L’expérience de l’action judiciaire parmi les victimes d’un drame médical
p. 211-229
Résumés
De nombreux débats portent aujourd’hui sur la place dédiée aux victimes et à leurs représentants, dans le cadre des procédures administratives et judiciaires qui entourent les accidents impliquant des technologies complexes. Mais peu d’enquêtes ont été de fait menées pour saisir l’expérience concrète de ces procédures parmi les victimes d’accidents.
Nous partirons ici de l’exemple d’un drame médical ayant conduit au décès d’une centaine d’enfants à la suite de la contamination d’un traitement (une incertitude importante règne encore sur le nombre total d’enfants contaminés). Des enquêtes administratives ont été diligentées, des procédures judiciaires ont été engagées au civil et au pénal ; et le procès au pénal aura lieu dans quelques mois, un peu plus de vingt ans après la contamination. La communication portera, sur la base d’une enquête sociologique, sur l’expérience de l’action judiciaire chez les parents concernés par ce drame, que leur enfant soit décédé, ou qu’il ait été jugé à risque, à un moment ou à un autre de cette longue histoire. Nous nous attacherons à mettre en évidence, et à comprendre, la variété des itinéraires de ces familles, que ce soit à titre individuel ou à travers les prises de position des différentes associations qui se sont constituées autour de cette affaire. L’accent sera mis sur la place du procès dans ces « itinéraires de réparation », aussi bien chez des parents qui se sont engagés activement dans l’action judiciaire que chez ceux qui auront maintenu une distance, voire une critique, vis-à-vis des poursuites.
Many discussions focused on today have been dedicated to the victims and their representatives, in the case of administrative and judiciary proceedings which surround these accidents involving complex technologies. But little of these investigations have been carried out to seize the concrete experiences of these procedures among the victims of these accidents. We have here the example of a medical tragedy leading to the deaths of about a hundred children following a contamination of a treatment (a significant uncertainty still prevails on the total number of contaminated children). Administrative investigations have been conducted, legal proceedings were instituted, civil and criminal, and criminal trial will take place in a few months, just over twenty years after the initial contamination. The Commission will deliberate, on the basis of a sociological survey, on the experience of judicial action of parents affected by this tragedy, be that their child is dead, or has been deemed at risk, at one time or another along this lengthy case. We will endeavour to highlight, and understand, the variety of objectives of these families, whether as individually or through the positions of different associations that have been formed around this affair. Emphasis will be placed in this trial on “reparation process", both among parents who are actively engaged in judicial action as well as those who have maintained a distance, even criticized, in respects to the prosecution
Texte intégral
La transformation des institutions médicales
1Dans la suite des recherches que nous avons conduites, à partir du cas du sida, sur les transformations des institutions médicales (Barbot, 2002 ; Dodier, 2003 ; Dodier et Barbot, à paraître), deux phénomènes ont attiré notre attention.
2D’une part, nous avons été frappés par l’émergence, dans l’espace public des années 1990, de nouvelles formes de contestation des pratiques médicales. Des collectifs s’y définissent explicitement comme rassemblant des « victimes de la médecine », et défendent des droits nouveaux : reconnaissance plus étendue des responsabilités juridiques des médecins ; revendications plus organisées en termes de dédommagement ; mais également, revendications d’un droit à apparaître et à intervenir d’une façon inédite en public, comme malades et comme victimes.
3D’autre part, nous avons observé la montée d’un débat complexe sur la « judiciarisation de la médecine », c’est-à-dire sur l’importance nouvelle prise par le recours aux procès lors des contentieux qui sont susceptibles d’apparaître entre patients et spécialistes autour des soins. Ce débat porte à la fois sur la réalité du phénomène (jusqu’à quel point assiste-t-on effectivement à une montée des procès ? Pour quels types de conflits ?), et sur ses effets (jusqu’à quel point la forme du procès est-elle ajustée pour résoudre ces conflits ? Quels sont les effets de son extension ?). Nous avons été alors frappés par l’ampleur de ces confrontations, par la longueur des débats (notamment parlementaires) autour de l’indemnisation des erreurs médicales, et par la difficulté à concevoir les outils propres à trouver une solution générale à la réparation des accidents médicaux.
4D’une certaine façon, la réparation des accidents médicaux apparaît en France, au tournant du xxe et du xxie siècle, comme un point d’affrontement chronique entre des rationalités politiques ou juridiques inconciliables, du même genre peut-être que la question de la réparation des accidents du travail dans l’ensemble des pays occidentaux à la fin du xixe siècle (Ewald, 1986).
La crise des victimes
5Il nous est rapidement apparu que le cas des accidents médicaux devait être pensé dans un contexte idéologique plus large. Même s’il s’inscrit dans une histoire spécifique des institutions médicales, il n’est pas sans rapport avec ce qui apparaît plus largement, en France tout du moins, à la même période, comme l’émergence de questionnements d’un genre nouveau autour de la place et de la notion de victime. Ce que nous proposons d’appeler, d’une façon raccourcie, une crise des victimes, dont on peut repérer les premiers éléments environ à la fin des années 1980. Cette crise présente deux faces : l’apparition de polémiques d’un genre nouveau ; le développement d’un trouble.
6Les nouvelles polémiques. Elles se manifestent par l’apparition de deux camps opposés autour de la question de la « victimisation ». Dans cette confrontation, ce qui est en jeu, ce n’est pas (ou pas seulement) la place faite à telle ou telle catégorie particulière de victime, mais la place faite en général aux victimes, d’une manière transversale. Peuvent être rapportées à un camp anti-victimisation toute une série de prises de positions qui visent à critiquer, depuis une vingtaine d’années, la place éminente faite en général aux victimes dans notre société1. Certaines s’en prennent à l’empire nouveau exercé par certains dispositifs en soi « victimisant » : excès du recours au procès2, abus de la mémoire, excès des assurances sociales (qui produisent des assistés), illusion marchande du caractère réparable des dommages par le jeu des compensations monétaires. D’autres pointent l’excès de victimisation au cœur des dispositifs existants : ils s’en prennent notamment à la montée des victimes dans l’espace public et notamment dans les médias3, et à la dérive compassionnelle d’une justice qui s’adresserait en priorité aux victimes. Rattachables au camp que l’on pourrait dire pro-victimes, d’autres positionnements publics s’attachent au contraire à défendre et imaginer les nouveaux dispositifs qui permettraient de redonner aux victimes les possibilités de mieux faire valoir leur point de vue. Des juristes visent ainsi à montrer, à travers la notion de justice « reconstructive », les mérites et les nouvelles possibilités d’exercice d’une justice qui serait attentive à la souffrance des victimes, ou qui souhaiterait en faire de véritables « acteurs » des procès (Garapon, 2001). Des mouvements sociaux militent pour faire valoir le dépassement du stigmate attaché aux victimes dans l’espace public, et qui défendent le bien-fondé d’une présence publique enfin « à découvert » (les malades, les handicapés, les femmes battues ou violées...)4. De nouveaux dispositifs psychologiques sont spécifiquement dédiés aux victimes5. Des entreprises de mémorialisation, enfin, soutiennent les exigences associées à des notions émergentes telles que le « devoir de mémoire », ou le « travail de mémoire6 ».
7Un trouble spécifique est apparu face aux victimes, deuxième dimension de crise. Celui-ci résulte sans doute, en partie, de la désorganisation de l’espace des victimes, tel qu’il avait été constitué par deux grands cadres antérieurs : le cadre marxiste et le cadre moderniste. Le cadre marxiste avait deux grands mérites pour régler le regard sur les victimes : il permettait de transformer toute une partie des victimes en héros potentiels, à travers la figure du prolétariat ; il permettait de hiérarchiser les victimes selon leur contribution respective à la Révolution, c’est-à-dire à la transformation radicale du monde social en vue du progrès. Le récit moderniste avait également le mérite de donner à toutes les populations qui avaient à souffrir des effets de la science ou des techniques, la possibilité de se considérer comme devant assumer les dégâts temporaires d’un « progrès » global, lui-même vu comme un processus inéluctablement en marche7. D’où le statut assez clair proposé à de telles victimes : d’être certes des victimes malheureuses, mais invitées à s’assumer comme telles, car parties prenantes d’un macro-phénomène porteur quant à lui d’un progrès pour l’humanité, forme à la fois laïcisée et non intentionnelle de la victime vue comme « sacrifice » (Girard, 1998). La fragilisation de ces deux grands cadres a eu pour résultat de priver les personnes des ressources qui les conduisaient à voir, à travers le spectacle des souffrances, des victimes pleines de sens. Il devenait en effet plus difficile de voir ces souffrances comme le prix à payer pour un progrès dans lequel on pouvait avoir confiance. Par ailleurs, ces victimes devenaient dispersées. La crise de ces grands récits rendait moins évidente la place de chacune d’entre elles dans un espace global. Plusieurs travaux se sont faits les témoins, au début des années 1990, de ce trouble qui a saisi notamment les intellectuels face au spectacle de victimes désormais dispersées, voire hétéroclites, et détachées d’un cadre de comptes global (Amato, 1990 ; Boltanski, 1993).
8Ces deux dimensions de la crise des victimes (les polémiques autour de la victimisation, le trouble engendré par des souffrances affectant des victimes dispersées hétéroclites) appellent des réactions d’un genre différent. Sortir du trouble face aux victimes suppose de reconstruire un cadre général capable d’affecter une place à chaque victime en vertu de sa capacité de participation à une entreprise de progrès. Cette tentative de refondation intellectuelle d’un statut politique pour les victimes (un moyen de les identifier les unes par rapport aux autres, et de les intégrer dans une perspective de progrès) emprunte aujourd’hui plusieurs voies. La première est issue des travaux qui ont souhaité transformer le statut conféré aux sciences et techniques dans nos sociétés, en s’attachant à développer une vision plus réaliste de la recherche scientifique et de l’innovation technique. Ce travail a été mené conjointement par les Science Studies (Callon et al., 2001 ; Latour, 1999), et par U. Beck (2001) dans sa sociologie du risque (hypothèse du passage de la modernisation primaire à la modernisation réflexive). Pour chacun de ces auteurs, les victimes y apparaissent, essentiellement, comme les victimes des risques associés aux innovations scientifiques et techniques. Compte tenu de la nature de ces risques, la géométrie des collectifs de victimes concernées est très variable d’un cas à un autre. Il s’agit de collectifs circonstanciels, dont on ne peut pas prévoir les contours. La société doit s’organiser en conséquence. De nouveaux dispositifs doivent être alors conçus pour organiser la participation de ces victimes à des forums destinés à mettre en rapport, au cas par cas, l’ensemble des acteurs concernés par tel ou tel risque. Une partie du travail d’Axel Honneth (2002) peut être vue également, mais dans une perspective fort différente, comme une tentative pour réorganiser l’espace des victimes en vue du progrès. A. Honneth propose de partir des situations de mépris pour penser la condition de tous ceux qui, victimes de méconnaissance, s’avèrent susceptibles, pour cette raison, de participer au progrès moral à travers la mise en forme de leur expérience comme revendication de droits nouveaux, ancrés dans des situations concrètement vécues. D’une manière générale, et sans s’appuyer d’une façon aussi déterminée que A. Honneth sur la notion fédératrice d’« expérience de la méconnaissance », toute une série de travaux cherchent aujourd’hui à relancer la critique sociale et à dépasser ce trouble face aux victimes dispersées, en partant de l’identification des différentes formes de « souffrance sociale », dans l’espoir de faire ressortir à terme un panorama général des souffrances propre à fédérer les mobilisations collectives qui peuvent leur être associées8. Une troisième voie (Boltanski et Chiapello, 1999) interprète rétrospectivement le moment de trouble vis-à-vis des victimes (ou certaines de ses dimensions) comme un moment de recomposition de la critique sociale, en relation avec les transformations du capitalisme, et discerne dans les nouvelles franges d’individus précaires les nouvelles classes porteuses d’une critique susceptible de moraliser le capitalisme dans l’état actuel de son développement.
9La dimension polémique de la crise des victimes appelle une démarche d’un ordre assez différent. D’un côté elle pointe un réel problème dans nos sociétés : la difficulté à penser, dans beaucoup de secteurs, et d’une façon transversale, une réparation ajustée des dommages. Elle manifeste une véritable crise de la réparation. Les sciences sociales peuvent envisager, pour sortir de cette crise, de mieux en saisir les raisons en retraçant, d’un point de vue historique, pourquoi et comment se transforment les grands dispositifs de réparation9. C’est nécessaire, mais insuffisant. Ce qui pèse sur la réflexion autour du statut des victimes, c’est en effet une connaissance très insuffisante des dynamiques dans lesquelles celles-ci se trouvent engagées. Il est à cet égard frappant de constater la somme des impensés sur lesquels campe aujourd’hui chacun des partis en présence dans l’espace polémique autour de la victimisation. Qu’il s’agisse en effet des pro-victimes ou des anti-victimisation, on suppose souvent, beaucoup plus que l’on ne montre véritablement, de quoi est faite l’expérience des victimes, et ce qu’elles attendent en termes de réparation. Innombrables sont les prises de position publiques, les déclarations, les articles de presse, mais également les essais savants, qui s’en remettent à des vignettes, à des préjugés, sur ce que pensent les victimes, sur ce qu’elles attendent, sur la nature de leur réaction face aux événements qui les affectent10. Identifier ces vignettes, comprendre ce qu’elles cherchent à dire des victimes, procéder grâce à ce travail analytique à une reconstruction de l’espace actuel de la réparation, devrait en tant que tel permettre de mieux saisir où nous en sommes aujourd’hui de la crise de la réparation11. Mais on ne saurait sortir, les pieds sur terre, de la crise de la réparation, si l’on ne procède pas, en parallèle, à une saisie mieux documentée, plus réaliste, des itinéraires concrets des victimes. C’est dans cette perspective que nous avons placé notre communication d’aujourd’hui : chercher à approfondir notre compréhension des conditions dans lesquelles les victimes, aujourd’hui, tentent de réparer des souffrances et réagissent aux propositions de réparation qui leur sont faites. Appréhender des itinéraires de réparation.
Les itinéraires de réparation
10Trois opérations notamment sont au cœur des itinéraires des victimes. La qualification, par les personnes, de ce qu’elles éprouvent ; l’imputation à des causes ou à des responsables ; la tentative de réparation12. Concernant les deux premières opérations, il est utile pour le sociologue d’être ouvert à toutes les formes de qualification de la souffrance (psychiques ou sociales, conscientes ou inconscientes, individuelles ou collectives, etc.), et à toutes les chaînes d’imputation vers lesquelles sont susceptibles de remonter les personnes (causalité interne/externe, naturelle/sociale, humaine/non humaine...). Ce qui s’avère ici « social », l’angle d’attaque de la sociologie, ce n’est pas tant la souffrance elle-même, dont le sociologue serait le découvreur ou l’expert, mais l’opération de retour elle-même, le langage, les dispositifs, les épreuves qui y sont engagées et qui rendent cette réflexivité possible. La réparation, troisième dimension de ce retour sur la souffrance, peut être considérée d’une manière générale comme l’ensemble des opérations destinées, si tant est que cela soit possible, à réagir d’une manière ajustée à la souffrance, compte tenu de sa qualification et de ses imputations. Réparer, dans ce sens élargi, ne signifie pas, comme le sens restreint, de « remettre en état » ce qui a été atteint, mais de construire un équilibre-retour vis-à-vis de ce qui s’est passé. La réparation peut prendre la forme, entre autres, de la sanction du responsable (sanction légale, condamnation morale, vengeance, rétorsion, etc.), de la compensation (financière ou autre), ou même de la mise en présence avec ce qui a été perdu, ou avec l’origine de la souffrance (sous forme de commémoration, d’évocation, etc.).
11Nous proposons dans cette communication une première exploration des itinéraires de réparation en partant de l’exemple d’un drame collectif : le décès, en France depuis la fin des années 1980, de plus d’une centaine d’enfants, imputable à la contamination de leur traitement par un agent infectieux. Nous mettrons ici l’accent sur la variété des tentatives de réparation dans lesquelles se sont engagées les victimes (ici les parents d’enfants décédés), et sur les interdépendances entre ces différents itinéraires : comment s’est formé, autour du même drame, un espace des victimes, et comment la formation de cet espace a influé en retour sur les itinéraires de chacun. La question est proche, toutes proportions gardées, de celle qu’a posée J.-M. Chaumont (1997) à propos des différents collectifs de victimes de la Shoah, mais sans focaliser notre attention sur la dimension « concurrentielle » des relations entre victimes.
12Quelques précisions sur le drame. Une centaine d’enfants, qui recevaient en France des traitements par hormone de croissance pour lutter contre leur petite taille, sont décédés, depuis 1989, des suites d’une contamination de leurs traitements par un agent infectieux responsable de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ dans la suite du texte)13. La durée d’incubation de la maladie étant très longue, et ses mécanismes encore mal connus, on ne sait pas encore à l’heure actuelle combien d’enfants seront en définitive atteints par cette maladie, rapidement mortelle dès qu’elle se déclare et aujourd’hui encore sans traitement connu. Mais on estime à plusieurs centaines le nombre d’enfants qui pourraient avoir reçu un traitement contaminé. La chronologie du drame peut être résumée de la façon suivante :
131. À partir des années 1960, des spécialistes développent un nouveau traitement destiné à favoriser la croissance d’enfants atteints d’insuffisance hypophysaire. Ce traitement a pour particularité d’être préparé à partir de la collecte d’hypophyses prélevées sur des cadavres. La préparation et la distribution de ces « hormones de croissance extractives » sont effectuées par un système complexe d’organisations construit autour de trois pôles : une association loi 1901, France-Hypophyse, présidée par un pédiatre (le professeur Royer jusqu’en 1984, puis le professeur Job), un laboratoire de l’Institut Pasteur, et la Pharmacie centrale des hôpitaux. Une association de parents d’enfants atteints d’insuffisance hypophysaire (l’APEAIHC) se constitue en 1979, sous l’égide du professeur Job (président d’honneur), afin de promouvoir ce traitement, de favoriser les collectes d’hypophyses, et d’assurer une entraide entre parents14.
142. À partir du milieu des années 1970, plusieurs alertes sont lancées par des scientifiques concernant des risques de contamination des hormones de croissance extractives par différents agents. Des chercheurs identifient explicitement des risques de MCJ, une maladie neurologique dégénérative très rare, qui affecte des personnes âgées, mais qui pourrait se transmettre à travers l’usage de tissus nerveux prélevés sur des personnes atteintes. En 1985, deux cas de MCJ sont avérés aux États-Unis chez des enfants traités par des hormones de croissance extractives. Quelques premiers cas sont identifiés en France à partir de 1989, mais sans que l’information ne filtre, jusqu’au début 1992, au-delà d’un cercle restreint de spécialistes ou de parents d’enfants atteints.
153. C’est en février 1992 que le drame devient public par un article dans le journal Le Monde. S’enclenchent alors rapidement des polémiques sur la nature des responsabilités. Plusieurs rapports sont commandés par les ministres de la Santé, dont le rapport IGAS, rendu public fin 1992, qui identifie de nombreux dysfonctionnements dans le système français de préparation et diffusion des hormones de croissance extractives. Une première plainte est déposée au pénal en 1991 par des parents dont le fils était décédé. Une instruction judiciaire est ouverte. L’État crée en 1993 un fonds d’indemnisation spécifique pour les victimes. Des familles de plus en plus nombreuses se portent parties civiles. Deux collectifs de victimes se constituent (MCJ-APEV en 1996 ; AVHC en 1999).
164. Depuis l’éclatement de l’affaire en 1992, celle-ci rebondit plusieurs fois dans les médias : en 1997 (avec la révélation de l’écoulement par la pharmacie centrale, après l’alerte de 1985, de stocks de lots qui n’ont pas été purifiés ; et autour d’accusations de détournement d’argent), en 2000 (autour des conditions d’importation massive d’hypophyses en provenance des pays de l’Est), en 2002 (avec premier procès, au civil). Pendant toute cette période, la lenteur de l’instruction pénale suscite des interrogations récurrentes. Le procès au pénal (quatre prévenus, plus de cent parties civiles) s’ouvre à Paris en février 2008.
17Une particularité du drame, outre son caractère très progressif (les décès d’enfants se sont étagés sur plus de vingt ans, et ne semblent pas encore terminés), est d’avoir touché des parents de toutes catégories sociales, disséminés dans toute la France. Tous n’ont pas réagi, loin de là, de la même façon, et l’on peut légitimement se demander ce qui est au principe des différences et des similitudes, des oppositions et des regroupements entre toutes les familles concernées. Nous nous concentrerons ici sur un point précis de ces itinéraires de réparation : les modalités d’entrée dans l’action judiciaire15. On observe des contrastes importants entre les familles (et au sein des familles) : dépôt de plainte ou non au pénal, temps écoulé entre le décès de l’enfant et le dépôt de plainte, choix du pénal ou du civil pour la plainte, etc. Pour fixer les idées, on peut évaluer, sur les cent familles pour lesquelles un enfant était décédé, à cinquante le nombre de familles qui avaient porté plainte au pénal16. Signalons que trois plaintes ont été déposées au civil, dont deux qui ont conduit à la reconnaissance de responsabilité de l’Institut Pasteur, et donc à un dédommagement d’une autre nature que le fonds de solidarité créé par l’État.
Les pionniers de l’action judiciaire
18Il s’avère nécessaire, pour bien comprendre rétrospectivement comment se sont opérés les premiers passages à l’action judiciaire, de revenir à un état de choses dans lequel quelques parents d’enfants atteints d’insuffisance hypophysaire prennent conscience, séparément, que leur enfant est atteint d’une maladie grave, qui s’avère bientôt létale. La MCJ est une maladie très rare. Et les premiers symptômes lui sont rarement associés. Quelques enfants vont néanmoins se retrouver progressivement orientés chez un neurologue, le Dr B., qui s’est lui-même spécialisé dans la prise en charge de cette maladie, et qui porte ou confirme le diagnostic de MCJ. Ce médecin est troublé par ces cas de MCJ qui concernent des enfants alors qu’il s’agit, pour la forme sporadique de MCJ, de personnes âgées. Et il fait le rapprochement avec les deux cas publiés aux États-Unis de MCJ liés à une hormone de croissance contaminée. Il mentionne aux parents que l’on peut être en droit d’incriminer le traitement reçu par leurs enfants. Certains de ces parents s’avèrent sensibles, un à un, isolément, à ces imputations problématiques et au fait qu’une responsabilité humaine est susceptible d’y être engagée. Plusieurs parents font part, dans les entretiens, de ce que le Dr B. a lui-même évoqué la possibilité de responsabilités judiciaires (lui-même mis sur la piste de celles-ci par sa femme, avocate). Les maillons encore flous, mais ancrés dans des fragments de science et de droit, d’une imputation problématique prennent ainsi forme chez des parents mis sur la piste d’éventuelles responsabilités par un médecin spécialiste de la maladie rare dont est décédé leur enfant.
19Par ailleurs, le Dr B. fait partie de ces médecins qui tablent sur les mérites de l’entraide entre les familles des patients. Il incite ainsi ces quelques parents, confrontés selon lui à une souffrance du même ordre (car associée à la même pathologie), à se rassembler pour s’aider les uns les autres17. C’est ainsi que, non contents de construire, chacun pour soi, une version problématique de l’imputation, ces parents vont en venir à se retrouver entre eux. Ils en viennent alors à former un réseau de confortation réciproque. Tout d’abord, ils prennent progressivement conscience, à travers leurs contacts téléphoniques tout d’abord, puis leurs courriers et leurs rencontres, qu’ils partagent des affinités sociales : des façons de penser assez proches sur de nombreuses questions (les médecins, les médias, l’éducation...) qu’eux-mêmes imputent au fait d’être du même milieu. Cette facilité leur donne envie de se revoir. Grâce à ces échanges réguliers, ils accumulent collectivement des indices qui, pêchés par chacun en ordre dispersé, en viennent à consolider une chaîne causale problématique18. La convergence de leurs attitudes porte notamment sur un point décisif : ils se confortent les uns les autres dans l’opinion selon laquelle le décès de leurs enfants mérite d’être porté, en raison de ses causes, devant l’opinion publique (l’un des parents contacte fin 1991 un journaliste du Monde). Et ils commencent à envisager de franchir le pas de l’accusation publique en portant l’affaire devant des juges. Franchir le pas d’une accusation de ce genre n’a rien d’évident. Pas seulement sur le plan de la solidité juridique. Mais aussi concernant le sens moral d’une telle démarche. Le constat de la rencontre des opinions autour de cas similaires renforce chacun dans sa détermination. Ce petit réseau de parents se conforte d’autant plus dans cette conviction qu’ils s’identifient les uns les autres comme des « modérés » : issus d’un milieu bourgeois, habitués par une éducation « bourgeoise » à tempérer des réactions excessives, se considérant comme des parents soucieux de canaliser leur haine éventuelle ou leur esprit de vengeance, portés vers la discrétion dans le rapport aux médias. Par ailleurs, la perspective d’une plainte collective peut donner du poids dans le cadre d’une instruction judiciaire19.
20À la fin de l’année 1992, ce petit réseau de parents a ainsi pris conscience progressivement de ce que des fautes sont à l’origine de leur souffrance et de celle de leurs enfants, et qu’elles méritent sans doute une sanction légale. Mais ils n’ont pas, sauf exception, encore franchi le passage concret du dépôt de plainte. C’est alors que se produit, venant de l’État, plusieurs événements qui vont précipiter leur engagement dans l’action judiciaire. Le ministre de la Santé commande tout d’abord un rapport officiel indépendant à l’IGAS pour faire la lumière sur cette contamination et l’aider dans son action. Ce rapport conclut, fin 1992, à des dysfonctionnements importants dans la chaîne de production des hormones de croissance extractives. Pour des parents qui partageaient déjà l’idée d’une faute possible, le rapport IGAS objective encore un peu plus la nature des faits qui mériteraient à leurs yeux une sanction. Le ministre de la Santé, Bernard Kouchner, propose alors, pour désamorcer les risques de procès, de créer un fonds de solidarité pour les familles concernées, qu’il tient à présenter personnellement lors d’une réunion au ministère en mars 1993 où est invitée la vingtaine de familles des enfants alors touchés par la MCJ. Intervenant sur le terreau déjà préparé, comme nous l’avons vu, des velléités accusatoires, la proposition tend plutôt à consolider le réseau des victimes dans son projet de plainte au pénal. Tout d’abord, en donnant une assise collective plus forte à ce projet : les familles réunies prennent conscience d’elles-mêmes en tant que groupe, elles élargissent le cercle des discussions (en ayant ainsi l’occasion de rencontrer de nouvelles familles au-delà du petit réseau des parents mis en relation par le Dr B.), et elles continuent à se conforter les unes les autres dans le bien-fondé d’une action judiciaire. Ensuite, la proposition ministérielle d’une indemnisation sans procès fait prendre conscience à certains parents, par réaction, de ce qu’aurait d’insuffisante, voire de moralement scandaleuse de leur point de vue, une compensation qui contournerait la responsabilité personnelle des fautifs. Le sentiment de se voir peut-être « achetés » par cette proposition renforce encore le bien-fondé de leur engagement au pénal20.
21Deux éléments consolident enfin ce lent cheminement vers l’accusation au pénal. D’une part, l’avis d’un avocat sur la solidité juridique du dossier. L’un des parents prend contact, en effet, avec le président de l’Association française des hémophiles, partie civile dans l’affaire du sang contaminé, récemment jugée au tribunal correctionnel, et se voit rassuré par son avocate sur les chances de succès du dossier. D’autre part, les parents investissent la perspective de procès d’un sens qui déborde leur cas personnel. Ils font du procès une cause. C’est également sous cet angle en tout cas qu’ils nous présentent, lors des entretiens que nous avons réalisés avant la tenue du procès, le sens de leur démarche. Pour eux, le procès doit être envisagé comme un levier pour faire progresser une société qui se voit exposée à des problèmes qui nous concernent tous, qui que nous soyons. Deux causes s’avèrent ainsi particulièrement prégnantes, en France au début des années 1990, parmi ce petit milieu de victimes pionnières : la politique de santé publique, dont leur pays est à leur sens privé (ce dont témoignent à leurs yeux plusieurs scandales sanitaires récents : le sang contaminé, les cas de sclérose en plaques imputables aux vaccins contre l’hépatite B par exemple) ; l’emprise de l’argent dans une société devenue « matérialiste » (selon une figure de la critique revendiquée par certains parents comme résultant de leur éducation religieuse).
22On mesure, en revenant sur l’itinéraire collectif de ce réseau de parents, la somme des facteurs qui ont pu les conduire progressivement, sur plusieurs années, du constat des souffrances de leur enfant à un acte d’accusation publique visant des spécialistes reconnus du monde de la croissance. La détention d’un certain capital culturel les a mis en mesure de collecter ici ou là des informations spécialisées (médicales, juridiques) pour esquisser les premières imputations de responsabilité, à l’heure où rien n’était encore construit de façon officielle. La rencontre avec un médecin acquis au bienfait des groupes de support a permis de les mettre en relation. La confortation réciproque des opinions a été favorisée par le partage d’affinités sociales. La sensibilité à des problèmes de société (matérialisme, santé publique) les a conduits à réinvestir le procès comme cause. Enfin, les initiatives d’un État désireux d’instaurer un dialogue avec des collectifs de malades dans le cadre d’une réparation non accusatoire (un fonds d’indemnisation) ont fourni aux familles concernées des appuis qu’elles ont elles-mêmes subvertis en direction d’une action judiciaire21. Les générations suivantes de parents confrontés également au décès de leur enfant par MCJ vont se trouver dans une situation sensiblement différente. Dès lors que la plainte avec constitution de partie civile existe, qu’elle a été homologuée par un avocat, qu’elle émane d’un collectif, et que l’instruction judiciaire est lancée par un juge d’instruction, le pas de l’accusation n’est plus du même ordre. Ce sont d’autres questions qui attendent les victimes dans leurs tentatives de réparation.
La division des victimes, la fragmentation des accusations
23Certains commentateurs ironisent sur la difficulté des collectifs de victimes à se mettre d’accord, et sur l’âpreté des conflits qui parfois les traversent. C’est mal comprendre la diversité des conditions attachées aux mêmes drames, et la complexité des opérations qui permettent de gérer les différents sens de la justice qui leur sont associés. Deux facteurs ont notamment contribué, dans le cas du drame de l’hormone de croissance, à diviser les victimes, une fois l’instruction judiciaire lancée et la première plainte collective déposée22.
24La première raison est liée au fait que, derrière la catégorie générique de victimes, se cachent des places structurellement différentes vis-à-vis du drame. La division des victimes s’avère ici un effet de places. Une distinction importante doit être établie notamment entre les personnes reconnues comme victimes par les instances réparatrices et celles qui ne le sont pas (au sens où le décès de leur enfant n’est pas imputé, malgré ce qu’elles en disent, à la MCJ). Les victimes non reconnues ont posé deux ordres de problèmes aux associations de victimes (au sein de Grandir tout d’abord, puis de la MCJ-APEV). D’une part, un problème de reconnaissance. L’association doit-elle les reconnaître comme des victimes effectives ? Le cas s’est notamment posé, dans le cas du drame de l’hormone, pour deux mères qui, convaincues elles-mêmes que leur enfant était décédé de la MCJ, rencontraient un doute du côté des médecins-experts convoqués23. Ce doute n’a pas été exempt des collectifs de parents eux-mêmes. Le fait, pour les parents concernés, de se voir niés comme victimes MCJ, et exclues des formes de solidarité associées à cette catégorie, tant par l’État (pas d’accès au fonds de solidarité) que par le collectif de parents (pas d’aides au titre de la MCJ), a été une expérience particulièrement pénible de méconnaissance. Et les conflits entre ces parents et les responsables des collectifs ont été particulièrement tendus. D’autre part, ces victimes non reconnues ont posé, parmi les associations de victimes, un problème aigu de représentation de leurs problèmes spécifiques. Avec là aussi des tensions impossibles à surmonter. Ainsi, pour Mme G., mère d’un fils décédé en 1994 de ce qu’elle voulait faire reconnaître comme une MCJ, ni Grandir, ni ensuite MCJ-APEV ne voulaient se préoccuper de son problème spécifique, alors qu’elle aurait dû être soutenue dans son douloureux combat. Pour les dirigeants des associations concernées, Mme G. avait à l’inverse les plus grandes difficultés à « s’abstraire de son cas personnel ». Elle ne pensait qu’à son fils et était dans l’incapacité de comprendre et de s’intéresser aux problèmes rencontrés par les autres membres de l’association.
25Outre la césure créée entre victimes reconnues et non reconnues, un deuxième facteur de division parmi les victimes est l’individualisation des perspectives morales : chaque drame active en chacun sa conscience du collectif, mais en se réfractant d’une manière individualisée (Karsenti, 2006). Cette diversité fondamentale des réactions se trouve favorisée et organisée, dans le cas de l’action judiciaire, par sa rencontre avec un marché : le marché des services proposés par les avocats. Dans le cas du drame de l’hormone de croissance, cette dispersion potentielle des victimes s’est trouvée renforcée par la longueur de l’instruction pénale. Une fois déposées les premières plaintes, certaines familles ont commencé à douter de la solidité des stratégies adoptées par les premiers avocats. D’où une division supplémentaire liée à l’échec apparent des premières stratégies. Des familles ont ainsi rencontré, au début des années 2000, des avocats intéressés par monter des « coups » inédits au civil, qui tentaient de pallier les échecs de la stratégie pénale. D’où des dissensions avec les familles déjà engagées au pénal.
26Ces deux facteurs de division (le fossé entre des victimes reconnues et non reconnues ; la cristallisation de l’individualisation des réactions morales sur un marché des réparations judiciaires) se sont conjugués à des différences sensibles dans les modalités de retours sur la souffrance provoqués en chacun par la survenue du drame. Revenir, pour chacun, sur la souffrance associée à un drame, c’est en même temps construire des liens avec des souffrances vécues antérieurement. Tel parent indique dans un entretien combien son approche du drame est surplombée par son expérience antérieure du décès d’un autre proche, qui se trouve réinvestie à cette occasion. Un autre se souvient, en engageant le combat judiciaire, qu’il a été investi antérieurement dans d’autres luttes, et s’inspire de son attitude dans ces luttes anciennes, mais formatrices, pour y puiser des ressources nouvelles. Un troisième revient sur les injustices quotidiennes dont il s’estime par ailleurs victime, au travail par exemple. Ce sont ces boucles autour d’autres souffrances qui amènent chaque victime à investir le procès d’une signification qui déborde à chaque fois l’affaire en présence. Apparaissent ainsi, notamment, des profils sociaux différents. Nous avons noté comment le petit milieu des victimes pionnières de l’action judiciaire avait investi au début des années 1990 le procès de causes globales (la politique de santé publique, la lutte contre le pouvoir de l’argent). À la fin des années 1990, les victimes qui cherchent à renouveler une action judiciaire jugée stagnante investissent leur drame d’une signification nouvelle : une réaction contre ce qu’ils ont toujours vécu, et dont le drame qu’ils vivent ne leur semble que la répétition, le désintérêt des « nantis » pour les « petits ». Désintérêt typique de la médecine : le manque de considération, selon eux, de médecins mandarins pour de simples malades. Mais manque de considération, également, émanant des institutions judiciaires, et finalement de tout le système. Ce désintérêt de la justice pour les petits, qui se manifeste, tous les jours, par une inégalité de base : les nantis, lorsqu’ils commettent des fautes, en général s’en sortent bien, alors que les petits écopent toujours de leurs fautes. La longueur de l’instruction pénale réactive à leurs yeux cette figure de l’injustice. Et c’est pour lutter contre cet état de choses qu’ils explorent de nouvelles voies judiciaires. Les quelques familles qui investissent le civil tranchent ainsi, par rapport aux victimes pionnières du pénal, par la manière dont elles opèrent des retours sur souffrance. Apparaissent ainsi, au début des années 2000, des poursuites judiciaires d’un profil nouveau, dont la consonance sociale tranche avec celle que leur attribuaient les pionniers du pénal.
La délégation de la procédure judiciaire à d’autres victimes
27Nous avons vu jusqu’à présent comment des victimes sont devenues les pionnières de l’accusation publique, puis nous avons mis en évidence les dynamiques qui ont divisé l’accusation. L’espace des victimes s’est formé enfin autour d’une dynamique de délégation. Certains parents se sont ralliés à telle ou telle stratégie judiciaire, par un processus de délégation de l’accusation publique à d’autres victimes. Comment s’opère cette délégation, et quelles relations se tissent ainsi entre victimes ? La délégation peut résulter, tout d’abord, d’une prise de conscience des inégalités de compétences entre victimes. Certaines d’entre elles conviennent ainsi qu’elles ont des difficultés particulières à maîtriser les procédures judiciaires. Et elles délèguent le travail judiciaire (et notamment les relations avec les avocats, ou avec les magistrats) à des victimes plus compétentes, et en particulier aux pionnières de l’action judiciaire. Mais la délégation de l’action judiciaire n’est pas seulement affaire de compétence. Elle s’inscrit également dans le cadre de la relation globale d’aide instaurée par certaines victimes vis-à-vis d’autres. Face au drame, certaines victimes en viennent à occuper, pour d’autres, la place de bienfaitrices. Cette relation s’est ancrée dans la reconnaissance de l’ampleur et de la diversité de ce que certains parents ont pu leur apporter dans le malheur. Elle concerne particulièrement, dans le drame de l’hormone de croissance, des dirigeants d’associations particulièrement investis dans leur mission, et qui ont prodigué, lorsque certains parents se trouvaient brutalement confrontés à la maladie et aux décès de leur enfant, des aides que ceux-ci ont imputé, non à l’application de droits, mais à des qualités éminemment personnelles. Ils les ont soutenus au moment opportun par des aides matérielles et financières, une écoute, un soutien moral, des renseignements administratifs, la défense d’un dossier devant une commission d’indemnisation… Le bienfaiteur, au sens fort, est bien plus qu’un simple dispensateur de bien. C’est celui que la victime reconnaît comme à l’origine d’une aide à la fois décisive et globale. Aide décisive, au sens où le bienfaiteur sort la victime d’un malheur qui pouvait avoir des effets irréversibles. Globale, car son aide se dirige dans toutes les directions. Cette relation au bienfaiteur a été par la suite réinvestie de deux façons. D’une part, par un transfert de confiance. Forts de l’ampleur et de l’efficacité du soutien qu’ils ont reçu à un moment donné, certains parents ont investi leur bienfaiteur d’une compétence globale, qu’ils ont étendue au domaine judiciaire. D’autre part, par une reconnaissance de dette. Certains parents s’en sont remis à leur bienfaiteur parce qu’ils estimaient de leur devoir de les aider en retour dans leur démarche judiciaire (en consolidant le dossier par une plainte supplémentaire). Cet échange a pris par la suite la forme plus impersonnelle d’un principe d’échange avec l’association : en s’inscrivant à l’association, les parents pouvaient bénéficier des services de celle-ci, mais en retour ils étaient supposés soutenir l’action judiciaire entamée par celle-ci.
Conclusion : l’espace des victimes
28Nous avons examiné dans ce texte la manière dont des personnes font retour sur leurs souffrances à travers l’engagement dans des actions judiciaires, en tentant d’obtenir, au pénal ou au civil, réparation de ce qui s’est passé. C’est en effet dans les opérations de retour sur la souffrance que nous avons cherché à explorer la dimension à notre sens sociologique de toute souffrance. Nous avons mis l’accent sur la façon dont les itinéraires de réparation de chacun s’inscrivent dans un espace de victimes. S’agissant du drame collectif que nous étudions, la réparation ne nous est pas apparue comme la réaction du collectif, vu comme un acteur agissant en bloc, à travers les institutions de la responsabilité, face au drame24. Elle ne nous est apparue, non plus, comme la simple juxtaposition d’itinéraires individuels, exposés à des capacités de réaction inégales (au sens suggéré par une psychologie de la résilience) (Cyrulnik, 1999). Dire que la réparation est affaire d’espace, c’est dire qu’elle engage des interdépendances et des confrontations entre des personnes définies par leur place vis-à-vis de la souffrance, et notamment entre les victimes. Trois ordres de relations entre victimes ont marqué la formation et la transformation de cet espace. D’une part, un lien de confortation réciproque parmi le petit milieu des parents frappés parmi les premiers, et qui ont trouvé dans le travail mené en commun, et sur la base d’affinités spontanées, autour du drame, les éléments qui les ont amenés à franchir le pas de l’accusation publique. D’autre part, une dynamique de division parmi les victimes. Division, tout d’abord, entre des victimes qui occupent des places différentes vis-à-vis du drame, les unes étant reconnues par des instances tierces, et les autres mettant au cœur de leur combat, justement, de se faire reconnaître comme victimes par ces tiers-experts. Division, ensuite, entre des victimes dont les réactions morales individualisées se retrouvent mises en concurrence sur un marché de la réparation judiciaire, à travers le recours aux services d’avocats porteurs de stratégies différentes. Division, enfin, entre des victimes qui, partant du drame qui les unit, y reviennent néanmoins à partir du prisme des souffrances socialement différenciées auxquelles elles s’avèrent confrontées en dehors du drame, et sur lesquelles elles reviennent par l’effet même des boucles en direction du passé engendrées par le drame. Enfin, l’espace des victimes s’avère être un espace de délégation, dans lequel l’action judiciaire se trouve distinguée en différents pôles autour duquel s’agrègent les familles, pour des raisons assez évidentes d’inégales compétences au savoir juridique ou médico-scientifique. Mais également pour des raisons fortes d’affiliation de certaines victimes à ceux ou celles qui se sont construits une place de bienfaiteurs face au drame, et qui se voient, pour cette raison même, confier dans le cadre d’une aide globale aux autres victimes la prise en charge de l’action judiciaire. Que ce soit à travers la confortation réciproque, la division, ou la délégation, l’itinéraire de réparation judiciaire de chaque personne victime s’avère éminemment lié aux itinéraires des autres victimes. Reste à approfondir en quoi cette dimension spécifique de l’expérience des victimes, liées aux caractéristiques de l’action judiciaire s’articule avec les autres sphères de la réparation (indemnisations, médias, psychologie, religion).
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Notes de bas de page
1 On peut se reporter par exemple, parmi les essais récents, aux livres de Guillaume Erner (2006) ou de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière (2007).
2 On y trouve des figures typiques récurrentes de la critique des procès : la particularisation des affaires, l’orientation du regard vers le passé, le judiciaire comme substitut à la vraie politique.
3 Toute une part des critiques mettent en scène, là encore, la montée de la « fausse politique » (politique de la pitié, attention exclusive à la « morale » (le problème du mal) plutôt qu’à la politique), au détriment de la « vraie politique » (qu’il s’agisse de l’affrontement des opinions, ou de l’établissement d’un rapport de forces réglé en vue de la conquête du pouvoir).
4 Voir par exemple la manière dont l’association Act Up a construit le mode de présence publique des personnes séropositives ou malades du sida (Barbot, 2002).
5 Pour une mise en évidence de ces innovations, voir D. Fassin et R. Rechtman (2007).
6 Concernant les débats autour du devoir de mémoire, voir E. Kattan (2002).
7 Sur la sémantique moderne du temps historique, voir R. Koselleck (1990).
8 L’ouvrage édité par Pierre Bourdieu, La misère du monde (Bourdieu, 1993) a joué un rôle déclencheur dans ces initiatives. Voir également C. Dejours (1998) et E. Renault (2004, 2008).
9 Quelques travaux ont commencé à explorer les différentes lignes de transformation de la notion de victime dans nos sociétés. Voir P. Ponet (2007) sur les effets de la montée des accidents d’automobile sur le réaménagement du secteur des assurances et le développement de la professionnalisation de l’expertise médicale des dommages corporels ; voir également la thèse en cours de S. Latté sur la naissance et l’essor de la victimologie (à paraître) ; ou encore A. Young (1995), et D. Fassin et R. Rechtman (2007) à partir des mutations contemporaines de la psychologie.
10 Les essais mentionnés plus haut de Guillaume Erner, et de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière, sont caractéristiques de cette veine.
11 Voir D. Trom (2007) sur la façon dont les différents courants de la gauche critique investissent aujourd’hui la question des victimes, en relation notamment avec leurs positionnements vis-à-vis de la Shoah.
12 Manière à la fois d’ouvrir et de préciser les différentes étapes retenues par W. Felstiner, R. Abel et A. Sarat (1991) – réaliser, reprocher, réclamer – lorsqu’ils examinent la dynamique ouverte par une expérience « dommageable » (injurions expérience, trop vite traduit par expérience « offensante » dans la traduction française de l’article).
13 II semblerait que l’essentiel des contaminations ait eu lieu aux alentours de 1985, mais la période exacte d’exposition à des traitements contaminés est elle-même sujette à controverses.
14 L’APEAIHC (Association des parents d’enfants atteints d’insuffisance d’hormone de croissance) change de nom fin 1989 pour devenir l’association Grandir.
15 Nous sommes partis, pour cette communication, d’un premier examen des entretiens que nous avons réalisés auprès de parents d’enfants décédés de la MCJ réalisés avant le procès pénal. Souvent longs, ces entretiens portaient sur les différentes sphères de l’expérience des victimes : les soins aux enfants, les relations aux autres victimes, la dimension intra-familiale du drame, le recours aux psychologues et psychiatres, les relations avec les associations, les médias, l’action judiciaire, le rapport aux indemnisations. Les parents ont été contactés à partir des liens que nous avons établis avec les associations de victimes, mais également à partir de listes de parties civiles.
16 Elles sont beaucoup plus nombreuses à l’ouverture du procès pénal.
17 Ce préjugé en faveur de l’entraide entre patients, ou entre leurs familles, renvoie à un profil spécifique de médecin, dont l’actuelle généralisation est un phénomène récent. Pour une description, a contrario, des inquiétudes largement répandues, parmi les médecins des années 1950, face aux risques psychiques associés selon eux à une sociabilité excessive des patients entre eux, voir R. Coser (1962). C. Huyard (2007) note dans une thèse récente que cette attention aux bénéfices de l’entraide est particulièrement développée parmi les médecins qui s’intéressent aux maladies rares.
18 Par exemple, l’un des parents, ingénieur informaticien, tombe par hasard, pendant une attente en aéroport lors d’un voyage d’affaires, sur un article du NEJM qui parle de cas de contaminations de l’hormone de croissance ayant conduit à la MCJ.
19 C’est explicitement dans cette perspective que l’une de ces victimes pionnières adresse plusieurs lettres, à l’automne 1992, auprès de l’association des parents d’enfants atteints d’insuffisance hypophysaire, Grandir, pour recueillir des témoignages d’autres parents touchés par la MCJ et lancer une action collective avec le soutien de Grandir. L’association fera circuler la lettre parmi ses responsables, mais décidera, jusqu’en 1997, de rester à l’écart de l’instruction judiciaire.
20 En fait, le fait de toucher des indemnités au fonds de solidarité n’empêchait pas de poursuivre au pénal, mais seulement au civil. Mais une incertitude a régné pendant plusieurs mois sur cette question, ce qui a renforcé encore plus le sentiment de se voir ainsi acheter leur silence par l’État.
21 On notera que c’est également à la même époque que les associations de lutte contre le sida subvertissent les dispositifs pédagogiques mis en place par l’Agence nationale de recherche sur le sida pour qu’elles puissent comprendre la logique des essais cliniques (Barbot, 2002 ; Dodier, 2003).
22 Dans le cadre de cette communication, nous nous limiterons aux victimes « accusatrices », et sans revenir sur les confrontations par ailleurs très vives qui ont opposé les victimes engagées dans des procédures judiciaires, et celles qui ont refusé d’aller au procès.
23 Le premier cas concerne l’un des tout premiers enfants décédés, fin 1991-début 1992, et a suscité un conflit violent à l’intérieur de l’association Grandir. Le deuxième cas est plus tardif (l’enfant est décédé en 1994), mais la bataille d’experts a été particulièrement longue. La mère de l’enfant a été suspendue de ses responsabilités dans Grandir, a participé à la naissance de MC-APEV, avant de quitter cette dernière, pour fonder sa propre association, AVHC en 1999. Dans les deux cas, l’enfant a été finalement reconnu comme décédé de la MCJ.
24 Voir notamment le cadre durkheimien d’analyse de la responsabilité (Durkheim, 1960 ; Fauconnet, 1929).
Auteurs
Sociologue, directeur de recherche à l’Inserm et directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales. Ses contributions portent sur les domaines suivants de la sociologie : risque, technique, travail, médecine. Partie prenante du tournant pragmatique de la sociologie en France, il a notamment publié L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement (Éditions Métailié, 1993), Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées (Éditions Métailié, 1995), et Leçons politiques de l’épidémie de sida (Éditions de l’EHESS, 2003). Il dirige le groupe de sociologie politique et mentale à l’institut Marcel-Mauss.
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