La bibliothèque universitaire, espace de transmission du savoir
p. 247-256
Texte intégral
L’exemple de Leyde
1La bibliothèque de l’université de Leyde, fondée en 1575 en même temps que l’université, peut être considérée comme un espace privilégié et dynamique de la transmission du savoir. Privilégié parce la bibliothèque fonctionne comme un arsenal de connaissances dans lequel on peut plonger à loisir, comme un laboratoire dans lequel on peut mettre en contact des substances diverses et parfois détonantes ; et dynamique parce que le savoir transmis évolue, lentement ou par à-coups, occasionnant ainsi des modes sans cesse renouvelés d’acquisition du savoir. Dans la vie de la bibliothèque universitaire de Leyde, telle que j’ai pu la décrire récemment pour les quatre siècles de son existence, tout concourt à créer et à utiliser au mieux l’espace de transmission du savoir : architecture, acquisition, catalogage, mise à la disposition des lecteurs, publication des résultats1. Cela vaut, bien entendu, pour d’autres types de bibliothèques, mais l’encadrement au sein d’une institution universitaire rend prégnante la portée du savoir transmis2.
2Du xvie au xxie siècle, l’espace de la bibliothèque issue de l’université évolue suivant les grands mouvements culturels européens. De l’humanisme aux Lumières, de l’époque des révolutions à celle de l’éveil du sentiment national, des guerres mondiales à la globalisation, l’espace de transmission du savoir qu’est la bibliothèque module son fonctionnement, modifie ses buts, dévoile ses impuissances mais n’en exerce pas moins un pouvoir qui dépasse, comme on va le voir, les frontières politiques ou religieuses, faisant en cela écho à l’histoire des universités en général. Je me bornerai ici à décrire cette évolution de la naissance de la bibliothèque jusqu’à la fin du xviiie siècle.
L’espace historique et culturel (1575-1607)
3La bibliothèque universitaire de Leyde naît en même temps que l’université, au milieu de la tempête politique qui marque la révolte des Pays-Bas contre l’Espagne. Guillaume d’Orange, le Taciturne, propose à la ville de Leyde, qui a vaillamment tenu tête au siège espagnol, le choix entre deux récompenses : une exemption d’impôts ou la fondation d’une université. La ville n’hésite pas et opte pour l’université, qui est fondée le 8 février 15753. À peine trois mois plus tard, quelques professeurs se réunissent pour rédiger les premiers statuts de l’université et y mentionnent l’absolue nécessité de fonder immédiatement une bibliothèque à proximité des salles de cours, de façon à permettre aux étudiants et aux professeurs de s’abreuver immédiatement aux sources de la connaissance4. En outre, la bibliothèque est censée faire connaître la toute nouvelle université dans le monde savant de l’époque. Ce double but, transmettre la connaissance et augmenter la renommée de l’institution, restera de mise jusqu’à nos jours.
4Le premier livre de la bibliothèque, le livre-fondateur, fundamentum locans futurae bibliothecae aliquando comme on l’appellera plus tard, fait doublement figure de symbole. Car la Bible polyglotte, que Guillaume d’Orange offre à l’université comme premier ouvrage de la bibliothèque, avait été éditée entre 1569 et 1572 par Christophe Plantin à Anvers sous l’autorité du très catholique roi d’Espagne. En effet, Guillaume d’Orange avait fondé l’université au nom de ce même roi d’Espagne, montrant ainsi que la révolte n’était pas dirigée contre le souverain légitime mais contre les exactions du pouvoir espagnol. Cependant, le Taciturne entendait fonder dans les provinces du Nord une université capable de former des théologiens et des juristes aussi capables que ceux qui sortaient depuis belle lurette de l’université catholique de Louvain5. Au fur et à mesure que les provinces du Nord se détachent des provinces du Sud, l’université de Leyde acquiert la réputation qui deviendra bientôt son image de marque : la première université protestante de la nouvelle République. Un des tout premiers livres de la bibliothèque n’est autre qu’un Corpus civile offert par Plantin6, ce qui montre symboliquement l’ambition de former, outre des théologiens, des juristes. D’autres suivent si bien qu’en 1585, les curateurs de l’université décident de nommer un bibliothécaire, un héros du siège de Leyde et un humaniste de talent, Janus Dousa7. Le but assigné à la bibliothèque est tout tracé : mettre à la disposition des professeurs, docteurs et étudiants, les meilleurs textes relatifs à toutes les sciences, et ce en langue originale8. Il faudra attendre un certain temps avant de voir se réaliser ce vœu. Deux ans plus tard, en 1587, l’université reçoit la bibliothèque du professeur en théologie, l’humaniste Johannes Holmannus Secundus (1523-1586). Des quelque soixante volumes encore conservés à Leyde – une grande partie du legs a disparu – on peut conclure que la bibliothèque d’Holmannus contenait principalement des commentaires bibliques et traités théologiques provenant de l’espace luthérien et zwinglien allemand. Si Calvin et Bèze sont représentés, on y trouve surtout des ouvrages de Melanchthon, Bullinger, Musculus, Mollerus et Camerarius, ainsi que des éditions de correspondance d’humanistes et des recueils de poésie néolatine9. À ses débuts, la bibliothèque universitaire de Leyde n’est donc en rien calviniste. Elle est construite sur la base d’une bibliothèque privée d’un théologien luthérien allemand de tendance modérée et irénique. À cette base théologique vient s’ajouter, peu de temps après, une collection de nature plus encyclopédique, provenant de la bibliothèque du philologue et grand humaniste Bonaventura Vulcanius, lui aussi professeur à Leyde. Platon, Plutarque, Hérodote, Tite-Live et Cicéron font leur entrée dans la bibliothèque, en compagnie de Galien, Vésale, Gessner et Mercator. L’idéal encyclopédique des premiers curateurs commence à se réaliser. Au cours des dix à vingt premières années de l’existence de l’université, les acquisitions se composent donc d’une part d’ouvrages issus de bibliothèques privées de professeurs, et d’autre part d’ouvrages achetés dans le commerce par le biais des imprimeurs de l’université, Plantin, Elzevier, puis Raphelengius, dont les boutiques étaient, elles aussi, attenantes aux salles de cours et qui peuplaient leur étal d’ouvrages auxquels les professeurs référaient dans leurs cours. Au bord du Rapenburg, la jeune université propose donc assez rapidement ce que les grandes villes universitaires traditionnelles connaissaient également : un espace coordonné de transmission de la connaissance, comprenant salles de cours, bibliothèque et officines de librairie.
5Très vite, la petite salle qui sert de bibliothèque s’avère trop petite. Le nouveau local, situé au premier étage d’une ancienne église située de l’autre côté du canal du Rapenburg, est conçu de prime abord comme une bibliothèque de recherche. Son inauguration, en 1595, vingt ans après la fondation de l’université, symbolise en quelque sorte la maturité de l’établissement qui se présente avec son premier catalogue imprimé, le Nomenclator, une feuille de route détaillée pour étudiants et professeurs10. L’espace de transmission du savoir s’affirme et se propulse à l’échelle européenne grâce à une campagne de presse bien orchestrée. En effet, à la même époque, l’université construit, tout à côté de la bibliothèque, un théâtre anatomique, un jardin botanique et une salle d’escrime. L’université commande alors au graveur Johannes Corneliszoon Woudanus une série de gravures représentant ces quatre espaces et les distribue, dans l’espoir d’attirer ainsi le plus possible d’étudiants et d’engager des savants étrangers à accepter un poste à Leyde. La jeune université de Leyde a donc très vite vu l’intérêt de traduire en stratégie publicitaire la réalisation de voies spécifiques de transmission du savoir.
6Professeurs et étudiants – même si ceux-ci ne peuvent utiliser la bibliothèque qu’assez chichement – y trouveront ce qu’ils cherchent, écrit Petrus Bertius, l’auteur du premier catalogue : les théologiens la connaissance, les juristes l’exercice, les médecins l’instruction et les littéraires plaisir et jouissance11. Et tout cela se déroule dans un espace symbolique typiquement humaniste puisque, des murs de la bibliothèque, les grands prédécesseurs regarderont d’un air bienveillant la nouvelle génération au travail, tandis que globes, cartes et un panorama de Constantinople (un dessin de Melchior Lorichs remplissant tout le mur nord de la bibliothèque) représenteront la soif de connaissance du monde extérieur. On est encore dans une bibliothèque privée d’humaniste pour qui la connaissance se trouve dans l’étude des anciens et déjà dans une bibliothèque institutionnelle encyclopédique pleine d’intérêt pour les nouvelles découvertes scientifiques. Les livres sont encore enchaînés, comme au Moyen Âge, mais on les a enchaînés de telle manière qu’on peut facilement y ajouter de nouveaux ouvrages et les comparer en un tour de main. Quant au catalogue, outre la description classique des ouvrages, il fournit également une description systématique d’appoint de grands recueils difficiles à manier, tels le Talmud ou les Monumenta Sanctorum Patrum. À l’aube du xviie siècle, on a mis en place tout ce qu’il faut pour la recherche scientifique.
Magna commoditas (1607-1655)
7Comment attirer de Guyenne à Leyde un savant de la qualité de Scaliger ? En répandant dans toute l’Europe deux portraits, le premier de Joseph Justus lui-même et le second de son père Julius Caesar Scaliger, en offrant au grand philologue deux éditions rares de Tacite et en faisant transporter vers le nord une partie de sa bibliothèque. Le tout aux frais de l’université12. Sans mes livres, se plaint Scaliger, je ne peux pas travailler13. Lorsqu’en 1595, la bibliothèque reçoit de la cour de Hollande l’édition « non châtrée » du Talmud de Babylone dont il a besoin pour son annotation du Nouveau Testament, il marque sa satisfaction avec un enthousiasme rare chez lui14. Et on lit sous sa plume : Est hic magna commoditas Bibliothecae ut studiosi possunt studere15 (« Il y a ici cette magnifique facilité qu’est la bibliothèque, afin que ceux qui étudient puissent le faire »). L’étude, ou le travail savant, pour Scaliger, ce n’est plus l’acquisition passive et cumulative des connaissances passées, des sources de l’antiquité. À l’aube de la modernité, il entend apprendre aux étudiants une attitude de recherche active et entreprenante, tournée vers la nouveauté. Lorsque l’astronome danois Tycho Brahe lui fait parvenir un manuscrit de son ouvrage Stellarum octavi orbis inerrantium accurata restitutio, celui-ci lui conseille en même temps d’acquérir un sextant fiable afin de pouvoir vérifier ses observations. En contrepartie, Tycho Brahe compte sur Scaliger pour lui envoyer des fragments d’auteurs anciens sur le sujet16. Ce manuscrit de Tycho Brahe, annonce de modernité, est toujours conservé à Leyde. Scaliger le légua, avec tous ses livres et manuscrits en langues orientales, à l’université17. La place physique attribuée dans la bibliothèque à cet important legs de 208 ouvrages montre tout à loisir la notion de transmission du savoir alors en cours. L’armoire spéciale construite pour l’abriter est placée en dehors des plutei, à droite en entrant. Surmontée de deux globes et du portrait du légataire, elle constitue, pourrait-on dire, une note magistrale et signée à l’ensemble des connaissances rassemblées dans la bibliothèque.
8Les manuscrits hébraïques, arabes, éthiopiens et syriens de Scaliger constituent la base des collections orientales de la bibliothèque. D’autres strates viendront s’y ajouter au cours du xviie siècle, montrant bien que le développement fulgurant des études orientales s’accompagne d’une recherche très active des sources indispensables à leur exercice. Le personnage central du panorama de Constantinople, sur la paroi nord, montre la ville du doigt, comme s’il voulait engager le lecteur à traverser le Bosphore pour aller à la découverte des textes antiques préservés en langues orientales.
9Les collections de la bibliothèque ne recèlent que peu de traces des querelles théologiques entre arminiens et gomaristes, qui agitèrent la république des Provinces-Unies et qui se terminèrent, en 1619, par l’épuration de l’université de ses éléments libéraux. Toute cette agitation s’arrête, dirait-on, aux portes de la bibliothèque, comme si les polémiques n’y avaient pas leur place. Pour le bibliothécaire de l’époque, le philologue Daniel Heinsius (1580-1655), la bibliothèque est un jardin de sources où l’on met à la disposition des savants et surtout des philologues d’excellents textes qu’ils ont la tâche d’éditer et d’annoter le plus correctement possible. Le résultat de ce travail, les belles éditions dues aux professeurs de l’université et contenant tout leur savoir, est mis, dans un meuble spécial, à la disposition des visiteurs de la bibliothèque, preuve tangible de l’accomplissement de l’idéal humaniste.
Entre humanisme et Lumières (1655-1701)
10Mais vers 1650, l’idéal humaniste est essoufflé. L’aspect de la bibliothèque de Leyde – un hortus conclusus – appartient au passé. En fait, la bibliothèque construite à Leyde en 1595 était déjà en retard sur l’évolution que l’on constate dans d’autres pays d’Europe tels l’Espagne, l’Italie et la France. Entre 1550 et 1650, en effet, les grandes bibliothèques de ces pays s’engagent dans de grands travaux. Les plutei humanistes sont détruits et l’on construit à la place des bibliothèques murales. C’est le cas à l’Escorial de Madrid (1584), à l’Ambrosienne de Milan (1609), la Bodléienne d’Oxford (1610) et la Mazarine de Paris (1647). Aux Pays-Bas, Nord et Sud confondus, où la tradition de la grande philologie humaniste résiste plus longtemps, surtout dans les universités, on ne suivra le mouvement que lentement : Leyde aura sa bibliothèque murale en 1653, Louvain en 1690. D’autres bibliothèques comparables ne passeront le pas qu’au xviiie siècle18. Ces modifications architecturales peuvent sembler anodines. Elles ne le sont point. Car elles traduisent dans l’espace de la bibliothèque le renversement total d’attitude devant le savoir et la connaissance du monde.
11Le savant humaniste cherchait la vérité en séjournant dans le temple des Anciens, dont il s’attachait à reconstruire le plus fidèlement possible le savoir en y ajoutant notes et commentaires. Prendre place à un pupitre de bibliothèque équivalait à pénétrer dans le savoir universel en essayant de s’y faire une modeste place. Le regard du savant se dirigeait vers un point central imaginaire, le mouvement de la réflexion allant du dehors au dedans. Cette attitude correspondait à une conception du monde voyant dans la terre le centre de l’univers. La découverte de l’héliocentrisme par Copernic, puis Galilée, modifia radicalement cette conception. Les retombées de cette découverte, on le sait, furent immenses dans tous les domaines, y compris celui de l’histoire des bibliothèques. Car les nouvelles bibliothèques murales transmettent un nouveau message. Pour appréhender l’univers, le savant doit maintenant se détourner du point central imaginaire pour porter son regard de l’intérieur vers l’extérieur. C’est là qu’on place les livres, contre les murs. Quiconque prend un livre sur les rayons ouvre une fenêtre sur le monde, sur le savoir universel.
12Vers la fin du xviie siècle, les curateurs de l’université prennent conscience de la nécessité de fournir aux étudiants des instruments de travail modernes : de nouveaux laboratoires pour les sciences exactes, de nouvelles salles de travaux pratiques pour les médecins, une bibliothèque bien achalandée pour les théologiens, juristes et littéraires. Des professeurs viennent feuilleter les catalogues existants et établissent des listes d’ouvrages à acheter pour les étudiants. Curieusement, jusqu’en 1690, Descartes ne figure dans la bibliothèque qu’avec un seul ouvrage, sa Géométrie, traduite de français en latin par un professeur de Leyde à l’usage de ses étudiants19. Or, malgré l’interdiction officielle, de 1647 à 1676, de prononcer le nom de Descartes à l’université, le Discours est au programme depuis 165220. Ce qui nous donne un excellent exemple d’un phénomène courant aux Pays-Bas, au siècle d’Or comme de nos jours : het gedogen, un mot intraduisible en français et qui signifie tolérer ce qu’on a interdit.
Le cosmopolitisme d’une ville de province (1701-1799)
13L’aube du xviiie siècle se lève sur un paysage sensiblement différent de celui du siècle précédent. Le soin de la bibliothèque n’est plus confié à un philologue ou à un historien animé du désir de réunir les meilleurs textes de l’antiquité mais à un philosophe, Wolderfus Senguerdus, qui introduit à Leyde la physique expérimentale et conçoit une pompe à air que son collègue Van Musschenbroek construira ensuite21. Son idéal est de présenter à la communauté universitaire une bibliothèque encyclopédique où la science occupe la place qui lui revient. Il fait donc installer un planétarium automatique, la sphaera automatica, un système solaire mouvant, selon les théories de Copernic, que chacun peut mettre en route pour observer le mouvement des planètes. L’objet, construit en 1672, avait d’ailleurs été mis à jour puisque l’on y avait ajouté les dernières découvertes astronomiques : les cinq lunes et l’anneau de Saturne. L’université en tire orgueil puisqu’en 1711, elle en fait faire une gravure qui orne un pamphlet publicitaire en version latine, néerlandaise, française et suédoise, que l’on répand dans toute l’Europe, comme on l’avait fait au siècle précédent des gravures de Woudanus représentant l’ancienne bibliothèque22. L’instrument connaît un franc succès. Les coûteuses réparations et les vibrations continues mettant en danger les poutres porteuses de la bibliothèque, on doit finalement s’en séparer après un siècle de bons et loyaux services.
14On retrouve la sphère automatique dans une des gravures ornant le catalogue de la bibliothèque paru en 171623. La bibliothèque y est représentée comme une suite infinie d’immenses pièces aux murs tapissés de livres, donnant accès les unes aux autres. L’étendue du savoir n’y a pas de fin. Ce nou veau catalogue – le dernier catalogue imprimé complet de la bibliothèque – répond parfaitement à cette représentation. Sur le modèle d’Oxford et de Cambridge, il entend mener le lecteur par la main le long de toutes les connaissances, en lui montrant les ouvrages indispensables à l’exercice de chaque science et en indiquant au passage l’apport de Leyde dans le développement de la science en question. L’imprimeur avait d’ailleurs eu l’intention d’illustrer le catalogue, à l’endroit voulu, par des portraits des savants professeurs de Leyde. L’ouvrage était destiné à faire concurrence aux catalogues des deux grandes bibliothèques universitaires anglaises, utilisés par les amateurs comme une sorte d’encyclopédie bibliographique du savoir, où l’on pouvait cocher les ouvrages qu’on possédait soi-même24.
15Le cosmopolitisme des Lumières se développe sans contrainte à Leyde grâce à la présence de savants et d’érudits de renom. Parmi eux, le bibliothécaire Petrus Burmann, philologue, historien et juriste, correspondant de Richard Bentley à Cambridge, Magliabecchi à Florence et Christian Wolff à Halle25. Désormais, il convient d’acquérir immédiatement les nouveautés parues dans les grands centres culturels de l’Europe et pour ce faire, il faut se procurer les journaux érudits et les publications des académies naissantes, de Paris à Saint-Pétersbourg en passant par Londres et Berlin. Cette science toute neuve, il faut aussi la rendre accessible à tout curieux ; la bibliothèque ouvre ses portes à tout passant désireux de s’instruire26. Cette ouverture au public vaut pour les habitants éclairés de la ville de Leyde mais aussi pour les savants et curieux étrangers dont les demandes de prêts de livres et de manuscrits sont généreusement accueillies.
16En résumé, la bibliothèque universitaire de Leyde constitue donc, depuis sa fondation jusqu’à la fin du xviiie siècle, un espace de transmission du savoir qui reflète à la fois l’évolution générale des sciences et celle de l’institution particulière dont elle est l’un des plus beaux fleurons. Plus généralement, on peut dire que la bibliothèque est un être vivant, qui connaît les affres de la naissance, les révoltes de la puberté, les certitudes et incertitudes de l’âge mûr. L’angoisse de la mort ne lui est pas inconnue car tout au long de son existence, elle doit combattre un ennemi sournois qui la guette à chaque instant : le chaos. Si elle y succombe, comme cela fut plusieurs fois le cas à Leyde, la bibliothèque cesse d’être un espace de transmission du savoir, parce qu’elle ne transmet alors plus rien du tout. Elle doit alors fermer ses portes pour restaurer l’ordre indispensable.
17L’histoire des bibliothèques, telle qu’elle se pratique de nos jours, a à sa disposition toute une série de méthodologies, telles la nouvelle prosopographie et l’étude des élites, l’analyse des processus d’apprentissage ou encore l’approche herméneutique de la transmission du savoir par l’écrit. Ces nouvelles méthodologies revitalisent, à mon sens, l’histoire des bibliothèques et devraient être à même d’attirer de jeunes chercheurs.
Notes de bas de page
1 C. Berkvens-Stevelinck, « Magna commoditas ». Geschiedenis van de Leidse universiteitsbibliotheek 1575-2000, Leyde, 2001. Avec un résumé en anglais. Cité par la suite comme CBS.
2 B. Latour, « Ces réseaux que la raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections », dans M. Baratin et C. Jacob dir., Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident, Paris, 1996, p. 23-46.
3 W. Otterspeer, De Leidse Universiteit 1575-2000. I. Groepsportret met Dame, Leyde, 2000, p. 85-93. Cité par la suite comme Otterspeer.
4 Otterspeer, p. 180-189.
5 Biblia Sacra Hebraice, Chaldeice, Graecae et Latine, Philippe II. Reg. Cathol., pietate et studio ad Sacrosanctae Écclesiae usum, Ch. Plantinus excud., Antverpiae 1569-1572, 8 vol. Cote de UB, Leyde 1366 A 1-8.
6 Cet ouvrage, qui est bien parvenu à Leyde puisque l’université remercie Plantin de l’envoi, disparut dès avant 1595. Leyde, UB, Archief van de Senaat, 26 avril 1581.
7 Janus Dousa (1545-1593), seigneur de Noordwijk, Lagenveld et Kattendijke, avait fait ses études à l’université de Louvain. Poète néolatin fort apprécié pour son style, il entretenait des contacts suivis avec des humanistes disséminés dans toute l’Europe. Voir à son sujet : C.L. Heesakkers, Janus Dousa en zijn vrienden, Leyde, 1973 ; Praecidanea Dousana. Materials for a biography of Janus Dousa Pater (1545-1604). His youth, Amsterdam, 1976.
8 P C. Molhuysen, Bronnen van de geschiedenis der Leidsche Universiteit, ‘s-Gravenhage, 1913-1924, 7 vol. (Rijks Geschiedkundige Publicaties), t. I, p. 42, 122* 123* ; E. Huslhoff Pol, « The library », dans Leiden University in the seventeenth Century. An Éxchange of Leaming, Th. H. Lunsingh Scheurleer et G.H.M. Posthumus Meyjes éd., Leyde, 1975, p. 452.
9 Ibid., p. 444-446 et Appendice A.
10 Nomenclator auctorum omniun, quorum libri vel manuscripti, vel typis expressi exstant in Bibliotheca Academiae Lugduno-Batavae ; cum epistola de ordine ejus atque usu… Lugd.-Bat., Apud Franc. Raphelengium, 1595 ; Nomenclator. The first printed catalogue of Leiden university Library (1595), a facsimile edition with an introduction by R. Breugelmans and an authors’ index compiled by Jan Just Witkam, Leiden University Library, 1995.
11 Nomenclator…, op. cit., introduction.
12 CBS, p. 71.
13 Lettre de Scaliger à de Thou, 15 avril 1591, citée par H.J. de Jonge, « The study of the New Testament », dans Leiden University in the seventeenth Century…, op. cit., p. 65-109, sp. p. 76 et note 105.
14 E. Huslhoff Pol (1975), « The library », dans Leiden University in the. seventeenth Century…, art. cité, p. 409. Les annotations sur le Nouveau Testament ne furent jamais publiées ; on n’en retrouva pas non plus de traces après sa mort dans ses manuscrits.
15 J. Scaliger, Autobiography. With autobiographical selections front his letters, his testament and the funeral orations by Daniel Heinsius and Domenicus Baudius, trad. en anglais par George W. Robinson. Cambridge, 1927 ; A. Grafton, Joseph Scaliger, II, Oxford, 1993, p. 388, 392.
16 Ibid., p. 476
17 Leyde, UB, Scaliger 13.
18 J.W. Clark, The care of books, Cambridge, 1904, p. 265 et suiv. ; B.H. Streeter, The chained Library. A survey of four centuries in the evolution of the British library, 2e éd., New York, 1970 ; F. Wormald and C.E. Wright, The English Library before 1700, Londres, 1958.
19 Geometria a R. Des Cartes anno 1637 Gallice édita […] nunc autem […] in linguam latinam versa [...]. Opera atque studio Francisci van Schooten, Leyde, J. Maire, 1649.
20 Sur le cartésianisme néerlandais, voir : C.L. Thijssen-Scouten, Nederlands Cartésianisme, Amsterdam, 1954 ; Th. Verbeek, Descartes and the Dutch : early reactions to Cartesian Philosophy, 1637-1650, Carbondale, 1992 ; Th. Verbeek et alii, De Nederlanders en Descartes, Amsterdam-Paris, 1996.
21 Wolferdus Senguerdus (1646-1724) était résolumment anticartésien. Il défendit des positions paradoxales. Tout comme Tycho Brahe, il ne croyait pas à l’héliocentrisme. Sa critique de Descartes portait sur les mêmes points que celle de Newton. Senguerdus parvint à déterminer presque exactement le poids de l’air. Voir CBS, p. 115-116.
22 Sphaera automatica auspiciis Amp. Adriani Vroesii, calculis Nicolas Stampioen, per Thrasium adornata […], Lugd. Bat., 1711. Texte et gravure furent également repris dans le catalogue de 1716. E. Dekker, De Leidsche Sphaera. Éen uitzonderlijke planetarium uit de zeventiende eeuw, Leyde, 1985 ; CBS, p. 116-118.
23 Catalogue librorum tam impressum quam manuscriptorum Bibliothecae Publicae Lugduno-Batavae, Cura Wolf. Smguerdi, Jac. Gronovii et Joli. Heyman, Lugd. Bat., P. van der Aa 1716.
24 CBS, p. 118-122.
25 Petrus Burman (1668-1741). CBS, p. 122-128.
26 W. Frijhoff, « Cosmopolitisme », dans Le monde des Lumières, V. Feronnet et D. Roche dir., Paris, 1999, p. 31-40.
Auteur
Université de Nimègue
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