Une pluralité de virtuel
p. 125-130
Résumés
Il s’agit, à partir de l’expérience aéronautique contemporaine, d’élaborer conceptuellement trois sens du virtuel. L’exercice de « simulation » de vol permet de penser le virtuel comme possibilité du réel, privilégiant une intelligence comme mise en série. L’automatisation du vol permet de penser un virtuel comme un réel sans résistance, posant le problème du sentiment d’existence et de présence aux choses. Enfin, le téléguidage de drones pose le problème du virtuel comme séparation complète de l’opérateur et des effets de réalité qu’il produit.
The author try of elaborating conceptually three senses of the virtual. The exercise of "simulation" of flight allows to think of the virtual as of a possibility of the reality, privileging an intelligence as a mass stake. The automation of the flight allows to think of a virtual as of a reality without resistance, raising the problem of the feeling of existence and presence. Finally, the remote control of drones raises the problem of the virtual as separation of the operator and effects of reality which it produces.
Texte intégral
1Je voudrais commencer par remercier mes compagnons de débat ici présents pour ce que j’appellerai une invitation « courageuse ». Je veux dire par là que, contrairement à eux, je suis relativement profane en matière d’aviation. Ce monde et cette culture me sont beaucoup moins familiers qu’à eux et c’est par eux que je les ai découverts. Merci donc pour la confiance dont ils témoignent en m’invitant à débattre avec eux et pour tout ce qu’ils m’ont appris au cours de nos réunions préparatoires.
De la fin de la guerre classique au problème de l’automatisation
2Notre époque est marquée par des mutations à ce point décisives qu’elles nous imposent de revoir tous nos concepts de philosophie sociale comme de philosophie politique, et il est frappant de voir à quel point le phénomène aéronautique peut être à chaque fois repéré comme le symbole de ces mutations.
3Dans un livre précédent1, j’avais tenté de montrer comment on assistait à ce qu’on pourrait appeler une sortie de la culture de la guerre, au sens où ce qui s’était appelé guerre en Occident avait supposé – je pense ici à la très ancienne définition de Gentilis (« la guerre est un conflit armé, public et juste2 ») – un objectif politique et peut-être même souverainiste (l’affirmation d’un État comme entité culturelle et territoriale), un cadre juridique (ce qui s’est longtemps appelé la « guerre juste », la guerre étant alors réfléchie comme un rapport de violence soutenue par une revendication de droit ou un ensemble de règles) et enfin un échange de mort, qui nourrissait la culture de valeurs éthiques. La guerre classique ou conventionnelle, c’était, on le sait, l’affrontement de deux armées ennemies sur un champ de bataille, affrontement sanctionné par une victoire ou une défaite.
4L’évolution des techniques de destruction a évidemment profondément bouleversé ce schéma, et du concept de « guerre intégrale » de Douhet3, consistant à bombarder les bases arrières pour décourager les populations civiles et faire régner la terreur, jusqu’à la nouvelle stratégie, mise en œuvre au moment du second conflit irakien, d’un bombardement massif et continu, sans même parler du concept de « guerre zéro mort », ici et là s’est affirmé toujours davantage, par le biais de l’aviation militaire ou l’envoi téléguidé de missiles dits « intelligents », un principe d’unilatéralité de la violence qui marque, je crois, profondément les états de violence contemporains. Or l’aviation militaire, depuis le largage des bombes atomiques jusqu’au pilotage informatique de drones téléguidés, peut apparaître comme le symbole même de principe d’unilatéralité, puisqu’il suppose une dissymétrie absolue dans l’exposition à la mort et à la destruction.
5Mais je me retrouve devant vous aujourd’hui pour parler d’autre chose que de cette sortie de la guerre conventionnelle : pour évoquer plutôt ce qu’on pourrait appeler cette fois les effets conceptuels de l’automatisation du vol, de la numérisation des commandes, et la manière dont s’y détermine et s’y redéfinit le concept de virtuel.
6La philosophie pouvant se comprendre, je pense ici aux définitions de Foucault et de Deleuze, comme « diagnostic du présent » et « construction de concepts », il m’a semblé que ces bouleversements aéronautiques devaient nous permettre de penser à nouveaux frais ce qu’on appelle communément « virtuel ». Il s’agirait donc de ressaisir les effets, dans la pensée, des grandes révolutions technologiques.
7À travers la lecture d’un certain nombre de textes, dont beaucoup d’auteurs sont présents à ce colloque, mais aussi le témoignage plus direct de certains de mes camarades de débat ici présents, il m’a semblé que l’expérience aéronautique devait en effet nous permettre de penser et de recatégoriser le virtuel.
8Je discernerai ici trois expériences aéronautiques pour construire trois foyers de sens du virtuel : d’une part la simulation ; d’autre part ce nouvel art de piloter qui se déduit de l’automatisation et de la numérisation de la conduite de l’appareil ; et enfin le téléguidage à distance de drones.
Du virtuel comme un scénario possible du réel
9Il me semble qu’un premier foyer de sens de ce qui se nomme « virtuel » se construit à partir de l’importance des exercices de « simulation », dont on sait combien ils sont déterminants aujourd’hui dans la formation des nouveaux pilotes. En dehors même de la formation proprement théorique, l’entraînement au vol se déroule toujours davantage dans des centres très sophistiqués de simulation qui, on le sait, reproduisent presque à la perfection les conditions du vol et permettent de familiariser le pilote avec elles, et de tester les capacités des futurs pilotes à gérer des problèmes ou des situations de crises. C’est un virtuel ici qui se donne comme une préparation au réel. Il ne se définit pas par opposition à lui, comme ce qui y échappe, mais il est vectorisé par le réel : il y prépare.
10Les textes de Gérard Dubey4 m’ont aidé à comprendre en quoi les conditions du vol effectif demeurent absolument irréductibles aux exercices de simulation, d’une part parce qu’y manque une certaine épaisseur, une complexité et une interaction du social qui fait le grain de la réalité du vol, mais d’autre part aussi parce que le vol effectif se déroule évidemment dans un temps réel, c’est-à-dire irréversible.
11Or la simulation veut faire apparaître le réel comme un scénario possible, comme une possibilité du possible. De telle sorte que, confronté en réalité concrète à une situation donnée, le pilote sera amené à se poser la question de savoir à quel scénario correspond ce qui est en train d’advenir. Dans ce cas, le virtuel, c’est du réel possible.
12Peut-être qu’un apprentissage qui ferait trop ou exclusivement confiance à cette formation par la simulation ferait perdre une forme d’intelligence importante, qui est celle de la ruse5. Je veux dire que l’expérience vécue et concrète nous apprend à ruser avec le réel. Dans cette forme d’intelligence très analogique, la ruse prend en compte le réel, mais pour le dépasser, ou plutôt elle prend appui sur lui pour le contourner. Il s’agit d’une intelligence très inventive et absolument différente d’une intelligence qui s’attacherait simplement à déterminer à quel scénario possible correspond ce qui arrive. Il ne s’agit pas de déterminer le cas d’une série, mais de contrer un imprévu par de l’invention (elle aussi imprévue), plutôt que de rechercher une solution toute faite.
13Car le réel n’est pas un scénario possible de la réalité (ici on peut faire évidemment volontiers référence à la philosophie de Bergson qui a développé cette thèse dans de très nombreux ouvrages6), au sens où il n’a été écrit nulle part, mais où il s’écrit au moment même où il s’effectue.
Du virtuel comme un réel sans résistance
14Un deuxième foyer de sens de virtuel se dessine, je crois, si l’on considère maintenant les nouvelles conditions de vol, cette fois, en situations imposées au pilote par l’introduction massive dans l’appareil de systèmes informatiques embarqués : le pilote compose avec, et réagit toujours plus à des présentations numérisées de la réalité physique de son appareil et de son entourage physique.
15Comme cela a été souvent remarqué et analysé (je pense ici aux études de Caroline Moricot7), le pilotage dans ces nouveaux avions fait de moins en moins intervenir des ressentis corporels et sollicite presque exclusivement l’intellect du pilote. Le pilote, désormais et toujours plus, supervise. Il est une pure conscience qui gère des informations, les trie, calculant et sélectionnant des données.
16Eh bien, comme je me référais à Bergson en travaillant sur le problème de la simulation, je ne peux m’empêcher, en étudiant ce nouvel art de piloter où le corps du pilote comme source d’information s’efface, de penser à un travail philosophique déterminé : à Maine de Biran et à sa philosophie de l’effort8. On trouve chez Maine de Biran cette idée qu’au fond, c’est la résistance au réel et l’effort corporel qui sont à l’origine du sentiment d’exister. C’est ce qu’il appelle un nouveau cogito : le cogito de l’effort et de la résistance.
17On peut se demander, c’est une question qu’il faudrait poser aux pilotes, si parfois ne se dégage pas. malgré tout, de leurs nouvelles conditions de vol, une impression d’irréalité, et si cette irréalité (mais il se peut que ce soit mes propres fantasmes que je projette) ne peut pas parfois déclencher des accès de paranoïa généralisée : qu’est-ce qui est vrai dans ce que je vois clignoter ici et là ? Est-ce que la facilité même des nouvelles conditions de vol, et finalement la monotonie qu’elle engendre, ne peut pas constituer par elle-même un vertige ? Ce qui évidemment impressionne, dans le cas de l’aviation civile, c’est la dissociation entre l’effleurement léger des touches et la puissance que ces légères pressions des doigts représentent.
18Il me semble qu’on peut noter encore, dans ce bouleversement apporté par l’apport des systèmes embarqués – dont il faut quand même souligner les valeurs de précision et aussi de sécurité – un changement du rapport politique du pilote à son appareil. Je veux dire par là que pendant longtemps ce qui a dominé la représentation par le pilote de son art, était un idéal de maîtrise. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « commandant de bord ». Il y avait là une référence à la souveraineté parfaite : le pilote c’était celui qui en dernière instance décidait, celui qui avait la maîtrise de son engin, celui qui était le plus à même de juger de la situation puisqu’il en était le contemporain exact. Le grec arkhein signifie à la fois « commander » et « commencer ». Commander, c’est être à l’origine, c’est être le facteur de décision déterminant.
19Or toujours davantage, les gestes du pilote ne constituent plus, dans l’opération complète du vol, qu’un nœud sans doute un peu plus serré de décisions, mais qui peut moins aujourd’hui prétendre à constituer une instance ultime. Ses décisions peuvent être automatiquement rectifiées par l’ordinateur même qui les reçoit, si ce dernier les juge trop inadéquates, certaines demandes dans certaines conditions peuvent être modifiées par le sol, et on peut même imaginer qu’un certain nombre de décisions soient toujours davantage déléguées à des centres basés au sol. Le pilote devient un nœud dans une boucle de décisions, plutôt qu’un point de causalité unique. Il est « intégré »– en cela il participe au nouvel âge du global – à une chaîne de décisions qui le déborde, entraîné par un flux d’informations qu’il redistribue.
20Le virtuel n’est plus la simulation du réel possible, mais il se laisse donc déterminer cette fois comme du réel sans résistance.
Du virtuel comme séparation de l’effet et de la cause
21Le dernier point que je voudrais aborder ici concerne un virtuel, ou peut-être même plutôt une « impression » de virtuel, tel qu’on peut l’élaborer, à partir de l’emploi, dans l’aviation militaire, de drones permettant la destruction de cibles à partir d’un opérateur pianotant tranquillement sur un ordinateur à des milliers de kilomètres du théâtre d’opérations. Ici, je dirais que la dimension de ce qui peut s’appeler « virtuel » se nourrit de la séparation physique complète de l’acteur et des effets de son action. Après tout en vol, quand un pilote communique des décisions à son appareil en effleurant des touches, la facilité n’empêche pas qu’il demeure contemporain et partie prenante des effets de réalité produits. Mais quand il pianote confortablement installé dans son bureau, pour guider un drone et larguer des bombes à des distances incroyablement éloignées de son propre corps, on entre dans une nouvelle dimension.
22On pourrait objecter que cette séparation entre l’opérateur et les effets de réalité qu’il engendre existe évidemment dans beaucoup d’autres secteurs d’activité. Après tout de la même manière, les pianotements de clavier dans certains milieux financiers ont aussi des effets de réalité puissants. Mais il me semble que l’emploi de drones militaires donne évidemment une dramaticité très forte à cette configuration, puisqu’il s’agit d’effets de réalité qui signifient la destruction, la mort – mais aussi, pourra-t-on me faire remarquer, une extrême précision des tirs propre à épargner les populations civiles. Il demeure que là encore, c’est l’absence de toute réciprocité possible qui peut choquer nos représentations : le fait d’agir directement sur la réalité en en étant séparé. Ce qui me parvient de la réalité de la violence engendrée, c’est une image numérisée. Le virtuel ici va se nourrir de l’extrême proximité du dispositif d’action de l’ingénieur avec un utilisateur de jeu vidéo, la seule différence étant que les destructions sont bien réelles.
23Le virtuel comme réel possible, comme réel sans résistance, comme réel séparé enfin, ces nouvelles dimensions sont, je crois, importantes à penser. Elles devraient permettre de reposer le problème de la responsabilité. Car cette complication du réel qu’est le virtuel change profondément notre rapport à la présence même du monde. Il s’agit donc de repenser une responsabilité dans des prises de décision où le réel ne s’est jamais annoncé que sous une forme numérisée. C’est cette nouvelle philosophie éthique d’une responsabilité face au virtuel qu’il faudrait construire.
Notes de bas de page
1 Dans États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006.
2 De jure belli, 1589.
3 Il dominio dell’aria, 1921.
4 Le lien social à l’ère du virtuel, Paris, PUF, 2001.
5 Voir, sur ce point, l’ouvrage classique de J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
6 Voir le texte classique « Le possible et le réel » (1930), dans La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1938.
7 Des avions et des hommes, Lille, Presses du Septentrion, 1999.
8 Maine de Biran, Œuvres choisies, Paris, Aubier, 1992.
Auteur
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