L’innovation finira-t-elle par désenchanter l’avion ?
p. 95-99
Résumés
La liberté d’innovation revendiquée par les concepteurs a pour objectif principal la satisfaction du client transporteur. Ne va-t-elle pas à l’encontre de la liberté de l’utilisateur, pilote ou contrôleur ?
Les nouvelles technologies laissent entrevoir la possibilité d’un système « transport aérien » si parfaitement réglé que la liberté du pilote, sa marge d’initiative, pourrait se réduire comme peau de chagrin.
Parallèlement, alors que la réglementation laisse le champ libre à l’innovation en l’accompagnant, elle produit des règles d’utilisation de plus en plus sophistiquées et contraignantes qui s’imposent au pilote, limitant sa liberté de décision.
Face à cette course en avant permise par les nouvelles technologies et encouragée par les exigences d’une société qui n’admet pas que les avions n’arrivent pas à l’heure, comment garder au métier de pilote de ligne sa part de liberté, et pourquoi pas, sa part de rêve ?
Designers claimed that the main objective of the freedom of innovation was the satisfaction of the customer carrier. Does this not go against the freedom of the user, pilot or controller?
The new technologies give an inkling of, the possibility of an "air transportation" System so perfectly organised that the freedom of the pilot, his scope for taking the initiative, could diminish like ever decreasing circles.
At the same time, while régulation leaves the field open ta innovation, it produces, concurrently, increasingly sophisticated and restrictive user rules ta be imposed on the pilot, limiting his freedom ofdecisiveness.
Texte intégral
1Quand à la fin des années 1950, aux vacances d’été, un petit garçon quittait l’Afrique avec sa mère pour rejoindre en métropole sa famille maternelle, il devait se hâter sur un parking chauffé au soleil vers un avion qui lui paraissait immense, un DC4 dont les moteurs au ralenti faisaient vibrer sa poitrine. En haut de la passerelle, l’hôtesse, dans le vent des hélices, était la bonne fée accueillante. De ses instants magiques, enchantés, naissait une vocation de pilote.
2Si aujourd’hui je vous en parle, c’est pour vous dire combien le thème de ce symposium s’accorde à l’itinéraire que j’ai suivi. Un peu plus tard, de cette période de magie et de rêve, je suis allé vers la puissance. Quoi de plus normal à vingt ans que de rechercher la puissance que peut procurer un avion de combat ? L’École de l’Air, Tours puis Cazaux : et dans un temps qui me paraît aujourd’hui incroyablement court, j’étais pilote de chasse, seul maître des plusieurs tonnes de poussée de mes réacteurs.
3Que ce fût dans la ligne ou dans le domaine militaire de la chasse, l’avion faisait rêver, l’avion c’était la puissance, l’avion c’était la liberté.
4Les ingénieurs se confrontaient alors au défi de la performance : toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus haut. Du DC4 on est passé au Boeing 707, 747, et surtout Concorde, qui a été l’apogée (ou faut-il peut-être parler du chant du cygne de cette époque à la recherche de la performance directe, physique ?).
5Le pilote, que ce soit dans l’aviation militaire ou civile, la ligne, jouissait d’une grande liberté. Dans la ligne, les distances en l’absence de cette abondance pléthorique de moyens de communications que nous connaissons aujourd’hui, garantissaient cette liberté, qui se traduisait en particulier par le pouvoir du commandant de bord.
6L’article L 422-4 du Code de l’aviation civile, bien que remodelé, illustre ce pouvoir du commandant de bord et apparaît comme un vestige, un archaïsme. Je vous lis cet article :
Article L 422-4
Le commandant de bord est consignataire de l’appareil et responsable du chargement. En cas de difficultés dans l’exécution de son mandat, il doit demander des instructions à l’exploitant. S’il lui est impossible de recevoir des instructions précises, il a le droit sans mandat spécial :
a) d’engager les dépenses nécessaires à l’accomplissement de la mission entreprise ;
b) de faire exécuter les réparations nécessaires pour permettre à l’aéronef de continuer sa mission dans un délai rapproché ;
c) de prendre toutes dispositions et d’effectuer toutes dépenses pour assurer la sécurité des personnes embarquées et la sauvegarde du fret ;
d) d’engager du personnel supplémentaire pour l’achèvement de la mission et de le congédier ;
e) d’emprunter les sommes indispensables pour permettre l’exécution des mesures visées aux paragraphes précédents ;
et, pour finir :
Le règlement du litige est porté, le cas échéant, devant le tribunal de commerce.
7On constate ainsi que, en l’absence de communications ou instructions, on voyait dans le commandant de bord un fondé de pouvoir, ou même un chef d’entreprise. Et on attendait qu’il se comporte comme tel. On imagine bien qu’à notre époque, l’ère du fax, d’internet et du téléphone portable, un tel article de loi a peu de chance de se voir mis en application.
8Depuis cette époque, les efforts principaux des bureaux d’étude se sont déplacés.
9Plus loin peut-être encore, mais pas plus vite : depuis Concorde, c’est obsolète. Tous les avions de ligne vont peu ou prou à la même vitesse. Il y a deux choses maintenant qui concentrent toute l’attention des bureaux d’étude : l’une est la sécurité parce que c’est une exigence de la société civile, l’autre l’efficacité économique qui correspond à une demande indirecte de la société relayée par les compagnies aériennes.
10L’efficacité économique implique la régularité, la chasse à l’incertitude.
11La sécurité c’est, bien entendu, aussi la chasse à l’incertitude.
12Comment cette chasse à l’incertitude se met-elle en place ?
13Il y a d’abord la règle : elle est multiforme, elle se développe et s’étend partout à l’excès.
14Celle de l’Autorité qui réglemente la sécurité :
les règles de navigabilité, qui réglementent la conception des avions, ce n’est pas vraiment ce qui nous intéresse ici ;
et la règle opérationnelle, qui réglemente leur utilisation.
15La compagnie aérienne rajoute elle-même souvent sa couche de règles opérationnelles.
16Le pilote de ligne est face à la règle opérationnelle qui est multiforme, qui s’insinue partout, qui lui laisse de moins en moins de place pour la décision réfléchie. Face à un problème, la première exigence faite au pilote opérationnel est de rechercher dans quelle procédure ou quel document se trouve la réponse.
17Il faut ajouter les règles commerciales et d’exploitations que la compagnie met en place pour rechercher la meilleure efficacité commerciale.
18Nous sommes passés d’une époque où les règles de l’art guidaient le pilote dans ces décisions, à une autre où le pilote doit obéir de plus en plus à des règles procédurières.
19Ensuite, plus subtil que le développement de la réglementation qui est bien visible, un autre processus est en marche, rendu possible par le développement exponentiel des véhicules d’informations : un processus d’intégration du transport aérien dont nous voyons à peine la pointe de l’iceberg et qui conduirait à une centralisation du processus de décision déporté vers le sol.
20Il est loin, le temps où le commandant de bord pouvait en référer à l’article L 422 par manque de communication avec l’exploitant. Non seulement nous connaissons l’ère du téléphone portable utilisable quasiment où que ce soit dans le monde, mais l’avion emporte son système de téléphone par satellite et surtout son système de transmission de données de tous ordres. La technologie est là, elle permet de tout envisager.
21L’avion donne en permanence sa position, son altitude et sa vitesse, toutes données excessivement précises puisque issues des GPS de bord.
22Il peut aussi transmettre au sol son plan de vol tel qu’introduit par l’équipage dans le système de navigation, et cela se fait automatiquement, quasiment à l’insu de l’équipage.
23Plus fort encore, l’avion peut transmettre vers le sol, actuellement sur action de l’équipage mais éventuellement automatiquement, ses paramètres techniques pouvant permettre à des techniciens ou ingénieurs de juger de l’état de santé de la machine et de ses systèmes depuis le sol.
24Dans le sens montant, par transmission de données et techniquement depuis n’importe quel point du globe, la compagnie ou le contrôle aérien peuvent introduire dans le système de navigation de l’avion une nouvelle route, prête à être validée par les pilotes.
25Si bien que nous pouvons imaginer aujourd’hui, et c’est techniquement tout à fait possible, la situation suivante :
26Un avion en route transatlantique reçoit un appel téléphonique du centre d’opérations de sa compagnie :
« Notre centre d’analyse technique a détecté un problème sur votre moteur droit, qui selon les ingénieurs du constructeur du moteur cessera de fonctionner dans une ou deux heures. Compte tenu des conditions météorologiques, des possibilités du contrôle aérien, et des capacités d’accueil hôtelières, nous avons décidé de vous “rerouter” sur Gander. Tout est inséré dans votre système de navigation et, dès que vous ferez “accepter” dans le système, l’avion se déroutera automatiquement vers votre nouvelle destination. Le contrôle aérien est averti. »
27Ce scénario n’est pas si futuriste que cela. Le rôle du pilote, du commandant de bord, est réduit à une tâche d’exécutant. Sa liberté de décision est inexistante.
28On pourrait venir à un système d’aviation de ce type : hautement intégré, à processus de décision centralisé, qui aurait l’appui des concepteurs, parce qu’offrant la possibilité de nouveaux équipements sophistiqués à vendre à partir de technologies disponibles.
29Il pourrait aussi avoir l’appui des exploitants, parce que ce système, globalement, pourrait garantir une meilleure régularité ; et certains diront : une meilleure sécurité.
30De ce dernier point je suis moins sûr.
31Constatons d’abord que le niveau de sécurité du transport aérien ne progresse plus significativement, malgré l’abondance des nouvelles technologies de protection de l’avion, tels les systèmes d’alertes collision sol, ou collision vol, et la multiplication des règles procédurières. C’est comme si tout le progrès technique était immédiatement consommé par quelque phénomène insidieux et pervers.
32Revoyons l’exemple précédent : alors que le commandant de bord est le responsable en dernier ressort de la sécurité, on s’aperçoit que c’est peut-être lui qui serait le moins bien informé. Sa décision serait guidée, contrainte par des informations que d’autres connaîtraient mieux que lui. Cet exemple à peine futuriste est fondé sur la puissance des télécommunications et sur une conception centralisée et intégrée du système aéronautique qu’on sent pointer.
33Mais on a le même effet quand la contrainte vient de la règle. La règle contraint d’une façon similaire le processus de décision du bord et se substitue à lui.
34En conclusion, règle ou centralisation du processus de décision par l’invasion de la communication conduisent à priver le pilote de liberté de décision.
35Or la sécurité a besoin d’acteurs de première ligne motivés et responsables, qui maîtrisent le processus de décision. Ce processus doit rester à bord ; et il est souhaitable que le maximum des éléments qui peuvent l’enrichir soit rapporté vers le bord, plutôt que centralisés au sol dans un quelconque centre d’opérations.
36Dans la conception, il faudra privilégier les technologies d’informations situationnelles et d’aide à la décision depuis le bord. Il faut laisser au commandant de bord le processus de décision.
37L’inflation du nombre de règles n’améliore plus la sécurité. On crée une nouvelle règle pour un cas d’accident, le suivant sera différent. Plutôt que l’empilement des règles procédurières, il faut préférer la formation aux règles de l’art et la diffusion du sens aéronautique fondé sur un renforcement de la motivation. Et la motivation du pilote, c’est le rêve, le rêve de l’espace, de la liberté.
38En cela il rejoint celui du voyageur. L’avion doit rester cet élément libre dans l’espace, le symbole d’évasion. Un avion d’où le pilote serait absent – et c’est ce qui fatalement arrivera si le processus de centralisation de la décision s’amorce et se développe – ne serait plus considéré comme le symbole du voyage, mais simplement comme un super-métro automatique.
39L’avion doit rester un point de liberté dans le ciel, un phénomène magique, enchanté.
Auteur
Pilote d’essais du Centre d’essais en vol (CEV), chargé de la certification des avions de ligne, essentiellement des produits Airbus, pour le compte de l’Agence européenne de sécurité de l’aviation (EASA). École de l’air de Salon-de-Provence. Officier de l’armée de l’air et pilote de chasse de 1976 à 1983. Coordinateur de l’équipe de certification « Facteur Humain » et « Interface Homme-Machine » pour le cockpit de l’A380. En parallèle et en temps partagé, pilote de ligne sur long-courriers Boeing B767 et Boeing B777.
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