La lecture par un juif d’un rituel de mariage chrétien (Cento, 1578)1
p. 353-368
Texte intégral
1Les relations entre juifs et chrétiens dans l’Italie du premier Âge moderne ne se sont jamais limitées à l’image qu’en donnait la seule catégorie dominante. Les définitions juridique, économique, religieuse et politique de ce groupe minoritaire sont certes essentielles, mais elles n’offrent qu’une vision partielle si l’on néglige les contacts quotidiens, ou les croyances et les pratiques communes, qui traversaient les frontières religieuses. L’étude du rituel accompli lors d’une cérémonie particulière peut ainsi contribuer à corriger cette vision. Nous aborderons donc ici les rituels de mariage juif et chrétien comme un reflet de la communication interculturelle entre la minorité juive et la société englobante dans l’Italie de la fin du xvie siècle. Elle témoigne à la fois d’antagonismes latents ou manifestes et de la capacité des communautés juives à traduire dans leur culture spécifique des traits importants du rituel de mariage chrétien. Deux lettres en hébreu, écrites à Cento en 1578, illustreront mon interprétation globale du rituel comme indice d’une interaction entre juifs et non-juifs, en révélant en particulier l’influence profonde du modèle du mariage catholique sur le rite juif équivalent.
2Deux serviteurs se marièrent en 1578 à Cento, une petite ville émilienne. Une affaire habituelle, voire banale, bien propre à susciter l’intérêt d’un historien du social. Elle révèle comment se présentait un mariage ordinaire dans la catégorie des serviteurs, quand il se déroulait dans le calme, sans donner lieu à des affrontements ou des scandales qui auraient suscité une procédure juridique. Les cérémonies de l’alliance dans l’Italie du premier Âge moderne sont décrites par des sources de nature variée. Depuis quelques années, cette pléthore d’archives a attiré l’attention des chercheurs, et leur a fourni la base d’importantes contributions1. Mais beaucoup d’entre elles présentent une double limite : elles laissent d’abord dans l’ombre les formes de mariage en usage chez les pauvres, les classes laborieuses, les serviteurs et les groupes marginaux ; parce qu’elles s’appuient principalement sur une documentation juridique issue de l’Église, comme les procès de l’inquisition, ou des tribunaux municipaux, elles tendent ensuite à insister sur des critères formels, à valeur juridique, appréhendés le plus souvent lorsque, pour n’avoir pas été respectés, ils donnent lieu à contestation et, au bout du compte, à la production d’actes juridiques. Les deux lettres dont il est ici question apparaissent donc d’autant plus exceptionnelles qu’elles rapportent un récit de mariage sans histoire, dont le scénario formel et informel se déroule convenablement.
3Mais l’importance de ces lettres va plus loin. Elles relatent l’alliance de deux serviteurs chrétiens, dans les termes et avec les commentaires de leur auteur juif, qui s’adresse en hébreu à un destinataire également juif. Les deux lettres étaient ainsi destinées à ne circuler qu’à l’intérieur de la communauté, à l’abri du regard des chrétiens. Ce n’est pas par hasard que ce récit de mariage, qui confine au commérage, nous a été livré sous cette forme d’écriture. La circulation épistolaire était intense chez les juifs italiens du xvie siècle2. Les missives se présentaient comme une forme essentielle de communication, pratiquée au quotidien par les habitants des centaines de petites communautés de l’Italie du Nord. Elle participait tout autant d’un patrimoine culturel spécifique. L’écriture épistolaire en hébreu (icjrot), sous une forme très rhétorique, était fort appréciée et célébrée. Elle prenait place dans le programme d’études des hommes, dès un âge précoce, et devenait une part intégrante du bagage culturel de tout homme adulte instruit. La ressemblance avec la tradition humaniste italienne de l’ars dictaminis apparaît ici manifeste.
4 L’écriture épistolaire était enseignée aux adolescents à travers la copie de lettres ou de recueils de lettres (igronim), avec des adaptations limitées. Ces compilations mêlaient des lettres fictives à caractère littéraire à des missives « authentiques », fréquemment retouchées pour leur usage didactique. Les noms propres, les dates et les localités signalent sans ambiguïté ce second type de textes. Des centaines de recueils de ce genre, du xvie et du xviie siècles, ont été conservés dans les archives des communautés ou des collections privées. Ces milliers de lettres, très différentes par leur longueur ou leur éloquence, fournissent une information inestimable sur à peu près tous les aspects de la vie sociale et des traditions culturelles des juifs. Elles se présentent comme un rare témoignage direct des acteurs sur leurs émotions, leurs croyances, la culture populaire et la vie quotidienne, l’environnement matériel et les mentalités.
5Les juifs qui vivaient au sein de petites communautés relativement isolées pouvaient mettre en œuvre des réseaux épistolaires masculins de solidarité pour se procurer ou transmettre des informations, nouer des liens d’affaires, consulter les autorités rabbiniques sur la loi juive (halakhah), ou les aider à trouver pour eux-mêmes ou leurs proches un conjoint convenable. La pratique de la correspondance aidait à surmonter le sentiment d’isolement de ceux qui vivaient dans ces petits groupes composés de quelques familles juives séparées des communautés importantes établies dans des grandes villes comme Rome, Venise, Florence, Ferrare, Bologne ou Modène.
6Cento comprenait précisément l’un de ces petits groupes, et toute sa population juive ne dépassait certainement pas le chiffre de quelques dizaines d’habitants3. Les petites communautés juives du xvie siècle, dépourvues d’une organisation et d’une cohésion marquées, se caractérisent par leur absence de sources internes, produites par les intéressés, qui contraint l’historien à avoir recours pour l’essentiel à des actes notariés (chrétiens). Ces groupes étaient fondés par un ou des prêteurs juifs, appelés par les communes à ouvrir un comptoir pour consentir aux habitants du cru un crédit de subsistance. Leur statut juridique était fixé par un pacte bilatéral (condotta) souscrit entre la commune et la famille du prêteur, qui tenait visiblement le haut du pavé au sein du groupe local des juifs. Son ménage étendu incluait aussi bien ses associés ou ses facteurs que ceux qui accomplissaient les rites de la vie quotidienne (alimentation kascher, bain rituel, enterrement des morts, éducation des jeunes) ou dirigeaient les offices à la synagogue. Certains, comme l’auteur d’un recueil de lettres de Cento de la fin du xvie siècle4, passaient des années entières dans ces petites localités, qui devaient représenter pour eux un isolement rigoureux.
7Le « jeune Ismaël, fils de Salomon Hazak », un parent des prêteurs juifs de Cento5, rassembla ses lettres avec d’autres. Cette compilation comprend 117 documents numérotés, auxquels s’ajoutent 25 autres pièces, non numérotées. Dans certains cas, la même missive apparaît sous deux versions différentes, voire davantage. La cérémonie qui consacrait l’union de deux serviteurs chrétiens dans la maison du prêteur juif de la localité, l’oncle de ce « jeune Ismaël », fut ainsi jugée digne d’être relatée dans deux missives. La première version est plus brève et se limite à peu près à l’information factuelle6 ; la seconde met en lumière d’autres éléments, comme les motivations féminines du mariage, la cérémonie nuptiale et le cortège de la mariée vers son nouveau domicile7. Par rapport à la première, cette dernière version représente une réélaboration stylistique, qui se signale par son ton ironique. Même si elles diffèrent par leur ton et leur style, les deux lettres apportent une information cohérente, si l’on ignore quelques divergences de détail, et elles peuvent être utilisées dans leur complémentarité. Leur langue est riche d’allusions aux livres canoniques de la tradition juive (Bible, Mishnah, Talmud de Babylone, Midrashim) et de jeux de mots qui rendent leur traduction malaisée.
8Les deux missives se présentent comme le commentaire exceptionnel d’un juif sur le rituel matrimonial de chrétiens ordinaires à la fin du xvie siècle. Mais il ne s’agit pas, pour différentes raisons, d’un commentaire impartial. Les juifs jouent un rôle essentiel dans le récit, en conduisant en particulier la cérémonie à travers ses phases cruciales. Et, pour commencer, le document n’a pas été produit comme un témoignage mais comme un texte littéraire, destiné à impressionner le lecteur par sa rhétorique soignée et son sens de l’humour. En outre, il est empreint de préjugés évidents des juifs à l’égard des chrétiens, des riches à l’égard des pauvres, des citadins à l’égard des campagnards et des hommes à l’égard des femmes.
9 Quels éléments pouvaient susciter un telle hilarité dans la narration de ce mariage8, et même inciter l’auteur à en donner une seconde version, en même temps plus amusante et plus poignante ? Il aurait pu s’agir du récit banal du mariage impliquant un riche padrone, tout à la fois employeur et chef de clientèle, engagé dans son rôle paternel et donnant en mariage sa servante, ou un membre d’une confrérie charitable qui aidait des miséreux à conclure leur union. Mais il s’agissait ici d’un riche prêteur juif donnant sa servante chrétienne à un chrétien de la campagne environnante (contado). Cette implication étroite des juifs dans les rituels religieux et personnels de catholiques, franchissant les frontières ethniques et confessionnelles, ne semble pas avoir été exceptionnelle9. Des décrets de l’inquisition, promulgués pour restreindre une proximité et une « promiscuité » mal tolérées, attestent la réalité de cette intimité et de ces contacts répétés dans la vie quotidienne.
Che nissun christiano affitti o in altro modo accommodi a giudei casa, bottega o altra habitations nella quale habiti alcuno christiano, né che sia vicino a chiese, monasteri o altri luoghi sacri et religiosi, di modo, stando in esse case, botteghe et habitatione, possano per la vicinità vedere o udire quello che in dette chiese o simili luoghi si fanno, quando si cantano o recitano i divini [...] Che nissuno christiano passa giuocare agiuoco alcuno, né manqiare con giudei, né da quelli recevere o accettare cose mangiative Jatte secondo il rito loro [...] Che nissuno christiano, quantunche poverissimo et mendico, passa chiamare alcun giudeo per signore o padrone [...] Che nissuno christiano sotto quai si voglia pretesto passa seruirsi di alcun giudeo per sensale o mediatore in qual si voglia contratto matrimoniale o simile [...] essi giudei, i quali non riconoscono punto la gratia che viene loro fatta, anzi divenuti insolenti per la detta tolerantia et per la troppa familiarità et commertio che tengono con li christiani, invece di gratitudine et di prestare loro la debita riverenza et servitù [...] Che non habitino sotto uno istesso tetto con christiani, nétam poco retenghinoJamegli ne fantesche o balie christiani, né giuochino ad alcuno gioco, né mangino né bevino con loro, né habbino alcuna conversatione, familiarità, facendo sempre la pena et al christiano et al hebreo, ché cosi ognuno siguarderà [...] Chegli hebrei non s’impacino detrattar maridacci o matrimonii tra christiani10. (C’est moi qui souligne.)
10 L’implication des juifs dans les mariages chrétiens, en qualité d’intermédiaires (sensale o mediatore) des négociations (trattar maridacci o matrimonii) et de la conclusion de l’accord (contratto matrimoniale), apparaît ainsi comme une pratique ordinaire. La proximité interdite (la troppa familiarità) entre juifs et catholiques relevait d’un combat que l’Église menait globalement contre les loisirs ou festivités populaires et les traditions non écrites. L’implication de juifs dans des mariages chrétiens ou la pratique inverse devaient être évitées dans la mesure où elles donnaient lieu à d’autres contacts quotidiens, comme la résidence de juifs à proximité de lieux sacrés catholiques, la commensalité ou le chant, la danse ou le jeu en commun, la vie sous le même toit ou sur la même cour, la participation aux mêmes fêtes religieuses ou familiales et le respect de chrétiens à l’égard de juifs :
Et a ciascun christiano commanda sotto la pena sudetta che non debbano per alcun tempo habitare sotto uno istesso tetto con hebrei, né mena debbano ammettere hebrei ad alcuna festa de’ christiani, né ‘ christiani andare alle feste d’hebrei, né menogiocare, mangiare, bevere, né fare con essi qual si voglia sorte de trafichi, o mercantia, né contratti a compaqnia con loto11.
11 Ces pratiques, considérées par l’archevêque ou l’inquisiteur comme des infractions aux interdits juridiques et moraux, peuvent servir d’indices importants de l’extension des contacts quotidiens, pour des historiens du social. La sociabilité qui associait minorité et société englobante était un phénomène durable, mais son émergence dans les sources, sous l’angle de cette dénonciation, apparaît tributaire de la sensibilité religieuse caractéristique de la Contre-Réforme.
12Si la présence du protecteur juif d’un mariage chrétien n’était pas habituelle, le reste de l’histoire semble suivre le fil de la banalité. La première étape dans la conclusion d’un mariage est le souhait exprimé par la femme de trouver un conjoint convenable et de se marier dès que possible. Elle garde en elle cet espoir, sans le communiquer à son maître, le prêteur juif. L’auteur des lettres est conscient que l’expression verbale n’est qu’un vecteur parmi d’autres – et pas nécessairement le plus éloquent – de la communication de ce désir : « Et quoiqu’elle ne dévoilât pas son cœur, et que les “affaires du cœur ne portent pas à conséquence12”, son visage la trahit quand son aspect résolu changea, pour exprimer une préoccupation sentimentale. Une personne peut éprouver beaucoup d’impressions, mais elles se lisent sur son visage comme une marque13. » On n’en resta pas aux « affaires du cœur » puisqu’un langage gestuel riche et varié et des changements dans sa conduite signalèrent ses sentiments et manifestèrent à son entourage que « la fleur du vice a fleuri14, car certains jours, elles se conduisit comme le font les femmes, en examinant son visage dans le miroir, en fardant ses yeux, en regardant les jeunes hommes par la fenêtre et en disant : “J’aimerais que leur cœur se tourne vers moi et s’éprenne de moi pour me rester toujours fidèle.” Et souvent, comme mon oncle demandait : “Où est la servante ?” on lui répondait qu’elle observait la rue, debout sur le seuil de la porte ouverte15 »16. Une telle conduite suffisait à enclencher le mécanisme informel du réseau de solidarités féminines, ou l’activité, considérée comme typiquement féminine, de la propagation de la rumeur : « [la servante] bavardant trop avec d’autres femmes, des femmes de mauvaise réputation, et faisant parvenir des messages à tous ses soupirants pour les inciter à venir la rejoindre, sous la vigne et le figuier17. » La vigne et le figuier, allusion biblique à la prospérité et la fertilité, suggèrent bien ses projets matrimoniaux et ses invites à des rendez-vous galants.
13L’événement ne pouvait échapper au maître de maison, et il interrroge sa servante sur son comportement. La femme réagit d’une façon que les contemporains considèrent typique de la modestie attendue des femmes. Elle baisse les yeux, rougit de honte, avoue ses intentions et ses actes. Elle veut à tout prix se marier avant qu’il ne soit trop tard. La seconde lettre énumère ses motifs pour se marier, et suppose que le destinataire éventuel est au fait des commentaires canoniques et patristiques sur ce point18. Le maître se montre à la hauteur de ses responsabilités envers sa servante, quand il lui suggère qu’il lui constituera la dot nécessaire. Il promet en outre de lui trouver un mari convenable en faisant connaître son appui financier, et de s’impliquer personnellement dans la recherche et l’interrogation des candidats19. Peu après, il répand le bruit que la femme est disposée à se caser sur le « marché matrimonial ». À partir de ce stade, tout le scénario devait être contrôlé par des hommes. La servante allait être reléguée à l’arrière-plan et sa présence passer inaperçue.
14Un candidat convenable est bientôt alléché par le bruit qu’une femme, bien dotée par son maître, va se marier. Il aborde naturellement le maître juif, non la servante elle-même20. Après s’être offert comme candidat et avoir été jugé acceptable, il demande un terme pour obtenir l’accord de sa parenté pour le mariage. En toute occurrence, son village ne doit pas se trouver trop loin de Cento, car un jour ou un jour et demi lui suffit pour s’y rendre. Après avoir reçu l’agrément de ses parents (les deux textes n’indiquent pas précisément leur degré de parenté), il revient s’assurer que l’accord tient toujours. Il reçoit confirmation, et il ne reste plus alors qu’à fixer la date du mariage.
15 À la date convenue a lieu la cérémonie de l’alliance : « Il [le maître juif, s’adressant à la famille du marié] dit alors : “Soyez bénis. Allons tous manger ensemble. Vous boirez et votre cœur se réjouira” [...] ils préparèrent les dons et tous les parents du marié vinrent ; ils se prirent la main et se mêlèrent les uns aux autres21 ; ces parents apportèrent des chapeaux et des chaussures comme dons du marié à sa promise. Ils ont leurs propres coutumes. Le prêtre, les épaules revêtues d’une étole, les bénit le jour même. Ils se conformèrent à leurs usages et à leurs règlements. Puis ils se mirent à table, mangèrent et burent jusqu’à l’ivresse22. » La description de la cérémonie dans ces lettres relate ainsi la rencontre des divers participants, le geste du toucher de la main (toccata della mano, impalmamento, dans les sources italiennes contemporaines23) pour exprimer le consentement mutuel au mariage, l’offrande de dons par le marié à l’épousée, la bénédiction d’un prêtre et la fête au cours de laquelle un parent âgé tient un discours, conçu avant tout comme un éloge du marié, honoré pour son habileté manuelle et les terres qu’il détient. Le discours évoque également la mariée, en soulignant son devoir d’obéissance à son mari. Il y a ici un témoignage exceptionnel sur l’usage du discours tenu par un parent dans un mariage de paysans.
16La phase suivante consiste dans le cortège de la mariée vers son nouveau domicile. Elle est escortée par d’autres femmes « et la servante fit tout le chemin en larmoyant, précédée par ses jeunes compagnes ; elle pleurait tout en marchant24 ». Il y a ici l’occasion d’exposer les biens du nouveau couple, portés par des parents, et en particulier le lit nuptial, porté par le marié.
17L’instant final devait avoir lieu ailleurs. Il y est fait allusion dans les exhortations de l’aîné au reste de la famille, les incitant à rentrer chez eux, et, s’adressant au marié : « Toi, malheureux, sois fort et courageux ! Tu porteras le lit, et il est bien lourd ; tu iras chez toi et t’y reposeras [...] et remplis le ventre de ta femme de tes biens, et va boire à un puits profond, sans fond, et le lendemain tu laisseras fleurir ta semence, pour engendrer des fils et des petits-fils [...] ta corne se dressera pour l’honneur, mieux qu’un taureau encorné, et comme un jardin fleuri dont l’eau ne tarirait pas. » Le passage se réfère à l’acte de consummatio, le premier acte sexuel qui constitue le couple. Les allusions aux cornes du taureau tout comme le rôle du marié comme porteur du lit matrimonial évoquent sans ambiguïté ce moment critique de la consommation, qui suscite chez l’homme la crainte de ne pas pouvoir prouver sa virilité.
18Les deux lettres supposent que n’importe quel lecteur de la fin du xvie siècle, juif ou chrétien, partageait la connaissance élémentaire des mécanismes culturels implicites, des attentes et des façons de se comporter qui caractérisaient le rituel de mariage. En premier lieu, l’âge convenable pour se marier dépend du sexe, de la classe et des possibilités offertes par l’aire de résidence. À partir d’un certain âge, non spécifié dans nos documents, une conduite nouvelle devient socialement légitime. Elle autorise tout à coup la servante à quitter la maison pour se lier à des femmes et des jeunes hommes inconnus, sans être taxée d’impudeur.
19Le langage gestuel exprimait avec éloquence les intentions personnelles. Quand la servante souhaitait prendre part aux flirts initiés entre célibataires des deux sexes, elle parait sa chevelure de fleurs, avait recours au maquillage, devenait agitée et bavarde, quittait plus fréquemment la maison de son maître pour vaguer dans les rues, ou passait son temps à la fenêtre. Le marivaudage prénuptial est bien attesté dans les villes italiennes, où il était pratiqué surtout par les classes laborieuses, serviteurs compris, chez les chrétiens comme chez les juifs25. L’intimité et l’amitié s’intensifiaient à l’occasion de jeux, de chants, d’échanges de lettres et de dons ; elles se manifestaient par de nombreux mouvements corporels subtils. Mais cette gestuelle ne finissait pas avec le marivaudage ; l’acte juridique essentiel du jour du mariage allait être accompli par un geste, celui de la jonction des mains (junctio dextrarum) pour exprimer le consentement au mariage. Et le geste n’était pas anodin, quand on pense que l’Église, même après le concile de Trente, considérait que les membres du couple se donnaient mutuellement le sacrement par cette simple expression de leur volonté de s’unir.
20 Le changement impromptu du comportement de la servante pouvait donner lieu à une réaction répressive de son maître, par crainte de voir atteints son honneur et celui de sa famille26. L’honneur du ménage dépendait de la conduite de tous ses membres, parents et serviteurs. La conduite récente de la servante pouvait ainsi mettre en péril son maître juif, en suscitant des rumeurs. Le commérage jouait un rôle important dans le scénario matrimonial, puisque la réputation et l’honneur personnels étaient une construction sociale. Ce n’était donc pas seulement un mouvement de générosité désintéressée qui motivait l’action du prêteur juif en faveur de la femme. Son attitude était aussi déterminée par le respect d’un engagement antérieur de lui verser sa dot le moment venu, en préservant ainsi l’honneur du foyer tout en manifestant publiquement sa position de padrone. Cette générosité doit s’entendre au sens du xvie siècle. Soutenir la réputation de sa servante en faisait aussi partie. La fait de trouver un partenaire convenable – c’est-à-dire adapté à ses propres attentes – était conditionné par la réputation et l’honneur de l’aspirant au mariage. Le réseau d’hommes et de femmes auquel on faisait appel dans ce but était redessiné, en Italie comme ailleurs en Europe, par des jugements informels et une évaluation continuelle de la conduite de l’intéressé(e).
21Quoiqu’on conseille au maître juif de renvoyer sa servante, il décide de ne pas en tenir compte. Les lettres ne précisent pas si ces donneurs de conseils étaient des juifs ou des chrétiens27. En dépit des interdits formulés par l’Église durant des siècles, les juifs de toute l’Europe continuaient à engager des servantes chrétiennes. Certaines vivaient même dans la maison de leur employeur. Mais un tel dévouement d’un patron-employeur juif envers sa servante chrétienne ne se rencontre qu’en Italie. La femme a probablement vécu des années chez son maître, au point d’être tenue pour un membre à part entière du foyer. Les deux lettres ne font aucune allusion à l’existence d’une famille de son côté. Le padrone juif interroge sa servante sur ses actes considérés comme licencieux et, mis au fait de ses intentions légitimes, assume la charge de ses devoirs quasiment paternels, en lui trouvant un partenaire convenable, en lui fournissant une dot, en organisant les tractations, et même en accueillant sous son toit la cérémonie. La pratique n’était pas exceptionnelle chez les chrétiens italiens, puisque les servantes s’engageaient à travailler pour des années sans recevoir d’autre rétribution que la dot qui leur serait versée, le moment venu28. Elles provenaient souvent des campagnes, migraient vers les villes et y passaient des années pour se constituer la dot qui leur permettrait de se marier. Dans d’autres cas, des femmes « de mauvaise réputation », des orphelines, des misérables ou d’anciennes prostituées désireuses de s’intégrer dans un milieu convenable recevaient des dots d’institutions charitables. Les patrons de confréries de ce type tenaient à l’évidence le même rôle paternel dans l’accomplissement de ce rite29. Dans les deux cas, cette substitution d’un autre homme dans la fonction du père prenait les couleurs de la rhétorique religieuse, en évoquant la solidarité chrétienne et la charité. Dans l’histoire qui nous intéresse, c’est un maître juif qui assume la charge de cette fonction, cette fois-ci comme engagement individuel : « Vois-tu, je n’aurai de cesse de donner à ton âme un abri pour le reste de ta vie30. »
22Le construction d’un rapport de confiance entre l’employeur et la simple servante, au-delà des frontières confessionnelles, pourrait expliquer l’absence ici du trait essentiel dans le rituel catholique de mariage, le consentement mutuel (consensus). Le libre choix des deux partenaires était considéré une condition obligée du mariage. C’étaient les membres du couple, sans la médiation du prêtre, qui se donnaient mutuellement le sacrement à travers leur consentement. Aucun passage ne fait état d’un consentement explicite de la femme à cette union avec le candidat retenu. Nous ne devons pas en déduire que l’homme lui fut imposé. En confiant son destin matrimonial à son maître, elle lui donnait par avance son accord pour le candidat qu’il lui présenterait. Elle le confirma par la suite par le geste de l’impalmamento, la jonction des mains avec la famille du marié.
23 L’implication du maître ne s’arrête pas au stade préliminaire des tractations. Il intervient en personne dans le rite de l’alliance et le festin qui s’ensuit a lieu dans sa maison. L’acte prend ainsi un caractère surprenant : la cérémonie est bénie par un prêtre : « Ils se conformèrent à leur usages et leurs règlements31. » La venue chez un prêteur juif d’un prêtre catholique, revêtu de ses habits liturgiques et muni d’objets sacrés, pour y accomplir un sacramentum indelibile comme le mariage n’était certainement pas un fait habituel, d’autant que, selon la tradition juive, le catholicisme et ses rites étaient considérés comme une grossière idolâtrie. Nous pouvons présumer en toute vraisemblance que le festin eut aussi lieu dans la maison du maître juif. Quelle nourriture y fut-elle consommée ? S’agissait-il d’aliments kascher servis dans de la vaisselle juive ou de plats traditionnels de la cuisine italienne de l’époque, en transgression flagrante avec la tradition juive ?
24En négligeant pour l’instant l’habillage rhétorique et littéraire de cette double lettre, quelques faits essentiels peuvent être dégagés. Les juifs avaient une connaissance réelle et détaillée des usages populaires des Gentils. Tout le scénario relaté pourrait être transposé ou réécrit dans un style plus prosaïque, en utilisant, cette fois-ci, le latin ou l’italien de l’époque : le fidanzamento ou les tractations, l’usage du mezzano (marieur), la conclusion du contrat matrimonial, en l’occurrence un accord verbal, le geste de la junctio dextrarum, la bénédiction du prêtre, le festin somptueux, suivi de la conductio de la mariée à son nouveau domicile, et enfin la consummatio. On ne lit pas ici le rapport d’un observateur étranger mais bien celui d’un individu impliqué au premier chef dans la célébration, au point de la rendre possible.
25La connaissance des usages de la société englobante s’acquérait à travers la pratique quotidienne. Elle produisait cette impression de familiarité et d’aisance dans la maîtrise des règles sociales tacites qui établissaient l’alliance, comme la conscience de l’honneur et de la honte, la construction d’une image sociale, le contrôle de la rumeur et du commérage. Juifs et chrétiens partageaient la conception implicite du mariage comme une affaire essentiellement privée, qui devait être menée et contrôlée avant tout par les parents et le cercle des proches. La connaissance profonde des modalités de l’alliance chez les Gentils, comme de leurs règles culturelles implicites, permettait au maître juif de mener les négociations avec la famille du marié, et cela non comme leur pair mais comme leur supérieur, à même d’imposer ses conditions et d’en tirer un profit honorifique.
26 Les façons dont les juifs et les chrétiens abordaient les rites et les pratiques quotidiennes de l’autre sont un indice et une voie d’analyse importants pour repérer les contextes spécifiques des interactions, qui allaient de la confiance et de la cohabitation pacifique à l’affrontement et à la violence. Dans ce cas spécifique, le maître juif s’adaptait au plus juste aux règles du scénario matrimonial, au point de pouvoir les orchestrer. Cette familiarité et cette aisance pourraient expliquer le fait que les rites matrimoniaux judéo-italiens du premier Âge moderne soient si marqués par l’influence des modèles chrétiens32. Cet emprunt est d’autant plus surprenant si l’on songe que la plupart des étapes dans la conclusion d’un mariage juif étaient déjà fixées, au Moyen Âge, dans le Talmud et la littérature juridique posttalmudique.
27Dans l’écriture épistolaire judéo-italienne, la forme rhétorique a trop d’importance pour qu’on la néglige. Dans le cas qui nous intéresse, le récit détaillé et fidèle d’un mariage particulier se mêle inextricablement à une tendance récurrente au commentaire, qui révèle les préjugés des riches à l’égard des pauvres, qu’ils soient serviteurs ou paysans33, de citadins qui s’amusent du spectacle de rustauds sans manières34, d’hommes qui se moquent de femmes. Sous ce dernier angle, la pratique typiquement masculine de l’écriture, de la lecture, de la conservation et de l’étude de textes épistolaires accentuait naturellement la tonalité déjà misogyne de la culture régionale juive. Ces préjugés pouvaient facilement être partagés par les contemporains chrétiens, en Italie du Nord, indice supplémentaire d’un substrat culturel ou de mentalités communs.
28Mais ces préventions contre une classe, un rang et un genre sont de moindre importance par rapport à la frontière entre juifs et chrétiens. Il y a peu de lettres hébraïques de cette période chargées à ce point d’émotions qui prennent les Gentils pour cible du ridicule. Un détail suffit à le montrer : la servante est évoquée dans les deux versions par le terme hébraïque kdeshah35. Le mot signifie à la fois femme profane et impie, et, en un sens nettement péjoratif, prostituée36. Ce n’est pas par hasard que l’auteur s’abstient d’utiliser le vocable hébraïque mesharetet (servante de la maison), dénué de la connotation désobligeante, et utilisé en revanche pour désigner une servante juive37. L’humour était un instrument efficace pour marquer la frontière entre le groupe majoritaire chrétien et la minorité juive, elle-même l’objet d’actes quotidiens de dérision38. Cette proximité dans la vie quotidienne, ce sentiment de confiance entre juifs et catholiques, qu’ils soient voisins ou employeur et serviteur, rendaient encore plus nécessaire le maintien d’une frontière ethnique et religieuse. Le dérision exercée contre l’autre lui assignait du même coup une position tolérée, en le caractérisant et repérant ses points faibles, pour maintenir les deux groupes à distance. L’expression d’un antagonisme, limitée dans ces lettres à quelques figures rhétoriques, devait prendre une autre dimension institutionnelle et politique au cours du xviie siècle pour mener à l’enfermement des juifs de Cento dans un ghetto39.
29Ce mariage d’une servante et d’un homme, dont nous n’apprenons même pas les noms, fournit l’occasion de son commentaire à un observateur extérieur, qui tout à la fois s’investit dans l’affaire, s’en divertit, exprime sa curiosité et son outrance. L’interaction entre juifs et chrétiens que l’on peut lire à travers son point de vue ne se donne pas à lire comme une opposition tranchée entre haine et tolérance, entre éloignement et proximité. C’est une relation complexe dans laquelle émergent des courants variés, souvent contradictoires. La volonté d’aider une servante et de protéger ses intérêts sur le champ matrimonial, au risque de la voir partir pour une autre maison, n’efface pas les barrières entre juifs et chrétiens. Cette rencontre est avant tout celle de gens ordinaires, tiraillés par les sentiments contradictoires qui animent la vie quotidienne.
Notes de bas de page
1 C. Klapisch-Zuber, La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, 1990 ; D. Herlihy et Ead., Les Toscans et leurs familles Paris, 1978 ; Storia del matrimonio, M. De Giorgio et C. Klapisch-Zuber éd., Rome-Bari, 1996 ; A. Molho, Marriage Alliance in Late Medieval Florence, Londres, 1994 ; Marriage in Italy, 1300-1650, T. Dean et K.J. P. Lowe éd., Cambridge, 1998 ; D. Lombardi, Matrimoni di antico regime, Bologne, 2001 ; G. Da Molin, Famiglia e matrimonio nell’Italia del Seicento, Bari, 2000 ; et récemment, la série importante d’ouvrages collectifs entamée par le volume Coniugi nemici. La separazione in Italia dal xii al xviii secolo, S. Seidel-Menchi et D. Quaglioni éd., Bologne, 2000. Sur les rituels de mariage juifs en Italie, voir R. Weinstein, Marriage Rituals Italian Style. A Historical Anthropological Perspective on Early Modem Italian Jews, Leyde, 2004 (Brill’s series in Jewish studies), et aussi Id., « Rituel du mariage et culture des jeunes dans la société judéo-italienne, 16e-17e siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, 53/3 (1998), p. 455-479.
2 l’aborde le genre de la correspondance privée dans R. Weinstein, Marriage Rituals Italian Style..., op. cit., Introduction.
3 M.-G. Muzzarelli, « Ebrei a Cento in epoca medievale », dans Gli ebrei a Cento e Pieve di Centogfra medioevo ed età moderna. Atti del convegno di studi storici (Cento, 22 aprile 1993), Cento, 1994, p. 13-28.
4 Cf. Y. Boksenboim, Igrot Yehudei Italia. Mivchar me-Hame’ah ha-Seshesreh [Lettres de juifs d’Italie. Anthologie de lettres du xvie siècle], Jérusalem, 1994, p. 226-247.
5 Pour des détails sur les individus mentionnés, voir l’introduction, ibid., p. 40-44.
6 Y. Boksenboim, Igrot Yehudei Italia..., op. cit., p. 244, n. 2, et pour le manuscrit, New York, Jewish Theological Seminary, ms. 3833, n° 9, fol. 127-v (citée désormais comme version A, avec la foliotation du manuscrit).
7 Y. Boksenboim, Igrot Yehudei Italia..., op. cit., p. 244-247 (désormais version B, avec la pagination du texte imprimé). Son titre est « Lettre sur la jeune servante, autre version ».
8 « J’ai décidé de partager mon hilarité avec un autre, en lui communiquant un fait nouveau survenu aujourd’hui [...] quiconque écoute verra sa gorge se remplir de rire » (version A, fol. 127) ; « [...] comme il est plus agréable d’écouter les nouvelles que de se consacrer à d’autres occupations [...] je ne me priverai pas de raconter un événement réel, propre à réjouir Dieu et les hommes » (version B, p. 244).
9 Voir C. Cristellon, « Il tribunale di Venezia », communication présentée au colloque I tribunali del matrimonio. Esperienzea confronta (Convegno dell’Istituto Italo Germanico di Trente, 24-27 ottobre 2001) : « Il ministro del rito [matrimoniale] può non essere cattolico ; nel caso dei nobili Alvise Carallo e Diana Minio jù il medico della donna, ebreo. a richiedere l’espressione dei consens ! “seconde comanda Dio et la vostra santa lege” (1526-1527) ».
10 The jews in the Duchy of Milan, t. 3 : 1566-1788, éd. S. Simonsohn, Jérusalem, 1982, n° 3642, p. 1597-1601 (Milan, 1575 ; source : Milan, Archivio della curia arcivescovile, X [visites apostoliques, Crémone, 1575], 13). Sur l’intérêt croissant de l’inquisition romaine à l’égard de la vie privée des juifs, voir A. Prosperi, « L’Inquisizione romana e gli ebrei », dans L’Inquisizione egli ebrei in Italie, A. Biondi, M. Luzzati éd., Rome-Bari, 1994, p. 67-120, spécialement p. 76 et 102-103.
11 The jews in the Duchy of Milan, t. 3 : 1566-1788, op. cit., n° 3695, p. 1632-1636 (Pavie et Milan, 10 janvier 1577-14 septembre 1578 ; source : Milan, Archivio di Stato, fondo culto 2161). L’évêque Angelo Peruzzi de Bologne, représentant du pape à Pavie, y publia la réglementation de Paul IV et de Pie V contre les juifs. Le résumé des relations des visites apostoliques à Crémone concerne principalement les infractions à des décisions antérieures de limiter l’interaction entre juifs et chrétiens, et spécialement celles de la bulle Cum nimis absurdum (voir ibid., n° 3663, p. 1612-1618 ; août-novembre 1575 ; source : Milan, Archivio della curia archivescovile, X [visites apostoliques, Crémone, 1575], 2-15 : « Certains chrétiens, qui servent à table, mangent chez leur employeur juif. Les juifs vivent dispersés dans la ville, parfois à proximité des églises. Pendant le Carnaval, ils portent eux aussi des masques, dancent et jouent de la musique avec les chrétiens. Pendant le Carême, les juifs célèbrent leur propre Carnaval (Purim), font rôtir leur viande dans les fours des chrétiens. Pendant le Carême, ils chantent, jouent, dansent et s’amusent. Les chrétiens participent à ces festivités. Un certain Moïse tient école où il enseigne à jouer divers instruments et à danser. Cette école est fréquentée par des chrétiens. Pendant le Carême et les fêtes, juifs et chrétiens se rendent visite les uns chez les autres. Les chrétiens enseignent la musique à des juifs, se rendent dans la maison de juifs et y organisent des concerts »). Pour ce même type de réaction de l’Église envers d’autres communautés, voir Gli ebrei a Castel Goffredo, con uno studio sulla Bibbia Soncino di Brescia del 1494, M. Perani éd., Florence, 1998, p. 17 et 65 ; A. Masina, La comunità ebraica a Finale nel Seicento, Vérone, 1988, p. 14, 50-51, 68-70, 97-128 ; A. Antoniazzi-Villa, Un processo contro gli ebrei nella Milano de ! 1488. Crescita e declino della comunità lombarda alla fine del Medioevo, Bologne, 1985, p. 67-70 ; A. Balletti, Gli ebrei e gli Estensi, Bologne, 1930, p. 137-138.
12 Voir entre autres le Talmud de Babylone, Kiddushin 49b-5oa. Dans ce contexte particulier, l’expression se rapporte ironiquement, du fait d’un contresens, à la capacité limitée de l’expression verbale à communiquer des souhaits intimes.
13 Version A, fol. 127.
14 Le passage suggère aussi que la femme se parait de fleurs.
15 En hébreu, ve-al petach patu’ach mezta’ati’ah, allusion évidente à la promiscuité sexuelle (voir le Talmud de Babylone, Kettubot 9a-10a).
16 Version A, fol. 127.
17 Version A, fol. 127. Comparer avec la version B, p. 244 : « Des femmes charitables apportent, les mains pleines de désir, des oiseaux volants, qui murmurent toute la journée à leurs oreilles [...] signe que la femme cherche un objet qu’elle a perdu. » La rumeur, aussi rapide qu’un oiseau volant (« c’est le bruit qui vole d’un événement »), voir R. Merzario, « Il mercato matrimoniale “stretto” », dans I vincoli familiari in Italia. Dal secolo xi al secolo xx, A. Manoukian éd., Bologne, 1983, p. 186-194.
18 Çf. P. J. Payer, The Bridling of Desire. Viens of Sex in the Later Middle Ages, Toronto-Buffalo-Londres, 1993, passim.
19 Version A, fol. 127 : « Mon oncle [lui a dit qu’il] était décidé et n’aurait de cesse de lui trouver lui-même un conjoint convenable [...]. « Version B, p. 245 : « Mon oncle [...] lui a dit : “Vois-tu, je n’aurai de cesse de donner à ton âme un abri pour le reste de ta vie.” »
20 Dans la version A, le patron « trouve un homme qui lui convient », tandis que la version B indique qu’il « est abordé par un des manœuvres ». Je considère qu’il s’agit d’une divergence de formulation plus que sur les faits.
21 En hébreu, Va-yasigu yadam ve-nig’alu ze ba-ze.
22 Version B, p. 246.
23 Voir sur ces gestes et leur implication juridique, C. Klapisch-Zuber, « Zacharie, ou Le père évincé. Les rites nuptiaux toscans entre Giotto et le concile de Trente », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 34/6 (1979), p. 1216-1243 (réimpr. dans Ead., La maison et le nom..., op. cit., p. 151-183).
24 Version B, p. 247.
25 Voir sur les modes du marivaudage pratiqués par les jeunes Italiens, G. Ruggiero, The Boundaries of Eros. Sex Crime and Sexuality in Renaissance Venice, Oxford-New York, 1985, passim. Le contexte européen est traité par E. Muir, Ritual in Early Modem Europe, Cambridge, 1997, p. 132-136 ; M. Mitterauer, A History of Youth, Oxford-Cambridge (Mass.), 1992, p. 153-234 ; et pour les modes du marivaudage pratiqués de leur côté par les juifs, R. Weinstein, « Rituel du mariage et culture des jeunes... » art. cité ; Id., « “Thus will giovani do”. Jewish youth subculture in early modern Italy », dans The Premodern Teenager. Youth in Society, 1150-1650, K. Eisenbichler éd., Toronto, 2002, p. 51-74.
26 Version A, fol. 127 : « Et Dieu a ouvert les oreilles de mon oncle, en disant : “Pourquoi détournerais-tu la face quand tu vois la honte de cette maison ? [...] Renvoie-la vivre au pays de la misère, pour qu’elle ne souille ni ne déshonore cette maison [...] car l’honneur de ce foyer est grand.” »
27 Ce n’est pas par hasard que la divulgation des nouvelles concernant la servante est attribuée à une intervention non humaine : « Et Dieu a ouvert l’oreille de mon oncle : “Pourquoi détournerais-tu la face, quand tu vois...?” » (version A, fol. 127).
28 C. Klapisch-Zuber, « Célibat et service féminins dans la Florence du xve siècle », Annales de démographie historique, 1981, p. 289-302 ; G. Da Molin, « Family forms and domestic service in Southern Italy from seventeenth to nineteenth centuries », Journal of Family History, 15/4 (1990), p. 503-527 ; D. Romano, « The régulation of domestic services in Renaissance Venice », The Sixteenth Century Journal, 22/4 (1991), p. 661-677. Pour des règles identiques dans un contexte juif italien, voir E. Horowitz, article en hébreu [ « Entre maîtres et servantes, dans la société juive d’Europe de la fin du Moyen Âge et du premier Âge moderne »], dans Eros Erusin ve-Isurim. Mini’ut, u-Mishpachah ba-Historia, [Sexualité et famille en histoire. Un recueil d’essais], I. Bartal et I. Gafni éd., Jérusalem, 1998, p. 198-206.
29 L. Ferrante, « Honor regained. Women in the Casa del Soccorso di San Paolo in sixteenth century Bologna », dans Sex and Gender in Historical Perspective, E. Muir et G. Ruggiero éd., Baltimore-Londres, 1990, p. 46-72.
30 Version B, p. 245.
31 Version B, p. 246. Comparer avec la version A, fol. 127V : « Prépare le sacrifice religieux pour le matin, et conforme-toi à tes rites, car je respecterai ma promesse. »
32 C’est l’un des points centraux de mes analyses du mariage dans cette société (R. Weinstein, Marriage Rituals Italian Style..., op. cit.).
33 Version B, p. 245 : « Mon oncle a fait connaître la somme qu’il pense accorder à sa servante : “Celui qui la prendra recevra 50 pièces d’argent.” À ces mots, la rumeur se propagea, et l’argent fit entendre sa voix. Comme le maître devait donner 50 pièces d’argent et que les vêtements et le linge de maison ne devaient pas manquer, beaucoup se levèrent pour s’emparer d’elle. »
34 Ibid., p. 245-246 : « Puis ils se mirent à table, mangèrent et burent jusqu’à l’ivresse. Après manger, le plus important d’entre eux [dans la famille du marié] se leva. C’était un homme avec une longue barbe, qui portait des vêtements de peau de mouton, allait nu-pieds et montrait son ventre. Il enleva son chapeau et bénit toute l’assemblée [...] sur la table, ceux qui sont plus vifs s’emparent les premiers des aliments en faisant usage des deux mains, sans distinguer la droite et la gauche, comme des animaux. » La « civilisation des mœurs » avait également un écho évident dans ces communautés judéo-italiennes (voir R. Weinstein, article en hébreu [ « Que lisait le petit Samuel dans son cahier ? L’éducation juive en Italie à l’époque de la Contre-Réforme »], Italia, n° 13-15 (2001), p. 131-168).
35 Titre de la version A : « Lettre sur la kdeshah qui vit chez mon oncle Judas, écrite en 1578 » ; titre de la version B (p. 244) : « Lettre sur la kdeshah, autre version ».
36 Voir, sur la signification ambivalente de kdeshah, Genèse, 39, 21-22 ; Deutéronome, 23,18 ; le commentaire de ces passages par Rashi ; le Talmud de Babylone, au traité Kidushin, passim. Y. Boksenboim soutient sans le prouver que le terme s’applique couramment à des servantes (Y. Boksenboim, Igrot Yehudei Italia..., op. cit., p. 244, n. 1).
37 Pour d’autres exemples de qualificatifs désobligeants, voir la version A, fol. 127V : « Le dixième jour du mois, arriva toute la famille perverse du marié, pour rencontrer la promise » ; version B, p. 247 : « La maisonnée était remplie de joie, à la vue des manières et des croyances des participants, de leurs règles injustes (ou perverses), à l’écoute de leurs récits et de leurs propos bizarres. »
38 Les deux lettres consacrent de longs passages au discours tenu aux noces par l’aîné de la famille. Les deux versions sont à la fois une parodie de son propos et une paraphrase des discours tenus dans les mariages juifs de l’époque.
39 F. Faccioli et G. Martinori, « Il Ghetto e la città », dans Gli ebrei a Cento..., op. cit., P- 243-275-
Notes de fin
1 Les études de Christiane Klapisch-Zuber portant sur de nombreux aspects de l’histoire de la famille et des rituels de mariage ont toujours représenté pour moi une source d’inspiration et une référence comme travail exemplaire de recherche. Plus tard, notre rencontre, à l’époque où je fréquentais ses séminaires de l’EHESS, a accru mon estime pour sa générosité et sa disponibilité. Cet article est aussi un témoignage de ma gratitude à son égard.
Auteurs
École des hautes études en sciences sociales,
Paris
université de Tel Aviv
CNRS – Institut d’histoire moderne et contemporaine, Paris
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