Entre science et magie
p. 85-93
Résumés
Les observations socio-anthropologiques ont porté sur le travail de conception et de certification des innovations, en particulier des « automates » qui vont participer à la conduite du vol. Elles suggèrent que le développement de la technoscience aéronautique est indissociable d’un ancrage dans une caractéristique des civilisations traditionnelles : la créativité est guidée – de façon souvent très efficace – par un imaginaire collectif qui rêve d’abondance, de disparition des contraintes et des périls, grâce à une toute-puissance d’hommes dotés de certains pouvoirs. D’autres domaines, notamment la recherche biologique, sont empreints du même merveilleux.
En matière de design, de réglementation et de certification, le vécu quotidien des acteurs présente un décalage avec cet univers quasi magique. Face au marché, les constructeurs exigent d’innover vite et librement, de proposer eux-mêmes les règlements, de certifier eux-mêmes la qualité de leur produit. Les pilotes de ligne comme les contrôleurs aériens demandent à la fois autonomie de décision et zéro-danger. Or, les bureaux d’étude comme les essais en vol savent bien qu’aucune technologie ne peut assurer une activité humaine totalement sûre ; et les « réglementeurs », qu’un excès de lois inciterait au contournement. Quant aux pilotes et ingénieurs d’essai, ils ne peuvent tester l’infinité des actions possibles d’un système informatique hypercomplexe. Leur légitimité charismatique inspirera confiance aux futurs utilisateurs ; le vol d’essai prend le sens d’un rituel purificateur de l’innovation technique.
La naissance d’un nouvel avion sera le résultat d’un affrontement de pouvoirs et d’autorités, d’un compromis entre des intérêts nécessairement divergents. Mais elle sera aussi le fruit d’échanges entre les hommes, d’une confiance dans la puissance du symbolique.
The socio-anthropological observations concerned design work and certification of innovations, in particular "automats" which will participate in the conduct of flight. They suggest that the development of aviation techno-science is inseparable from an anchorage in a characteristic of traditional civilizations: creativity is guided very effectively by a collective imagination which dreams of abundance, of the disappearance of constraints and perils, thanks to omnipotent men richly endowed with certain powers. Other areas, notably biological research, are imprinted with the same spectacular.
As far as design, regulation and certification are concerned, the daily lives of actors present a discrepancy within this quasi-magical world. Faced with the market, manufacturers are compelled to innovate quickly and freely, to propose their own regulations, and to certify the quality of their product themselves. Airline pilots, like air traffic controllers, demand both decision-making autonomy and zero risk. Nevertheless, study offices, like flight tests, know that no technology can ensure a totally reliable human activity; and regulators know that too many laws serve to encourage circumventions of the law. When pilots and engineers test, they cannot test the infinite number of possible actions of a highly complex computer system. Their charismatic legitimacy will inspire confidence in future users; the test flight assumes the meaning of a ritual cleansing of technological innovation.
The birth of a new aircraft will be the result from a clash between powers and authorities, from a compromise between the necessarily divergent interests. However, it will also be the resulting outcome of exchanges between men, from confidence in the power of symbolism.
Texte intégral
1Nos observations socioanthropologiques1 ont porté sur le travail de conception et sur la certification des innovations, en particulier des « automates » qui vont participer à la conduite du vol. Elles suggèrent que le développement de la technoscience aéronautique est indissociable d’un ancrage dans une caractéristique des civilisations traditionnelles : la créativité est guidée – de façon souvent très efficace – par un imaginaire collectif qui rêve d’abondance, de disparition des contraintes et des périls, grâce à une toute-puissance d’hommes dotés de certains pouvoirs. D’autres domaines, notamment la recherche biologique, sont empreints du même merveilleux ; presque d’une pensée magique.
2En matière de design, de réglementation et de certification, le vécu quotidien des acteurs présente un décalage avec cet univers quasi magique.
3Face au marché, les constructeurs exigent d’innover vite et librement, de proposer eux-mêmes les règlements, de certifier eux-mêmes la qualité de leur produit.
4Les pilotes de ligne comme les contrôleurs aériens demandent à la fois autonomie de décision et zéro danger.
5Or, les bureaux d’étude comme les essais en vol savent bien qu’aucune technologie ne peut assurer une activité humaine totalement sûre ; et les réglementeurs, qu’un excès de lois inciterait au contournement. Quant aux pilotes et ingénieurs d’essai, ils ne peuvent tester l’infinité des actions possibles d’un système informatique hypercomplexe. Leur légitimité charismatique inspirera confiance aux futurs utilisateurs ; le vol d’essai prend le sens d’un rituel purificateur de l’innovation technique.
6La naissance d’un nouvel avion sera le résultat d’un affrontement de pouvoirs et d’autorités, d’un compromis entre des intérêts nécessairement divergents. Mais elle sera aussi le fruit d’échanges entre les hommes, d’une confiance dans la puissance du symbolique.
Le système d’acteurs
7Le monde aéronautique est organisé en un système d’acteurs, qui tous ensemble doivent gérer tous les enjeux évoqués durant notre colloque : rêve de liberté, contraintes de sécurité et marché. Je m’attacherai à trois de ces acteurs : les concepteurs de systèmes et plus largement d’avions nouveaux (bureaux d’étude d’industriels) ; les utilisateurs de ces dispositifs, pilotes de ligne et contrôleurs aériens ; et, entre les deux, les réglementeurs, certificateurs et personnel d’essai.
8Ces acteurs ont les mêmes préoccupations : liberté complète et sécurité totale. Mais l’observation sociologique montre que ces deux préoccupations sont difficiles à concilier pour un même acteur ; et surtout, qu’elles n’ont pas toujours le même sens d’un acteur à un autre. L’analyse anthropologique suggère qu’une sorte de « pensée magique » intervient alors pour concilier l’inconciliable.
9Prenons la première catégorie d’acteurs : les concepteurs en bureau d’étude, et plus largement les industriels. Leur métier consiste à innover, entre autres pour accroître la sécurité.
10Les ingénieurs de bureau d’étude accordent une importance majeure à leur propre liberté en matière de créativité, et l’appliquent à la recherche de solutions innovantes conciliant l’efficacité économique et sécuritaire avec la liberté, l’autonomie de la pensée. Et les brillantes réussites des bureaux d’études européens démontrent la fécondité de cet imaginaire collectif.
Un imaginaire de jeune ingénieur d’étude
11Un premier exemple d’irruption de la pensée magique nous sera fourni par un entretien entre le sociologue et le concepteur. L’entretien se déroule dans les locaux de l’avionneur ; il donne lieu à une description du travail quotidien en des termes qui ne laissent guère place à l’émotion, au ressenti personnel.
12Au terme de l’entretien, le sociologue demande, un peu provocateur : « Et le plaisir ? Y a-t-il du plaisir, dans votre travail ? » De surprise, l’interlocuteur esquisse un sourire de perplexité, puis de connivence, enfin d’excitation. Le visage s’illumine, la pensée jaillit : « Mon plaisir, c’est de voir mon équation voler ! »
13Science mathématique, magie du vol : cette phrase illustre l’alliance des contraires, dans le domaine aéronautique comme dans d’autres domaines de la recherche scientifico-technique.
14Elle contient toute une vision du monde, que l’on pourrait développer ainsi : « Le travail de la recherche oblige à une discipline intellectuelle de fer. »
15L’impératif d’efficacité bride le plaisir de rêver au ciel : mais ce rêve reste vivace, comme le révèle une dénégation : « Je suis là pour écrire des équations sur du papier, sur un écran ; pas pour regarder le ciel. C’est pour cela que je ne vous ai pas parlé de cette satisfaction, de ma motivation profonde, pendant notre interview. La pression du groupe, n’est-ce pas ! Celle de la communauté des concepteurs. »
16Forcé de reconnaître à genoux la primauté des Anciens, nous dit la légende, Galilée ne put s’empêcher de se redresser pour murmurer ce que sa vue, alliée à la réflexion, lui avait démontré : la Terre tourne. J’ai l’impression que notre jeune créateur nous crie, tel Galilée : « Eppur vuol : et pourtant elle vole ! »
17Mais ici, point de conflit. C’est l’épanouissement de l’enfant qui voit arriver le miracle qu’il attend depuis toujours. Et il s’émerveille de lui-même : car le faiseur de miracle, c’est lui-même. Magie de la science : magie efficace !
18Les concepteurs travaillent sous une contrainte de temps : la compétition économique impose d’accélérer le rythme de la recherche-développement. Or ils se plaignent d’une réglementation qu’ils jugent obsolète, inadaptée aux systèmes nouveaux. Ils se plaignent de ce que les essais en vol imposés par l’État entraînent des retards de plusieurs mois.
19La solution qui se met en place, c’est que le constructeur va expliquer à l’administration de tutelle qu’il est en train de mettre au point un système qui appelle une nouvelle façon de voler, ce qui, à son tour, appelle une réglementation différente. Il fait des propositions de réglementations, il fait pression pour que ces normes nouvelles soient édictées avant qu’un concurrent ne fasse passer des normes favorables à ses propres produits.
20Enfin, il démontre qu’il est doté de toutes les ressources humaines et techniques pour garantir une sécurité parfaite, de la conception jusqu’à la fabrication. Il demande à l’État de lui accorder une certification de ce processus. Et pour couronner cette recherche d’un maximum d’autonomie, le constructeur demande à pouvoir réaliser lui-même l’ensemble des essais en vue de la certification de l’avion – c’est-à-dire à se passer des services du Centre d’essais en vol public.
21Ouvrons une parenthèse : la liberté du concepteur va donc de pair avec la montée du libéralisme économique dans presque tous les pays développés, libéralisme qui à notre époque transfère au secteur privé un nombre croissant de domaines : santé, éducation, voire police et armée.
22Cette tendance lourde soulève toutefois une question chez les autres acteurs. Est-il normal que le secteur privé concentre tous les pouvoirs, celui d’inventer, celui de produire, et celui de contrôler ? Qu’un même acteur économique se contrôle seul, sans regard extérieur ? Les exemples sont nombreux d’entreprises qui biaisent leurs propres évaluations, dans les domaines sanitaire et pharmaceutique, ou agricole par exemple (voir le film Le monde selon Monsanto).
23L’industrie aéronautique est évidemment au-dessus de tout soupçon ; en outre, elle a tout intérêt à une sécurité maximale, ne serait-ce que pour des raisons d’image de marque. Mais la sécurité ne doit-elle pas être assurée par des contrôleurs indépendants ? N’est-elle pas d’abord de la responsabilité d’un État moderne ?
24Revenons à l’imaginaire collectif associant les préoccupations de sécurité et de liberté. Vous voyez que je ne considère pas l’imaginaire collectif comme un sujet d’utopie sans application concrète, ou comme du roman de fantasy à la Tolkien. Mais comme une force motrice de notre civilisation.
L’imaginaire des acteurs du quotidien
25D’autres exemples nous seront fournis par la seconde catégorie d’acteurs. Ce sont les pilotes de ligne et les contrôleurs du trafic aérien : ceux que l’ergonomie appelle les opérateurs des machines nouvelles, et que je préfère appeler « acteurs quotidiens du vol », ou acteurs de première ligne.
26Pilotes et contrôleurs partagent le même vocabulaire que les concepteurs : liberté et sécurité. Leur ambition majeure est le « zéro-accident » ; et pour y parvenir, ils revendiquent un maximum d’autonomie de décision dans leur travail quotidien.
27Mais la mise en œuvre de ces principes d’action les conduit à des positions souvent éloignées, voire conflictuelles, avec les concepteurs comme avec les réglementeurs. Alors que pour ces derniers, l’avenir est à une gestion automatisée de la circulation aérienne, pour des raisons d’efficacité économique aussi bien que de sécurité, les acteurs de première ligne freinent cette tendance lourde au tout-technique : ils craignent que l’automatisation ne limite leur prise d’initiative, et qu’elle déqualifie leur profession. Je renvoie ici à l’importante enquête, désormais classique, de Caroline Moricot sur les pilotes face à l’automate2. Alors que l’on va vers une régulation mondiale des flux, le rêve des pilotes reste celui du free flight, un vol sans contrainte de routes ni surveillance à distance. Et en même temps, ils savent qu’ils peuvent commettre des erreurs, et demandent à être assistés par des dispositifs techniques qui les aident à « être devant l’avion », à prévoir et éviter de plus en plus de risques (risque de collision en vol, ou avec le sol...).
28Laissons-nous guider par ce rêve du vol libre. Voler comporte une signification banale, basique : l’envol d’un objet que la pesanteur tire pourtant vers le bas. La mutation de l’homme en oiseau.
29C’est le fantasme infantile de la toute-puissance. Un bambin de deux ou trois ans croit dur comme fer que son papa est tout-puissant. Il est persuadé qu’en désirant bien fort le jouet de son voisin, la friandise à l’étalage, ils tomberont dans sa main. Fantasme qui se prolonge jusqu’à l’adolescence et au-delà : quel jeune ne s’est pas rêvé en Rastignac ou en Napoléon, en Robur le conquérant ou en Einstein, dominant l’humanité ou maîtrisant les forces de l’univers ?
30Ce fantasme de toute-puissance, c’est bien connu, a constitué la fondation de notre civilisation technicienne, et continue de motiver ses développements.
31Il s’accompagne du refus ou du dépassement des interdits. Pas l’interdit de l’inceste (encore que... certains psychanalystes y ont vu la source de sublimation, de l’intérêt pour la vie intellectuelle). Mais l’interdit de la connaissance personnelle, de la remise en cause de la doxa. Adam et Ève auraient pu être des dieux, mais des dieux idiots ; ils ont préféré le fruit de la connaissance, ce qui signifiait être exclu de l’Éden si confortable...
32Un objet central de l’automatisation va nous servir à évoquer un univers magique : c’est le FMS, une sorte de super-pilote automatique, capable de suppléer le pilote humain pendant presque tout le vol (à condition d’avoir été programmé par l’homme). Dans les entretiens comme dans les comportements que nous observons, le recours à ce dispositif technique prend le sens d’un véritable voyage chamanique. Le FMS se comporte comme le bâton chamanique dont parle Lévi-Strauss : dans le langage du concepteur qui nous explique ce qu’est ce système, comme dans celui du pilote qui nous commente sa relation avec le FMS durant un vol réel.
33Le FMS va et vient entre deux lieux et deux temporalités. Il vole tout seul, Le concepteur, sans bouger de son bureau : « L’équipage donne à mon système les informations dont j’ai besoin pour pouvoir les conseiller sans erreur, en vol, le FMS me les apporte (« me » désigne le concepteur, installé dans son bureau d’étude, au sol). Mon système alors lui dit : il faut faire cela. »
34Il voyage aussi à travers l’épaisseur du temps : l’équipage lui demande des actions qui ont été préprogrammées par le bureau d’étude il y a longtemps, parfois deux ou trois dizaines d’années.
35C’est un objet doté d’un hau, pouvoir de la chose donnée, comme dirait Mauss : d’un immense pouvoir, invisible mais qui ne pardonne pas ; presque surnaturel. Pouvoir salvateur : lui seul est capable de tirer d’affaire un équipage dans des situations trop inhabituelles pour que le pilote trouve à temps la bonne solution (du moins, c’est ce que nous disent les concepteurs : et c’est précisément cette représentation mentale qui nous intéresse). Cet objet au pouvoir quasi magique est un don d’une valeur inestimable ; mais aussi, il recèle un pouvoir menaçant envers qui ne s’acquitte pas de sa dette : « Attention, il faut que le pilote me donne exactement les bonnes données, sans faire d’erreur, sinon, tant pis pour lui » (comprenez : il y aura accident). Le hau appelle un contre-don de même valeur qualitative.
36Les pilotes participent du même univers symbolique de don et contre-don : ils nous parlent du FMS en nous disant : « Je m’attends à ce qu’il me joue un mauvais tour » ; « Un jour, il m’enverra au tapis (c’est-à-dire : il me fera chuter) ».
Rituel purificateur et confiance en des hommes tout-puissants
37Pour évoquer la troisième catégorie d’acteurs, je me limiterai à ceux que j’ai observés : le travail des pilotes d’essai du secteur public.
38Ils ont une double fonction.
39Ils exercent une fonction informelle, mais essentielle : ce sont des médiateurs, des passeurs entre les deux premiers acteurs. Tout au long du processus de recherche-développement, ils peuvent rappeler aux concepteurs ce que sont les modes de raisonnement « naturels » des futurs utilisateurs ; ils peuvent expliquer aux pilotes l’intérêt de chaque nouveau modèle d’avion ou de système. Ce faisant, ils aident à l’appropriation sociale de l’innovation ; certaines incompréhensions entre bureaux d’étude et compagnies sont surmontées.
40Mais d’abord, ils ont une fonction officielle : celle de garant de la sécurité (au sens anglais de safety : sans risque). Ils vérifient que l’avion est sûr, ils apportent une preuve vécue au certificateur et aux futurs utilisateurs.
41Le problème, c’est que la sécurité totale est une mission impossible. Et tout le monde le sait. L’ingénieur d’étude sait que des erreurs ou des oublis se glisseront dans la conception de ses systèmes, dans leur programmation. Or une erreur d’un acteur de seconde ligne (comme l’appellent les études sur la sécurité) est potentiellement très grave : elle n’a pas d’effet immédiat et reste donc invisible jusqu’à l’accident.
42Et le pilote d’essai le sait aussi. Or, il ne pourra pas procéder à une vérification exhaustive : vérifier toutes les configurations d’incidents imaginables. C’est impossible parce qu’il y a une quasi-infinité de scénarios qu’un FMS pourrait imposer en vol. Et c’est impossible du fait des contraintes économiques : chaque vol d’essai coûte cher et représente un retard pour le constructeur.
43La solution ? Elle ne peut être cartésienne ; elle sera du registre symbolique.
44C’est là qu’intervient, de nouveau, la magie. Bien entendu, le monde aéronautique ne fait pas appel à quelque sorcier ou diseuse de bonne aventure. Non, il dispose lui-même d’un autre acteur qui fera l’affaire, le pilote d’essai.
45Quand un nouvel avion est présenté à certification, le pilote d’essai monte à bord et lui fait subir toutes sortes de tortures : descentes à des vitesses excessives et virages brutaux ; ralentissement jusqu’à la chute pour tester si l’avion, parti en vrille, pourra être redressé par un « pilote lambda » ; FMS amené à des scénarios de vol improbables, etc. C’est une véritable épreuve initiatique imposée à cet avion, comme si c’était un enfant sollicitant l’admission à la vie adulte.
46Et c’est aussi, en même temps, un rituel d’épreuve du feu, pour le pilote d’essai, assez exactement comme la justice médiévale imposait à celui dont elle voulait tester la bonne foi une épreuve pouvant être mortelle. Car c’est bien sa vie que risque l’équipage d’essai, pour épargner celles des suivants – les passagers et les équipages de l’avion, lorsqu’il sera certifié bon pour le service. Le risque a été réel, dans les premières décennies de l’aviation : bien des essais se terminaient par une catastrophe. De nos jours, grâce aux compétences acquises par les bureaux d’étude, les accidents sont rarissimes. Mais le risque n’est pas nul puisque, tout de même, une partie des essais en vol réel consiste à sortir de « l’enveloppe de vol sûr » : à enfreindre les interdits, pour aller voir ce qui peut se passer au-delà des limites...
47Rituel initiatique, épreuve du feu, viol d’un domaine interdit : ces termes imagés sont empruntés à l’ethnologie, mais aussi à la sorcellerie, et plus précisément au travail du « désorceleur », tel que le décrivait Janine Favret-Saada en 1977, en France même (dans Les mots, la mort, les sorts, Folio, 1995). Tout se passe comme si, dans l’esprit des inventeurs et surtout des utilisateurs, la conception et la gestation du projet d’avion ne sont pas seulement des activités professionnelles banales, mais aussi une conception et une gestation biologiques. Et que, tel un enfant à naître qui aurait été frappé d’un sort jeté par une fée malfaisante, l’avion à naître était porteur de quelque malédiction – en l’occurrence, les erreurs accidentogènes à chaque étape. Au fin fond du Bocage normand, la personne frappée d’un sort se précipitait chez un sorcier. Dans le monde aéronautique, c’est au pilote d’essai qu’on demande de lever ce sort. Par la triple signification de son intervention, rituel initiatique, épreuve du feu et viol d’un domaine interdit, il sera le « dé-sorceleur », celui qui va certifier, aux yeux de tous, que l’avion est sûr et sans danger.
48Et pourtant, la vérification par les essais en vol ne peut être exhaustive. Il est impossible de vérifier le comportement d’un nouveau système, a fortiori d’un avion entièrement nouveau, dans toutes les situations possibles : la liste en serait presque infinie. Le pilote d’essai le sait bien. Et chacun des autres acteurs le sait. Mais puisqu’il a mis en jeu sa vie, son témoignage est authentique, il mérite respect et confiance.
49En somme, la naissance d’un avion nouveau – et peut-être de toute innovation scientifique et technique majeure –, c’est une histoire de confiance et de magie.
50Magie et confiance, confiance dans la magie : tels sont les ressorts de toute société traditionnelle.
51Serions-nous retournés à une « société pré-logique » ? Pas exactement : nous ne l’avons jamais quittée. Nous sommes au-delà de la science pure, avec ses certitudes provisoires et ses risques impossibles à prévenir. Et nous sommes en deçà, dans les sources psychologiques et culturelles qui poussent le scientifique et la société moderne à chercher, découvrir, inventer, créer.
52Pour les sciences sociales, ces difficultés nous ramènent à la question de la relativité du progrès des sciences et des techniques. Ce qui apparaît comme une avancée très appréciable pour les uns est parfois reçu comme une régression ou une menace pour d’autres. Mais en même temps, l’imaginaire collectif explique pour une bonne partie la vocation professionnelle des membres de ces trois communautés professionnelles.
53Pour le monde aéronautique, c’est l’insatisfaction. Il est clair que les imaginaires collectifs des trois acteurs ne se rencontrent pas totalement, qu’il y a même une sorte de choc des trois cultures en matière de sécurité et de liberté. Et les sciences sociales n’apportent pas de solution miracle à cette impossible rencontre de la sécurité et de la liberté. Mais elles clarifient les termes du débat.
Notes de bas de page
1 V. Scardigli, Un anthropologue chez les automates. De l’avion informatisé à la société numérisée, Paris, PUF, 2001 ; V. Scardigli, M. Maestrutti et J.-F. Poltorak, Comment naissent les avions. Ethnographie des essais en vol, Paris, L’Harmattan, 2000.
2 C. Moricot, Des avions et des hommes. Socio-anthropologie des pilotes de ligne face à l’automatisation des avions, Septentrion, 1997.
Auteur
Formation de psychologie et biologie, doctorat de sociologie. Ancien directeur au CREDOC, responsable de la division Analyse sociale et prospective.
Directeur de recherche émérite au CNRS (laboratoire IRISES de Paris-Dauphine). Professeur associé à Paris 1-CETCOPRA ; cofondateur, avec Alain Gras, du programme « Aéronautique et société ».
Rédacteur en chef du bulletin « Rayonnement du CNRS ».
Thème de recherche : socio-anthropologie du mode de vie dans la société technicienne : imaginaire collectif, processus d’innovation et appropriation, diversité des cultures et systèmes de pensée, sens des technologies du vivant et de l’information.
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