Christiane Klapisch-Zuber, un regard de Chicago
p. 79-88
Texte intégral
1Je viens tout juste de rentrer de la réunion annuelle de la Renaissance Society of America qui, en mars de cette année 2003, s’est tenue à Toronto. Notre hôtel et le quartier environnant, en centre-ville, étaient un peu tristes, le temps guère meilleur qu’à Chicago, froid, gris et ponctué d’averses intermittentes. Pire encore, Toronto était en train de vivre une poussée du dernier fléau mortel, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), et les bruits couraient qu’il serait difficile de rentrer aux États-Unis pour les voyageurs ayant de la fièvre ou les symptômes d’un rhume. Comme l’invasion-libération anglo-américaine de l’Irak avait commencé, je craignais également un peu que la réunion de la Renaissance Society ne devienne une cible facile pour les manifestants pacifistes canadiens, mais cela ne se produisit pas. En même temps, j’étais soulagé de trouver un peu de répit, à l’écart du vulgaire battage émotionnel qui entourait la guerre en Irak. J’avais surtout hâte de retrouver d’anciens étudiants, des collègues et des amis qui me sont chers. Parmi eux, Christiane Klapisch-Zuber, qui participait à la conférence où elle devait recevoir le prix Kristeller (Paul Oskar Kristeller Lifetime Achievement Atvard) de 2003.
2Christiane Klapisch-Zuber est une historienne dont la production est particulièrement abondante, depuis plus de trente ans. Ses contributions originales ont enrichi et stimulé l’histoire du Moyen Âge et de la Renaissance : de toute évidence, elle méritait cet honneur et cette reconnaissance. Et pourtant, lui accorder un prix récompensant les travaux de toute une vie me sembla quelque peu incongru. Bien qu’elle ait depuis peu pris sa retraite du Centre de recherches historiques de l’École des hautes études en sciences sociales, où elle était directeur d’études, Christiane Klapisch-Zuber reste une chercheuse pleinement active qui a encore devant elle bien des années de production. Dans l’esprit commun américain, on associe les Lifetime Achievement Awards à des hommes d’État âgés et des artistes célèbres dans le monde du cinéma et de la musique, qui reçoivent ces récompenses au crépuscule de leur vie, voire à titre posthume. Telle est la pratique de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences et de la Recording Academy qui organisent respectivement les Oscars et les Grammy Awards. Mais je voyais aussi une autre incongruité dans l’attribution de ce prix à Christiane : Paul Oskar Kristeller était un remarquable historien de la philosophie, de la culture et des manuscrits de la Renaissance, un des grands noms des études sur la Renaissance aux États-Unis pendant plus de cinquante ans, ainsi qu’un professeur généreux et encourageant (j’ai eu la chance d’être un de ses élèves à Columbia University) ; mais il ne portait absolument aucun intérêt aux méthodes, aux contenus et aux découvertes de l’histoire sociale. Pour tout dire, Kristeller était hostile à une histoire menée par les sciences sociales.
3À première vue, on peut interpréter la récompense accordée à Christiane Klapisch-Zuber comme un signe de l’ouverture croissante et appréciable de la Renaissance Society à d’autres horizons intellectuels et géographiques. Lors de ses réunions annuelles, les travaux présentés dans de nombreuses sessions dépassent largement la vision qu’avait Kristeller du « caractère objectif de la connaissance historique ». Des chercheurs étrangers participent régulièrement à ces rencontres qui prennent un caractère international, puisque la tendance récente est de tenir périodiquement ces colloques à l’étranger. La laudatio de Christiane Klapisch-Zuber a mis l’accent sur sa formation intellectuelle française et sur ses liens de longue date avec la légendaire École des hautes études en sciences sociales. Elle a souligné la prestigieuse recherche d’avant-garde sur le catasto florentin de 1427, entreprise avec David Herlihy dans les années 1960 et 1970, et qui a produit l’œuvre fondatrice Les Toscans et leurs familles, parue en 1978. Si je me penche avec nostalgie sur le passé, à plus forte raison à la lumière des relations transatlantiques plutôt agitées en cette année 2003, je ne peux m’empêcher de voir dans leur travail un magnifique exemple de collaboration universitaire franco-américaine. À l’époque, le fait que cette œuvre ait paru en français était pour moi un symbole de la supériorité et du prestige de l’école historique des Annales. Dans la salle de bal de l’hôtel où se tenaient ces présentations, on sentait bien toute l’affection envers Christiane Klapisch-Zuber et l’admiration pour son travail de chercheuse. Elle suscita des sourires entendus en se définissant citoyenne de la « vieille Europe » avant de charmer son auditoire avec une conférence, présentée en anglais, sur la fluidité des relations entre le talent, les noms et la parenté dans l’Italie de la Renaissance. Pourtant, parmi les centaines de personnes présentes dans l’assistance, je me demandais combien d’entre elles avaient lu les livres et les articles de Christiane Klapisch-Zuber dans leur version originale française. Je me fis la réflexion qu’elles n’étaient certainement pas nombreuses, puisque la plupart de ses principaux travaux sur Florence ont été traduits en anglais.
4 L’examen d’un échantillon d’une vingtaine d’études de chercheurs américains qui, entre 1990 et 2002, ont cité les travaux de Christiane Klapisch-Zuber a par la suite confirmé mon intuition. Les citations font presque toujours référence à la version anglaise de ses articles les plus importants rassemblés dans le volume intitulé Women, Family, and Ritual in Renaissance Italy1 et à la version anglaise abrégée de l’ouvrage sur le catasto publié sous le titre Tuscans and their families : A Study of the Florentine Catasto of 14272. Les deux traductions ont été faites dans le but de rendre ces œuvres accessibles à un public anglophone. Même pour ceux qui comprennent le français, Women, Family, and Ritual a facilité l’accès à des articles disséminés dans les revues qu’on ne trouve habituellement que dans les bibliothèques des grandes universités. Par la suite, des éditions en livre de poche brochées, parues en 1987 et 1989, ont rendu ces ouvrages encore plus accessibles, tandis que leur prix relativement abordable en a fait une référence obligée des cours sur l’histoire de la Renaissance à travers tous les États-Unis. Deux des essais parus dans Women, Family, and Ritual – « La “mère cruelle” » et « Le complexe de Griselda »– sont devenus des classiques qui sont régulièrement utilisés dans les cours d’histoire de la Renaissance, d’histoire de l’art, d’histoire des femmes et de gender studies.
5Le tirage des Toscans et leurs familles, paru en France en 1978, était limité et ce livre est devenu depuis une sorte d’objet de collection. Cette version, qui comptait plus de 700 pages, était singulière, dense, impressionnante et relativement chère. En revanche, Tuscans and their Families est un beau livre très lisible, qui fait à peu près la moitié de la taille de l’original et, est adapté à des chercheurs et des étudiants américains en fin de cycle universitaire. Entre temps, la base de données élaborée à partir du fonds du catasto conservé aux Archives d’État de Florence est devenue directement accessible sur internet. Le 29 novembre 2002, la Chronicle of Hiyher Education (A 29) racontait cette aventure dans un article intitulé « A pair of web sites provides glimpses into life in Renaissance Florence ». Un de ces sites internet est celui qui donne accès au catasto en ligne3. Comme l’article l’indique, l’essentiel du travail de reconversion des données pour internet a été accompli par David Herlihy, un grand historien du Moyen Âge et de la Renaissance qui, lors de sa disparition prématurée en 1991, enseignait à Brown University. Après sa mort, le projet a été mené à terme par Burr Litchfield et Anthony Molho, deux autres éminents historiens de Florence qui étaient aussi des amis proches et des collègues de David Herlihy à Brown University. Nous devons être reconnaissants à Litchfield et Molho d’avoir travaillé durement pour rendre accessible au monde entier cette précieuse base de données qui est à la fois parfaitement fiable et facile à utiliser.
6Je trouve également frappant que l’article de la Chronicle présente David Herlihy comme « coauteur d’un livre publié en 1978 sur ces déclarations fiscales » tout en omettant que la version originale était en français, que l’autre auteur était une Française et enfin que ce projet était une collaboration particulièrement féconde de talents et d’imagination franco-américains. Je ne saurais dire si l’oubli est involontaire ou bien si l’information a été jugée dénuée d’intérêt pour les lecteurs de la Chronicle. Sur le site internet, Christiane Klapisch-Zuber est, comme il se doit, reconnue comme l’un des auteurs de cette base de données et Fernand Braudel se voit également créditer de son soutien efficace. Les différents sites internet qui se réfèrent au catasto en ligne leur reconnaissent les mêmes responsabilités. Sans doute ne faut-il donc pas chercher trop loin et convient-il de considérer comme une vétille le raccourci de la Chronicle, qui ne présente la base du catasto que comme un produit de l’ingéniosité technique et d’un financement américains.
7C’est à moi que revient l’idée de publier le premier recueil d’articles de Christiane Klapisch-Zuber, mais il convient de situer la conception de ce projet de traduction dans la perspective plus large qui fut la sienne. À partir des années 1970, les travaux des principaux intellectuels et théoriciens français – Lévi-Strauss, Foucault, Barthes, Bourdieu, Lyotard et Althusser, pour ne citer qu’eux – étaient traduits en anglais. Les éditions de l’université de Chicago (The University of Chicago Press), fameuses pour leur catalogue d’ouvrages historiques, commençaient à traduire Braudel, Duby, Le Roy Ladurie, Le Goff et Furet. La période comprise entre le milieu des années 1970 et le début des années 1990 a été un âge d’or pour les traductions. À cette époque il y avait une véritable demande de traduction de travaux français associés à l’école des Annales, les financements étaient généreux, le soutien de la faculté solide et, plus important encore, le directeur de la maison d’édition, Morris Philipson, était un francophile convaincu, engagé dans la diffusion en anglais des derniers et des meilleurs travaux français dans le domaine de l’histoire et de la théorie sociale et littéraire.
8Les responsables des publications réservèrent un accueil favorable à notre projet mais ils voulurent savoir de combien et de quels articles se composait le volume. Je fus donc chargé d’assurer la liaison entre Christiane Klapisch-Zuber et la maison d’édition, car le responsable du secteur historique, Douglas Mitchell, ne lisait pas le français, ce qui fit rapidement de moi l’éditeur officiel du volume en gestation, d’autant que j’étais parfaitement au courant des modes de fonctionnement de ce service. Pendant l’année 1983, ma correspondance avec Christiane concerna essentiellement le choix des articles à inclure dans le volume et, au bout du compte, quatorze textes furent sélectionnés et soumis aux Presses pour la publication. L’éditeur demanda à un comité de spécialistes, dont je faisais partie avec un certain nombre d’autres historiens de la Renaissance extérieurs à l’université de Chicago, de donner un avis sur la qualité des travaux de Christiane Klapisch-Zuber et sur l’intérêt de leur traduction. Le projet reçut un soutien enthousiaste. Dès que la maison d’édition accepta de le publier, il fallut choisir un traducteur. Nous eûmes la chance de pouvoir compter sur les services de Lydia Cochrane, une excellente traductrice, une amie et une partenaire de confiance avec laquelle j’avais déjà eu l’occasion de travailler, aussi sensible aux spécificités historiques des textes du Trecento et du Quattrocento qu’aux nuances du discours historique français contemporain. Avec Lydia, nous nous sommes efforcés de résoudre d’innombrables problèmes techniques concernant les dates, les noms, les lieux, etc. Par rapport à d’autres travaux français, l’écriture de Christiane, rigoureuse sur le plan théorique et fort agréable à lire, ne présentait pas de difficultés particulières de traduction.
9Ensuite, il nous fallait bricoler un titre susceptible d’illustrer les différents thèmes du livre mais qui, en même temps, devait être suffisamment séduisant pour attirer les lecteurs potentiels. Dans son essai d’egohistoire paru récemment, où elle retrace son parcours d’historienne et son rôle dans le développement de l’histoire des femmes4, Christiane affirme à juste titre que ce ne fut pas elle qui baptisa le livre. En effet, Douglas Mitchell et moi-même nous avions retenu ensemble un titre interdisciplinaire qui faisait aussi la part belle aux femmes : Women, Family, and Ritual in Renaissance Italy. Nous avions deux bonnes raisons pour mettre les femmes sur le devant de la scène. En premier lieu, mes trois articles préférés – « La “mère cruelle” », « Zacharie ou Le père évincé » et « Le complexe de Griselda »– éclairaient avec beaucoup de finesse les traits de la masculinité et de la féminité dans la Florence de la Renaissance, ainsi que les rôles que les Florentines jouaient et ceux qu’on leur assignait, des rôles essentiels pour l’existence même de la société patrilinéaire. En second lieu, le titre du livre devait non seulement attirer l’attention des historiens de la société et des historiens de la Renaissance, mais il devait également éveiller la curiosité des chercheurs qui travaillaient dans le nouveau domaine des women’s studies. Dans les années 1980, le climat intellectuel et idéologique n’était pas le même en Europe qu’aux États-Unis, où le féminisme jouait un rôle essentiel pour faire émerger de nouvelles disciplines à partir des sciences humaines. Dès 1995, plus de 600 programmes et environ 80 centres de recherche sur les women’s studies avaient été lancés dans les universités américaines. Ce développement considérable, qui faisait émerger des croisements entre disciplines au sein des sciences humaines, s’accompagnait de nouveaux périodiques, collections et associations universitaires expressément dédiés aux women’s studies. Comme Christiane Klapisch-Zuber le fait remarquer dans son essai autobiographique, ce courant n’a pas pris en Europe. Les titres des recueils d’articles présentés par la suite en italien (1988)5, en français (1990)6 et enfin en allemand (1995)7 enregistraient sciemment cette différence culturelle. Le titre italien privilégiait la « famille » au détriment des « femmes » et les « femmes » n’apparaissaient ni dans le titre français ni dans le titre allemand.
10Dans sa réflexion sur son parcours d’historienne, Christiane Klapisch-Zuber dit clairement que son travail n’a été inspiré ni par la politique séparatiste du féminisme ni par le questionnaire des women’s studies ou des gender studies. Assurément, chaque auteur tend à voir ses travaux et sa vie à travers le prisme d’une cohérence rétrospective. Or, en ayant lu à peu près tous les articles de Christiane, après avoir relu notre correspondance qui remonte au début des années 1980 et me souvenant de nos autres échanges, je suis persuadé que sa réflexion autobiographique est parfaitement juste. On ne trouve dans cette documentation aucune référence au féminisme ou à l’histoire des femmes, alors que la persistance inconsciente de coutumes archaïques est très souvent évoquée. Le tiré à part de son article « Le complexe de Griselda » qu’elle m’envoya en 1982 était ainsi dédicacé : « Pour Julius, ces contre-dots (?) hors la loi, amicalement, Christiane. » Christiane Klapisch-Zuber a résolument concentré son attention sur un ensemble complexe de stratégies et de rituels mis en place par les familles florentines pour survivre dans un environnement hostile où il fallait notamment résister à des taux de mortalité élevés, des crises économiques, des troubles politiques et des dots démesurées. Certes, quand il le faut, elle fournit des données quantitatives, mais sa méthode est principalement celle qu’a forgée l’anthropologie historique. Ses « informateurs » sont les centaines de marchands chefs de famille qui annotaient dans leurs ricordanze ou livres de raison les événements de leur vie familiale et de leurs affaires. En France, Christiane Klapisch-Zuber est fort justement estimée pour ses recherches pionnières dans le domaine de la démographie et de l’anthropologie historiques.
11En Italie et, dans une bien plus large mesure, aux États-Unis, sa renommée est due à d’autres raisons. En Italie, Christiane occupe une place fondamentale dans l’historiographie des femmes du Moyen Âge et de la Renaissance. Elle a des liens étroits avec la Società italiana delle storiche et elle est membre du comité scientifique de Genesis, la revue de la SIS. Elle a édité le deuxième volume de la Storio delle donne in Occidente consacré au Moyen Âge, paru chez Laterza en 1990, et dont la traduction anglaise a été publiée en 1992 par Harvard University Press. À en croire la fréquence avec laquelle ils sont cités, ses articles sur le mariage et les dots ont suscité un grand intérêt auprès des historien (ne) s des femmes. Qu’il suffise de signaler qu’elle est un des auteurs les plus souvent cités dans le volume collectif Tempi e spazi di vita femminile tra medioveo ed età moderna8.
12Aux États-Unis, Christiane Klapisch-Zuber est également renommée pour sa contribution à l’histoire des femmes. Outre la réimpression de l’article « La “mère cruelle” » dans le recueil Feminism and Renaissance Studies publié par Lorna Huston à Oxford University Press en 1999, d’autres ont paru dans des volumes collectifs consacrés aux femmes9. Ses écrits sont considérés comme des textes de référence dans le manuel édité par Margaret L. King10 ainsi que dans le recueil d’articles de Samuel K. Cohn Jr11. Bien d’autres exemples pourraient être cités pour montrer que les articles de Christiane Klapisch-Zuber, en particulier « La “mère cruelle” » et « Le complexe de Griselda », ont fortement influencé la conception que les historiens ont des femmes de la Renaissance. Selon Samuel Cohn et d’autres chercheurs, les travaux de Christiane Klapisch-Zuber dépeignent les Florentines de la Renaissance comme de simples pions, comme des victimes des stratégies lignagères. En simplifiant, ces stratégies contraignaient la vie des femmes du berceau à la tombe, allouaient la plus grande part de l’héritage paternel aux fils et à la parenté paternelle, et privilégiaient la continuité de la lignée du mari au détriment de la relation entre la mère et ses enfants. Même si, dans son intention d’auteur, il n’y avait rien de féministe et même si son approche était celle de l’anthropologie historique, Christiane Klapisch-Zuber a apprécié l’attention que les chercheuses féministes ont accordée et continuent à accorder à son œuvre. On se rend bien compte qu’aux États-Unis Women, Family and Rituals est perçu comme un ouvrage d’histoire des femmes et d’histoire du genre en naviguant sur un important site internet de produits culturels, où les visiteurs sont informés que les lecteurs de ce livre ont également acheté tel ou tel autre livre d’histoire des femmes et d’histoire du genre.
13Entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990, mes étudiants de l’université de Chicago étaient séduits par ce portrait des Florentines, filles, épouses et veuves, victimes de l’exploitation masculine. Leur réceptivité s’accordait avec les lectures féministes qu’ils avaient faites, en particulier l’article polémique de Joan Kelly « Did women have a Renaissance ? »12. Cet auteur affirmait que les femmes ne tiraient pas le moindre profit des possibilités de se réaliser et de s’exprimer offertes aux hommes par la culture urbaine de la Renaissance. Mais, au début des années 1990, ils étaient de moins en moins enclins à percevoir les femmes comme des victimes, de tout temps et en tout lieu, de l’exploitation masculine. Sous l’influence des gender studies, des études sur les gays et les lesbiennes, les races, les dominés, des études alternatives et sur le postcolonialisme, les étudiants et les chercheurs exploraient les activités subversives des hommes et des femmes qui s’opposaient activement à la pression des stratégies patrilinéaires et de la domination masculine. Cette trajectoire se lit à présent dans les études sur les religieuses, dans le domaine de l’histoire de l’art et de la littérature de la Renaissance et dans l’histoire du droit : les communications présentées très récemment à Toronto illustrent parfaitement cette tendance ; et l’histoire sociale de la Renaissance a commencé à emboîter le pas.
14Même s’ils considèrent que les travaux de Christiane Klapisch-Zuber sont une référence indispensable pour leurs propres recherches, les chercheurs américains émettent des réserves sur le portrait qu’elle a dressé des Florentines de la Renaissance. Ces réserves révèlent l’affrontement entre un idéal américain invétéré d’égalité entre les genres et d’accomplissement personnel, et ce qui est considéré comme une vision déterministe de la société et des femmes de la Renaissance, qui laisse peu de place à l’initiative individuelle (agency), à l’adaptation pragmatique et au progrès social. Curieusement, Christiane Klapisch-Zuber – qui pourtant rejette fermement le qualificatif de « féministe »– a été malgré elle associée à ce qu’on appelle la « seconde vague féministe » des années 1960 et 1970 qui, en sapant les hiérarchies sociales fondées sur le privilège masculin, avait l’objectif de garantir aux femmes leurs droits et la liberté personnelle. Selon Sharon Strocchia13 ou Ann Crabb14, sa vision est d’autant plus surdéterminée qu’elle dérive presque exclusivement de sources florentines, en particulier des ricordanze écrites par des hommes pour d’autres hommes. Un spécialiste de la société vénitienne comme Stanley Chojnacki a fait le même type de remarques dans une série d’articles15 qui mettent en scène des femmes puissantes, des pères et des maris aimants dans le contexte exceptionnel d’une société vénitienne toute empreinte de douceur.
15Parmi d’autres historiens du droit « révisionnistes », Thomas Kuehn et moi-même avons abordé les travaux de Christiane Klapisch-Zuber sous un autre angle. En rejetant tout déterminisme, nous considérons la loi comme un discours actif qui à la fois construit et gomme les identités, encourage l’altruisme mais aussi l’intérêt personnel, crée un consensus et suscite des résistances, universalise et naturalise des pratiques sociales et des valeurs culturelles contingentes. Nous sommes d’accord sur le fait que les statuts et les coutumes de Florence étaient outrageusement orientés en faveur de la préservation des lignages agnatiques (des groupes de filiation unilinéaire qui se reconnaissaient dans un ancêtre mâle commun issu de la lignée paternelle). Toutefois, nous sommes allés plus loin : nous avons relevé les imprévus, les dysfonctionnements et les conséquences de l’application des statuts et des coutumes de Florence ; nous avons mis en relief les stratégies des femmes qui, en s’appuyant sur les notaires, les juristes et souvent sur les hommes de leur propre parenté, s’avéraient capables de manipuler à leur avantage les statuts locaux et les principes fondateurs de la patrilinéarité dérivant des droits romain et canon ; nous avons souligné la capacité d’agir des Florentines qui s’engageaient dans d’innombrables contrats et accords, jusqu’à ce jour conservés dans les registres notariés de toute l’Italie16.
16 Naturellement, il faut considérer ces réactions individuelles de la part de chercheurs américains face à la puissance provocatrice des travaux de Christiane Klapisch-Zuber comme des épisodes d’un débat passionné qui est loin d’être clos dans un domaine qui a vocation à susciter la compétition autant que la controverse. Christiane Klapisch-Zuber n’a pas répondu directement à ces critiques. Si elle le faisait, j’imagine qu’elle serait d’accord à la fois avec les « féministes qui pensent la différence » et mettent précisément en évidence les différences innées, ancrées dans la biologie, qui séparent les hommes des femmes, et avec les « féministes postmodernes » qui soutiennent que les rôles assignés aux hommes et aux femmes reposent sur des constructions culturelles arbitraires qui favorisent des hiérarchies sociales masculines. Je crois que Christiane insisterait aussi, à juste titre, sur le fait que les droits des femmes et l’égalité des genres doivent être situés dans la lutte inachevée pour les droits des hommes qui a commencé en France en 1789.
17En ce qui me concerne, les essais de Christiane Klapisch-Zuber sont autant d’expériences originales et interdisciplinaires. Ils n’ont pas pour but de régler des problèmes une fois pour toutes mais plutôt de suggérer les contours de nouvelles questions qui peuvent être affrontées sous de multiples angles. En d’autres termes, ils offrent des arguments de discussion sans être polémiques, des données pertinentes plutôt qu’un empirisme aveugle. La portée de son œuvre est immense. Les questions soulevées dans ses essais ont directement suscité mes propres recherches sur les contrats de promesses de mariage, les dots et les exhérédations. Chacun de ses articles est le produit d’une imagination impressionnante disciplinée par une profonde connaissance des sources primaires. Je suis sûr que Kristeller aurait loué son goût pour la précision des détails, la rigueur philologique qui marque toutes ses recherches et sa résistance à une histoire manipulatrice qui adapte la réalité à ses désirs. En tant que collègue et ami, j’étais très heureux d’être présent lorsque Christiane a reçu le prix Kristeller et j’ai hâte de lire encore ses articles et ses livres merveilleux.
Notes de bas de page
1 Chicago, 1985, L. G. Cochrane trad.
2 New Haven-Londres, 1985, D. Herlihy trad.
3 http://www.stg.brown.edu/projects/catasto.
4 Il s’agit de la version italienne de l’essai publié en français dans ce volume (« La storia delle donne. Un itinerario collettivo e individuale » parue dans la revue Genesis, 1/1 (2002), p. 219-231, spécialement p. 229-230).
5 La famiglia e le donne nel Rinascimento a Firenze, Rome-Bari, 1988.
6 La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, 1990.
7 Das Haus, der Name, der Brautschatz. Strategien und Rituale im gesellschaftlichen Leben der Renaissance, Francfort-sur-le-Main, 1995.
8 S. seidel Menchi, A. Jacobson Schutte et T. kuehn éd., Bologne, 1999.
9 « Women servants in Florence during the fourteenth and fifteenth centuries », dans Women and Work in Preindustrial Europe, B. A. Hanawalt éd., Bloomington, 1986 ; « Family trees and the construction of kinship in Renaissance Italy », dans Gender, Kinship, Power, M. J. Maynes et al. éd., Londres, 1996.
10 Women of the Renaissance, Chicago, 1991.
11 Women in the Streets : Essays on Sex and Power in Renaissance Italy, Baltimore, 1996.
12 Dans Becoming Visible : Women in European History, R. Bridenthal et C. Koonz éd., Londres-Boston, 1977, p. 137-164.
13 « La famiglia patrizia fiorentina nel secolo xv : La problematica della donna », dans Palazzo Strozzi-metà millenio, D. Lamberini éd., Rome, 1991, p. 126-137.
14 The Strozzi of Florence : Widotvhood and Family Solidarity in the Renaissance, Ann Arbor, 2000.
15 Women and Men in Renaissance Venice : Ttvelve Essays on Patrician Society, Baltimore, 2000.
16 T. Kuehn, Law, Family and Women : Toward a Legal Anthropology of Renaissance Italy, Chicago, 1991 ; J. Kirshner « Li emergenti bisogni matrimoniali in Renaissance Florence », dans Society and Individuel in Renaissance Florence, W. J. Connell éd., Berkeley-Los Angeles-Londres, 2002, P- 79-109-
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