L’enseignement de l’histoire dans le Saint Empire
p. 199-209
Texte intégral
Structures et fonction sociale
Les cadres institutionnels
1S’il existe bien, dans les universités allemandes, du moins protestantes, des xvie-xviiie siècles, un enseignement de l’histoire dont on n’a guère d’équivalent dans les autres pays européens1, la situation institutionnelle de cette discipline n’y est toutefois pas sans ombres.
2L’histoire bénéficie de l’intérêt que lui témoigna Luther qui vit en elle, dans l’optique cicéronienne de l’historia magistra vitae, un instrument de l’éducation du chrétien à qui elle permet à la fois de reconnaître le gouvernement providentiel du monde et de se préparer à la vie dans la société2. L’histoire est réservoir d’exempla, pour le théologien et pour le professeur d’éthique. Mélanchton, qui appliqua à Wittenberg un modèle de réforme des universités largement imité ailleurs, fut un des premiers à enseigner l’histoire universelle, à partir de 1555, en se fondant sur le Chronicon que Johannes Carion avait publié en 1532 et dont il procura lui-même en 1558 une édition en partie refondue. Mélanchton est le premier d’une longue série d’universitaires qui à la fois enseignèrent l’histoire et rédigèrent des ouvrages d’histoire universelle.
3Certes, en enseignant l’histoire universelle, Mélanchton rompit avec la tradition médiévale qui négligeait cette discipline. Exclue de la science du Moyen Âge car jugée trop attachée à l’éphémère et donc incapable de parler des vérités éternelles, l’histoire n’était qu’indirectement comptée, par le biais de la rhétorique, au nombre des arts libéraux, dont la fonction était d’exercer l’entendement des étudiants. Toutefois, en assurant à l’enseignement de l’histoire une légitimité et un cadre institutionnel, Mélanchton s’inscrit dans le prolongement d’une évolution sensible depuis déjà un certain temps. Au xve siècle, alors qu’il n’existe guère qu’un enseignement de l’histoire des papes et des conciles dans les facultés de droit, on intègre progressivement l’histoire profane et la poésie aux arts libéraux, désormais au nombre de neuf. Ainsi s’amorce la promotion de l’histoire dans la hiérarchie des savoirs.
4L’essor des études historiques s’amorce avec le mouvement humaniste. Albert Krantz (né en 1448), étudiant puis professeur à Rostock3, théologien conservateur, était aussi auteur d’importants ouvrages d’histoire, un Chronicon Saxoniae (1593), un autre sur les Wendes (les Slaves d’Allemagne) de la Baltique et un Chronicon regnorum aquilonarium qui retrace l’histoire de la Scandinavie et du Danemark. Ses ouvrages furent complétés au xvie siècle par un proche de Mélanchton, David Chyträus (1531-1600), professeur de théologie à Rostock et qui se considérait aussi comme historien. Autour de 1500, on commence à trouver quelques traces d’un enseignement régulier de l’histoire qui se fait exclusivement, comme il est d’usage chez les humanistes, à partir de textes grecs et latins et dans une perspective sans doute avant tout philologique, d’abord à Heidelberg, puis à Ingolstadt, Vienne et Leipzig. Ce mouvement est stimulé par les humanistes Rudolf Agricola, Peter Luder puis Konrad Celtis4. Luder, qui divise les studia humanitatis en histoire, éloquence et poésie, est sans doute un des premiers à avoir envisagé un enseignement d’histoire à l’université en 1456, presque cent ans avant Mélanchton. Agricola aurait écrit une histoire universelle, dont on n’a conservé aucune trace. Vers 1500, Celtis, qui fait des cours sur la Germania de Tacite et rédige une Germania illustrata demeurée inachevée, semble avoir également enseigné l’histoire universelle, à peu près au moment où Schedel publie sa chronique universelle, Liber Chronicarum (1493).
5La première université où fut créée une chaire d’histoire est Mayence, en 1504. Toutefois, il semble que l’intitulé de cette lectura historica ait seulement signifié que le professeur tirait des historiens de l’antiquité et non des poètes et des orateurs les exemples sur lesquels il fondait son enseignement de morale, comme ses collègues d’éloquence et de poésie les tirent de la litérature5. En 1513, on envisage de créer à la faculté des arts de Heidelberg une chaire intitulée politiores litteras ordinarie et publice. À l’université de Wittenberg, fondée en 1502, on crée en 1509 une lectura de géographie, confiée à Bartholomäus Stein (ou Stenus) formé à Cracovie. Rentré dans son pays natal, il écrit une Descriptio totius Silesiae atque civitatis regiae Wratislaviensis6.
6Si l’implantation de l’histoire comme discipline d’enseignement à l’université est liée au mouvement humaniste, il semble bien que la diffusion du luthéranisme, du moins dans les années 1520-1530, se soit d’abord accompagnée d’une régression relative de l’enseignement de l’histoire, les esprits étant alors trop sollicités par les polémiques théologiques. Par la suite, des chaires d’histoire sont créées dans les universités protestantes, mais avec moins de facilité toutefois qu’on ne le croit souvent. Dans les dernières décennies du xvie siècle, ces créations sont souvent retardées, du fait de dissensions entre les membres des conseils de facultés, ou entre le pouvoir politique et les universités. Il est hautement significatif que ce soit dans les universités nouvellement créées que les chaires d’histoire se trouvent mises en place immédiatement. Outre Strasbourg, dont la faculté des arts de l’université, créée en 1567, a d’emblée six professeurs (un orator, un dialecticus, un ethicus, un physicus, un mathematicus et un historicus), tel est en particulier le cas pour les créations du début du xviie siècle : Gießen (1607), Rinteln (1621), Altdorf, l’université de la ville de Nuremberg (1622), Duisburg (1655), Kiel (1665). Aux xviie et xviiie siècles, des universités luthériennes aujourd’hui disparues, Helmstedt, Altdorf ou Rinteln, sont des centres actifs de la recherche en histoire. Toutefois, même chez les protestants, l’histoire demeure aux xviie-xviiie siècles un enseignement au statut mineur, dont l’importance réelle n’est pas toujours aisément repérable, et on n’éprouve pas toujours le besoin de pourvoir les postes d’histoire universelle.
7Au xvie siècle, dans l’enseignement catholique, en particulier jésuite, on observe deux mouvements contradictoires. Alors que certains catholiques plaident, comme les protestants, en faveur d’un enseignement de l’histoire (dans lequel ils voient un instrument permettant de lutter efficacement contre les « falsifications » luthériennes), d’autres y sont hostiles, et ce sont eux qui l’emportent. Contre l’avis de certains provinciaux, en particulier de celui de Rhénanie, l’exclusion de l’histoire de l’enseignement universitaire, en 1586, est entérinée en 1599 par la célèbre ratio studiorum, le plan d’enseignement unifié des Jésuites, de sorte que l’histoire disparaît progressivement, entre 1580 et 1620, de l’enseignement catholique. Les sources ne nous apprennent pas toujours à quel moment précis elle disparut effectivement : pour Vienne, on sait qu’il n’y eut pas de chaire d’histoire à l’université de 1623 à 1728, mais on situe sa disparition très approximativement, entre... 1562 et 16237. Pour Salzbourg, dont l’université est aux mains des Bénédictins, l’existence d’un enseignement de l’histoire combiné avec l’éthique n’est attesté qu’avec Simon Rettenbacher (1671-1675), mais il remonte peut-être à 16308.
8Après une interruption quasi totale au xviie siècle, l’enseignement de l’histoire redémarre lentement en pays catholiques dans les premières décennies du xviiie siècle. À Würzburg, une chaire d’histoire est créée en 1720 dans la faculté de théologie, et on tentera d’en créer une autre en 1774 dans la faculté de philosophie. Des créations ont lieu à Ingolstadt en 1726, à Graz en 1729, à Innsbruck en 1738. Vers le milieu du xviiie siècle, il y a ainsi des chaires d’histoire universelle à Erlangen, Fribourg, Würzburg, Ingolstadt, Graz, Dillingen, Prague, Breslau, Salzbourg et Vienne. Toutefois, ni Paderborn (fondée en 1615) ni les universités de création plus tardive comme Bamberg (1773) et Fulda (1734) n’ont de chaire d’histoire ; à Cologne (fondée en 1388), l’histoire n’est enseignée qu’épisodiquement, une première fois entre 1733 et 1737, une seconde entre 1786 et 1792.
Un enseignement propédeutique pour une « science auxiliaire »
9À l’université, l’histoire universelle est enseignée quasi exclusivement dans le studium generale de la faculté des arts. Il s’agit donc d’un enseignement propédeutique, qui ne donne pas lieu à des spécialisations. Il n’y a pas de « carrière » de professeur d’histoire. Ceux qui l’enseignent occupent ce qu’ils considèrent comme un poste d’attente avant d’obtenir une chaire dans leur spécialité, ou parfois continuent de l’enseigner, alors qu’ils occupent déjà cette chaire. C’est ainsi par exemple que Johann Musäus (1613- 1681), de Iéna, passa en 1646 de l’histoire et de la poésie à la théologie9.
10Chez les protestants, comme plus tard chez les catholiques, l’histoire est généralement associée à d’autres enseignements, le plus souvent regroupée avec la rhétorique et/ou la poésie (Königsberg, Rostock, Greifswald, Heidelberg, Fribourg, Vienne, Marbourg et Tübingen), plus rarement, au moins au xvie siècle, avec l’éthique, comme à Königsberg ou à Iéna10, où Johann Michael Dieherr (1604-1669) a enseigné entre 1631 et 1642 l’éloquence, l’histoire, la poésie et la théologie11. Il est impossible de savoir, sauf dans de très rares cas, comment s’effectuait de facto l’articulation de l’histoire sur la discipline à laquelle elle était associée.
11Au xvie siècle, cet enseignement est généralement assuré par des philologues ou des théologiens, plus tard aussi par des juristes. Ces combinaisons ne sont pas fixes et dépendent très souvent des intérêts du titulaire du poste : l’enseignement de l’histoire subit ainsi les aléas des spécialités individuelles. Au xvie siècle, c’est souvent le même professeur qui enseigne l’histoire profane et l’histoire ecclésiastique, comme par exemple Heinrich Meibom à Helmstedt, qui s’appuie sur Carion pour l’histoire ecclésiastique et sur Sleidan pour l’histoire profane. On rencontre aussi quelques exemples atypiques, comme le médecin Christian Calenus (Kale) qui enseigna pendant un temps l’histoire universelle vers 1560 à Greifswald.
12On peut considérer comme une preuve du dynamisme de la discipline le fait que, malgré cette absence de spécialisation, certains professeurs apportèrent une contribution novatrice à l’écriture de l’histoire. Quelques noms émergent ainsi d’une masse indifférenciée. Parmi eux : David Chyträus (Rostock, mort en 1600), très proche de Mélanchton et dont l’influence fut très grande dans les universités luthériennes ; Elias Reusner (mort en 1612), qui, séparant l’histoire profane et l’histoire ecclésiastique, tint des lectiones historico-politicae marquées d’un constant souci de la dimension politique des faits historiques ; Matthäus Dresser (mort en 1607), dont les Isagoge historiae s’écartent du schéma habituel des quatre monarchies et se distinguent des autres histoires universelles en ce qu’elles sont complétées de monographies historiques et géographiques de quelque deux cents villes allemandes. Pour les générations suivantes, on peut mentionner le grand juriste Christoph Besold (mort en 1638), puis Hermann Conring (1606-1681), qui écrivit entre autres une histoire des origines du droit germanique (1643).
13Le fait que l’histoire ne soit pas vraiment parvenue à devenir une discipline universitaire à part entière n’a pas, contrairement à ce qu’on lit parfois, que des effets négatifs. Son statut d’enseignement propédeutique de faculté des arts en fait une discipline à forte audience. Qu’elle ne soit pas enseignée par des « spécialistes » crée aussi les conditions d’une certaine transversalité disciplinaire. L’enseignement de l’histoire, sous ses différentes formes, n’a pas lieu exclusivement à la faculté des arts. Pour ne citer qu’un grand nom célèbre, Thomasius enseigne l’histoire du droit chez les juristes. Une perspective historique qui préfigure l’histoire culturelle se rencontre sporadiquement dans de nombreuses universités12. À Halle en 1711-1712 par exemple, un professeur de médecine annonce un cours sur l’histoire des maladies13. Le juriste Hermann Conring a écrit un ouvrage d’histoire de la médecine égyptienne antique dont il est hautement probable qu’il ait parlé dans ses cours. Cette transdisciplinarité aura des effets très positifs en particulier dans le dernier tiers du xviiie siècle, au moment où certains historiens seront à la recherche de nouveaux paradigmes et de nouveaux contenus : l’histoire des inventions, du commerce, des idées, etc.
14Aux xviie-xviiie siècles, l’histoire est ainsi une discipline certes diluée dans l’enseignement universitaire, mais à forte audience et à forte dissémination. Il en résulte une situation à la fois de force et de faiblesse institutionelles en relation avec le rôle qui lui est assigné dans le luthéranisme. L’enseignement de l’histoire dont Mélanchton s’est employé à assurer la promotion est exclusivement celui de l’histoire universelle, un genre historiographique né du besoin ressenti dans le christianisme de présenter des histoires qui montrent le gouvernement providentiel du monde. L’enchaînement des célèbres quatre monarchies, une thèse parfois invoquée au Moyen Âge, revivifiée par Mélanchton, sert précisément à mettre en évidence le plan providentiel. S’il existe autour de 1700, à l’époque du polyhistorisme, des ouvrages ventrus présentant un immense savoir de compilation, comme les dix tomes des Kurtze Fragen aus der politischen Historia de Johann Hübner (1702-1727), l’enseignement de l’histoire est généralement conçu comme un survol, parfois rapide comme dans le manuel de Johann Philipp Sleidan (200 à 250 pages in-8° selon les éditions), publié pour la première fois en 1556 et qui demeure le manuel le plus souvent réédité au xvie siècle et encore au xviie siècle, ou plus détaillé comme avec le Chronicon de Carion revu par Mélanchton, trois à quatre fois plus épais que le livre de Sleidan. Une fois sécularisée, dans un processus qui s’amorce tôt dans le courant du xviie siècle, l’histoire universelle « luthérienne » devient la discipline permettant de « penser l’histoire ». Elle ouvre ainsi la voie à la philosophie de l’histoire représentée après 1750, à l’extérieur de l’université, avec Iselin, Herder ou Adelung, puis dans l’université avec Kant et Hegel.
15Au xviie siècle, les universités du Saint Empire connaissent un déclin, comme celles de France, mais à un degré moindre, victimes d’une exiguïté budgétaire engendrant un provincialisme étriqué qui n’a plus rien de commun avec le studium generale des universités médiévales qui attiraient maîtres et élèves de pays parfois lointains. Cette évolution est partiellement occultée par le prestige de certaines d’entre elles à partir de la fin du xviie siècle et au xviiie siècle (Halle, Leipzig, puis Erlangen et Göttingen). Ce déclin peut se mesurer à la fondation d’institutions concurrentes comme les académies (Leibniz fonde celle de Berlin après avoir refusé de devenir professeur d’université), mais aussi à la déconsidération sociale qui frappe les professeurs, en particulier ceux de la faculté des arts, au moment où le clerc se voit progressivement assigner un nouveau rôle social. Un certain déclin intellectuel est sensible aussi. Dans le contexte du « polyhistorisme » de la fin du xviie siècle, l’enseignement de l’histoire consiste à transmettre selon un mode sans doute souvent catéchétique (et sans doute pas seulement dans le « secondaire ») un savoir de pure compilation plus ou moins vide de pensée. Le renouvellement des études historiques, à partir de 1760, est en grande partie l’œuvre de quelques professeurs de l’université de Göttingen (fondée en 1734/1737) où se met en place, dans l’ensemble des disciplines, une alliance de l’enseignement et de la recherche qui sera caractéristique après 1800 du modèle humboldtien.
16L’université de Göttingen réalise une triple évolution dont Christian Thomasius et Christian Wolff furent les promoteurs :
- la définition d’un nouveau paradigme épistémologique dans lequel le savoir est mis en relation directe avec le raisonnement plus qu’avec la mémoire ;
- la mise en relation du savoir avec l’utilité sociale, ce qui a pour effet de mettre l’accent sur l’intégration du savant dans la société par le biais de sa profession qui consiste à transmettre des savoirs utiles14 ;
- la promotion de la faculté des arts, revendiquée par Thomasius dans les années 1680, puis de nouveau par Wolff en 1755. La faculté des arts, devenue faculté de philosophie, devient à Göttingen égale en dignité aux facultés supérieures et propose désormais des formations complètes, ce qui assure ipso facto la promotion de ses disciplines, et en particulier de l’histoire, dans la hiérarchie des utilités sociales. Il en résulte une réorganisation progressive de la profession de professeur des universités et l’apparition d’une vraie carrière de professeur d’histoire, dont il n’avait existé auparavant que quelques exemples isolés tels que Besold ou Cellarius au xviie siècle.
Histoire et études de droit : le rôle social de l’enseignement de l’histoire
Histoire et droit
17Au cours du xviie siècle, l’enseignement de l’histoire passe progressivement en partie dans la dépendance des études de droit. Il est extrêmement difficile de retracer les étapes de cette évolution, ne serait-ce qu’en raison de la porosité des découpages disciplinaires. L’ancilla theologiae, devenue aussi ancilla jurisprudentiae, fournit désormais des exempla également aux juristes, et la magistra vitae devient explicitement exemplier politique. Entre le milieu du xviie siècle et les premières décennies du xviiie siècle, l’enseignement de l’histoire se développe en même temps que celui du droit et de la politique, lui-même consécutif à la réorganisation du Saint Empire après 1648, mais préparée dès avant cette date. En 1641 déjà, le juriste Hermann Conring fait des cours de Staatskunst, la future « statistique », qui résulte de l’association de l’histoire à la philosophie politique. À côté des combinaisons habituelles, celle de l’histoire et de la politique apparaît, dès avant 1648, à Rinteln et à Tübingen15. C’est ainsi qu’émerge dans les universités, à côté de l’enseignement de l’histoire universelle, celui des « histoires particulières », consacrées aux composantes du Saint Empire et aux autres États européens. Cette histoire échappe à l’alliance avec la philologie. Parallèlement à la polarité histoire universelle/histoires particulières commencent à se créer ainsi deux grands espaces d’historiographie : l’histoire ancienne, à fondement largement philologique, et l’histoire récente, à fondement politique, ce qui s’accompagne d’une association nouvelle, celle de l’histoire et de la géographie.
18Que l’histoire passe dans l’orbite des études de droit signifie qu’elle est enseignée aux futures élites administratives et politiques du Saint Empire, c’est-à-dire aux fonctionnaires de l’État absolutiste ainsi qu’aux aristocrates appelés à entrer au service de souverains régnants.
L’enseignement de l’histoire en dehors de l’université
19À côté des universités, il existe d’autres établissements d’enseignement qui remplissent dans leurs classes supérieures des fonctions proches des facultés des arts, à l’instar de certains collèges français. D’un lieu à l’autre, leur nom varie : gymnasium illustre ou academicum, à côté des Gelehrtenschulen puis des Ritterakademien.
20Dans les Gelehrtenschulen du xvie siècle, l’histoire n’est pas une discipline d’enseignement. Une prééminence absolue est reconnue aux langues anciennes, les places suivantes étant occupées par la théologie, les arts libéraux, qui, en plus des artes dicendi (grammaire et rhétorique), ont pour mission de transmettre la sapientia et l’eruditio, c’est-à-dire la culture générale qui jouissait d’un certain prestige pédagogique16. On enseigne seulement quelques rudiments d’histoire qui doivent éclairer les arrière-plans des textes anciens étudiés. En 1656 encore, le texte réglementant les enseignements en Hesse recommande de ne pas donner trop de poids à l’enseignement de l’histoire qui doit traiter zuvorderst ex sacris Biblis die quatuor Monarchias summarisch17.
21La Lateinschule, qui prépare aux écoles supérieures à l’instar des « petits collèges » français, se contente de former les élèves à la chronologie et de les familiariser avec les grands événements de l’histoire des principaux États et de l’Église.
22Peu à peu, l’enseignement de l’histoire toutefois progresse, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, puis surtout au xviiie siècle, et on lui réserve une place dans les programmes et les horaires des institutions qui forment la noblesse. L’objectif est de donner une formation historique et politique à l’élite sociale18. Le fait qu’on privilégie l’étude de l’histoire récente dans les Ritterakademien est l’indice d’une certaine visée politique, tout comme certaines dispositions isolées : en 1704, l’ordonnance scolaire de Waldeck stipule que l’apprentissage de la prudentia politica est le but de l’enseignement de l’histoire19. Un peu enseignée dans le « secondaire », l’histoire continue d’être une discipline de culture générale par son appartenance à la faculté des arts, mais elle est également, pour les futurs fonctionnaires de l’État, un élément de l’apprentissage professionnel. Pour le juriste et historien Johann Eisenhart, l’histoire est utile au moraliste et au théologien, mais aussi à l’homme politique par les exemples qu’elle fournit dans le champ de la « prudence civile » (Staatsklugheit)20.
23Inversement, dans les Realschulen, équivalent approximatif des petites écoles françaises, les écoles élémentaires fréquentées par les enfants des milieux populaires et destinés à des états professionnels subalternes, nul ne pense sérieusement avant le xixe siècle à instaurer un véritable enseignement d’histoire. Dans l’école élémentaire de l’Aufklärung, on se contente de légitimer l’ordre politique de la société en le présentant comme raisonnable21. Harles écrit en 1766 dans ses Gedanken von Realschulen que les élèves doivent être « frottés » de connaissances historiques relatives aux trois derniers siècles, qu’en revanche l’histoire romaine et grecque leur est aussi peu nécessaire que celle du Moyen Âge allemand22.
L’histoire dans la formation du citoyen : une amorce de politisation
24Vers la fin du xviiie siècle, on observe sporadiquement une politisation dans la conception de l’enseignement de l’histoire. En 1781, Johannes von Müller donne un sens politique polémique au topos de la magistra vitae et à la perspective de « miroir des princes » qui apparaissait timidement déjà chez Mélanchton : Müller fait de l’historien à la fois un juge et un maître, Richter der Vorwelt und Lehrer der Nachwelt23. Pour Schiller aussi, qui deviendra professeur d’histoire universelle à l’université de Iéna en 1789, la magistra vitae cède la place au tribunal de l’histoire24, une idée au reste formulée un siècle plus tôt déjà par le P. Le Moyne qui voyait dans l’histoire un « Théâtre pour les bons Princes & un Echaffaut pour les mauvais »25. Cette idée de tribunal de l’histoire implique une nouvelle mise en relation de l’histoire et de l’éthique, le passage d’une éthique de la conformité des comportements individuels à une mise en relation de l’histoire et de la morale médiatisée par la politique. Justus Möser oppose en 1770 au pédagogue Basedow, qui dénie à l’enseignement de l’histoire une efficacité formatrice du jugement politique : Die Geschichte muß keine Lehrerin der Moral, sondern der Politik sein26. Souvent, on souligne aussi, comme Francke ou Basedow, que l’histoire a le mérite de ne pas présenter les enseignements moraux sur un mode abstrait27.
25En 1803, au moment où Friedrich Nicolai, le grand publiciste berlinois de l’Aufklärung, reconnaît que « l’histoire porte le flambeau des Lumières »28, un des historiens novateurs du moment, Johann Gottfried Eichhorn, professeur à l’université de Iéna, puis de Göttingen, écrit qu’un ouvrage portant sur l’histoire des trois derniers siècles est une lecture indispensable à toute personne impliquée dans la vie de la cité sans être un savant professionnel (Mann von Geschäften in den gebildeten Ständen)29. En effet, cette connaissance est nécessaire à la compréhension du monde présent. S’y intéresser est donc un acte citoyen. Eichhorn souligne que les événements récents, de la guerre de libération américaine à la Révolution française, ont fait des questions relatives à la politique des « objets de débats public » (öffentlicher Discussionen)30. Eichhorn préconise l’extension, à la société civile (Mann von Geschäften), de ce qui était auparavant considéré comme l’apanage des éducateurs et des hauts responsables de l’État.
26De même que Eichhorn donne un relief particulier à l’idée exprimée déjà en 1670 par le P. Le Moyne, pour qui l’historien écrivait « pour le bien de la Société civile »31, le physicien philosophe Lichtenberg énonce une idée symétrique du lieu commun qui veut que l’étude de l’histoire soit particulièrement utile à quiconque est destiné à exercer une activité dans l’État, comme le pense par exemple Nicolas Lenglet-Dufresnoy32. Lichtenberg est en effet un des premiers Allemands à adopter une position souvent formulée en France et en Angleterre quand il recommande à l’historien de n’être pas un érudit enfermé dans sa bibliothèque, mais de séjourner à proximité du pouvoir, économique ou politique33. On voit ainsi s’inscrire à la fois dans l’image de l’historien et dans celle de son lecteur l’exigence formulée dans les années 1680 par Thomasius et d’autres représentants des « premières Lumières » : celle d’un nouveau rôle social du clerc, qui doit être clerc et homme du monde, une conception que Thomasius développait en se référant explicitement à « l’honnête homme » de Faret et qu’on retrouve en particulier vers 1750 dans de nombreux textes de réflexion sur le rôle du conseiller des princes. Le rôle nouveau reconnu à l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire ainsi qu’aux historiens eux-mêmes a partie liée avec l’émergence de l’idée d’opinion publique (comme chez Eichhorn) et avec la « professionnalisation » des élites politiques qui s’intensifie progressivement à partir de 1648, avec une forte accélération durant la seconde moitié du xviiie siècle.
Notes de bas de page
1 Le lecteur français trouvera une mise en perspective généralement bien documentée et toujours utile chez G. Gusdorf, Les sciences humaines et la conscience nationale, t. 6, L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Paris, 1973, p. 373-583.
2 An die Ratsherren aller Städte deutschen Landes, daß sie christliche Schulen aufrichten und halten sollen, 1524, dans M. Luther, Werke, Weimarer Ausgabe, t. 15 (1899), p. 52.
3 P. Kretschmann, Universität Rostock, Cologne-Vienne, 1969, p. 22-23.
4 Cf. E. Cl. Scherer, Geschichte und Kirchengeschichte an den deutschen Universitäten (Ihre Anfänge im Zeitalter des Humanismus und ihre Ausbildung zu selbständigen Disziplinen), Fribourg-en-Brisgau, 1927, p. 5 et suiv.
5 J. Rohlfes, « Geschichtsunterricht in Deutschland von der frühen Neuzeit bis zum Ende der Aufklärung », dans Kl. Bergmann et G. Schneider éd., Gesellschaft, Staat und Geschichtsunterricht. Beiträge zu einer Geschichte der Geschichtsdidaktik und des Geschichtsunterrichts von 1500-1980, Düsseldorf, 1982, p. 19.
6 A. Timm, Die Universität Halle-Wittmberg, Francfort-sur-le-Maine, 1960, p. 16.
7 Cf. E.C. Scherer, op. cit., p. 91.
8 Ibid., p. 279.
9 Ibid., p. 33.
10 E. Maschke, Universität jena, Cologne-Graz, 1969, p. 21.
11 Ibid., p. 25.
12 Sur l’émergence de « l’histoire de la civilisation », cf. G. Laudin, « Histoire de la civilisation et histoire anthropologique. Adelung et la Kulturgeschichte », Le Texte et l’Idée, n° 17 (2002), p. 59-78.
13 Cf. E.C. Scherer, op. cit., p. 177.
14 G.E. Grimm, « Vom Schulfuchs zum Menschheitslehrer. Zum Wandel des Gelehrtentums zwischen Barock und Aufklärung », dans H.E. Bödeker et U. Herrmann éd., Über den Prozeß der Aufklärung in Deutschland im 18. Jahrhundert. Personen, Institutionen und Medien, Göttingen, 1987, p. 37.
15 Cf. E.C. Scherer, op. cit., p. 104.
16 Cf. J. Rohlfes, op. cit., p. 43.
17 Cité par J. Rohlfes, op. cit., p. 43.
18 Ibid., p. 26.
19 Ibid., p. 36.
20 De fide historien. Commentarius, 1679, éd. de 1702, p. 17-19.
21 Cf. J. Rohlfes, op. cit., p. 37.
22 Cité par J. Rohlfes, op. cit., p. 36.
23 « Antrittsrede in Kassel » 1781, dans Sämmtliche Werke, J. von Müller éd., t. 8, Kleine historische Schriften, Tübingen, 1810, p. 11.
24 « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht », dans le poème « Resignation », Säkularausgabe, t. 1, p. 199.
25 De l’Histoire, Paris, 1670, p. 41-47.
26 J. Möser, Sämmtliche Werke, 10. Teil, Berlin, 1843, p. 117.
27 A.H. Francke, Pädagogische Schriften, H. Lorenzen éd., Paderborn, 1957, p. 58. J.B. Basedow, Das Methodenhuch für Vöter und Mütter der Familien und Völker, 1770, 1771 2, cité d’après Ausgewählte pädagogische Schriften, A. Reble éd., Paderborn, 1954, p. 44.
28 F. Nicolai, Éinige Bemerkungen über den Ursprung und die Geschichte der Rosenkreuzer und Freymaurer (1806), dans Gesammelte Werke, B. Fabian et M.-L. Spieckmann éd., Hildesheim-Zürich-New York, 1988, t. 5.
29 Geschichte der drey letzim Jahrhunderte, t. 1, Göttingen, 1803, introduction, p. iii-vi.
30 Ibid., t. 4, p. IV.
31 De l’Histoire, op. cit., p. 76-77.
32 Méthode pour étudier l’histoire, 1713, chap. I, p. 4.
33 Reise-Anmerkungen, dans Schriften und Briefe, W. Promies éd., t. 5, p. 676.
Auteur
Université Paris X-Nanterre
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Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011