Les accidents aériens sous le regard de la presse
p. 197-210
Résumés
Le présent article résume les analyses d’une série d’études menées entre 2004 et 2007 pour le centre expérimental Eurocontrol de Brétigny, afin d’aider la navigation aérienne européenne à comprendre les mécanismes et les mobiles de la médiatisation des accidents dans lesquels elle pouvait être impliquée. À l’heure où certains experts déclarent dans la presse qu’il faut s’attendre à déplorer un crash majeur dans le monde par semaine, il semblait opportun d’examiner comment les médias européens rendaient compte des questions de sécurité aérienne – et quelle était l’image qu’ils véhiculaient auprès des opinions publiques sur le contrôle aérien. Le choix a été fait de se focaliser sur la presse écrite et sa couverture des premières années du nouveau millénaire – soit une trentaine de journaux, sur six pays, autour des incidents, accidents et procès impliquant la navigation aérienne.
This article summarises the analysis of a series of studies, carried out between 2004 and 2007 for the Eurocontrol Experimental Centre in Brétigny, to help European air navigation understand the mechanisms and the motives of media coverage of accidents in which it could be involved. At a time when some experts state in the Press that we must expect to deplore one major crash in the world a week, it seemed appropriate to examine how the European media reported issues of aviation safety–and what image of air traffic control was being conveyed to the public by them. The choice was made to focus on print media and its coverage of the first years of the new millennium, namely thirty or so newspapers, in six countries, on the theme of incidents, accidents and trials involving air navigation.
Texte intégral
Les principaux centres d’intérêt de la presse dans sa couverture du transport aérien
1Comme l’indique le tableau qui suit, la presse européenne identifie assez rarement en tant que telle la navigation aérienne dans les articles qu’elle consacre au monde du transport aérien : d’abord, le contrôle aérien est très rarement un sujet autonome (à peine 2,5 % des articles, inclus dans les 15 % de la thématique « organisation ») ; ensuite sa visibilité médiatique est étroitement liée à ses défaillances, c’est-à-dire à la fois aux accidents dans lesquels il peut être impliqué (via la thématique « sécurité ») et aux retards qu’engendrent pour les passagers les mouvements sociaux qui peuvent l’affecter (via la thématique « conflits sociaux »). Sa visibilité est donc faible et d’emblée négative.
Tableau 1 – Les centres d’intérêt de la presse dans sa couverture du transport aérien1
Thématiques identifiées | % articles |
Economie (activités et organisation des entreprises de transport aérien) | 34 % |
Organisation (organisation et gestion des aéroports, de l’ATM, …) | 15 % |
Conflits sociaux (grèves, délais et retards) | 12 % |
Sécurité (accidents, incidents, …) | 12 % |
Géopolitique (guerre en Irak, 9/11, Sras, …) | 10 % |
Régulations (Etats, concurrence, Ciel Unique, accords transatlantiques, …) | 6 % |
Sûreté (contrôles passagers, alertes, …) | 5 % |
Nuisances (bruit, vols de nuit, pollution environnementale, …) | 3,5 % |
Technologie (innovation technologique, spatial, ) | 2,5 % |
2Deux enseignements complémentaires peuvent encore être tirés de ce tableau : d’abord, le très fort contraste entre la prévalence des thématiques économiques2 et la faiblesse des thématiques technologiques souligne l’évolution en cours depuis les trente dernières années dans la perception du transport aérien : il ne s’agit plus d’une organisation où la prouesse technique est première, mais d’un secteur économique majeur avant tout sensible aux aléas de la conjoncture internationale3. Ensuite, toujours statistiquement, les deux impératifs fondateurs de la navigation aérienne que sont la sécurité et la fluidité/ capacité, s’ils restent importants, semblent passés au deuxième plan. Serait-ce là l’une des conséquences de la banalisation du transport aérien dans les sociétés développées contemporaines, où chacun tient pour acquis de pouvoir voler en temps et en heure d’un point à un autre du globe en toute sécurité ? Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, c’est la notion du risque inhérent à la prouesse de voler qui s’estompe, et, par contre coup, la légitimité technique sur laquelle se fondent en interne les systèmes de navigation aérienne qui est potentiellement fragilisée dans l’esprit des lectorats. Avec la conséquence douteuse de voir l’accident, statistiquement inévitable, déchaîner demain l’indignation des voyageurs, des journalistes et des lecteurs...
Les principales conditions de l’intérêt médiatique pour un accident aérien
3Un premier paramètre tient naturellement à la « gravité » de l’accident : ainsi les accidents de Milan Linate et d’Uberlingen, en dépassant la centaine de victimes, focalisent-ils davantage l’attention de la presse que des accidents plus mineurs, comme l’incursion de piste à Roissy en 2000. Gravité de l’accident, mais aussi effet de série : c’est le caractère répétitif des pannes de système au Royaume-Uni en 2002 qui attire l’attention des journaux4.
Tableau2 – Corrélation entre le nombre moyen d’articles et la gravité de l’actualité5
Evénements affectant l’ATM | Journaux étudiés (jusqu’en 2004) | Moyenne d’articles |
Linate (08/10/2001) | Corriere délia Sera, Repubblica – Panorama, Espresso | 33 |
Uberlingen (01/07/2002) | – Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung, Neue Züricher Zeitung, Tribune de Genève – Focus, Zeit, Spiegel | 31 |
Incidents du | – Times, Guardian, Evening Standard, Scotsman, Mirror, Sun – Sunday Times | 23 |
Roissy (25/05/2000) | – Monde, Figaro, Tribune, Parisien – Nouvel Observateur | 1 |
4Un second paramètre tient à la « proximité » de l’accident : plus les journaux sont proches des lieux de l’accident (par leur siège et par leur lectorat), plus importante et plus durable est leur couverture de cet accident. Comme l’illustre la matrice ci-après, les journaux d’Allemagne du Sud (Süddeutsche Zeitung, Focus) couvrent avec plus d’insistance l’accident d’Uberlingen que ceux d’Allemagne du Nord (Spiegel, Zeit), avec au milieu le Frankfurter Allgemeine Zeitung, géographiquement entre les deux. De même le Neue Züricher Zeitung, basé à Zurich, est-il plus prolixe que la Tribune de Genève, et les journaux milanais (Corriere, Panorama) suivent-ils avec bien plus d’insistance les conséquences de Linate que leurs confrères romains (Repubblica, Espresso).
5On relèverait le même phénomène dans la presse française : seul le Parisien, journal régional de l’Île-de-France, analyse l’accident de Roissy ; et la couverture la plus dense des récents procès de l’accident du mont Sainte-Odile (1992) provient naturellement de la presse régionale alsacienne (Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Alsace le Pays).
6Troisième paramètre qui conditionne l’intérêt de la presse : le « suivi judiciaire » de ces accidents. C’est évident pour Linate, où l’intense activité de la justice italienne6 dès le lendemain de l’accident permet à la presse milanaise de nourrir continûment sa couverture des rebondissements de l’enquête judiciaire et des jugements prononcés dans la foulée, moins de trois ans après les événements. De même, dans le cas d’Uberlingen, où les instructions sont pourtant allées plus lentement7, l’intérêt journalistique n’a guère connu d’éclipses : les tractations auxquelles les questions relatives à l’indemnisation des victimes ont donné lieu entre les plus hautes autorités russes, allemandes et confédérales (2002 et 2003), l’assassinat du contrôleur8 et le rapport du BFU (2004), ont conduit les journaux les plus proches de l’accident à maintenir jusqu’au procès de 2007 une couverture soutenue. Enfin, la couverture substantielle assurée par la presse française sur le premier procès de l’accident du mont Sainte-Odile, procès pénal devant le tribunal de Colmar en 2006, quatorze ans après les faits, prouverait, si besoin en était, que l’intervention de la justice est bien un facteur essentiel de l’intérêt que portent dans la durée les médias au contrôle aérien.
De quelques biais du jugement médiatique sur les accidents aériens
7C’est une règle de voir les professionnels de tel ou tel secteur se plaindre du traitement qui leur est réservé dans les journaux : inexactitudes, parti pris, incompétence ou superficialité sont des mots qui reviennent souvent. À les entendre, la vérité des faits échapperait systématiquement aux journalistes. Et de fait, sur les accidents ici étudiés, on ne peut parler d’une vérité unique – comment le pourrait-on d’ailleurs ? –, mais presque d’autant de points de vue que de journaux. Comme dans ce roman d’Akutagawa, dont Kurosawa a tiré son film Rashomon, et qui donne au lecteur le sentiment, en multipliant les témoignages sur un même événement, de ne pas lire du tout la même histoire, les différentes couvertures d’un accident ou d’un procès donnent souvent l’impression de ne pas parler du même événement.
8Sans vouloir entrer dans le détail des analyses ni aborder des questions d’herméneutique, on dira simplement ici que l’histoire racontée par les journalistes dépend avant tout de l’audience qu’ils donnent aux témoignages des différentes parties prenantes. Le tableau qui suit, sur l’exemple du premier procès du mont Sainte-Odile, donne une idée des « structures de vérité » selon les journaux.
9Là où d’aucuns privilégient la parole des experts (International Herald Tribune), d’autres celle des prévenus (Dernières Nouvelles d’Alsace), d’autres celle des « victimes » (Le Parisien), d’autres celle des magistrats (Le Monde), est-il imaginable qu’il y ait une vérité ? Une analyse statistique des causes mêmes de l’accident, toujours sur le mont Sainte-Odile – et dans le cadre pourtant déjà balisé du droit pénal –, donnerait un tableau similaire. Il en va de même pour Uberlingen ou Linate, d’après nos analyses. La question importante, à ce stade, nous paraît donc surtout de repérer les biais de l’approche médiatique dans leur jugement des responsabilités. On se limitera ici aux deux principaux : la « sensibilité politique » et le « niveau d’information ».
10Le premier biais concerne, sans surprise, la « sensibilité politique » des journaux. Ainsi l’interprétation des responsabilités de l’accident par les journaux semble-t-elle fortement corrélée à leur sensibilité politique : la presse de gauche insiste sur la défaillance systémique et prend peu parti entre les responsabilités individuelles des pilotes ou des contrôleurs ; la presse de droite, sans nier la responsabilité systémique, insiste toujours sur les défaillances humaines, qu’elle les situe auprès du contrôleur ou du pilote. La matrice qui suit montre clairement ce biais politique dans l’interprétation des responsabilités effectuée par quinze journaux sur les accidents d’Uberlingen et de Linate.
11On peut ajouter que l’explication de type structuraliste (« l’accident est le résultat d’un enchaînement de petites erreurs, toutes isolément rattrapables… ») prédomine sur l’explication de type individualiste (« c’est la faute précise d’un individu »), même si la presse de droite reste réticente à suivre jusqu’au bout celle de gauche sur son corollaire (« […] et c’est le système plus que tel ou tel individu qui en est responsable »). À l’inverse, l’explication de type conjoncturaliste (« l’accident est le produit d’un aléa exceptionnel, ... et donc de la fatalité ») est rarement privilégiée, puisque seule la Repubblica met au premier plan un aléa (le brouillard) comme cause première de l’accident.
12Le second biais concerne le « niveau d’information » présenté sur les réalités de la navigation aérienne. Une des difficultés récurrentes à laquelle est confrontée la presse en parlant du contrôle aérien est de donner à ses lecteurs les moyens de comprendre de quoi il s’agit. La relative invisibilité du contrôle dans le grand public ne fait qu’accroître cette difficulté à représenter la complexité des réalités humaines, techniques et organisationnelles qu’il recouvre. Donner au lecteur une représentation précise et concrète du contrôle impliquerait de digérer et de présenter une telle masse d’informations qu’il n’est finalement guère surprenant de constater qu’aucun des journaux étudiés ne présente une image complète et fouillée du contrôle sur la durée considérée. Toutefois, tous les journaux ne sont pas sur le même pied, certains se montrant plus didactiques que d’autres. Et cette vertu pédagogique a des conséquences qu’on pourrait résumer ainsi, comme le suggère la matrice qui suit : plus le journal donne une représentation concrète du contrôle aérien, plus positive est l’image qu’il véhicule dans le public.
13Les exceptions confirment la règle : celles de Panorama et du Mirror (une image négative malgré une représentation plutôt détaillée) viennent du fait qu’ils sont l’un et l’autre très opposés au statu quo et que, devant ce qu’ils interprètent comme une situation de crise, ils fouillent les réalités sociales du contrôle, l’un pour promouvoir en Italie une thérapie de choc à la Reagan, l’autre pour remettre en cause la privatisation du NATS. Quant aux exceptions du quadrant inférieur droit, leur nombre ne doit pas faire illusion : elles concernent majoritairement des journaux britanniques sans correspondants spécialisés et qui ne sont pas confrontés sur la période à un accident grave9.
14La tendance apparaît encore plus nette si on limite la matrice aux journaux couvrant les accidents de Linate et d’Uberlingen.
15De manière générale, la capacité des opérateurs à communiquer dans la durée, et pas seulement en situation de crise, semble être un élément fort de valorisation de l’image du contrôle – et donc de sa capacité à sortir indemne dans l’opinion publique des épreuves auxquelles il peut être confronté. La tétanie qui semble frapper le contrôle aérien italien après Linate semble ainsi beaucoup jouer dans l’attitude de la presse italienne et dans l’image déplorable qu’elle véhicule. Il conviendrait inversement de se demander s’il ne faut pas voir dans l’attitude des deux journaux allemands qui allient une image très positive et une représentation concrète (synonyme d’une confiance raisonnée accordée à l’opérateur de contrôle national) la conséquence d’un travail de communication en amont de la DFS vers les journalistes. En bref, il semble que, plus il y a de transparence dans la communication à la presse des éléments techniques de l’accident aérien (par nature, toujours complexe et toujours involontaire), moins il y a d’espace pour la recherche de bouc émissaire et l’exploitation de l’accident à des fins plus ou moins démagogiques (instrumentation politico-idéologique confortant la ligne du journal ou de son actionnariat, dramatisation des faits ou dénonciation des scandales censées multiplier les ventes).
La presse, caisse de résonance de l’intolérance aux risques ?
16Les procès milanais consécutifs à l’accident de Linate, tels qu’ils sont couverts par le Corriere della Sera, nous semblent exemplaires des risques que la pression médiatique peut faire courir aux conceptions de la sécurité que se fait la navigation aérienne. Ils posent clairement la question de savoir dans quelle mesure les critères dont se sert la justice pour trancher entre les responsabilités en cas d’accident aérien correspondent à ceux qu’utilise la navigation aérienne. Ils indiquent peut-être, dans le champ des représentations mentales du public européen, ce que nous appellerions un changement de régime idéologique de la technique.
17Depuis au moins un siècle, une des attitudes mentales qui a prévalu dans l’appréciation des accidents est celle du risque assumé. Le développement industriel et technique, fait de conquêtes successives et appuyé sur la notion de progrès, génère inévitablement des aléas : ces aléas (accidents, défaillances, catastrophes) sont comme les erreurs d’un processus d’apprentissage et de maîtrise ; consubstantiels à l’exploration et à la maîtrise de techniques nouvelles, ils sont plus ou moins tolérés, mais ne remettent jamais en cause le droit à l’erreur de la technique. On pourrait même avancer que l’erreur, quoique jamais souhaitable, est profitable en ce qu’elle est une leçon permettant de faire progresser la technique et d’éviter de nouvelles erreurs.
18Cet ancien régime idéologique de la technique, calqué sur le modèle de l’expérimentation scientifique, pourrait être qualifié d’épique : la technique, comme le héros de l’épopée, a vocation à sortir renforcée des épreuves qu’elle traverse. Et ceux qui la mettent en œuvre voient leur responsabilité minorée dans les échecs qui surviennent, dans l’exacte mesure où la fatalité de l’échec est acceptée, voire tenue pour féconde.
19Or, ce qui est dénié aux responsables du contrôle aérien italien par les juges, selon la presse italienne de droite, c’est leur volonté de se placer sous ce régime idéologique : un accident comme les autres, un tragique concours de circonstances, la fatalité.
20C’est dire que le système du contrôle pourrait désormais être passible d’un autre régime idéologique, qu’on pourrait qualifier d’idéalisme de la technique et qu’on pourrait définir ainsi : dans une technologie arrivée à maturité, dont l’exploitation est un fait social et économique habituel et la sécurité une constante allant de soi, l’aléa n’est plus tenu pour le produit résiduel et intempestif d’une (série d’) erreur(s) involontaire(s), mais pour le résultat nécessaire d’une (série de) faute(s) et de manquement(s) volontaire(s).
21Plus qu’un nouveau régime idéologique, il s’agit là peut-être simplement d’une normalisation et d’une réintégration dans le régime général de la responsabilité. La complexité technique du système ne serait plus une circonstance atténuante pour ses acteurs. Elle devient peut-être même une circonstance aggravante dans la mesure où la croyance à l’infaillibilité technique du système (entretenue dans l’opinion par l’habitude) ne laisse comme solution pour expliquer d’éventuelles défaillances que la présence d’un nécessaire et conscient manquement de l’acteur aux obligations que lui fait le système.
22Les attendus des juges milanais, tels que rapportés par le Corriere en juillet 2004, semblent très clairs sur ce point : le caractère complexe du système de contrôle et la redondance des barrières de sécurité qui le caractérise n’en font pas un système qualitativement différent de n’importe quelle autre unité de production économique. L’accident est traité comme « un accident du travail » (infortunio sul lavoro), l’aéroport comme une usine (fabbrica) où « les dispositifs technologiques sont suffisamment maîtrisés, dûment installés, diligemment maintenus ; où les procédures de sécurité sont stabilisées de façon appropriée, qu’elles sont respectées et qu’on les fait respecter ; où tous les opérateurs sont formés et informés de façon appropriée ».
23Le caractère diffus, collectif et atténué de la responsabilité semble ainsi remis en cause et l’on voit se juxtaposer deux logiques : a) celle d’une causalité synthétique propre à l’ancien régime technique, qui fait de l’accident, sur le modèle du retour d’expérience technique, la coalescence d’un certain nombre d’enfoncements successifs de barrières de sécurité, et qui privilégie par principe l’idée d’une défaillance indivise du système. De cet ordre de causalité proviendraient à la fois le grand nombre de personnes poursuivies et condamnées (tous les acteurs du système), et le caractère apparemment peu discriminant des peines (entre six et huit ans, comme si on ne pouvait discriminer entre acteurs du système) ; b) celle d’une culpabilité individualisée propre au régime général de responsabilité, qui fait de l’accident la juxtaposition de choix de comportement personnels erronés – privilégiant par principe l’identification de transgressions individuellement répréhensibles. L’apparente lourdeur des peines prononcées10 – pour des homicides involontaires dans le cadre d’accidents du travail – proviendrait-elle de cet ordre de causalité ?
24S’agit-il là d’une exception italienne, voire milanaise11 ? Il est trop tôt pour le dire. Le verdict du tribunal de Bülach (procès d’Uberlingen) semble indiquer que la justice suisse a partiellement suivi l’exemple italien, en soulignant les défaillances de contrôle de la part du management, mais l’ampleur des poursuites et des peines prononcées reste sans commune mesure. Et si le premier verdict du tribunal de Colmar (procès du mont Sainte-Odile) a semblé étendre les responsabilités pénale et civile des acteurs, le verdict en appel est apparu sensiblement en retrait – au grand dam des associations de victimes. Quelles que soient les décisions de justice à venir, il nous semble toutefois que la presse risque, à l’instar du Corriere, de se faire de plus en plus la chambre d’écho de la nouvelle intolérance aux risques des sociétés européennes contemporaines et de leur judiciarisation croissante12. La presse y sera d’autant plus poussée que s’affirme la force médiatique des associations des parents de victimes, notamment lors des procès.
Gagner la bataille des mots ?
25Les procès sont, en effet, le lieu d’un affrontement entre deux logiques, celle de l’émotion, portée principalement par les associations de victimes qui demandent réparation et veulent identifier des responsables, et celle de l’explication, naturellement privilégiée par le monde aérien, produit complexe où les expertises techniques et les règles organisationnelles viennent rencontrer les logiques juridiques de la responsabilité pénale. Cet affrontement est particulièrement net dans les journaux d’un point de vue sémiologique : entre la dramatisation portée par les uns avec des termes comme catastrophe, tragédie, drame, et la mise à distance opérée par les autres avec des termes comme accident ou collision, c’est dans leur lexique même que les journaux font caisse de résonance aux débats judiciaires.
26Si l’on s’essaie, en effet, à classer les substantifs utilisés pour désigner l’accident, en discriminant, autour d’un terme pivot pouvant fonctionner comme le degré zéro de la langue13, d’une part les substantifs tendant à neutraliser l’événement – par exemple en français, le générique accident et le cortège des modalités matérielles de cet accident (chute, choc, collision, impact), et d’autre part les substantifs tendant à grandir l’événement – par exemple en français, tous ceux qui insistent sur l’ampleur de ses conséquences matérielles (catastrophé) et/ou psychologiques (drame, tragédie, cauchemar) –, on voit des tendances très nettes se faire jour dans les journaux sur les trois accidents et procès du Sainte-Odile, de Linate et d’Uberlingen.
27Dans le cas du procès du mont Sainte-Odile, la prédominance quasi systématique du substantif crash s’explique d’abord par le fait que toutes les parties l’emploient : prévenus, experts, victimes, avocats, juges... et surtout les journalistes. Les victimes, leurs avocats et, dans une moindre mesure, les juges, ont toutefois tendance à privilégier la dimension dramatisante (catastrophé). À l’inverse, les experts et, naturellement, les prévenus, ont tendance à privilégier la dimension neutralisante (accident). Et globalement, on voit dans la presse française un équilibre se dessiner : autour de ce pivot qu’est le terme majoritairement employé14 – crash à 44 % –, on trouve à 27,5 % les dénominations dramatisantes et à 28,5 % les neutralisantes. Équilibre reflétant, semble-t-il, les hésitations de la presse française sur l’interprétation à donner à ce procès.
28Dans le cas de l’accident de Linate, une collision au sol, on peut considérer collisione (10,5 % des mots servant à désigner l’accident dans l’ensemble de la presse italienne) comme le point médian entre les dénominations plutôt neutralisantes (du type : accident), qui tournent autour de 33 % du total des mots, et celles plutôt dramatisantes (du type : catastrophe, carnage ou tragédie) qui tournent autour de 54 % du total des mots. Ce déséquilibre au profit de la dramatisation semble assurément correspondre à l’optique criminalisante et/ou dramatisante adoptée par la presse italienne15.
29L’accident d’Uberlingen étant une collision en vol, on peut considérer Kollision (38,5 % des mots servant à désigner l’accident dans l’ensemble de la presse germanophone) comme le point médian entre les dénominations neutralisantes (du type accident, malheur), avec elles aussi 38,5 % du total des mots, et celles plus dramatisantes (du type catastrophe), proches de 22 % du total des mots. Ce résultat, inverse de celui de l’Italie, correspond bien au souci didactique montré par les grands quotidiens (Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung) dans une couverture privilégiant la compréhension des événements sur la stigmatisation d’éventuels responsables16.
Tableau 4 – Répartition statistique des dénominations par espace linguistique
Presse française Procès du mont Sainte-Odile | Presse italienne Accident et procès Linate | Presse germanophone Accident Uberlingen | |
Dénominations neutralisantes | 27,5 % | 33,5 % | 38,5 % |
Collision | 1 % | 10,5 % | 38,5 % |
Crash | 44 % | 1 % | |
Dénominations dramatisantes | 27,5 % | 55,5 % | 22 % |
30Pour résumer le tableau ci-dessus, trois cas de figure se présentent donc17 :
un équilibre global entre dénominations dramatisantes et neutralisantes dans la couverture du procès du mont Sainte-Odile par la presse française ;
une nette prédominance des dénominations dramatisantes dans la couverture par la presse italienne de l’accident de Linate et des enquêtes ayant abouti au premier procès de 2004 ;
une prédominance des dénominations neutralisantes dans la couverture par la presse germanophone de l’accident d’Uberlingen et de ses suites.
31Si la répartition de ces dénominations selon un axe neutralisation/dramatisation semble même pouvoir être corrélée avec l’issue des procédures judiciaires et la sévérité des verdicts, cela ne voudrait toutefois pas nécessairement dire que la presse influence la justice, mais qu’en se faisant l’écho de toutes les voix qui s’expriment, la presse, dans sa diversité, traduirait assez fidèlement les rapports de force à l’œuvre entre les acteurs des procédures judiciaires et, par là, accompagnerait l’issue judiciaire de ces rapports de force.
32De ce point de vue, même si ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans des recommandations, il semble que la navigation aérienne, confrontée à cette brutale demande de rendre compte et de transparence qu’est le procès, ait d’abord tout intérêt à développer sa capacité à faire entendre ses points de vue et à justifier ses méthodes, ses organisations et ses fonctionnements. Et l’un de ses interlocuteurs privilégiés pour cela est la presse. Le débat sur le juste niveau de pénalisation des accidents aériens ne devrait pas cacher la nécessité pour la navigation aérienne de répondre à la demande de transparence et de responsabilité qui lui est faite. Vouloir éviter des procès cathartiques nuisibles à l’amélioration de ses fonctionnements quotidiens, par la méconnaissance qu’ils traduisent de la complexité des systèmes de sécurité actuels et par l’illusion de sécurité absolue qu’ils véhiculent auprès du public, est un souci compréhensible. Convaincre l’opinion publique, les médias et les juges que l’impératif de sécurité tel qu’entendu techniquement par la navigation aérienne pourrait la dispenser du droit commun sera difficilement audible dans le contexte mental ouvert depuis deux ou trois décennies par les débats sur la maîtrise des risques industriels et autre principe de précaution.
Notes de bas de page
1 Corpus étudié : 1 224 articles publiés dans sept journaux – Le Monde, Corriere della Sera, Financial Times, The Times, Wall Street Europe Journal, L’Écho, Le Soir – sur 2002 et 2003 (dans Les représentations de l’ATM véhiculées dans quelques grands médias européens, Eurocontrol/EEC/2004).
2 Elles concernent essentiellement les transporteurs, les gestionnaires d’aéroports et les constructeurs.
3 Au-delà de son actualité strictement économique, qui déclenche un tiers des articles, le transport aérien apparaît surtout via sa contextualisation internationale : régulation et organisation des cieux européens et nord atlantiques, contexte géopolitique mondial et mesures anti terroristes liées – sans parler de la part des problématiques environnementales liées au réchauffement climatique-, ces thématiques représentent un autre bon tiers des articles.
4 Cet effet de série joue d’ailleurs aussi dans la couverture des accidents de Linate et d’Uberlingen : la répétition des airprox dans le ciel milanais est soigneusement scrutée pendant les deux ans qui suivent l’accident par le Corriere della Sera ; la Tribune de Genève fait de même pour l’espace suisse.
5 Corpus étudié : 530 articles publiés dans 22 journaux entre 2000 et 2004 (dans La sécurité aérienne à l’épreuve de la presse, Eurocontrol/EEC/2006).
6 Et des politiques, via les ministères et les commissions d’enquête conjointe de la Chambre et du Sénat.
7 Les résultats de l’enquête technique du BFU viennent deux ans après les faits, et le procès cinq ans plus tard.
8 Un cas inouï de « justice » – expéditive.
9 Le cas du Neue Züricher Zeitung (NZZ) est plus singulier : dans le contexte de remise en cause politico-internationale auquel est confronté le contrôle suisse (polémiques avec les Russes sur les responsabilités, avec les Allemands sur le contrôle des espaces d’Allemagne du Sud, etc.), il semble que le journal ait choisi de privilégier une défense de principe des intérêts et des acteurs nationaux, qu’on peut juger parfois à la limite du déni.
10 Les juges milanais ont persévéré dans le raisonnement lors d’un deuxième procès, en mars 2005.
11 Comme une sorte de mani pulite (mains propres) appliqué cette fois au contrôle aérien ?
12 Telles que conceptualisées, par exemple, par Ulrich Beck, Risikogesellschaft, Francfort, Surkamp Verlag, 1986 (traduction française : La société du risque, Paris, Aubier, 2001).
13 C’est-à-dire le terme le plus propre de la langue courante pour désigner l’accident. Comme « crash », en français, pour désigner l’accident du mont Sainte-Odile (« atterrissage très brutal effectué par un avion, train rentré », déclare de manière assez euphémistique le Petit Larousse en 1996) ; collisione en italien, pour désigner l’incursion de piste de Linate ; Kollision en allemand, pour Uberlingen.
14 Dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, par exemple, c’est le titre récurrent de la sous-rubrique (« Procès du crash du mont Sainte-Odile ») sous laquelle apparaît l’ensemble des articles consacrés au procès.
15 Les dénominations dramatisantes culminent à 57 % pour le Corriere, le plus en pointe des quatre dans la dramatisation au point de donner une lecture criminalisante des événements.
16 La seule exception à cette tendance lourde est Focus – le seul germanophone à recourir à l’anglicisme crash, celui qui présente le plus de dénominations dramatisantes (56 %) et le moins de dénominations factuelles (22 %) – conformément au sensationnalisme qui dicte sa couverture catastrophiste.
17 Si du moins l’on veut bien accepter de passer dessus les difficultés méthodologiques qu’implique la comparaison d’échelle de dénominations dans des langues différentes, concernant des objets eux aussi différents (on n’a pas plus examiné les dénominations utilisées par la presse française pour couvrir l’accident en 1992 que celle de la presse germanophone sur un procès encore à venir à l’époque) et sur des périodes pas toujours homogènes.
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