendus d’œuvres étrangères, françaises en particulier, plus difficilement accessibles sur le marché du livre allemand que la production nationale. En raison de cette utilisation du journal savant pour annoncer les nouvelles acquisitions, Herder qualifia les Göttingische gelehrte Anzeigen de répertoire commenté de la bibliothèque36.
24Les stratégies de publicité adoptées à Göttingen portèrent rapidement leur fruit : très vite, la réputation de la bibliothèque dépassa le cadre local de Göttingen, puis celui de l’Empire. Ainsi écrivait avec admiration un voyageur français en 1792 :
La bibliothèque de Göttingen ne possède ni autant de manuscrits ni autant de livres anciens et rares que celle de Paris : cependant si je devais écrire des livres qui exigent de l’érudition, je préfèrerais les écrire à Göttingen plutôt que dans n’importe quel autre lieu. On trouve dans cette bibliothèque presque toutes les œuvres de toutes les nations qui sont parues chez elles et qui paraissent encore ; car un professeur doit seulement faire savoir à la bibliothèque qu’un livre ou un autre est paru et que son acquisition serait utile à la bibliothèque, pour qu’il soit tout de suite acheté, égal le pays [d’où il vienne] et la langue dans lequel il soit écrit37.
25La fonction du journal savant cependant ne se réduisait pas seulement à annoncer les nouvelles acquisitions de la bibliothèque. Les Göttingische gelehrte Anzeigen offraient aux étudiants et aux professeurs le moyen de faire connaître aux membres de la République des Lettres le savoir produit à Göttingen. Les ouvrages édités à Göttingen, en effet, faisaient en priorité l’objet de comptes rendus : ainsi en 1760, parmi les 600 articles publiés, 90 portaient sur des ouvrages édités à Göttingen ou sur les événements scientifiques qui y avaient eu lieu, contre 30 pour chacune des villes de Paris, Londres et Leipzig38.
26Ce n’est pas seulement la production locale qui était donnée à admirer, mais aussi le sérieux des comptes rendus rédigés, œuvre des professeurs de l’université. La plupart d’ailleurs étaient en même temps membres de l’Académie des sciences. En 1760 encore, les comptes rendus avaient été confiés à quinze savants. Parmi eux, douze étaient professeurs. Un seul n’appartenait pas à l’Académie39. Le journal savant était donc une composante essentielle du réseau de Göttingen : c’était lui qui était chargé d’assurer visibilité et publicité aux activités scientifiques qui se déroulaient à Göttingen. Il ne constituait à cet égard en aucun cas une exception. De façon générale dans l’Empire, les périodiques constituaient des instruments de combat destinés à afficher la supériorité des universités qui les abritaient. Chaque université possédait son journal savant, qui était chargé d’assurer sa promotion.
27La dernière institution qui vint compléter le réseau fut l’Académie des sciences, fondée en 1751 et à laquelle le journal savant fut réuni en 1753. Elle venait couronner le fonctionnement du réseau qui, quinze ans après la fondation de l’université, avait fait ses preuves. L’Académie offrait aux professeurs de l’université la possibilité de publier régulièrement leurs écrits et assurait à leurs travaux une réception internationale. Ceux-ci en effet étaient envoyés à toutes les autres académies. L’Académie mettait en outre les professeurs de Göttingen en contact direct avec la communauté savante internationale représentée dans les institutions sœurs.
28Le réseau institutionnel qui s’est développé autour de l’université prenait donc place dans une vaste stratégie destinée à convaincre les étudiants et les meilleurs professeurs de venir s’installer à Göttingen. Il était difficile de trouver rassemblée dans un autre lieu une telle quantité de bons ouvrages. De même, il était rare qu’autant de moyens fussent mis à la disposition des professeurs pour acheter les livres dont ils avaient besoin. Dès les années 1760 par ailleurs, un catalogue systématique extrêmement précis – dénommé Realkatalog – avait été mis en place pour permettre aux savants de s’orienter parmi cette masse de livres. Mais il ne s’agissait pas seulement de concentrer tout le savoir à Göttingen. Le mouvement allait autant de la République des Lettres vers Göttingen, que de Göttingen vers la République des Lettres : si la bibliothèque et l’université avaient pour tâche de produire un savoir susceptible d’annuler le précédent et d’imposer Göttingen parmi les capitales intellectuelles, le journal savant et l’Académie étaient les institutions chargées d’assurer à une large échelle la diffusion de ce nouveau savoir. Leur tâche en définitive était de rendre publique la richesse de la bibliothèque, l’étendue des réseaux commerciaux mis en place par ses représentants, et le haut niveau intellectuel des professeurs. En un mot, elles étaient l’incarnation de la réussite des stratégies mises en œuvre par les promoteurs du réseau : une université prospère, donc à la gloire de ceux qui l’avaient planifiée.
29Pour présenter les universités allemandes, nous avons choisi de nous concentrer sur un cas particulier – Göttingen – et d’exposer les solutions adoptées par Münchhausen et ses conseillers pour répondre simultanément au besoin de formation qui s’exprimait dans l’État du Hanovre et à la crise générale que traversaient les universités dans l’Empire.
30Les moyens mis en œuvre par les promoteurs de l’université ont prouvé leur efficacité. L’université en effet a connu un taux de fréquentation important au xviiie siècle : avec en moyenne entre 600 et 1 000 étudiants inscrits chaque année, elle faisait partie des universités les plus prisées. Sa réussite par rapport à ses buts initiaux s’exprime en particulier à travers le nombre de nobles qui s’y inscrivirent : ce taux s’élevait à 13 % entre 1737 et 1797, avec des pointes autour de 15 %40. Ce pourcentage est très important par rapport à la population globale de l’Empire déjà, et surtout, par rapport à la population des autres universités. Ainsi à Leipzig, ce taux s’élevait à 7 %, de même qu’à Heidelberg. À Halle, au moment de la fondation de l’université, il était de 11 %, puis chuta à 7 % entre 1710 et 1740 pour se stabiliser ensuite autour de 4 %41. L’ouverture de l’université de Göttingen fut en partie responsable de la diminution des effectifs nobiliaires à Halle.
31En outre, le genre de la noblesse qui fréquentait l’université de Göttingen n’était pas neutre : il s’agissait surtout de la haute noblesse immédiate d’Empire. C’était elle qui avait investi les fonctions étatiques les plus hautes. Pour parvenir à ce but, force lui avait été d’acquérir les compétences juridiques nécessaires en se formant à l’université. De plus en plus, le passage par l’université devenait pour elle un critère de distinction. Pour la nouvelle noblesse, de fait, c’était une nécessité pour compenser sa naissance.
32La formation universitaire semblait toujours davantage s’imposer pour les commensaux de la cour : alors qu’entre 1714 et 1736, un tiers avait fréquenté l’université, ce chiffre s’élevait à 50 % entre 1737 et 1760 pour atteindre 75 % après 176042. Leur choix, l’on s’en doute, avait porté en priorité sur l’université de Göttingen.
33Ces chiffres montrent de toute évidence que les objectifs visés par les fondateurs de l’université de Göttingen avaient été atteints, à savoir attirer la clientèle nobiliaire, assurer la formation et l’intégration de celle-ci dans l’État du Hanovre. Mais ce n’était pas le seul but : dans un pays où se dessinait toujours plus distinctement une osmose entre Lumières et villes universitaires, il s’agissait de conquérir une place dans la carte des Lumières et si possible, une position dominante. Dans ce combat pour s’imposer sur les villes universitaires rivales, Göttingen lutta – avec succès – pour acquérir une légitimité à définir les Lumières elles-mêmes.
Notes de bas de page
1 Selon N. Hammerstein, « Zur Geschichte und Bedeutung der Universitäten im Heiligen Römischen Reich Deutscher Nation », Historische Zeitschrift., 241, 1985, p. 287-328 ; voir p. 287. Le nombre d’universités mentionné dans la littérature secondaire varie souvent d’un article à l’autre. Ces divergences proviennent de la difficulté qu’ont les chercheurs à s’accorder sur les critères pour définir une université.
2 Ibid., p. 288. Pour plus de détails sur la situation européenne, voir W. Rüegg dir., Geschichte der Universität in Europa, vol. 2, Von der Reformation zur Franzÿsischen Revolution (1500-1800), Munich, 1996, chap. 2, W. Frijhoff, « Grundlagen », p. 53-102 ; en particulier p. 81-98.
3 Huit universités avaient été fondées avant la réforme : Heidelberg, Erfurt, Leipzig, Rostock, Greifswald, Tübingen, Francfort-sur-l’Oder, Wittenberg. Voir A. Schindling, « Die protestantischen Universitäten im Heiligen Römischen Reich deutscher Nation im Zeitalter der Aufklärung », dans N. Hammerstein dir., Universitäten und Aufklärung, Göttingen, 1995, p. 8-19 ; voir p. 10-11.
4 W. Frijhoff, « Surplus ou déficit ? Hypothèses sur le nombre réel des étudiants en Allemagne à l’époque moderne (1576-1815) », Francia, 7, 1979, p. 173-218, ici p. 174.
5 Ibid., p. 174.
6 Voir J.-L. Le Cam, Politique, contrôle et réalité scolaire en Allemagne au sortir de la guerre de Trente Ans, Wiesbaden, 1996 (Wolfenbütteler Forschungen, vol. 66), 2 vol., vol. 1, p. 112.
7 W. Frijhoff, « Surplus ou déficit ? », art. cité, p. 174.
8 Les savants attachés à l’université étaient soumis à l’obligation de prêter serment à la confession de leur prince.
9 M. Gierl, « De la croyance religieuse à la croyance scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 123, juin 1998, p. 86-94, ici p. 87. Du même, Pietismus und Aufklärung. Theologische Polemik und die Kommunikationsreform der Wissenschaft am Ende des 17. Jahrhunderts, Göttingen, 1997, p. 62-69.
10 C’était le cas par exemple de celles d’Herborn, Rinteln, Greifswald et Duisburg ; voir A. Schindling, « Die protestantischen Universitäten », art. cité, p. 13.
11 Ibid., p. 13. Les universités de Bâle, Kiel, Altdorf, Rostock, Erfurt, Heidelberg, Francfort-sur-l’Oder, Giessen, Marburg et Erlangen enregistrent entre 100 et 200 étudiants et Helmstedt, Tübingen, Strasbourg, Königsberg et Wittenberg entre 200 et 400.
12 C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », dans L. Stone dir., Schooling and Society : Studies in the History of Éducation, Baltimore, 1976, p. 146-173, voir p. 149.
13 Ibid., p. 146.
14 C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 150.
15 Depuis 1714, l’électeur de Hanovre, dont relève Göttingen, était également roi d’Angleterre.
16 C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 151.
17 Ch. Duhamelle, « Les noblesses du Saint Empire du milieu du xvie au milieu du xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46-1, janv.-mars 1999, p. 146-170 ; voir p. 157.
18 Les Stände, dans lesquels les nobles prédominaient, supportaient trois quarts des dépenses annuelles de l’université, le reste provenant du Klosterfonds, un fonds spécial dérivant de la sécularisation des propriétés ecclésiastiques. Voir C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, note 4.
19 Afin de ne pas courir le risque de perdre des étudiants riches, il ouvrit même l’université aux catholiques, surtout s’ils étaient nobles ; ibid., p. 152.
20 G. von Selle, Die Georg-August-Universität zu Göttingen : 1737-1937, Göttingen, 1937, p. 27 et p. 41.
21 Ibid., p. 27.
22 Ibid., p. 27.
23 C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 157.
24 Ibid., p. 153. Voir Johann David Michaelis, Raisonnement über die protestantischen Universitäten in Deutschlands, Francfort. 1768-1776, 4 vol., t. 1, p. 193-234.
25 C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 154.
26 Ibid., p. 154.
27 E.F. Rössler éd., Die Gründung der Universität Göttingen. Entwürfe, Berichte und Briefe der Zeitgenos-sen, Göttingen, 1855, p. 36 (« Nachtragliches Votum Münchhausens über die Einrichtung der Universität in der Sitzung des geheimen Raths-Collegium » [1733]).
28 Le choix des professeurs par ailleurs ne dépendait pas uniquement des facultés, mais relevait du gouvernement. De même en ce qui concerne leur rémunération. Ces mesures visaient à empêcher le népotisme et les conflits d’intérêt entre les professeurs ; voir C. McClelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 152.
29 Ibid., p. 153.
30 Ibid., note 10, p. 171.
31 G. von Selle, Die Georg-August-Universitdt zu Göttingen, op. cit., p. 40-41.
32 K.J. Hartmann, H. Füchsel dir., Geschichte der Göttinger Universitätsbibliothek verfaβt von Göttinger Bibliothekaren, Göttingen, 1937, p. 33.
33 HJ. Müllenbrock, T. Wolpers dir., Englische Literatur in der Göttinger Universitätsbibliothek des 18. Jahrhunderts, Göttingen (Arbeiten ans der Niedersächsischen Staats- und Universitätsbibliothek Göttingen, vol. 14b), 1988, p. 12.
34 M. Gierl, Pietismus und Aufklärung, op. cit., p. 514-542.
35 J.S. Pütter, Versuch einer academischen Gelehren-Geschichte von der Georg-Augustus-Universität zu Göttingen, Göttingen, 1765, 2 vol., t. 1, p. 212, note 3.
36 R. Eck, « Aus den Anfängen der Fernleihe : Herder und Goethe in Weimar als Benutzer der Göttingen Universitätsbibliothek », Göttinger Jahrbuch, 2000, p. 100-112 ; voir p. 105.
37 Gazette littéraire de Berlin ou le Conservateur, Berlin, 1792, vol. 12. Cité d’après Italien und Deutschland in Rücksicht auf Sitten, Gebräuche, Litteratur und Kunst. Éine Zeitschrift, Berlin, 1793, p. 28-29.
38 M. Gierl, « Bauen an der festen Burg der Aufklärung. Historia literaria von Heumann bis Eichhorn und die Göttinger Universität als reale und fiktive Bibliothek », dans H.E. Bödeker, A. Saada dir., Bibliothek als Archiv. Bibliotheken, Kultur- und Wissenschaftsgeschichte, Göttingen, à paraître.
39 M. Gierl, « Bauen an der festen Burg der Aufklärung », art. cité.
40 C. McCLelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cité, p. 157.
41 Ibid., p. 157.
42 Ibid., p. 159.
Auteur
CNRS
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011