Les étudiants et l’université française : entre intégration et contestation de 1945 à nos jours
p. 77-96
Texte intégral
1S’il existe aujourd’hui de nombreux travaux sur les universités ou sur la vie étudiante, tant d’un point de vue historique que sociologique, peu abordent la question de la relation entretenue par les étudiants avec l’institution universitaire1. Trop souvent assimilée au domaine du conflit sur le modèle de la contestation radicale menée par l’extrême gauche étudiante dans la seconde moitié des années soixante, cette relation fut en fait beaucoup plus complexe. « L’université critique » n’a tenu le haut du pavé qu’une petite décennie sans réel succès faisant par là même la démonstration que la « radicalité » n’appartient pas à la culture étudiante française de l’après-guerre. Le prestige de l’institution universitaire, l’ascension sociale qu’elle facilitait aux enfants des petites classes moyennes depuis les années quarante, firent que la critique de l’institution par le mouvement étudiant porta plus sur la nécessité d’une réforme démocratique de son accès que sur un réel bouleversement de ses structures.
2Une situation nouvelle n’en est pas moins créée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’évolution sociologique importante du milieu étudiant, ses difficultés matérielles et la nouvelle orientation de l’UNEF plaident en faveur d’une réforme de l’université défendue par quelques grands professeurs2, mais surtout par de nombreux étudiants. Ces derniers, par le truchement de la principale organisation étudiante, développent l’idée avant la lettre d’une université pour tous, non malthusienne et ouverte sur le monde. Impliquer les étudiants dans la gestion même de l’institution est pour eux la garantie du maintien d’un système universitaire de qualité et adapté à son siècle, pour tout dire en phase avec les évolutions socio-économiques du pays. Mais au milieu des années soixante, une profonde rupture se produit. La nouvelle génération étudiante, née après la guerre, qui a découvert la politique à travers les luttes anticoloniales (guerre d’Algérie, guerre du Vietnam), porte sur l’institution un regard très négatif. La démocratisation y est insuffisante. Pire, elle apparaît à leurs yeux comme le lieu par excellence de la reproduction des inégalités sociales.
3Une petite décennie de contestation radicale s’ouvre. La destruction d’un système jugé inique est à l’ordre du jour. Pour autant, cette vision révolutionnaire ne fut pas communément partagée par le monde étudiant, comme le prouve le succès des élections universitaires de l’après-683. La réforme Edgar Faure permit de redonner une certaine légitimité à l’université. Le grand soir universitaire n’eut pas lieu. La massification se poursuivit en infléchissant profondément des pratiques politiques au sein du monde étudiant. Le retour à un syndicalisme de proposition, puis de participation, s’effectuait dans les années quatre-vingt. La crise économique avait eu raison de la révolution : l’université, même imparfaite, qui s’engageait de plus en plus sur la voie de la professionnalisation, faisait désormais figure de planche de salut pour l’immense majorité des étudiants.
4Aussi la relation qu’entretinrent les étudiants avec l’institution universitaire depuis la Libération a-t-elle oscillé entre intégration et contestation au gré des évolutions politiques, économiques et sociales du pays.
Une situation nouvelle à la Libération
5La Seconde Guerre mondiale a eu en milieu étudiant au moins trois conséquences importantes. La première est la révélation d’une évolution sociologique fondamentale. La deuxième est d’avoir considérablement accru les difficultés matérielles des étudiants. Enfin, la troisième, et non des moindres, est l’obligation faite à l’UNEF d’une rénovation sans précédent pour continuer d’exister.
L’évolution sociologique du milieu étudiant
6Cette évolution se manifeste tout d’abord par un accroissement notable des effectifs. La première moitié du xxe siècle connaît une forte augmentation du nombre des étudiants, qui se confirme à la Libération. Il passe ainsi de 28 000 en 1900 à 123000 en 19464. Cette progression ne se fit pas malgré tout de manière linéaire : entre 1934 et 1938, nous assistons à un recul du nombre des étudiants en France. L’arrivée à l’âge adulte des classes creuses de la guerre, ainsi qu’un certain tassement de l’immigration étrangère sont, en grande partie, responsables de cet accident conjoncturel. Mais, en 1944, le Bureau universitaire de statistique recensait plus de 90000 étudiants. La tendance était bien à la hausse. L’année suivante, près de 95 500 étudiants fréquentaient l’enseignement supérieur français. Ainsi pouvons-nous constater qu’entre 1938 et 1946, l’augmentation proportionnelle fut supérieure à 35 %. La guerre n’engendra donc pas un recul des effectifs à l’université. Cette croissance peut s’expliquer par l’essor de la scolarisation dans les domaines secondaire, puis universitaire. La modernisation du pays, le rallongement des cursus de formation, la crise des années trente, drainent vers l’université de nombreux jeunes qui se seraient précédemment contentés d’un diplôme de l’enseignement secondaire. Puis, au sortir de la guerre, un phénomène de rattrapage vient momentanément renforcer la croissance des effectifs : un nombre relativement élevé de jeunes éloignés de l’université par le conflit (résistants, réquisitionnés par le STO, prisonniers), que l’on peut évaluer autour de 15 à 20000 individus, reprennent ou commencent des études. Pour autant, le fait qui rend le mieux compte de cette progression de la scolarisation est la féminisation de l’université. En 1900, 624 jeunes filles suivaient des études supérieures, elles sont près de 35000 en 19465. Ces demoiselles contribuent d’ailleurs à une augmentation inégale des effectifs selon les disciplines : plus nombreuses, par exemple, en droit ou en lettres qu’en sciences ou en médecine. Cette progression des effectifs s’accompagna d’une évolution sociale du milieu.
7L’entre-deux-guerres a remis en cause l’image de l’étudiant favorisé, issu des classes dirigeantes de la société. Aussi, à la Libération, l’université est-elle déjà statistiquement dominée par les classes moyennes de la population. Phénomène qui ne fera que s’accentuer par la suite. Si la répartition par l’origine sociale de la population étudiante est loin de refléter celle de la population française dans son ensemble, nous pouvons néanmoins remarquer que le groupe des étudiants issus des professions libérales et des chefs d’entreprise n’excède pas les 20 %. L’immense majorité des étudiants se recrute désormais parmi les professions intermédiaires (cadres, enseignants, fonctionnaires, fonctionnaires subalternes, employés, artisans et commerçants), soit environ 45 % des effectifs globaux. Les couches les plus défavorisées de la société française (employés subalternes, ouvriers de l’industrie, ouvriers agricoles) sont néanmoins présentes à hauteur d’environ 18 %6. Par ailleurs, jeune assistant à la Sorbonne à la fin des années quarante, René Rémond se souvient d’avoir été frappé par le nombre important de fils et filles de petits fonctionnaires parmi ses élèves (instituteurs, postiers, employés de banque...)7. Il est indéniable qu’au lendemain de la guerre une certaine diversité sociale commence à l’emporter, limitée, malgré tout, par la très faible représentation ouvrière : la part des fils et filles d’ouvriers dans les amphithéâtres n’excède pas 3 % du total des étudiants.
8La Libération, synonyme de liberté retrouvée, n’efface pas pour autant les difficultés matérielles. Le milieu étudiant, pour privilégié qu’il soit par rapport à certaines catégories de la population, ne fut pas épargné par les conditions exceptionnelles de l’immédiat après-guerre.
Les difficultés matérielles et sanitaires des étudiants
9Pour l’ensemble des étudiants, rien n’est simple. Se nourrir, se loger, se soigner posent des problèmes dont on n’a plus idée aujourd’hui.
10Dans une France toujours soumise au rationnement – les derniers tickets de pain disparaissent en 1949 –, la nourriture pour les étudiants est une question préoccupante. À tel point qu’elle fait l’objet de toutes les attentions du congrès de l’UNEF à Grenoble en 1946. Il est demandé, au sein de la Commission de la vie matérielle des étudiants, à chaque Association générale étudiante (AGE) d’exposer la situation de ses restaurants universitaires. Les situations présentées sont relativement variables selon les villes universitaires. La qualité paraît excellente à Grenoble alors qu’elle est infecte à Paris et tout juste moyenne à Clermont-Ferrand8. Le Figaro du 8 avril 1948 lance d’ailleurs un véritable appel au secours en faveur des étudiants. Il demande notamment à ses lecteurs de mettre un couvert de plus à la table familiale une ou deux fois par semaine pour un étudiant en difficulté. L’ouverture du restaurant universitaire Mabillon en 1953 à Paris, qui servait plus de 6000 repas par jour, fut saluée comme un événement majeur par toute la presse.
11Dans toutes les grandes villes universitaires, la question du logement est aussi considérée comme une priorité. Les destructions de la guerre, l’accroissement du nombre d’étudiants et le peu de places disponibles en cité universitaire expliquent la pénurie dans ce domaine. La presse régionale et nationale se fait le relais des inquiétudes auprès de ses lecteurs et leur demande de bien vouloir mettre des chambres à la disposition des étudiants9. À Paris, où, sur 52000 étudiants inscrits, 20000 ont besoin d’une chambre, plusieurs solutions sont offertes : l’hôtel ou la pension de famille, la chambre chez les particuliers, les maisons communautaires d’étudiants, les foyers d’étudiants dont certains sont tenus par des ordres religieux10, ou encore les pavillons de la cité universitaire. Malgré une certaine diversité, il est bien difficile de loger tous les étudiants qui le désirent. Le nombre limité de chambres disponibles et les prix souvent élevés sont autant d’obstacles au logement des étudiants. Il ne faut pas non plus craindre la vétusté et l’absence totale de confort. Bien des chambres louées ne possèdent pas le gaz et l’électricité. Le chauffage est un luxe recherché, tandis que les sanitaires et l’eau sont presque toujours sur le palier. La palme de l’originalité revient assurément aux maisons communautaires. Ces dernières sont en réalité dix anciennes maisons closes réquisitionnées après l’entrée en application de la loi Marthe Richard (1946). Le prix des chambres y est raisonnable, mais l’environnement souvent sordide. Annie Kriegel, qui a habité dans la maison du 25, rue Sainte-Apolline, peut ainsi remarquer : « Les filles qui avaient été pensionnaires des maisons n’avaient pas changé de métier. Elles se tenaient maintenant sur le trottoir devant la porte de leur ancien établissement11. » Pourtant, ce qui est le plus préoccupant, ce n’est pas tant la situation matérielle que les conditions sanitaires. Un fléau majeur guette les étudiants les plus fragiles : la tuberculose.
12Dès 1940, une recrudescence spectaculaire de la maladie dans la population française est constatée. En 1946, près de 35000 personnes sont mortes en France des suites de cette maladie. Cela représente une incidence d’environ 6,5 % sur la mortalité générale. Les étudiants ne furent pas épargnés. Il semble même que le tribut payé à la maladie fut plus lourd dans leurs rangs. Les chiffres de la médecine préventive universitaire, qui se met en place à la Libération sous la direction du docteur Daniel Douady, sont sans équivoque : près de 8 % des étudiants examinés sont malades12. Le service des Envois en cure de la fondation Sanatorium des étudiants est débordé par les demandes. Il a reçu, pour l’année 1948, 1 230 demandes, alors qu’il y avait déjà 400 dossiers en attente au 1er janvier13. Comme en témoigne l’existence de ce service, une filière de soins s’est néanmoins mise en place. La tuberculose n’est pas une maladie récente en milieu étudiant. Elle inquiétait déjà suffisamment les responsables étudiants dans l’entre-deux-guerres pour que ces derniers prennent l’initiative en 1923 de la construction d’un sanatorium chargé d’accueillir la « jeunesse des écoles ». Il ouvrit ses portes en 1933. Un double objectif était assigné à cette structure originale : soigner, mais aussi permettre aux étudiants de poursuivre leurs études. Agrandi avant la guerre, le sanatorium étudiant de Saint-Hilaire-du-Touvet (près de Grenoble) constitua une pièce maîtresse du dispositif de lutte contre la tuberculose en milieu étudiant14. C’est en fait, sous l’Occupation, que la fondation connaît une réelle expansion. L’urgence de la situation entraîne, en 1942, l’ouverture d’une première maison de post-cure (la Villa Beldonne à La Tronche, près de Grenoble). Une deuxième post-cure est ouverte l’année suivante à Paris, rue Quatrefages. En 1944, face à une demande de plus en plus forte de soins, la fondation ouvre sa première clinique de pré-cure. Elle permet de débuter les traitements des malades qui n’ont pas encore trouvé de place au sanatorium. Ainsi existe-t-il à la Libération une véritable filière de soins pour les étudiants atteints par la tuberculose. Les années de l’après-guerre virent le renforcement de cette structure pour faire face à une situation exceptionnelle, mais dont personne ne doutait qu’elle était avant tout conjoncturelle.
13C’est dans ce contexte particulier qu’une nouvelle orientation de l’UNEF se dessine et s’affirme à partir de 1946.
La nouvelle orientation de l’UNEF
14La renaissance de l’UNEF n’allait pas de soi à la Libération. Son maréchalisme et son attentisme sous l’Occupation ne plaidaient pas en faveur de cette solution. Le prestige de l’organisation étudiante avait beaucoup souffert, et la concurrence fut vive avec les organisations d’étudiants et de jeunesses issues de la Résistance. Une sorte de parlement étudiant était d’ailleurs en train de se constituer sous la forme d’une Union patriotique des organisations étudiantes (UPOE). Pourtant, au moment où naît l’UPOE, le choix de « rénover la vieille UNEF » a déjà été fait par une partie de ses dirigeants15. Un certain nombre de raisons motivent cette initiative. Tout d’abord le caractère parlementaire de l’UPOE, et surtout la règle de l’unanimité qui prévalait en son sein pour toute prise de décision, ne pouvait que conduire à la paralysie de l’organisation. Ensuite l’UNEF bénéficiait d’une excellente implantation parmi les étudiants : près de 20000 d’entre eux en étaient toujours membres par le biais d’une trentaine d’AGE. Partout le travail corporatif et social se poursuivait et cela d’autant plus que la situation matérielle et sanitaire était préoccupante. Enfin, les pouvoirs publics appuyèrent le retour de l’organisation étudiante sur le devant de la scène parce qu’elle leur apparut comme le meilleur rempart contre une éventuelle percée communiste. En effet, l’anticommunisme qui unissait les étudiants socialistes, gaullistes et jécistes après-guerre fut un puissant obstacle à toute implantation communiste dans l’UNEF.
15Si l’UNEF devait retrouver sa place, il n’était pas question pour ses nouveaux dirigeants tels que Pierre Rostini, Paul Bouchet ou Pierre Trouvat, tous issus de la Résistance, de revenir au statu quo de l’entre-deux-guerres. Le « corporatisme » et l’« apolitisme » prônés par l’organisation étudiante de cette époque étaient pour eux révolus. Les étudiants devaient prendre toute leur place dans le grand mouvement historique de reconstruction du pays et de l’université, qu’ils n’hésitaient pas à définir comme « une révolution économique et sociale au service de l’Homme »16. Le tournant fut pris en avril 1946, au congrès de Grenoble. Depuis le mois de janvier, la Commission d’études syndicales de Lyon animée par Paul Bouchet (président de l’AGE de Lyon) travaillait à la rédaction de propositions de réforme de l’UNEF. C’est ainsi que la charte de Grenoble vit le jour et fut adoptée sans réelle passion au congrès d’avril. Elle est un texte fondateur, socle du nouveau rôle que doit jouer l’organisation étudiante, c’est-à-dire celui d’un syndicat étudiant, même si cette interprétation est juridiquement contestable. La définition qu’elle donne de l’étudiant – « un jeune travailleur intellectuel »– avec des droits et des devoirs inhérents à cette nouvelle identité sert de justification à un ensemble de revendications dont la finalité est la reconnaissance du fait étudiant, et par là même une plus grande intégration dans l’université et dans la nation de cette « jeunesse des écoles »17. Cette nouvelle orientation de l’UNEF n’aurait jamais été possible sans les combats de la Résistance et les conditions matérielles difficiles de l’après-guerre. Ce nouvel esprit revendicatif, profondément unitaire et solidaire, qui inscrit l’organisation étudiante dans une problématique syndicale, n’en demeure pas moins fragile. Des réalisations concrètes dépendront son succès ou son échec.
16Une situation nouvelle existe bien en milieu étudiant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle ouvre la voie vers une plus grande intégration de l’étudiant à l’université. Une organisation représentative comme l’UNEF fait de la reconnaissance du fait étudiant son combat prioritaire au moins jusqu’au début des années soixante.
Les combats de l’intégration
17A la Libération, l’université n’apparaît plus, à nombre d’observateurs et d’étudiants, adaptée à la vie moderne et aux exigences de la reconstruction du pays. Dans ce contexte particulier, tous considèrent que notre enseignement supérieur connaît une véritable crise de structure dont il ne peut sortir que par une profonde réforme. Si le constat semble unanime, les remèdes proposés divergent. Alors qu’une majorité de professeurs considère que toute réforme doit viser à renforcer la sélection des étudiants par un encadrement strict de l’accès et des débouchés de l’université, ces derniers défendent plutôt l’idée d’une « démocratisation » du recrutement et d’une amélioration des conditions de vie, donc d’études. La représentation de l’université des étudiants diffère de celle de nombreux professeurs, mais il n’y a pas de remise en cause réelle du système universitaire parmi eux. Au contraire, l’université doit s’ouvrir au plus grand nombre et faire une place plus grande à sa tête aux étudiants. C’est le sens des principales revendications de l’UNEF de l’après-guerre, fidèle à sa nouvelle orientation.
Un enjeu déterminant : la Sécurité sociale étudiante
18La situation sanitaire inquiétante dans laquelle se trouvent de nombreux étudiants à la Libération a motivé la direction de l’UNEF à défendre l’extension du système général de Sécurité sociale aux étudiants18. Avec l’aide de nombreux parlementaires gagnés à cette cause après un travail classique de lobbying des dirigeants de l’UNEF19, une proposition de loi fut adoptée le 23 septembre 1948. Si ce résultat peut être interprété comme la prise de conscience à une situation tragique, il est aussi un premier pas vers la « substitution à une politique d’assistance d’une politique sociale qui vise à reconnaître les droits des étudiants »20. La Sécurité sociale étudiante constitue une première reconnaissance de l’étudiant par la nation dans l’optique de la charte de Grenoble. Sa gestion, c’est-à-dire l’étude des dossiers et la liquidation des prestations, est confiée à une section locale universitaire. Une société mutualiste dans chaque ville universitaire se voit alors reconnaître le droit de gérer la section locale21. En 1949, une seule mutuelle a déposé ses statuts et a commencé à créer des sections : la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF). En son sein, les étudiants obtiennent une représentation paritaire et la présidence du conseil d’administration. C’est ainsi qu’ils gèrent en partie leur système de protection sociale22. Les dirigeants de l’UNEF considèrent après ce premier succès qu’il est impossible de s’arrêter en si bon chemin. Ils sont convaincus que la reconnaissance du fait étudiant et la démocratisation de l’université ne peuvent s’effectuer seulement à partir des questions sanitaires. Il leur apparaît nécessaire de lever un obstacle majeur à leurs yeux : celui du déterminisme social.
L’allocation d’études contre le déterminisme social
19La démocratisation de l’université, c’est la possibilité pour tous les jeunes qui le souhaitent après une scolarité secondaire de pouvoir faire des études supérieures. Ce qui n’est pas le cas à la fin des années quarante en dépit d’une plus grande diversification sociologique du recrutement. Il faut donc offrir à ces jeunes l’autonomie financière nécessaire afin qu’ils puissent poursuivre leurs études. Dans l’esprit des dirigeants de l’UNEF, il ne s’agit pas de faire de l’assistance, mais bien de créer un droit nouveau et universel fondé sur le seul fait que tout travailleur mérite salaire. Dans la mesure où l’étudiant est « un jeune travailleur intellectuel », il a donc le droit de percevoir un salaire. Après tout, les élèves de certaines grandes écoles sont bien rémunérés, pourquoi les étudiants de l’université ne le seraient-ils pas eux aussi ? Cette conviction est d’autant plus renforcée que le système des bourses fonctionne plutôt mal. À peine 10 % des étudiants sont boursiers en 1948, et les sommes perçues sont bien souvent insuffisantes pour couvrir tous les frais de la scolarité. Il faut donc changer de dimension. Le pays a besoin pour sa reconstruction et son expansion de nombreux jeunes aux formations de plus en plus pointues. Le coût relativement élevé du nouveau système resterait tout compte fait relatif. C’est bien d’un investissement à long terme dont il s’agit.
20Aussi l’idée d’un « présalaire » fit-elle son chemin. À vrai dire, elle n’était pas neuve. La première trace d’une telle revendication remonte au milieu des années vingt23. La nouveauté au lendemain de la guerre, c’est qu’elle s’inscrit dans un plan cohérent et dans un contexte qui peut le justifier. Le débat n’en fut pas moins animé jusqu’au sein de l’UNEF. Certains responsables craignaient, à l’image de Jean-Marie Le Pen ou de Claude Chabrol (respectivement président et membre de la Corpo de Droit de Paris), la fonctionnarisation des étudiants. Pourtant une proposition de loi défendue par le député MRP Cayol, prévoyant le versement d’une allocation d’études sur critères universitaires, fut déposée en 1950 sur le bureau de l’Assemblée nationale24. Elle fut adoptée dans ses grandes lignes et à l’unanimité par la commission de l’Éducation nationale. Elle devait venir en discussion devant l’Assemblée le 12 mai 1951, mais le gouvernement n’y était pas favorable. Il opposa la loi des maxima et le renvoi en commission fut ordonné. La proposition, sans soulever beaucoup d’émotion, fut retirée de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale à la veille des élections législatives de 1951. En fait, de nombreux parlementaires y étaient opposés, pensant que le budget de la nation n’aurait jamais pu supporter un tel effort. L’allocation d’études n’était pas la Sécurité sociale. C’est ainsi qu’elle devint le serpent de mer du mouvement étudiant. Elle continue de refaire surface périodiquement.
21Cette revendication avait un temps détourné les étudiants d’une réforme des structures universitaires.
Pour une réorganisation complète de l’enseignement supérieur
22C’est en 1953, au congrès de Rouen, que pour la première fois, l’UNEF développe sa conception d’une réforme de l’enseignement supérieur. Trois idées directrices, qui reprennent les principales revendications du mouvement étudiant de l’époque, peuvent être mises en évidence : l’allocation d’études, la cogestion des œuvres, l’association des étudiants aux organismes universitaires25. Il est à noter à la lecture de ce projet qu’une réforme des études n’est pas la priorité de l’organisation étudiante, ce que confirme d’ailleurs l’intervention de l’UNEF, trois ans plus tard, en pleine campagne électorale. Elle soumet aux candidats à la députation une « charte minimale » pour une réforme de l’enseignement constituée d’un ensemble de propositions sur lesquelles elle aimerait les voir s’engager. Trois points sont abordés : l’augmentation massive des crédits de l’Éducation nationale, l’octroi d’une aide aux familles des élèves selon leurs besoins et d’une allocation aux étudiants selon leur mérite, ainsi que la prolongation de la scolarité jusqu’à 18 ans par paliers progressifs dans les dix ans à venir26. Il est clair que l’UNEF poursuit toujours le même but : la démocratisation de l’enseignement supérieur, sans se rendre compte que celle-ci passe au moins autant par l’adaptation pédagogique de l’université à son nouveau public que par l’octroi massif d’allocations.
23Il faut attendre le congrès de Grenoble de 1959 pour qu’une volonté d’examiner sérieusement l’inadaptation des structures de l’université se manifeste. En effet, les délégués présents ne se contentent plus d’invoquer l’allocation d’études comme stade ultime de la démocratisation, mais réclament une réorganisation complète de l’enseignement supérieur. Après avoir fait le bilan de « la faillite de l’Université », le président de l’UNEF Georges Danton, dans son rapport moral, engage son organisation dans une réflexion sur les contenus des enseignements et sur la pédagogie à adopter : « Il nous faut tout d’abord réfléchir sur ce que nous sommes en droit d’attendre de l’enseignement supérieur et quelles sont les structures adaptées à ce but. Ce que nous attendons est simple. Une culture générale supérieure dans la spécialité que nous avons choisie, des méthodes de travail appropriées et une préparation à une situation qui ait une valeur dans la vie économique et sociale d’aujourd’hui. Nous devons éviter une spécialisation trop rapide et une trop grande fragmentation27. » Pour une majorité de congressistes, l’université n’a de sens que si elle prépare les étudiants qu’elle accueille à la vie professionnelle. Cela ne veut pas dire pour autant une professionnalisation systématique des filières, mais la généralisation, dans certaines disciplines, des stages en entreprise pourrait mieux préparer l’étudiant à la vie active, tandis que l’orientation et l’information sur les débouchés seraient renforcées.
24En ce qui concerne les structures, le président de l’UNEF propose de « sortir du vieux cadre des facultés traditionnelles » par une réorganisation des différents cycles universitaires, par la poursuite de la décentralisation universitaire, et, enfin, par un aménagement et un allongement de l’année universitaire. Une véritable réforme administrative est aussi nécessaire. Pour lui, l’état de sous-administration de l’université nuit au bon fonctionnement des enseignements. On ne pourra remédier à ce problème que par la cogestion « car il faut que les différentes assemblées et conseils jouent un rôle encore plus important. Ils ne pourront le faire que le jour où les étudiants n’en seront pas tenus à l’écart »28. Georges Danton s’appuie dans ce domaine sur la réussite que constituent à la fois la gestion paritaire de la Sécurité sociale étudiante et celle du Conseil national des œuvres qui regroupent les nombreux services à destination des étudiants (logement, restaurants universitaires, santé, tourisme...).
25C’est bien une réforme de fond du système universitaire que souhaitent désormais les représentants des étudiants. Une nouvelle grille revendicative se dessine. Elle comprend trois exigences fondamentales : démocratisation du recrutement, indépendance de l’université et adaptation au monde moderne. Cette dernière exigence se décline aussi en trois points : réforme pédagogique, réforme administrative et accélération des programmes de construction d’universités nouvelles.
26À l’orée des années soixante, sans abandonner leur revendication-phare – l’allocation d’études –, les étudiants ont élargi leur plate-forme revendicative à une réforme plus globale de l’université. Elle n’est d’ailleurs pas sans trait de parenté avec la réforme conduite en 1968 par Edgar Faure. Améliorer le fonctionnement universitaire, ouvrir l’enseignement supérieur au plus grand nombre, développer l’orientation et l’information sur les débouchés, dialoguer avec le monde professionnel sous la forme de stages étudiants en entreprise, autant de propositions qui s’inscrivent dans cette logique de l’intégration de l’étudiant au sein d’une institution qui n’est pas réellement remise en cause en tant que telle. Si l’université doit se réformer, le crédit que lui porte la « jeunesse des écoles » demeure encore important. Il en sera différent quelques années plus tard. Au temps des revendications et des propositions succède le temps de la contestation. L’université est devenue la source de tous les maux.
La contestation radicale du système universitaire
27Cette contestation constitue l’aspect le plus visible de cette histoire étudiante, mais elle demeure sur bien des points encore largement méconnue. De la guerre d’Algérie à la relève des générations, de la contestation du stalinisme à celle du système capitaliste, de la remise en cause de la société de consommation au triomphe de l’individu, du baby-boom au refus des valeurs d’un autre âge naît une « radicalité » étudiante aux aspects multiples, mais peut-être plus nuancée qu’il n’y paraît. L’université, au prix d’une réforme importante, résista plutôt bien et le retour à l’ordre s’amorça dans des délais relativement rapides.
La naissance d’une « radicalité » étudiante
28Les années soixante ouvrent le temps des mutations et des crises et contribuent à la naissance d’une « radicalité » étudiante. Cette dernière trouve sa source dans le mouvement général d’une société dont les profondes mutations bouleversent les anciens repères. Le compromis entre la vieille société rurale et l’industrialisation est rompu. Les villes nouvelles sortent de terre, l’exode rural achève de vider les villages enclavés, des quartiers neufs ceinturent les vieux centres urbains. La France embrasse la modernité et se tourne, en abandonnant les églises, vers un nouveau culte : la consommation. Tout devient objet de consommation : la santé, les loisirs, l’éducation. Une jeunesse pléthorique, fruit du baby-boom de l’après-guerre, arrive à l’âge adulte et entend bien prendre toute sa place dans cette société qui n’a pas encore pris la mesure des changements en cours. Ce décalage porte en lui bien des malentendus à venir. Les aspirations de cette génération, qui a vingt ans au milieu des années soixante, tranche en tout point sur celles de ses aînés. Le poids de la tradition est remis en question, les conflits de génération s’exacerbent, la famille et l’école font de plus en plus figure, pour les plus jeunes, de conservatoires du monde ancien face à la modernité à laquelle ils aspirent.
29L’université se trouve rapidement dans l’œil du cyclone. La multiplication des effectifs universitaires sature les amphithéâtres. Le nombre impose progressivement sa loi sous le triple effet de la poursuite du développement de la scolarisation, de l’allongement des cursus universitaires et des effets du baby-boom. En dépit d’une accélération des programmes de construction d’établissements du supérieur, la progression géométrique du nombre des étudiants n’est que très difficilement absorbée. Si cela contribue à la radicalisation de la contestation d’un système qui fonctionne de plus en plus mal, à lui seul ce phénomène n’aurait pas suffi. La « radicalité » qui commence à s’exprimer trouve aussi son origine dans la crise que traverse les organisations traditionnelles étudiantes. L’UEC, la JEC, l’UNEF se décomposent et ouvrent un champ appréciable à des organisations nouvelles dans la mouvance de l’extrême gauche, essentiellement trotskiste et libertaire. Les guerres coloniales (guerre d’Algérie, guerre du Vietnam notamment) offrent à ces formations de l’extrême gauche des points d’appui pour prendre pied dans l’université. Très minoritaires en nombre, leurs idées n’en trouvent pas moins un temps quelque écho parmi cette jeunesse étudiante. Enfin s’ajoute à cela la mise en chantier au début de l’année 1963 d’une réforme globale du système éducatif, dite réforme Fouchet, dont le volet universitaire prévoit une spécialisation scientifique et professionnelle des filières, la révision des cursus et des programmes avec, notamment, la réorganisation des études en trois cycles et le contrôle des flux étudiants par la sélection à l’entrée des facultés. Son application progressive, en dépit du renoncement du gouvernement à la sélection, allait accroître le malaise universitaire29.
30Les critiques contre l’institution universitaire prirent alors un tour beaucoup plus radical que dans les années cinquante. Il n’était plus question de réformer pour permettre une meilleure intégration de l’étudiant, mais bien de faire table rase pour construire l’université critique30.
La contestation du système universitaire
31A partir du milieu des années soixante, l’université subit un feu roulant de critiques qui toutes visent à démontrer qu’il est temps de faire table rase de l’institution pour reconstruire un lieu plus en phase avec les aspirations révolutionnaires d’une époque. La contestation s’organise autour de deux thèmes essentiels : l’université est un milieu pathogène qui brime les aspirations des individus, l’université est une institution au service du capital dont la vocation première est la reproduction de l’ordre social. Pourtant la « radicalité » étudiante demeure toute relative.
32Depuis quelques années, l’accent est mis sur la croissance régulière des maladies mentales en milieu étudiant. Les premiers bureaux d’aide psychologique universitaire (BAPU) ont vu le jour à la fin des années cinquante. Ils se veulent à l’origine centres de dépistage et de traitement des troubles mentaux légers, ainsi que lieu d’accueil et de conseil. Alors qu’aucune étude n’est en mesure d’affirmer si la proportion des étudiants malades est supérieure à celle que l’on peut trouver dans la population en général, il est vite considéré que la vie étudiante avec ses « dimensions spécifiques d’aliénation » favorise les maladies mentales. De là, il n’y a qu’un pas que certains, à l’image de Félix Guattari, franchissent allègrement pour dénoncer la responsabilité de l’université « technocratique » à la solde « des entreprises privées et étatiques », qui étouffe de ce fait « l’aspect culturel et formateur qui devrait être l’essentiel des années d’apprentissage ». Pour lui, cela ne fait aucun doute : il existe bien une psychopathologie propre au milieu étudiant que des structures universitaires inadaptées renforcent. Une vie matérielle difficile, une dépendance économique forte, la tension et l’anxiété liées aux examens et concours et, pour finir, une incertitude grandissante face à l’avenir professionnel contribueraient à ce climat pathogène de l’université. Cette dernière, loin de contribuer à l’épanouissement de la personne, la maintiendrait au contraire dans une forte dépendance. L’aliénation devient dès lors un thème récurrent de la critique de l’université.
33Une critique qui porte aussi sur la dépendance supposée de l’institution vis-à-vis du développement du capitalisme. L’évolution de ce dernier sous l’effet de la modernisation économique entraîne pour l’université un changement de fonction : « L’Université libérale caractérisée par une épistémologie datant d’Auguste Comte […] était un foyer de conservatisme [...], les réformes actuelles arguant d’un réel archaïsme consistent à adapter l’Université à l’état des forces productives, (elle) joue dès lors le rôle de garant idéologique et culturel dans l’accroissement de la dépendance de toutes les formes de travail à l’égard du Capital31. » Il est évident que pour ces étudiants d’extrême gauche, la révolution passe par la destruction d’une institution au service d’un ordre économique et social détesté et son remplacement par l’Université critique. Pour autant, cette remise en cause radicale de l’université ne dépasse guère le stade du slogan. La JCR, principale force d’extrême gauche en milieu étudiant, s’aligne en définitive sur les positions de la gauche syndicale de l’UNEF, revendique l’allocation d’études sur critère universitaire, parce que défendre ce projet, « c’est critiquer l’Université actuelle » en donnant à l’étudiant une « indépendance matérielle (puis intellectuelle) par rapport à la famille, l’État et le Capital »32. L’argumentation demeure un peu courte. L’allocation d’études comme « grand soir » révolutionnaire, voilà ce que propose la JCR aux étudiants de l’université française. En fait, il n’y a pas en France de réelle tentative pour fonder, comme cela s’effectue en Allemagne dans l’hiver 1967, une « contre-université ». La mise en accusation de l’université française s’effectue à la marge. Contrairement à leurs homologues allemands, les étudiants français, y compris nombre de militants de l’extrême gauche, croient encore que l’université est réformable. Le mouvement de Mai 68, dont on crut un temps qu’il allait emporter le pouvoir politique, ne contredit pas cette analyse. Il se conclut sur une réforme de l’université qui fut acceptée par la majorité des étudiants.
Le retour à l’ordre
34Le temps de la contestation radicale fut relativement bref. La réforme d’Edgar Faure, l’impasse politique que constituait le gauchisme et les premiers soubresauts de la crise économique entraînèrent le retour à l’ordre.
35« [...] Nos étions au milieu d’un champ de décombres : la vieille légalité était morte, les autorités avaient toutes les peines du monde à faire fonctionner les établissements. Il fallait donc trouver un autre principe de légitimité »33, se souvient René Rémond. La loi Faure offrit cet autre principe en intégrant un certain nombre de suggestions et de formules de Mai. La participation des étudiants, l’autonomie des établissements et l’éclatement du vieux cadre des facultés furent les piliers d’une réforme qui permit la recomposition progressive d’un enseignement supérieur en France. L’organisation des cursus universitaires en « unités de valeur » obtenues par un panachage d’épreuves traditionnelles et de contrôle continu relativisait le poids des examens tant critiqués. Le conseil d’université s’ouvrait aux étudiants, mais aussi aux autres membres de la communauté universitaire. Les universités et les UER qui déterminaient leurs statuts et leurs structures internes devaient être administrées par des conseils élus et dirigés par un président et un directeur élus par les différentes assemblées. Edgar Faure offrait là aux responsables du mouvement de Mai 68 de devenir les acteurs principaux de l’institution reconstruite. Comme le souligne fort justement Antoine Prost, ce n’est pas le contenu des études qui a changé, mais la relation pédagogique et la dévolution du pouvoir magistral34. Petite révolution dans l’université française, cette réforme rencontra une double opposition : celle des nostalgiques de l’ordre ancien et celle de l’extrême gauche étudiante. L’UNEF appela d’ailleurs au boycott. Après la scission de 1971, l’UNEF trotskiste maintint cette position contrairement à son homologue communiste jusqu’au début des années quatre-vingt. En dépit de l’opposition de l’extrême gauche, les premières élections, celles des assemblées constitutives des UER en février 1969, furent un succès. La participation étudiante dépassa les espérances. Elle oscillait entre 65 et 42 % selon les disciplines.
36Les organisations d’extrême gauche ne renonçaient pas pour autant. Mai 68 apparaissait pour nombre de leurs militants comme « une répétition générale ». Il fallait transformer l’UNEF en une « organisation politique de masse ». Dans ces conditions, l’unité fictive de la principale organisation étudiante, qui avait déjà vu fondre une partie non négligeable de ses adhérents depuis le milieu des années soixante, ne dura pas. En 1971, elle se scindait en deux : l’UNEF-renouveau animée par les communistes de l’UEC et l’UNEF « Unité syndicale » aux mains des trotskistes de l’OCI. L’onde de choc des événements de Mai 68 entraîna aussi une violence diffuse au sein de l’université. Cette agitation pouvait prendre des formes variables : perturbation des cours, perturbation des réunions des différents conseils, irruption de commandos semant la panique sur leur passage, bagarres entre les militants des différentes organisations étudiantes... Le caractère politique de ces violences est hautement revendiqué par les groupes qui en usent. Il s’agit de détruire « l’université bourgeoise » et de démontrer que la loi d’orientation Faure n’est pas en mesure de répondre aux problèmes.
37Cependant au milieu des années soixante-dix, le système universitaire semblait désormais solide. Il avait fait mieux que résister aux attaques, il avait trouvé une nouvelle légitimité démocratique. Les « gauchistes » cédaient d’autant plus le pas que leur stratégie était une impasse et que le climat changeait dans le pays. Les premiers effets de la crise économique se faisaient sentir. Le chômage se développait. L’université reconstruite devint une planche de salut pour nombre de jeunes qui prenaient conscience que toute promotion sociale ne pouvait plus venir désormais que des études. Le temps des « héritiers », s’il avait un jour existé, était bel et bien terminé. Il laissait la place à celui des nouveaux étudiants : entre intégration et nouvelles formes de mobilisation.
Les nouveaux étudiants : entre intégration et flambée contestataire
38La page de la contestation radicale se tourne au milieu des années soixante-dix. Les violences tendent à devenir de plus en plus rares. Un retour progressif au syndicalisme s’effectue. Les organisations étudiantes exsangues essaient de mieux prendre en compte les besoins des étudiants. Les deux UNEF réinvestissent le secteur des services. Cette nouvelle stratégie répond en partie à une massification du milieu qui s’accélère à la fin des années quatre-vingt. L’intégration de ces nouveaux étudiants n’est pas chose aisée. Pour autant, la contestation qui peut encore se manifester a perdu son caractère global et systématique du « cycle héroïque du gauchisme ».
Le retour au syndicalisme
39L’épuisement du cycle révolutionnaire au milieu des années soixante-dix permet de reposer la question du syndicalisme étudiant. L’UNEF, divisée en deux organisations rivales, n’est évidemment plus en mesure de jouer le rôle d’une force politique d’avant-garde. En 1980, L’UNEF-US, en rassemblant toutes les forces non communistes (des socialistes aux trotskistes de toutes obédiences), devient l’UNEF Indépendante et démocratique. Cette mue n’est pas simplement un changement de sigle. Elle ouvre à une véritable mutation. L’UNEF-ID abandonne la conception syndicale de pure contestation pour adopter une orientation qui, en plus du rôle revendicatif, fait place à un syndicalisme de négociation et de services. Elle rompt alors avec la position du boycott des élections universitaires et présente pour la première fois en 1982 des candidats. Elle lance aussi, la même année, des Maisons de l’étudiant qui mettent à la disposition des étudiants des photocopieurs et des polycopies de cours. Les étudiants socialistes prennent progressivement le contrôle de l’UNEF-ID et réduisent à peau de chagrin l’influence de l’extrême gauche. Les leçons de l’engagement politique de l’après-Mai 68 sont ainsi tirées. En renonçant à changer la société, l’UNEF-ID reprend le flambeau de la défense des intérêts des étudiants et retrouve, à près de quarante ans de distance, les accents du célèbre congrès de Grenoble qui demeure la référence mythique par excellence. Même si les syndicats étudiants ne regroupent que très peu d’adhérents (moins de 7 % des étudiants), ils n’en ont pas moins un poids institutionnel fort : ils sont invités à participer aux discussions préalables aux réformes, leurs élus sont courtisés dans les conseils pour les différentes élections (directeurs d’UER, puis d’UFR, présidents d’université), leurs voix comptent dans les projets d’habilitation de filières...
40Cette nouvelle stratégie répond en grande partie à la poursuite de la massification du milieu étudiant.
La poursuite de la massification
41Le nombre des étudiants en France n’a fait que croître du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix. On est ainsi passé de 660000 étudiants à plus de 1 600 000. Cette croissance est sans précédent, d’autant qu’elle a été d’une régularité statistique exemplaire. En effet, pour les années soixante-dix, l’accroissement en proportion des effectifs est proche des 30 %, tandis qu’il est légèrement supérieur à 30 % pour chacune des deux décennies suivantes35. Ce dernier résultat cache néanmoins un double mouvement : une accélération de la croissance entre 1990 et 1994, avec 352000 étudiants en plus, et, depuis, une baisse régulière des effectifs. On atteint aujourd’hui les limites de la progression de la scolarisation dans l’enseignement supérieur. Pour autant, la massification des études n’a pas entraîné une forte démocratisation du recrutement. À la fin des années quatre-vingt-dix, les étudiants inscrits à l’université sont toujours principalement issus de familles de cadres supérieurs ou de professions intermédiaires. Leur proportion a même eu tendance à croître depuis le début de la décennie. Dans le même temps, la part des étudiants originaires de familles d’employés et d’ouvriers a aussi progressé, alors que ces catégories socioprofessionnelles ont régressé légèrement dans la population totale. Une certaine démocratisation de l’université s’est bien effectuée, même si elle reste limitée36. Cette démocratisation a suivi des voies spécifiques. Le développement des filières technologiques à l’université, avec notamment la naissance des IUT et leur montée en puissance au cours des années quatre-vingt, a contribué à l’accélération du mouvement, tout comme, semble-t-il, dans les années quatre-vingt-dix, la multiplication dans les villes moyennes des établissements universitaires sous l’effet du plan Université 2000.
42L’intégration de ces nouveaux étudiants ne se fait pas sans difficulté, comme en témoignent les taux de défaillance importants en première année de DEUG, mais il n’existe pas de rejet de l’institution de leur part. Au contraire, ils sont souvent prompts à se mobiliser pour défendre l’université qu’ils considèrent, dans une société malade du chômage, comme leur planche de salut.
De nouvelles formes de protestation
43Moins enclins à défendre les grandes causes politiques, les étudiants ont, en revanche, retrouvé ces dernières années une capacité forte à se mobiliser sur les conditions universitaires. Le refus de la sélection et la défense des diplômes font un retour en force dans les manifestations étudiantes37. Par ailleurs, le passage à l’action n’est pas lié obligatoirement au degré d’insatisfaction des étudiants vis-à-vis de l’université car, dans bien des cas, ils souhaitent conserver en l’état un système dont ils craignent les évolutions. Les mobilisations des années quatre-vingt-dix sont avant tout marquées par une très forte inquiétude face à l’avenir, qui peut conduire à des formes étonnantes de conservatisme. Ces nouveaux étudiants qui intègrent l’université de masse ont souvent l’impression d’être engagés dans des études dévaluées par avance que toute réforme viendrait déprécier encore plus. La crainte du changement est forte et mobilisatrice sur des bases qui se veulent apolitiques. Ces mobilisations peuvent prendre alors des formes d’explosions qui retombent aussi vite qu’elles sont nées sans s’attaquer réellement au système qui renforce les inégalités par son mode de sélection. De la protestation contre la loi Devaquet (1986) à l’affaire du CIP (1994), on voit se construire ce nouveau modèle de contestation. Pourtant, c’est beaucoup plus la peur de l’exclusion que sa réalité qui pousse les étudiants à se mobiliser. L’université, vaste parking à étudiants et antichambre du chômage, est une représentation fausse au regard de son évolution au cours de ces dix dernières années.
44Sur plus d’un demi-siècle, la relation entretenue par les étudiants avec l’institution universitaire en France se révèle beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Longtemps synonyme de contestation systématique, force est aujourd’hui de reconnaître que cet aspect pour réel qu’il soit est à nuancer. En effet, la période du « gauchisme triomphant » fut d’une durée relativement brève : une petite décennie tout au plus. Mais c’est elle, parce qu’elle fut spectaculaire, que la mémoire retient. De plus, jamais les organisations d’extrême gauche qui avaient investi l’université ne furent en mesure de mobiliser sur leurs positions la majorité des étudiants, politiquement beaucoup plus modérés. En 1969, leur appel au boycott des élections universitaires n’est guère suivi et leurs tentatives pour empêcher le scrutin sont partout des échecs. L’épuisement du cycle révolutionnaire, la poursuite de la massification et le retournement de la conjoncture économique au milieu des années soixante-dix changent la donne. L’institution universitaire conserve ainsi auprès des étudiants une certaine utilité à défaut d’un certain prestige.
Notes de bas de page
1 Parmi les derniers ouvrages parus, nous pouvons citer : Chr. Musselin, La Longue marche des universités françaises, Paris, 2001 et sous la direction de Cl. Grignon, Les conditions de vie des étudiants. Enquête OVE, Paris, 2000.
2 L. Febvre, « Plaidoirie pour une révolution », dans L’Éducation nationale, jeudi 6 février 1947.
3 Voir en particulier le témoignage de R. Rémond, Vivre notre histoire. Aimé Savard interroge René Rémond, Paris, 1976.
4 Archives nationales (AN), BUS, 63 AJ 134, 135, 136.
5 AN, BUS, op. cit.
6 Fr. Borella et M. de La Fournière, Le syndicalisme étudiant, Paris, 1957, p. 97.
7 Entretien avec René Rémond, le 6 mai 1994.
8 BDIC 4° delta 1151, congrès UNEF de Grenoble, séance du 25 avril 1946.
9 AN, BUS, 63 AJ 56, Presse de province (1949-1951). Par exemple, à Rennes, Ouest Matin du 19.09.1951 : « Les étudiants vont-ils devoir coucher sous les ponts de la Vilaine ? » ; à Poitiers où Le Libre Poitou du 12.10.1950 lance un appel aux « Amis de l’Université » en faveur du logement des étudiants.
10 Par exemple, la « Réunion des étudiants », foyer d’étudiants catholiques tenu par les maristes au 104 de la rue de Vaugirard. François Mitterrand en fut le pensionnaire de 1934 à 1938.
11 A. Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Paris, 1991, p. 416.
12 BDIC 4° delta 1183/7/12.
13 BDIC 4° delta 1183/6/1. Docteur Douady, Rapport sur l’activité de la fondation « Sanatorium des Étudiants de France » pendant l’année 1948, novembre 1949.
14 BDIC 4° delta 1151/1. Congrès UNEF de Versailles, 11-16 avril 1939. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean Zay, présent à l’ouverture du congrès, annonça l’agrandissement du sanatorium tout en vantant les mérites de l’institution.
15 D. Fischer, L’histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Paris, 2000, p. 44-57.
16 Déclaration des droits et devoirs de l’étudiant, adoptée par le 35e congrès de l’UNEF réuni à Grenoble, le 20 avril 1946 et baptisée plus communément Charte de Grenoble, dans Les Cahiers du GÉRMÉ, n° 1, mars 1996.
17 D. Fischer, op. cit., p. 52-54.
18 O. Chevrillon, « La sécurité sociale des étudiants », dans Pour la vie (études démographiques et familiales), n° 25, janvier-février 1949.
19 Ch. Lebert (vice-président de l’UNEF) fut l’artisan et l’avocat le plus déterminé de cette extension de la Sécurité sociale aux étudiants.
20 P Gaudez, Les Étudiants, Paris, 1961.
21 Journal officiel, 2-49, p. 170.
22 J.-A. Gau, Le régime de la sécurité sociale des étudiants, Paris, 1960.
23 BDIC 4° delta 1151/1. En 1924, pour plus de précision. Mais la réalisation du sanatorium étudiant de Saint-Hilaire absorba les énergies et le projet fut enterré. Il resurgit à la Libération sous la dénomination de présalaire. Les jécistes s’en étaient emparés. René Rémond, rédigeant dans Paris qui se libérait une affiche qui dressait un catalogue de revendications étudiantes, se souvient toutefois d’avoir hésité sur l’orthographe du terme. Fallait-il écrire prêt-salaire ou présalaire ? Il opta pour la seconde orthographe parce qu’il lui semblait que le sens qui en découlait correspondait mieux aux événements du moment et aux évolutions qu’ils ne manqueraient pas de susciter dans le monde étudiant (R. Rémond, op. cit., p. 57).
24 AN, 350 AP 69, Pour servir le monde étudiant, n° 1, février 1956. Bulletin ronéotypé rédigé par la commission étudiante du MRP.
25 BDIC 4° delta 1151/1, congrès de Rouen (7-12 avril 1953).
26 Les sources du syndicalisme étudiant, mémoire anonyme, 1963, p. 195.
27 BDIC 4° delta 1151/1 (1959-1960), 48e congrès UNEF de Grenoble (1-5 avril 1959), rapport moral du président G. Danton, p. 33.
28 Ibid., p. 34.
29 Voir D. Fischer, op. cit., p. 302-307.
30 J.-Ph. Legois, Critique de l’université et université critique : mouvements de réforme et mouvements de contestation dans les facultés littéraires et scientifiques de l’université de Paris (1956-1976), mémoire de DEA sous la direction du professeur A. Prost, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1996.
31 Archives privées de Jean-François Godchau, Projet de résolution pour le congrès de la JCR (1967), p. 3.
32 J.-F. Godchau, op. cit., p. 8.
33 Vivre notre histoire…, op. cit., p. 279.
34 A. Prost, Éducation, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris. 1992, p. 134.
35 À partir des statistiques élaborées par le MEN, Direction de la programmation et du développement, Centre de documentation, « Évolution des effectifs universitaires par grandes disciplines depuis 1959 ».
36 V. Roullin-Lefebvre et P Esquieu, « L’origine sociale des étudiants (1960-1990) », Note d’information, 92.39, octobre 1992 et Note d’Information, 99.27, juillet 1999.
37 Fr. Dubet, « Les étudiants », dans Universités et Villes, Paris, 1994, p. 198.
Auteur
Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants Centre d’histoire de l’Europe du vingtième siècle
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