Conclusion
La puissance du doute
p. 295-301
Résumés
L’avion fait rêver, certes, et les contraintes aérodynamiques en font toujours un bel objet. Mais dès le début le rêve est aussi devenu cauchemar lorsque l’aéronef a jeté, avant même la guerre de 14, le feu sur la terre. L’évolution technologique de l’avion suit en fait celle de la civilisation thermo-industrielle dont il est un pur produit par le moteur qui utilise la chaleur à son paroxysme dans le réacteur, et par l’usage intensif de toutes les innovations électroniques et informatiques. Le doute s’installe parce que la dépendance par rapport à un seul carburant le rend fragile dans l’avenir. C’est en ce sens que, symboliquement, l’avion évoque la fragilité de la puissance dans ce monde, que l’on peut détailler dans toutes les dépendances qu’elle crée et qui sont autant de points de rupture possibles. Ce fut le but de ce colloque d’éclairer tous ces points et ils sont résumés ici, mais tout est possible pour l’avenir de l’aérien, y compris le dirigeable.
The aeroplane is certainly a dream and aerodynamic forces always make for a beautiful object. However, the dream also became a nightmare from the beginning when the aircraft threw, even before the First World War, fire on the ground. The technological development of the aeroplane actually follows that of the thermo-industrial civilization, of which it is a pure product of a motor, which uses heat at its height in the reactor, and the intensive use of all electronic and computer innovations. Doubt sets in because dependency on one fuel renders it vulnerable in the future. This is why the aeroplane evokes symbolically fragility of power in this world that can be detailed in all the dependencies it creates and which are equally possible points of failure. The aim of the conference was to elucidate all these points and they are summarised here, but anything is possible for the future of aviation, including the airship.
Texte intégral
1Les derniers débats ont montré tout la valeur de ce que nous avons mis en touche finale du colloque, le doute, mais je préfère commencer par une note optimiste en revenant sur ce qui a été dit hier à propos du rêve.
2L’avion est un magnifique objet qui incite au rêve parce qu’il se compare à l’oiseau et les contraintes aérodynamiques l’obligent, en quelque sorte, à être un objet esthétique, à toujours se montrer sous son plus bel aspect. Pour le comprendre il suffit de le comparer aux mécanos hétéroclites que sont les engins spatiaux. Mais l’histoire de l’avion est aussi une histoire du feu et il est bien en cela une machine, emblématique par sa gourmandise, de cette société moderne que l’on doit nommer thermo-industrielle, puisque sa puissance réside dans l’usage de l’énergie fossile1. Avec l’avion toutefois entre en scène non seulement le feu qui brûle dans les moteurs à explosion ou à réaction, mais aussi celui qui tombe du ciel. L’avion paraît dès le début comme portant le masque d’un Janus biface puisque très tôt il devient un ange de l’Apocalypse : le premier bombardement aérien est attribué à Giulio Douhet le 1er novembre 1911 en Lybie, lequel Douhet sera, comme vous savez, le premier théoricien de la guerre aérienne2.
3Nous retrouvons donc un autre aspect de l’aéronautique, qui a été évoqué lors de la séance sur le virtuel, en particulier par Frédéric Gros lorsqu’il parlait de la « non-réciprocité » de la guerre moderne : l’image de l’Autre, de l’ennemi au sol, perd toute épaisseur humaine. L’espace ennemi dans sa majeure partie est rempli d’otages et ceux-ci sont tous, potentiellement, des sacrifiés au dieu du feu venu d’en haut. La machine volante prolonge l’effet du canon, mais de manière démesurée, et les bombardements sur zones de la Seconde Guerre mondiale en sont une illustration dramatique.
4Je voudrais aussi revenir sur une autre dimension explorée dans nos débats, qui est aussi liée à la question du virtuel. Il semble que la corrélation soit forte entre le développement des techniques de télécommunications et les techniques que l’on pourrait appeler de « télétransportation ». L’expansion du télégraphe a ainsi accompagné celle du train dans les années 1830 ; aujourd’hui il en va de même avec toutes ces techniques informatiques qui montent à bord de l’avion et participent à son essor.
5Mais bien plus encore, la vision du monde que procure la télévision, par exemple, semble accroître le désir de voyage. Tout se passe comme si le spectateur voulait vérifier par lui-même la réalité du territoire ou de la personne qu’il voit sur l’écran. Le télétravail, les téléconférences restent d’ailleurs très marginaux et leur part n’évolue pas depuis une quarantaine d’années.
6La place du corps dans le processus d’automatisation, exploré dans une table ronde, paraît, quant à elle, difficile à cerner et semble distinguer le militaire du civil. L’avion Rafale a été décrit un peu à la manière de ce que dit le préhistorien André Leroi-Gourhan sur l’évolution technique depuis Lucy, dans laquelle il voit une « exosomatisation », qui correspond ici au choix d’élargissement des facultés sensorielles du pilote grâce aux artefacts de l’ingénieur3. Il semble que la tendance ne soit pas la même dans l’aviation civile. Sur ce plan, les grands constructeurs se rejoignent dans la recherche d’une aide de plus en plus omniprésente, une aide présentée aussi comme une gestion d’automatismes. Toutefois Airbus est allé plus loin sur le plan symbolique avec les mini-manches et les manettes de gaz fixes. À la sortie de l’Airbus 320 la polémique avait été grande à ce propos ; elle s’est apaisée aujourd’hui mais les problèmes de cette mise à distance des facultés sensorielles, et de la sensualité du vol, ne sont pas pour autant inexistants. Les spécialistes de la sécurité des vols le savent bien mais je ne veux pas relancer la polémique. Le constructeur européen ferait bien, en tout cas, de se méfier de son autosatisfaction sur ce point4.
7Nos débats, même lorsqu’ils revenaient sur le passé, sont, en réalité, toujours restés tournés vers l’avenir. Dans la première partie de ma carrière, j’ai beaucoup travaillé dans le secteur de la prospective et je me souviens de deux principes : le premier « prévoyez, prévoyez, mais ne donnez jamais de dates » et le second « la meilleure prévision météo est celle qui nous dit que demain il fera le même temps qu’aujourd’hui », principe que l’on peut généraliser à toute prédiction. C’est pourquoi, et je vais revenir plus tard sur ce point, il est difficile d’imaginer l’histoire de l’aviation comme un processus continu d’évolution technologique linéaire. En réalité ce sont les deux guerres mondiales qui ont fabriqué l’objet technique avion. La première l’a tout simplement fait exister et a éliminé son rival le dirigeable, la seconde a mis en place le macro-système technique aéronautique en développant, outre les gros-porteurs, le contrôle aérien et les procédures à bord, par exemple les check list, qui devinrent le garde-fou de la sécurité et bien d’autres choses encore au sol ou dans l’organisation générale du système, par exemple la création de cette instance de régulation mondiale qu’est l’OACI dès 1944.
8Selon moi, les conséquences sur le plan aéronautique des deux guerres mondiales s’inscrivent ainsi dans ce qu’un ethnologue américain, Marshall Sahlins, appelle des « structures de contingences », une coalescence de faits5, une rencontre de trajectoires évolutives indépendantes due partiellement au hasard. J’insiste sur la notion de trajectoire que j’oppose à celle de tendance : une tendance technique est une histoire sans fin ni commencement, alors qu’une trajectoire s’ouvre à l’occasion d’une bifurcation et se ferme lorsque le sens de l’objet s’est épuisé. Et cela nous ramène à l’aéronautique civile, à sa prospective.
9Le Concorde, par exemple, se situait parfaitement sur la trajectoire aéronautique et spatiale des années 1960, c’est-à-dire dans une techno-logique qui était « aller plus loin, plus vite » et il est intéressant de constater que, presque en même temps, le Concorde franco-anglais passe le mur du son et les Américains marchent sur la lune. Or plus personne depuis n’a marché sur la lune et aucun passager civil ne passe plus le mur du son. Je n’ai pas le temps en cette fin de colloque d’en tirer toutes les leçons mais j’aimerais souligner la principale : ce qui était évident à un certain moment, par exemple que le désir de vitesse était infini et que Concorde constituait une étape avant la fusée, est devenu tout à fait obsolète quelques années plus tard. Quelles que soient les raisons que l’on trouve pour l’échec du Concorde et de l’aérospatial, le fait est là : on ne rêve plus de la même manière avec ces objets techniques.
10Je voudrais donc revenir sur les points de vue opposés d’Yves Cochet d’une part, de Gilles Bordes-Pages, Gilbert Rovetto, de Philippe Ayoun d’autre part. Il m’est venu à l’esprit un livre du mathématicien René Thom6 qui m’avait beaucoup marqué sur la théorie mathématique des catastrophes, lors de discussions dans des instituts de prospective au Brésil et en Suède. Une figure de ce que l’auteur appelle le « pli » me paraît convenir à ce qui s’est dit aujourd’hui. Je donne la métaphore : lorsqu’un verre se remplit d’eau selon un débit régulier, il est facile d’évaluer la montée du liquide qui se décrit comme un phénomène aisément quantifiable et prévisible, mais lorsque le liquide atteint le bord du verre, tout s’arrête, la prédiction n’a plus de sens. Je crois que dans la vie réelle des institutions, nous sommes souvent acteurs de cette pièce : un verre qui se remplit régulièrement, mais nous ne connaissons pas la hauteur du verre car nous sommes dedans.
11Une entreprise comme Air France ne peut pas se poser la question de la hauteur du verre, elle ne peut envisager le retournement de situation que serait un changement essentiel du trafic aérien, la rupture n’étant pas un élément qui appartient à la prospective rationnelle. Inversement, Yves Cochet croit, lui, pouvoir mesurer la taille du verre pour nous avertir qu’il va bientôt être plein, mais il est spectateur et ses prédictions ne se matérialisent pas dans une stratégie d’action ; pourtant, selon Raphaël Larrère, c’est le spectateur extérieur qui peut mieux que les autres anticiper les évolutions des systèmes. Il agit, comme nous le plus souvent au CETCOPRA, en apportant des matériaux pour une réflexion critique.
12Toutefois ces matériaux peuvent fort bien être réinterprétés ensuite par les acteurs à l’aide d’une pensée rationnelle. Dans le cas présent, on nous demande de nous fier aux statistiques prévisionnelles, mais elles sont fournies par Boeing et on peut douter de l’indépendance de ce constructeur par rapport au problème posé. Ces statistiques misent sur une croissance continue du trafic passager jusqu’en 2025 sous le prétexte qu’elle prolonge la réalité des quarante années passées ; pourtant le passé ne justifie jamais le futur et la montée des incertitudes, sur la croissance économique comme sur les équilibres géopolitiques, devrait inciter à beaucoup de prudence. D’autant plus que ces équilibres géopolitiques sont fragilisés par le doute sur l’abondance de la matière première centrale pour l’avenir de l’aéronautique : le pétrole. Je remarque qu’aucun des participants optimistes sur la croissance du trafic aérien n’a su donner une réponse claire à la question de l’avenir du facteur énergétique pétrole et de son éventuel substitut.
13En outre, nous avons bien perçu le poids d’autres acteurs, externes au macro-système aéronautique, qui vont obliger le système à se replier sur lui-même, c’est-à-dire l’acquis, les aéroports déjà construits entre autres. Au moins dans les pays riches, la critique écologique reste un élément qui va influer sur ce devenir, et si la richesse s’accroît dans les pays émergents, l’on peut supposer qu’il en ira de même de la conscience environnementale. Par conséquent, lorsqu’on envisage les ambiguïtés de la situation mondiale aujourd’hui, il peut sembler présomptueux de croire que, de toute manière, la demande dans les pays émergents suppléera à la faiblesse éventuelle de celle des pays dits déjà riches.
14Il reste que l’aviation civile en tant qu’institution peut fort bien, grâce à des mécanismes de gouvernance interne bien rodés, trouver des solutions en cas de « débordement du verre » : en modifiant la gestion des flux (le hub and spoke est-il le seul modèle efficace par exemple ?), en misant sur un autre type de clientèle que celle du tourisme de masse, en jouant sur la fréquence et la taille (pas de navette mais un gros-porteur), etc.
15Une compagnie comme Air France, nous ont dit ses représentants, peut fort bien faire face à des perturbations posées par prix du carburant jusqu’à 350 dollars le baril. Dont acte, mais à un certain niveau de prix ce serait sans doute une toute autre politique commerciale qui se mettrait en place pour un nouveau public riche.
16Cela étant dit, après avoir entendu les défenseurs de l’aviation ultra-légère, je ne crois pas que l’objet technique avion en tant que tel soit menacé. Il est en effet fascinant de constater la créativité que renferme le milieu aéronautique. L’ULM bénéficie aujourd’hui de la même puissance du rêve que celle qui a animé les inventeurs de l’avion dans les années 1900 mais, évidemment, un abîme sépare cet engin de ceux qui nous transportent d’un continent à l’autre.
17Pourtant, il me semble que si le plaisir du vol n’est pas du tout le même lorsqu’on se déplace en pendulaire et que l’on est déplacé en A380, il reste confusément un lien entre les deux, ce désir bien moderne de fluidité et même d’agilité dans l’espace.
18De toute manière, ce rêve anthropologique (et Luc Quintaine, dans la page qu’il nous a distribué sur l’histoire du vol comme désir ancré dans un passé lointain, a oublié les tapis volants ou les balais des sorcières) continuera sous diverses formes que l’on ne peut imaginer aujourd’hui.
19Le doute porte la créativité, il n’y a rien de pire qu’un futur déjà là, comme nous le disait déjà saint Augustin au Ve siècle de notre ère : « On me dit qu’il y a trois temps, le passé, le présent et le futur, mais je n’en vois qu’un, le présent de l’instant où je suis, car le passé n’est que mémoire, et le futur attente [expectatio]. » Ce futur correspond à une tension de l’âme, un désir d’être et de devenir. À l’encontre de ce qu’affirme une histoire déterministe des techniques centrée sur l’objet technique et non sur le système, les formes d’évolution de l’aéronautique aussi bien que les voies que prendra la technologie de l’objet volant sont très incertaines dans le long terme, et même à moyen terme en raison du problème énergétique. À la fin de ce colloque, nous ne savons toujours pas comment nous volerons demain, mais nous avons acquis, je l’espère, la certitude que le doute vaut la peine car il laisse se déployer les ailes de l’imaginaire pour planer dans le ciel de l’utopie créatrice.
Notes de bas de page
1 J. Grinevald et A. Gras, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003 ; A. Gras, Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007.
2 G. Douhet, Il domino dell’aria, 1921 ; S. Lindqvist, Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes, Le Serpent à Plumes, 2002 ; P. Vennesson, Les chevaliers du ciel, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
3 Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007 ; A. Leroi-Gourhan, Milieu et technique, Paris, Albin Michel, 2005 (1re éd. 1945), entre autres.
4 Lorsque l’A320 est entré en service, nous avons commencé des observations en cockpit après le premier accident et nous avons immédiatement perçu toute la difficulté qu’avaient les pilotes à s’approprier la technique informatique (voir la bibliographie de nos publications sur cette période, notre premier article date de 1986, suite à une visite de la maquette de l’A320, « Le pilote, l’écran et la secrétaire », Futuribles). Il s’en est fallu de peu que l’innovation échoue, du moins avec cet avion. Après l’accident du mont Sainte-Odile, un autre crash dans une « tempête de ciel bleu », comment disent les militaires, lui aurait sans douté été fatal. L’informatique serait montée à bord, mais autrement, et le constructeur européen aurait peut-être disparu. Rappelons-nous ce qui arriva au Comet.
5 M. Sahlins, La découverte du vrai sauvage, Paris, Gallimard, 2007.
6 R. Thom, Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, p. 299.
Auteur
Directeur du CETCOPRA, professeur à l’université Paris 1.
Derniers ouvrages parus Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003 (dir.). Avec P. Musso, Technologie, communication, pouvoir. Hommage à Lucien Sfez, Paris, PUF, 2006, Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007.
Gras@univ-paris1.fr
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