À son corps défendant !
Le pilote et l’automate
p. 169-174
Résumés
À partir des résultats d’une recherche conduite récemment dans les escadrons de chasse, je propose de poursuivre le questionnement que notre petit groupe avait amorcé, il y a quelques années, sur la place des hommes dans les dispositifs automatisés. Sans cesse réactualisée par l’arrivée de nouveaux systèmes, régulièrement radicalisée par l’imaginaire d’une automatisation totale, cette question de la définition de l’humain continue de se poser dans ces mondes – tel l’aéronautique – où les automates se substituent pour une part à l’activité des hommes, mais ne savent pas se priver de leur présence, moins pour fonctionner, mais pour que leur fonctionnement ait un sens. Dans un avion, le pilote surveille les systèmes, les contextualise, il récupère nombre de situations déviantes, bref, il adapte en temps réel un scénario « idéal » qui se déroule sur les écrans du cockpit. Sa présence intellectuelle continue d’être requise tandis que son corps est de plus en plus contraint à l’immobilité (ce constat est encore plus vérifié dans un avion de chasse). Que dire de cet oubli du corps ? N’est-il pas à mettre en relation avec une forme nouvelle d’oubli de la technique – l’avion naturel ? C’est par le biais de leur présence charnelle que je voudrais interroger les manières de faire des hommes aux prises avec les automatismes. Comment se servent-ils de leur corps ? Comment ce « savoir » a-t-il été acquis ? Quelle est la visibilité du corps dans ce milieu socio-technique ? Le corps est-il contraint et de quelle nature est cette contrainte ? Souffre-t-il ? Peut-il être question d’une économie du corps (user de son corps sans l’user) ? Ces quelques questions pourront servir de point de départ à une compréhension plus fine de ce qui semble caractériser aujourd’hui ces situations de travail, c’est-à-dire un brouillage des frontières corporelles et une redéfinition du corps à corps avec la machine par le biais de nouvelles médiations.
From the results of a research recently carried out with military pilots, i propose to continue the questioning that our small group had started, a few years ago, about the place of human being in the automated devices. Always reactivated by the installation of new systems, regularly radicalized by the imaginary of a total automation, this question of the definition of human keep on being set in these worlds–such aeronautics–where the automats often replace the activity of men, but cannot manage without their presence, less in terms of technical functioning, but in terms of making sense. The pilots supervise the systems, place them in the right context, they recover many deviating situations, in short, they adapt in real-time an "ideal" scenario which proceeds on the screens of the cockpit. Their intellectual presence is still necessary while their body is increasingly constrained with immobility (this fact is checked even more in a fighter). What to say about this omission of the body? Isn’t it to put in relation to a new form of omission of the technique–the « natural » plane? It is by the means of their carnal presence, that / would like to question the human’s ways of doing when they are faced with the automatisms. How do they use their body? How this "knowledge" was acquired? Which is the visibility of the body in this socio-technique world? Is the body constrained and how is this constraint? Does he suffer? Can it be question of an economy of the body (using the body without wearing it)? These are some questions that could be a starting point with a finer comprehension of what seems to characterize these situations of work today, i.e. a jamming of the body borders and a redefinition of the hand to hand with the machine by the means of new mediations.
Texte intégral
1Ma communication s’appuie principalement sur les résultats d’une recherche conduite récemment (avec Gérard Dubey) dans les escadrons de chasse1, mais je reviendrai aussi sur des travaux plus anciens menés avec les pilotes de l’aviation civile2. Je voudrais, à la lumière de ces terrains, poursuivre le questionnement que notre petit groupe avait amorcé, il y a quelques années, sur la place des hommes dans les dispositifs automatisés.
2Pour introduire mon propos, je voudrais tenter de le mettre en perspective en partageant avec vous mon interrogation sur l’horizon d’une automatisation totale, cette mise en tension des choses réactualisée par l’arrivée de nouveaux systèmes et qui ressurgit régulièrement. C’était le cas, il y a quinze ans, lorsque nous observions la mise en service des avions de ligne glass cockpit. L’horizon d’une automatisation « totale »– ou globale pour reprendre le propos de Frédéric Gros hier – (celle qui évince définitivement l’humain) semblait se rapprocher dans les représentations des concepteurs comme dans celles des usagers qui exprimaient fréquemment l’idée suivante : « Nous sommes la dernière génération de pilotes, dans les avions du futur, il n’y aura plus de pilote. » Puis, les usages se sont installés et cette perspective a dans le même temps reculé. L’essor réglementaire des facteurs humains replaçait dans le même temps l’homme au centre. La vague semble revenir aujourd’hui : les colloques, les programmes de recherche (en l’air comme au sol) témoignent de la réactualisation de cette perspective. Les mêmes formules reviennent dans la bouche des pilotes du Rafale nourrissant un sentiment que la prochaine étape de l’automatisation ne pourra qu’être associée à l’éviction de l’homme (image du pilote de drone).
3Quelle place occupe cet horizon dans notre imaginaire ? Les moments d’innovation libèrent les imaginaires, polarisent les questions (on attend le meilleur ou le pire comme l’a bien montré Victor Scardigli dans Les sens de la technique) : hier les glass cockpits, aujourd’hui les drones ; à chacune de ces occasions, notre société technicienne est questionnée sur sa capacité de changement. La question qui est posée est celle de la place et de la définition de l’humain dans de tels dispositifs (en termes de pouvoir, autorité, responsabilité, autonomie de l’action).
4Si l’on regarde maintenant les situations socio-techniques les plus communes et les plus courantes, on se rend compte très vite que l’on a affaire à des situations mixtes où les automates se substituent pour une part à l’activité des hommes, mais ne savent pas se priver de leur présence, moins pour fonctionner, mais pour que leur fonctionnement ait un sens. Dans un avion, le pilote surveille les systèmes, les contextualise, il récupère nombre de situations déviantes, bref, il adapte en temps réel un scénario « idéal » qui se déroule sur les écrans du cockpit. Il est important de continuer à travailler sur ces situations (que certains qualifieront peut-être de situations de transition), de continuer à les penser : elles sont les plus nombreuses, elles sont durables, elles caractérisent, au-delà des milieux aéronautiques, un grand nombre de situations de travail.
5Il faut donc continuer à penser ces situations, les plus communes, et à penser particulièrement la place, c’est-à-dire le mode de présence, des hommes dans ces dispositifs (et en particulier leur place corporelle). Pour caractériser cette présence, on pourrait dire que l’être humain est présent « malgré tout » (selon la formule d’Yves Clot) : il se trouve au cœur d’une tension, qu’il lui revient de gérer, entre une tendance de l’automatisation qui vise à l’écarter et une gestion quotidienne des systèmes qui, dans le même temps, exige sa présence et la rend irréductible. Ce paradoxe de l’automatisation participe de la définition des humains dans ces grands systèmes techniques.
6Un des principaux résultats de la recherche sur la mise en service des avions de nouvelle génération (fin des années 1980) avait été de mettre en évidence l’idée que c’est d’abord par son corps que l’homme s’est approprié les dispositifs automatisés et que c’est grâce à cette appropriation qu’il les a ensuite perfectionnés. Une des critiques les plus virulentes formulée par les pilotes de ligne portait sur « la perte des sens » et la crainte de se retrouver dans « un avion aseptisé où l’on ne sent rien3 ». L’appropriation sociale des techniques passe par le corps : la familiarité nécessaire à l’action est d’abord visuelle, auditive, tactile.
7Pourtant, c’est sa présence intellectuelle qui est requise au premier plan tandis que son corps est de moins en moins sollicité, de plus en plus contraint à l’immobilité. L’homme est un être cognitif (et la littérature psychologique a produit de nombreux travaux sur ce thème), mais il est aussi un être de chair, il est aussi un corps. Il me semble que l’on « oublie » de penser cette dimension (on l’a laissée aux ergonomes qui eux-mêmes la considèrent comme la part la moins intéressante ou valorisante de leur métier). Que dit l’anthropologue de cet oubli du corps ?
8C’est par le biais de leur présence charnelle que je voudrais interroger les manières de faire des hommes aux prises avec les automatismes. Comment se servent-ils de leur corps ? Comment ce « savoir » a-t-il été acquis ? Quelle est la visibilité du corps dans ce milieu socio-technique ? Le corps est-il contraint et de quelle nature est cette contrainte ? Souffre-t-il ? Ressent-il du plaisir ? Peut-il être question d’une économie du corps (user de son corps sans l’user) ?
9Je crois qu’en dernière instance, la manière dont on traite les corps dans les grands systèmes techniques en dit long sur la manière dont on y envisage l’humain : quelle place, quel devenir, que valorise-t-on, que dévalorise-t-on ? (fatigue, inconstance, manque de régularité, de résistance... ces qualificatifs ne sont pas anodins).
10Qu’est ce qu’un corps dans les mondes automatisés où la performance est bien souvent le fruit des compétences et des décisions mêlées des hommes et des machines ? Le corps se fait bien souvent discret4 dans ces mondes qui « utilisent » l’homme comme surveillant des dispositifs. Bien que discret, il n’en est pas moins présent et il faut s’employer à mieux qualifier cette présence car elle constitue un indicateur sans doute assez précis de la place que notre société a décidé d’accorder aux humains dans ces grands systèmes techniques. Nous avons par exemple observé chez les pilotes de chasse combien le corps « résiste » au traitement (souvent mauvais) qui lui est infligé5. Il est souvent décrit comme une limite6 au potentiel de la machine (en particulier en matière de facteur de charge7). D’un autre point de vue, il enrichit aussi le dispositif par la finesse des sensations qu’il est capable d’analyser. Le corps du pilote est immobilisé, contraint, limité... mais ce corps reste un capteur essentiel et dont on ne sait pas se passer pour certains types de mission. Alors on l’entraîne et on l’équipe pour lui permettre de toujours repousser ses limites. Les limites dont il s’agit sont celles de son endurance (résistance au facteur de charge par exemple), mais aussi les limites de sa frontière corporelle qui sont déplacées : le chasseur est un homme « augmenté », si l’on peut dire, grâce au casque, masque, anti-G, vision tête-haute, vision nocturne... Dans les avions les plus récents, le confort du pilote est de plus en plus grand, ce qui l’incite à repousser davantage ses limites. Le pilote se branche (au sens littéral) sur l’avion, mais ces dispositifs ne suffisent pas à faire le chasseur. Il doit les compléter par des techniques du corps qui le mettent à l’écoute de ses sensations, techniques du corps par lesquelles il a graduellement appris – au sein d’un collectif, son escadron de chasse – à les reconnaître, à les classer et à les mobiliser « naturellement » dès que nécessaire. Ce « naturel » est totalement lié à la pratique : pour preuve, après de trop longues vacances, il faut re-mobiliser ces sensations explicitement avant de les oublier à nouveau (par exemple procéder à la contraction des muscles de l’abdomen pendant la prise de facteur de charge pour en limiter les effets négatifs). On peut le comparer au sportif qui retrouve ses sensations après un arrêt de sa pratique : retrouver ses sensations consiste en fait à les conscientiser à nouveau pour mieux les oublier ensuite (être capable de mobiliser ses muscles, de se placer dans la bonne posture sans y penser).
11Quel est dans ce contexte le statut de son geste ? Le terme de geste doit ici être entendu au sens d’Haudricourt, sachant que le geste du pilote de chasse n’est plus seulement présent autour des objets pour leur donner un sens, il est dedans, mélangé. Il renvoie à un compromis reconstruit à chaque instant entre une intelligence des techniques du corps et une expertise des potentialités de la machine. On comprend ici que les frontières corporelles sont brouillées ou provisoirement bouleversées, que le corps à corps avec la machine est réinterprété et que de nouvelles médiations se mettent en place. Dans ce type de situation, l’homme se trouve placé dans une continuité (matérielle et symbolique) avec la machine, le geste humain n’est plus dissociable du « geste » de la machine, c’est la performance globale du dispositif qui compte désormais.
12Les compétences et les décisions des hommes et des machines sont mêlées et ce mélange s’exprime bien dans la notion de perméabilité. La part proprement humaine ou machinique de l’action est de plus en plus difficile à désigner : la frontière sépare, mais elle unit aussi, le corps est « attrapé » par l’automatisation, selon l’expression employée hier par Gérard Dubey. Si ce qui distingue est moins probant, il faut peut-être alors s’intéresser à ce qui inscrit ces deux entités dans une forme de continuité (et à ce qui légitimerait cette inscription)8.
13La notion de perméabilité exprime l’idée d’être transformé par le contact avec une autre matière et cette idée, si on la rapporte au contexte qui nous intéresse, suppose qu’un double mouvement se mette en place : d’une part la réceptivité des corps (et l’apprentissage de cette réceptivité), d’autre part « la marge d’indétermination » des machines, c’est-à-dire leur sensibilité (Simondon). Ces deux dimensions sont complémentaires. Un tel dispositif suppose une disponibilité réciproque (la philosophie des techniques de Gilbert Simondon ouvre aussi, dans cette perspective sur une réflexion sur le corps). La perméabilité des frontières entre les hommes et les machines produit des formes nouvelles de solidarité entre les deux entités qui participent conjointement au processus de décision.
14Il est temps d’interroger, pour mieux le comprendre, ce désir d’annuler la distance entre les choses et nous, distance que nous avions mis des siècles à construire ! Nous nous trouvons peut-être au seuil d’un basculement de nos modèles de pensée. Cette conclusion doit être complétée à la lumière des débats que nous avons eu hier après midi dans la table ronde sur le virtuel. Il y était question des pilotes de drones qui, depuis l’Arizona, combattent en Afghanistan. La mise à distance des hommes semble ici plus que jamais effective, leur action n’est plus liée à leur présence, pourtant les systèmes de restitution les placent visuellement au plus près de la situation, au cœur du champ de bataille. Il a été également question des grandes difficultés que ces hommes ont à vivre une telle décorrélation entre leur vie familiale et leur travail dans un espace et un temps continu pour eux. La tension évoquée au début de cette présentation entre une automatisation qui tend à écarter le corps de l’homme et une appropriation qui le convoque semble s’être radicalisée. Entre plus de distance du tout et une distance absolue, comment construire un monde tenable, comment envisager la question de la responsabilité ?
Notes de bas de page
1 Caroline Moricot et Gérard Dubey, La polyvalence du Rafale ou l’objet total. La relation entre une technologie nouvelle et ses utilisateurs, Les documents du CESSD, n° 81, 2006 ; Caroline Moricot et Gérard Dubey, « Pilote de chasse : tradition et modernité à l’épreuve de la polyvalence des avions », dans François Gresle (dir.), Sociologie du milieu militaire, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005 ; Caroline Moricot et Gérard Dubey, Alain Gras, La formation des pilotes et les évolutions technologiques, Les documents du CESSD, n° 52, 2002.
2 Caroline Moricot, Des avions et des hommes. Socio-anthropologie des pilotes de ligne face à l’automatisation des avions, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997 ; Alain Gras, Caroline Moricot, Sophie L. Poirot-Delpech, Victor Scardigli, Face à l’automate, le pilote, le contrôleur et l’ingénieur, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; Alain Gras, Caroline Moricot, Sophie L. Poirot-Delpech, Victor Scardigli, Le pilote, le contrôleur et l’automate, Paris, Éditions de L’IRIS, 1990.
3 J’ai longuement décrit cette situation dans « L’irréductible engagement du corps. Le cas du pilotage des avions automatisés », Communications, n° 81, 2007.
4 Discrétion toute relative car en dehors de l’action, le corps est au contraire très visible : baptêmes rituels, sports pratiqués collectivement, écussons colorés sur les combinaisons de vol, visites médicales régulières…
5 Moricot (2007) op. cit., Dubey et Moricot (2006), op. cit.
6 Il serait intéressant de savoir si les drones sont utilisés dans des configurations de vol que ne supporteraient pas les humains.
7 Les G-LOC sont des pertes de connaissance, dues à la difficulté des pilotes d’évaluer leur capacité à tenir le facteur de charge. Cette capacité est très fluctuante, elle varie selon un grand nombre de facteurs, d’où la nécessité de bien connaître les indices par lesquels le corps prévient de la limite qu’il approche. La constance de la technique est opposée à l’inconstance de l’homme.
8 Il conviendrait de s’intéresser aux outils conceptuels dont nous disposons pour penser ces continuités.
Auteur
Maître de conférences en sociologie à l’université Paris 1. Elle travaille sur les enjeux de l’appropriation des dispositifs automatisés en s’appuyant sur des terrains de recherche dans l’aéronautique civile et militaire. Elle est coresponsable du groupe de travail « Corps, techniques et société » de l’Association française de sociologie. Elle a publié entre autres : « L’irréductible engagement du corps. Le cas du pilotage des avions automatisés », Communications, n° 81, 2007. Des avions et des hommes. Socio-anthropologie des pilotes de ligne face à l’automatisation des avions, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997. Avec Gérard Dubey, La polyvalence du Rafale ou l’objet total. La relation entre une technologie nouvelle et ses utilisateurs, Les documents du CESSD, n° 81, 2006. Pour une liste plus complète des publications des chercheurs du CETCOPRA, le lecteur pourra se reporter au début de l’ouvrage.
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