Les contrôleurs face à l’automatisation
p. 157-162
Résumés
La Fédération internationale des associations des contrôleurs du trafic aérien (IFATCA1) soutient la modernisation et l’automatisation de fonctions spécifiques de la gestion du trafic aérien (ATM) selon certaines règles et dans un cadre cohérent. Les problèmes fondamentaux actuels de la gestion de la circulation aérienne proviennent de l’incohérence des structures organisationnelles ainsi que des développements technologiques nombreux et non coordonnés. Notre présentation explique les buts à atteindre ainsi que le cadre à respecter dans la marche vers un futur basé sur l’automatisation avec l’humain au centre en tant que gestionnaire et décideur.
The International Federation of Air Traffic Controllers’ Associations (IFATCA) supports the modernisation and automation of specified functions in Air Traffic Management (ATM) following certain rules and within a coherent frame. The basic problems of today’s ATM come from the incoherence of its organisational structure as well as the non coordination of numerous technological developments. Our presentation explains the goals to achieve and the guidelines towards a future based on automation, human centred in regard to management and decision making.
Texte intégral
1Merci d’avoir invité notre organisation, IFATCA, à ce colloque. IFATCA est la fédération mondiale des associations des contrôleurs de la circulation aérienne, organisation professionnelle présente dans 135 pays avec environ 50 000 membres. Ma présentation est fondée sur diverses publications IFATCA, incluant également des positions de l’OACI (Organisation internationale de l’aviation civile) et de SESAR (projet de recherche et de développement européen pour un système d’organisation de l’aviation à l’horizon 2020).
Introduction
2Dans le contexte du contrôle aérien nous parlons plutôt d’automatisation de certaines fonctions que d’introduction d’un automate. Pour nous, être face à l’automatisation veut dire être face à l’avenir. Jusqu’à présent, très peu de fonctions du contrôle aérien ont été automatisées. Par exemple, dans bien des pays, même européens, les contrôleurs utilisent encore des strips papiers comme support d’information. L’effort d’automatisation a été très dispersé pour des raisons historiques et politiques, chaque pays développant son propre système. Au niveau des cockpits c’était différent, un travail au-delà des frontières a pu s’effectuer. Ainsi, aujourd’hui, nous constatons un grand écart de niveau d’automatisation des postes de travail des pilotes et des contrôleurs.
3IFATCA s’exprime positivement envers l’automatisation. Ceci est contraire à la réputation qui veut que les contrôleurs s’opposeraient aux changements et au progrès. Par contre, il faut absolument tenir compte du fait que les contrôleurs ont fait beaucoup de mauvaises expériences dans le passé lors de l’introduction d’outils de travail inadéquats, voire abandonnés en phase de développement ou d’introduction. Alors, automatisation oui, mais en suivant certaines règles et en réorganisant les tâches de façon réfléchie et faisable, en tenant compte de ce que nous appelons les facteurs humains. Il faut noter que l’automatisation, donc la technologie, est aujourd’hui dopée par les possibilités informatiques. Et tout va très vite. De plus, il n’est pas certain que tout ce qui est possible soit toujours ce dont nous avons besoin au niveau opérationnel, ni d’ailleurs ce qui correspond au meilleur en matière de facteurs humains.
Les règles pour automatiser
4Je vous présente ici quelques règles sur lesquelles devraient se baser l’automatisation. Ces règles sont tirées de divers articles décrivant la politique IFATCA, mais également d’autres publications officielles.
5La première dit que l’humain doit rester le gestionnaire (maître) du système et non le servant (esclave). Esclave du système, le contrôleur serait comme un cycliste pédalant avec la tête dans le guidon, perdant la vue d’ensemble. Il n’est alors plus capable de faire son travail qui consiste à gérer un ensemble de trafic. Un exemple positif : il existe à Genève des outils informatisés et automatisés d’attribution des niveaux de croisière à la sortie du centre de contrôle qui fonctionnent avec une grande fiabilité et précision. Néanmoins, le contrôleur reste toujours maître du système et peut décider à tout moment d’accepter ou de refuser la proposition du système, voire de prendre une décision divergente. Ceci nous donne la règle suivante : l’automatisation assiste le contrôleur et non l’inverse. Dans le passé nous avons souvent entendu des propos tels que : le système fait ceci et cela, vous ferez le reste ; si le système se trompe vous devez prendre les mesures correctives. C’est un peu la situation que les contrôleurs de certains pays vivent aujourd’hui. Ceci nous amène directement à dire que le rôle de l’homme doit être défini dès la conception du système et ne doit pas être juste le suppléant à ce que la machine ne sait pas faire.
6L’on préconise que chacun doit faire ce qu’il sait faire le mieux. Pour le système il s’agirait de la surveillance, et pour l’humain de la prise de décision, surtout dans une situation complexe, voire exceptionnelle ou imprévue. Ainsi les points forts de l’automate et de l’homme seraient utilisés au maximum, les points faibles minimisés. Mais qu’est-ce qui se passe dans la réalité ? Il existe une forte appréhension de ce que l’on appelle l’erreur humaine et l’on cherche à automatiser les prises de décision et laisser à l’humain le travail de surveillance du système, afin d’assurer que tout se déroule correctement. L’opérateur est donc amené à faire de la surveillance et c’est justement ce qu’il ne sait pas bien faire. Ce phénomène s’est vérifié dans d’autres industries. Ceci nous amène au postulat suivant : l’opérateur ne doit pas être responsable des erreurs du système. La question de la responsabilité et de l’autorité se pose dans chaque prise de décision, et particulièrement dans le cas d’une erreur (séparation, séquence, etc.) du système. En fin de compte, la question est de savoir qui va être accusé devant un tribunal en cas d’incident grave ou d’accident : est-ce le contrôleur, l’ingénieur ou le gestionnaire ?
7Un système de gestion des dysfonctionnements et des erreurs (Safety Management System) est absolument indispensable dans le contexte complexe de l’aviation. Ceci s’applique en particulier aux systèmes automatisés. Les dysfonctionnements doivent être suivis et corrigés. Il convient également de connaître et d’analyser les situations où tout se passe bien. Par ailleurs, l’automatisation des fonctions doit être introduite par étapes avec une gestion de la transition et du changement. Avec un système informatisé les changements peuvent devenir permanents voire, dans des situations extrêmes, quasi quotidiens. Pour éviter cela, les changements peuvent aussi être regroupés sur certaines dates ou périodes. Mais dans ce cas, ces changements peuvent être très nombreux et, de ce fait, difficiles à assimiler dans leur totalité. Ce genre de problèmes va se renforcer à l’avenir dans toutes les professions impliquées dans la gestion du trafic aérien.
Les buts de l’automatisation
8L’automatisation doit servir plusieurs buts. Nous pensons qu’il est nécessaire de réduire le nombre de fonctions de routine. Un exemple : la sur-occupation de la fréquence radio, due à des échanges non nécessaires, est souvent un facteur limitatif de sécurité et de capacité. Les pilotes sont tout le temps amenés à changer de fréquences radio suivant les instructions des contrôleurs, alors que dans la vie de tous les jours, tout ceci est automatisé. En nous déplaçant avec notre téléphone cellulaire nous ne devons jamais changer de fréquence, même en passant d’une région à une autre, d’un pays à un autre. Néanmoins, une automatisation du changement de fréquence de l’avion nécessite une adaptation des méthodes de travail du contrôleur afin qu’il puisse garder la pleine conscience du trafic dont il a la charge.
9Choisir la façon et le moment de présenter l’information est un autre volet important de l’automatisation. Jusqu’à présent, un contrôleur dispose d’à peu près toutes les informations disponibles sur un vol. Des filtres sont nécessaires dans certains cas afin de supprimer un trop plein d’informations. À l’avenir, il y aura infiniment plus d’informations disponibles sur tous les vols. Un tri sévère sera alors nécessaire pour ne pas déborder les opérateurs d’informations souvent inutiles pour eux. Qui choisira et selon quels critères ? Car trop d’information tue l’information. Dans le même ordre d’idée nous devons trouver de quelle façon, et par quel moyen, échanger les informations de manière simple et sûre entre le sol et le cockpit ainsi qu’avec tous les partenaires concernés (aéroports, compagnies aériennes, militaires, etc.).
10À l’avenir le contrôleur doit disposer d’outils de soutien à la prise de décision, à l’exécution de ses tâches et à la surveillance de l’application des autorisations. La décision reste donc, dans notre vision, auprès des opérateurs, en particulier les contrôleurs. Néanmoins, une délégation de certaines tâches, comme, par exemple, assurer la séparation dans la séquence d’approche, est tout à fait envisageable. Cette séparation va se faire à l’avenir, en partie, non plus sur la base d’une distance, mais d’une certaine durée, par exemple cinquante secondes. Comment, et par quel moyen, le contrôleur peut-il surveiller le respect de cette séparation basée sur le temps, dans une phase où les avions sont en réduction de vitesse ? Ou alors, assisterons-nous à un transfert des responsabilités du contrôleur au pilote pour l’établissement de la séparation de cette phase de vol ?
11Les situations inhabituelles et les urgences doivent être mieux gérées avec le soutien d’outils informatiques, tout comme la gestion de situation de « fonctionnement dégradé » du système. Le contrôleur ne pourra plus être le seul pilier de secours, car il contrôlera bien plus d’avions qu’aujourd’hui et ne disposera plus de support d’information conventionnel comme, par exemple, le strip papier.
Conséquences
12Le métier de contrôleur va très rapidement changer et évoluer vers quelque chose de totalement différent, le travail devenant davantage celui d’un gestionnaire que d’un tacticien. Il y aura changement de métier, donc changement de compétences et de qualifications. Il faut donc rapidement adapter, en fait dès à présent, les critères de sélection, la formation de base, ainsi que la formation continue. Il va falloir également tenir compte du chapitre particulier des facteurs humains, celui du savoir-être dans ce genre de nouvel environnement. Ceci devrait se faire dans la formation de base et la formation continue. Mais nous en sommes encore loin. Les compagnies aériennes ont vingt à vingt-cinq ans d’expérience de CRM (Cockpit/Crew Resource Management). Dans le contrôle aérien l’expérience dans ce domaine, appelé TRM (Team Resource Management), est proche de zéro ; même au niveau européen, nous sommes confrontés à un énorme problème.
13Le 1er juillet 2002 il y a eu une collision en plein ciel dans la région du lac de Constance. Quelques collaborateurs de l’entreprise Skyguide ont été inculpés. Le contrôleur de service lors de l’accident a été brutalement assassiné par le père et mari de trois victimes. Ainsi, ce contrôleur n’a pas pu répondre aux questions du juge lors du procès qui a eu lieu l’année passée. Les autres contrôleurs ont été disculpés et des gestionnaires de l’entreprise condamnés à des peines de prison avec sursis. Dans les délibérés le juge a stipulé que la « sécurité du système doit être mesurée dans une situation d’urgence et non dans une situation habituelle ». Ceci nous interpelle particulièrement dans la création de systèmes informatisés. Le juge a par ailleurs également dit que « l’on ne peut assumer qu’un contrôleur choisira toujours la méthode de travail la plus appropriée ». Le système global doit donc être construit en conséquence, en tenant compte justement des facteurs humains.
Publications
14Pour les personnes qui ne connaissent pas très bien le contrôle aérien, voici quelques publications récentes et intéressantes. Sur www.ifatca.org vous trouverez le « Statement on the future of ATM », publié par IFATCA en 2007. Sur www.sesar-consortium.aero se trouvent toutes les informations liées au projet européen pour la future gestion du trafic aérien, particulièrement le concept opérationnel décrit dans le « Deliverable 3 » sur une vingtaine de pages, englobant également les principes d’automatisation. Ceux qui souhaitent plus de détails trouveront des informations utiles dans le concept opérationnel de l’OACI, le document n° 9854.
15En conclusion, je citerai librement Caroline Moricot qui a dit, il y a un mois, « la bonne automatisation est celle avec laquelle on se sent bien et qui laisse une place à l’être humain ». Je ne peux que soutenir de tels propos. Hélas, l’idée qui prévaut dans les grands projets actuels est plutôt celle que l’informatique permet de tout automatiser et rend tout possible.
16Merci pour votre attention. Pour toute question adressez-vous sans hésiter à www.ifatca.org ou à walter.eggert@bluewin.ch
Notes de bas de page
1 IFATCA : Intenational Fédération of Air Trafic Controllers’ Associations, 130 pays, 50 000 membres.
Auteur
Contrôleur aérien à Genève de 1974 à 2005, dès 1990 à mi-temps contrôleur, l’autre moitié d’autres tâches :
– Formateur/responsable de la formation continue.
– Formateur facteurs humains (communication, gestion du stress, teamwork, etc.).
– Mise en place et gestion d’un programme de soutien en cas d’incident critique (CISM).
– Diverses publications, entre autre dans Stress et Trauma en février 2006, prochain article prévu août 2008.
– Depuis 2006 formateur indépendant et représentant IFATCA dans SESAR.
– Autres formations : sophrologue caycédien, DU LAA Paris V en 2002, formateur CISM pour ICISF (http://www.icisf.org/).
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