Introduction
p. 143-147
Résumés
L’histoire récente de l’aviation, aussi bien civile que militaire, montre que les automatismes ont créé un nouveau champ de confusions pour les opérateurs. Le problème a été compris, en particulier grâce aux sciences humaines, mais parfois avec un certain retard. D’autres problèmes surgissent à nouveau, et alors que les choses se passent comme si pilotes, contrôleurs et ingénieurs avaient progressivement « absorbé » l’automate, la donne globale est sans doute en constante et rapide évolution. En outre, les pilotes, les contrôleurs, les ingénieurs et les automates, sont, ensemble, face à des défis économiques et culturels sans précédent qui donnent de l’avenir aéronautique une image obscure.
The recent history of aviation, civil as well as military, shows that automation has created a new field of confusion for the operators. The problem has been understood, especially through social sciences, but sometimes with a delay. Other problems arise anew, and whilst things happen as though pilots, controllers and engineers have progressively absorbed the automat, the global order is, without doubt, changing constantly and rapidly. Moreover, pilots, controllers, engineers, and the automatons, are all facing economic and cultural challenges without precedent, which bestows a dim image of the aeronautical future.
Texte intégral
1L’idée directrice de cette session « Face à l’automate, quatorze ans plus tard » m’offre l’occasion de mettre en perspective quelques lignes directrices d’une histoire que j’ai eu la chance de vivre au travers des recherches menées au sein de l’IMASSA (Institut de médecine aérospatiale du service de santé des armées).
2Quelques rappels donc.
3Le groupe de recherche à l’origine du livre Face à l’automate : le pilote, le contrôleur et l’ingénieur, publié en 1994, a commencé à travailler sur ces questions dès le début des années 1980 sous la tutelle de Victor Scardigli et de Alain Gras. Ce sont les prémisses françaises des réflexions sociologiques quant à l’impact des technologies sur les personnes et les organisations. Les bouleversements technologiques survenus dans le monde aéronautique au cours des années 1970 et 1980 expliquent pleinement cet intérêt.
4La décennie 1970 a vu apparaître les gros-porteurs – le 747, le DC10, l’A300 (1er vol en 1972) – et a connu les premières grandes catastrophes aériennes : Ermenonville en 1974 avec un DC10, Ténériffe en 1977 avec deux Boeing 747.
5Ensuite, dans les années 1980, deux premiers vols sont marquants : celui du Rafale A en 1986, et celui de l’Airbus A320 en 1987. Le Rafale et l’A320 sont emblématiques, au plan civil comme au plan militaire, de ce qu’est l’irruption massive de la haute technologie et de l’automatisation dans le domaine aérien, et c’est cette « vague » qui a certainement initié les travaux menés sur le sujet « face à l’automate » qui nous occupent.
6Janvier 1992, l’accident du mont Sainte-Odile marque les mémoires tout autant par l’événement lui-même que par ses suites judiciaires dont nous voyons ces jours-ci les derniers rebondissements. Cet événement, parmi d’autres, justifie la pertinence des études sur les transformations en cours dans la communauté aéronautique.
7Les années 2000 nous montrent qu’il aura fallu une vingtaine d’années pour que le Rafale passe de son premier vol au premier escadron opérationnel de l’armée de l’air, alors que dans ce même laps de temps l’Airbus A320 aura totalisé cinq mille commandes. Je rappelle, au passage que la production de A300 a cessé en 2006 après la fabrication d’environ huit cents exemplaires.
8Le projet européen « SESAR » (Single European Sky ATM Research Programme) a également vu le jour dans les années 2000 : la gestion fortement automatisée du contrôle aérien, et sa mise en œuvre, sont escomptées pour 2020 environ.
9Toujours à propos des appareils, vecteurs de technologie, un autre point peut être mis en perspective : leur durée d’exploitation. On peut estimer cette durée à environ trente ans. Ainsi, les premiers A300 construits en 1972 ont commencé à être retirés de la circulation. Mais on peut escompter que les derniers A300B achèveront leur carrière vers 2035. Autrement dit, ce type d’avion, l’un des objets d’intérêt des chercheurs, totalisera, depuis les années 1970 jusqu’aux années 2030, soixante années « d’opération » sauf si, évidemment, les réglementations et les dimensions économiques changent radicalement.
10Dès lors, l’objet « avion » présente un certain intérêt au regard de la vague technologique qu’il a matérialisé. Les appareils du début de l’automatisation constitueront, dans les années à venir, le matériel de base des compagnies qui ne peuvent rester à la pointe de l’innovation par manque de moyens. Alors que les contraintes économiques et technologiques contraignent les compagnies à changer leurs appareils au moins tous les cinq à sept ans. Une vague technologique demeure donc active mais elle avance sur une sorte de ressac constitué de l’ancienne haute technologie exploitée dans des contextes techniques et culturels pour lesquels elle n’avait pas été conçue.
11Portons maintenant notre vision historique sur les personnes qui ont été l’objet des travaux de l’équipe du CETCOPRA : ceux qui ont été « Face à l’automate ».
12Supposons ces pilotes âgés en moyenne d’une quarantaine d’années dans les années 1990, donc nés dans les années 1950 ; l’informatisation les a rattrapés. Être les premiers à piloter ces machines fortement automatisées représentait pour eux, comme pour les chercheurs se préoccupant de ses changements, un sérieux choc quant à la nature du pilotage, à la position de l’acteur humain dans ce système. Il y avait là un changement radical de paradigme.
13En revanche, en 2000 ou 2010, les pilotes « quarantenaires » sont davantage familiarisés avec cette caractéristique d’automatisation, puisqu’ils sont quasiment nés dans les années 1970 avec les débuts de l’ordinateur. Le « comportement » des ordinateurs, la manière de les employer, voire de les détourner, leur sont bien plus familiers.
14Les ingénieurs qui ont conçu les appareils sortis dans les années 1980 sont, comme certains des chercheurs et des pilotes, partis à la retraite, et les ingénieurs qui ont conçu l’A380 sont jeunes pour la plupart. Ils découvrent des méthodes de conception radicalement différentes, avec une part énorme de la simulation qui permet d’envisager très précocement les difficultés d’emploi des interfaces par les équipages.
15Pour autant il y a toujours des « vagues » auxquelles il faut faire face même si celle de l’automatisation complète des appareils a été remise à plus tard. Le développement très significatif des systèmes de sécurité, les contraintes économiques, la place prise par le transport aérien dans les activités touristiques, relativisent, en quelque sorte, la prééminence des transformations technologiques. Plutôt qu’un effet majeur dans les cockpits, nous observons aujourd’hui une dispersion importante vers le contrôle aérien, la gestion des organisations, mis en évidence par des marqueurs tels que la réduction des effectifs, l’intégration des organisations d’exploitation et de production, la complexité de la construction des nouveaux appareils. La dimension organisationnelle devient majeure.
16Il faut bien reconnaître que les connaissances sur le fonctionnement humain (le fameux « facteur humain ») n’auraient pas été d’un grand secours dans les années 1970, au moment de la conception des automatismes en question. Il faudra bien une quinzaine d’années pour que les travaux scientifiques, les prises de conscience étatiques et industrielles, conduisent à la structuration des concepts qui seront déterminants dans les décennies suivantes.
17Les premiers articles sur les automatismes, le décalage entre opérateurs et automatismes, apparaissent au cours des années 1960. La généralisation de ces systèmes légitime ces premiers questionnements, mais les réponses ne viendront que plus tard.
18En 1990, le livre Human Error de Reason, le concept de Human centred design proposé par Charles Billings en 1991, puis en 1996, l’audit de la FAA et de la JAA (autorités nord-américaines et européennes pour la réglementation aéronautique : The interfaces between flighcrews and modem flight deck Systems) sur l’automatisation, sont le point de départ de nombreuses réflexions sur les problèmes qu’il convient d’appréhender au plan institutionnel, et non pas simplement au niveau des chercheurs.
19L’inertie est une composante constante de ces évolutions. Il s’écoule souvent près d’une quinzaine d’années entre les événements déclencheurs d’une prise de conscience et la généralisation des réponses acceptées par la collectivité rassemblant États, constructeurs, personnels, compagnies exploitantes... Le temps que les solutions émergent, qu’elles soient l’objet de tractations et de compromis multiples et, qu’enfin, chaque partenaire soit en mesure de les définir et de les appliquer pour son domaine de compétence.
20Ainsi, au cours de la décade 1970, la survenue des accidents du type de « Ténériffe » (problèmes patents de communication et d’interaction au sein d’un cockpit composé de personnels correctement formés à bord d’appareils correctement certifiés), génère la création des cours du type « CRM » (Cockpit Ressource Management)1, et la mi-1980 verra les premiers cours proposés pour son extension. Autrement dit, le « FH » se développe à partir de cette décade. C’est une prise de conscience qui se fait en même temps que le développement théorique des problématiques FH.
21L’Airbus A380 est le premier appareil à bénéficier d’une certification « FH » de son cockpit, destinée à s’assurer de la cohérence de sa conception avec les connaissances actuelles sur le fonctionnement humain (s’assurer, par exemple, qu’une erreur de l’équipage ne peut conduire à une catastrophe) ; cela représente une révolution au regard de ce qui s’est passé ces vingt dernières années dans la conception des interfaces.
22La préoccupation pour la démarche de Safety Management System qui, en 2007, commence à prendre ses marques, manifeste tout à la fois l’inertie des organisations et leurs capacités d’évolution pour la prise en compte des dimensions organisationnelles et, surtout, de leur hétérogénéité.
23Il reste de nombreuses analyses à mener et les exposés suivants vous en proposeront quelques champs. Prenons pour exemple le Rafale qui vient de connaître son premier accident. L’enquête est en cours et les premiers comptes rendus montrent qu’une désorientation spatiale du pilote est présente. L’appareil est de très haute technologie, conçu, entre autres, pour protéger au mieux son équipage mais une exposition inattendue des capteurs de l’équilibration demeure possible. Nous voyons que nous avons encore à apprendre sur les interactions entre le corps, l’automatisme et la culture des acteurs de terrain. Cet accident est très directement en relation avec ce qu’évoquera Caroline Moricot dans un moment à propos de la place du corps dans les systèmes automatisés.
24Pour conclure, plusieurs défis nous guettent. Le premier semble discret mais il n’est pas à négliger : les trente années écoulées ont façonné le paysage de l’aéronautique actuelle et les interactions entre hommes et machines. Nous avons déjà commencé à oublier ce qu’ont été les tensions et les batailles de ces années et ce séminaire contribuera à ancrer l’avenir dans cette mémoire. Ce qui sera développé dans les différents exposés est né dans ce passé et il ne faudrait pas que de nouveaux ingénieurs, de nouveaux pilotes et de nouveaux contrôleurs se trouvent, à nouveau, face à des automatismes qu’ils ne comprendront pas.
25Ce défi n’est pas si rhétorique, et c’est bien ce que nous montre le développement des drones. On y retrouve les mêmes dynamiques inadaptées de conception qui mènent aux mêmes incompréhensions entre systèmes et opérateurs, et aux mêmes profils d’accidents, bien sûr. Il ne faut pas croire que ce qui a été acquis le soit définitivement. L’exploration des nouveaux territoires ne devrait pas induire les mêmes errements.
26D’autres défis sont plus sévères. Alors que les choses se passent comme si pilotes, contrôleurs et ingénieurs avaient progressivement « absorbé » l’automate, la donne globale est sans doute en constante et rapide évolution.
27Les pilotes, les contrôleurs, les ingénieurs, et les automates sont, ensemble, face à des défis économiques et culturels sans précédent qui exerceront une emprise universelle et violente.
Notes de bas de page
1 CRM (Cockpit Ressource Management) : les membres d’équipage sont sensibilisés, tout au long de leur carrière, aux caractéristiques du fonctionnement humain individuel et collectif, cognitif et physiologique. Le constat initial a été le suivant : les compagnies disposaient de personnes techniquement très bien formées, à qui l’on apprenait très bien à piloter mais à qui, en revanche, on n’avait pas trop expliqué comment fonctionnait l’être humain, quels pièges pouvaient apparaître en termes d’interaction, de communication, de leadership. L’idée des formations CRM est d’apporter un complément nécessaire de connaissances sur les facteurs humains aux connaissances techniques dont disposent tous les membres d’équipage ; elles leur permettent d’être sensibilisés à certains facteurs, tel le « leader autoritaire ».
Auteur
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